Cordier, Jean.(1666)La famille sainte« DES DIVERTISSEMENTS »pp. 409-504
DES DIVERTISSEMENTS
CHAPITRE ONZIEME.
Il est quelquefois nécessaire de se divertir. §. 1.
Bien que le travail ait de grandes utilités, et qu’il ne manque pas de plaisirs :
néanmoins comme il est ordinairement plus pénible qu’il n’est agréable, il ne serait pas
bien supportable, s’il n’était quelquefois interrompu. C’est pourquoi Dieu qui n’a pas
fait ce monde comme une galère, et qui ne traite pas les hommes comme des forçats, nous
a fait des heures et des jours de divertissement, pour tempérer le dégoût que nous
pourrions prendre de la continuation du travail.
Il a fait comme une bonne mère, laquelle reconnaissant que son fils ne peut guérir
qu’en usant d’une drogue amère, et que si on lui présente toute crue, il la rejettera,
elle la détrempe dans un peu de sucre fondu, et la lui fait avaler sans résistance. Le
travail nous est nécessaire, mais il en faut adoucir l’amertume par le mélange du repos
et du divertissement.
Nos faiseurs de fables qui ont rendu toutes les vérités mystérieuses pour nous les
faire entendre d’autant mieux, qu’il nous aurait plus coûté à les deviner, nous ont
représenté celle dont je parle sous l’alliance du Dieu du travail, et de la Déesse du
plaisir. Ce mari était d’un naturel rude qui n’avait que sa besogne en tête, et ne
pouvait être arraché sans violence de son enclume et de son marteau : La Dame au
contraire était d’une humeur enjouée, et avait toujours un pied en l’air pour danser ;
on crut qu’on ne les pouvait mieux réduire à un juste tempérament qu’en les mariant
ensemble. La rencontre en fut heureuse, car comme il fallait une femme
à ce mari qui le pût tirer quelquefois de sa boutique et de cette
activité opiniâtre qui lui gâtait la santé ; aussi fallait-il un mari à cette maîtresse
du plaisir qui la pût arrêter et lui mettre les fers aux pieds, quand il serait besoin :
A peine le mariage était-il conclu du consentement des parties, que tous le Dieux le
signèrent, et chacun l’estima si bien fait, qu’il n’en fut pas un qui n’en voulut être
estimé l’Auteur. Depuis ce temps-là, disent les Poètes ; les choses se sont
accommodées : Le travail a commencé d’être moins mélancolique, et le plaisir s’est vu
comme forcé de bien faire avec lui.
Certainement il
en fallait user de la sorte : car comme il n’est point de corps si robuste, qui ne se
ruine sous un travail continu ; de même il n’est point d’esprit qui ne s’épuise dans une
trop longue application : et comme ce serait une espèce d’inhumanité de ne vouloir point
accorder de sommeil à un homme de peine ; il y aurait aussi bien de la dureté de refuser
un honnête divertissement après le travail d’esprit : Nos forces sont limitées, et si on
ne les ménage avec adresse, on en voit bientôt le bout. Il est vrai que notre âme, qui
est destinée pour les plus nobles fonctions de la vie est moins attachée à la matière
pour ses opérations, mais elle n’agit point sans le secours des facultés corporelles qui
se lassent dans l’excès : Les organes se blessent, quand ils sont trop tendus, les
esprits se consomment, notre attention se perd, et pour vouloir trop faire, nous nous
mettons en état de ne faire pas assez.
Les emportements ne sont pas moins à craindre dans
les efforts de l’esprit, que dans les fatigues du corps : On nous donne ordinairement la
comparaison de l’Arc qu’il faut parfois débander, si on le veut garder longtemps : Toute
contrainte qui est de durée, laisse toujours de mauvais restes, dont on se sent tout à
loisir : Quelque nerveux que soit un portefaix, il ne laisse pas de souffrir quand il
passe au-delà de ses forces, et nous voyons que ces Atlas de nos jours acquièrent peu à
peu des incommodités qui les mènent au tombeau. Les diminutions de santé ne sont pas
toujours si sensibles aux personnes qui travaillent de l’esprit, mais elles
n’en sont pas moins certaines, et s’ils ne souffrent pas des douleurs
si cuisantes, leur vie n’en est pas plus assurée : Les uns et les autres meurent avant
le temps, et qui en jugera sainement, il conclura que si le repos est dû aux uns, le
divertissement est nécessaire aux autres.
Je mets quelque différence entre le repos et le divertissement : celui-là est une
cessation du travail, celui-ci n’est pas une simple inaction ; c’est plutôt un emploi de
plaisir, qui nous détachant pour un temps d’une occupation sérieuse, donne une honnête
relâche à notre esprit, lui permet de s’égayer et de se défaire de cette morne
mélancolie, qui est inséparable de la solitude et des affaires épineuses.
Celui-là ne donnerait que la moitié de ce qu’il faut à un homme d’esprit, qui ne lui
voudrait accorder que le repos, ou l’interruption de son travail : c’est suffisamment
soulager le corps, de lui permettre de ne pas continuer son ouvrage, et de n’agir
point ; mais c’est trop peu pour l’esprit. Sa nature qui est de toujours agir, ne le
peut laisser oisif sans danger : car comme il a plus de pente pour le mal que pour le
bien, si on le laisse dans une pleine liberté de se porter où il veut, il tournera
plutôt du côté du vice que de la vertu : Le repos dont il a besoin, est de ne pas
toujours faire ce qu’il fait avec trop de contention, et de se donner à quelque légère
exercice, lequel quoiqu’il soit bon, ou du moins indifférent, ne l’occupe qu’avec
plaisir, et autant qu’il veut.
Si cela ne se passait ainsi nos plus grands hommes et nos meilleurs esprits seraient
les plus sauvages, et les moins polis dans la vie civile : La mélancolie qui ne se
nourrit, que de pensées abstraites et de rêveries, leur donnerait une humeur farouche,
et les écarterait de la société : Le monde ne serait plein que d’extravagants et
d’hypocondriaques, qui seraient aussi bizarres dans leurs façons d’agir, qu’ils auraient
de mépris pour les autres, et de bonne estime pour eux.
On dit que les Arcadiens se prenant gardea, qu’ils
passaient auprès des autres hommes pour les plus incivils de tous leurs voisins, à cause
que leur naturel était rude et mal plaisant, voulant s’exempter de ce reproche,
donnèrent entrée aux jeux et aux divertissements ; cela leur
réussit d’abord, comme ils le pouvaient désirer ; on commença à estimer leur amitié, et
à rechercher leurs alliances : ils visitaient, ils étaient visités ; mais comme les
choses forcées ne sont pas perpétuelles, la mauvaise habitude, qui avait fait chez eux
comme une seconde nature, les fit bientôt retourner à leur première rusticité : Les
autres Grecs qui avaient plus de politesse que tout le reste du monde en furent si
vivement piqués, qu’ils leur défendirent d’approcher de leurs villes, et ne parlaient
plus d’eux, que comme on ferait des Anthropophages, et des ennemis déclarés, non
seulement de l'état, mais encore de toute humanité.
Selim ce grand Empereur des Turcs, qui semblait avoir une âme de fer et
d’acier, et n’être fait que pour la guerre, se voulait mal de n’être pas bien affable
aux occasions, et reconnaissant que les affaires le rendaient plus chagrin, qu’il
n’était bienséant à un Prince qui avait un petit monde à gouverner, mangeait souvent
quelques grains d’une herbe qui est assez commune parmi les Turcs qu’ils appellent
Nepenthéb, pour polir son humeur barbaresque, et lui donner de la complaisance : On
dit que cette herbe a la vertu d’effacer pour un temps de l’esprit les images des choses
fâcheuses, et de ne laisser rien dans notre âme que ce qui la peut réjouir : il en usait
une ou deux fois le jour, mais particulièrement lorsqu’il avait à recevoir des
Ambassadeurs, ou à se trouver dans le Conseil.
Nous avons tous besoin de cultiver notre naturel, et de le former à tous les devoirs de
la société : L'étude et les affaires nous jettent insensiblement dans une humeur un peu
dédaigneuse, et si nous ne veillons sur nous-mêmes, nous trouverons que plus nous sommes
retirés, moins nous sommes hommes.
Cette raison étant pesée comme
elle mérite, persuade nettement que les hommes de lettres et de cabinet ont besoin de
quelque relâche pour donner plus de pointe à leur esprit, et ne se laisser point
surprendre à ces indispositions fâcheuses, qui leur ôtent la douceur de la conversation,
et les rendent quelquefois insupportables à eux-mêmes : et c’est la
vraie fin, qui donne de la bonté au divertissement, qui dans son
indifférence même est toujours louable, quand il est pris selon les lois de
l’Eutrapélie.
On appelle ainsi la vertu qui préside aux satisfactions innocentes, que nous donnons à
notre esprit : C’est elle qui en mesure le temps, qui leur assigne les lieux, et qui
marque jusqu’où elles peuvent aller pour être bonnes : Elle en coupe les excès, elle en
bannit les insolences, et fait ainsi notre fort de nos faiblesses : Elle les offre à
Dieu de si bonne grâce, que non seulement il les agrée, mais promet encore de les
récompenser, comme si nous reposant, nous travaillons pour lui.
Aussi les grandes âmes ne s’abaissent jamais jusqu’à prendre leur divertissement pour
s’arrêter au plaisir, ils le prennent, comme ils feraient une médecine dans la vue de la
nécessité, et pour ne se point rendre inhabiles aux fonctions de leurs charges.
Théodoric n’était pas Prince à faire de sa vie, une Morale Chrétienne ; c’était un grand
politique, mais qui ne regardait pas le haut point où l’excellence du Christianisme nous
peut porter ; néanmoins si on lui eût demandé ce qu’il
recherchait dans ses divertissements, comme faire des horloges, aligner un parterre,
pousser une boule et cent autres de cette nature, il aurait répondu par la bouche de son
sage Chancelier, qu’il avait la même fin dans ces menus emplois, que dans les plus
pressantes affaires de son gouvernement, qu’il n’avait point d’autre vue ni dans les
uns, ni dans les autres, que le service du public, et que ces recréations n’étaient que
de petits ragoûts pour lui faire entreprendre les soins de son Empire avec plus
d’activité.
Qui eût interrogé S. Jean l'Evangéliste, lorsqu’il jouait avec sa
perdrix, et qu’il lui faisait pratiquer toutes les gentillesses, dont ce petit oiseau
est capable, qu’il lui faisait contrefaire l’aile rompue, comme il arrive, quand il veut
tromper le chasseur, et le tirer à soi pour l'éloigner de sa chère couvée, qu’il le
faisait rouler sur son dos, comme il le sait bien faire, quand il se veut rendre à son
nid, et ne point laisser aucune trace sur la terre ou sur la neige, qui puisse découvrir
au
Veneur le lieu de sa petite retraite, qu’il l’obligeait à
faire mille caracoles parmi l’air, et puis revenir sur son poing, qu’il ajustait ses
plumes, qu’il lui passait la main sur le dos ; qu’il l'appelait pour venir manger dans
le creux de sa main, qui eût dis-je interrogé ce grand Apôtre, pour savoir de lui quelle
intention il avait en toutes ces caresses, il n’aurait point eu d’autre réponse, sinon
qu’il préparait son esprit à quelque chose de meilleur, qu’il prenait des forces pour
mieux vaquer à la prière, qu’il se divertissait pour être plus recueilli au temps de
l’oraison, qu’il réparait les faiblesses de la nature pour la faire servir aux
occupations de la grâce.
Et c’est l’unique but que se doit proposer la Famille Sainte en ses petites
recréations. Un pauvre père a tant de choses qui le fâchent, et tant de pensées qui le
gênent : Une bonne mère est sujette à tant de petits chagrins, dont les occasions sont
aussi fréquentes que toutes les heures du jour ; ne serait-ce pas une rigueur bien
fâcheuse, s’il ne leur était jamais permis de choisir une heure pendant le jour, qui
leur fût un peu moins ennuyeuse que les autres ? Dieu ne l’entend pas ainsi, ils peuvent
justement rechercher quelque adoucissement à leur peine, et s’ils en usent comme il
faut, non seulement ils n’y perdront devant Dieu ; mais ils y gagneront beaucoup.
Quels doivent être les divertissements ? §. 2.
Une chose m’oblige à faire une recherche un peu plus exacte, des bonnes qualités et des
circonstances du divertissement, c’est qu’il est malaisé de ne rien gâter en une matière
si délicate, et de si bien prendre ses mesures, que la vertu n’en souffre, et que le
vice n’en profite.
Pour l’éclaircissement de cette vérité, et de plusieurs autres de pareille nature, il
faut se souvenir qu’il y a deux sortes de bontés dans les choses d’ici-bas ; l’une qu’on
appelle physique ou naturelle, parce qu’elle regarde la nature
de chaque chose ; l’autre morale, qui concerne les mœurs et les actions des
hommes.
La bonté naturelle n’est pas d’une production si difficile que la morale : Peu de
causes y sont nécessaires, et comme elles agissent d’un mouvement extrêmement réglé, les
défectuosités n’y sont pas bien ordinaires ; de cent petits animaux qui viennent au
monde, il n’y en a souvent pas un qui soit monstrueux : Il n’y faut point une vigilance
particulière pour observer les temps, les lieux, ou les personnes. Un bâtard qui n’entre
en cette vie que par la porte du déshonneur, n’est pas moins homme qu’un enfant
légitime : Le désordre de sa naissance ne lui ôte rien ni de la beauté du corps, ni de
la bonté de l’esprit. Une vigne cultivée le Dimanche ne donnera pas de plus mauvais vin,
que si elle avait été façonnée un jour ouvrier ; les hirondelles ne naissent point dans
nos Eglises, qu’avec une petite espèce de sacrilège et de profanation d’un lieu sacré ;
elles n’en sont pas pourtant plus noires, ni moins légères pour voler.
Il n’en est pas de même de la bonté morale, elle est si tendre que le moindre incident
la blesse : Tant de choses lui font besoin, que c’est un petit miracle quand toutes s’y
retrouvent.
On pourrait comparer la bonté physique, à une statue qui se jette en fonte par un
maître ouvrier, dont la main est si assurée, qu’elle ne manque jamais son coup, et la
bonté morale à une peinture, où on ne touche qu’avec crainte et du bout d’un pinceau,
trait à trait, couleur sur couleur ; tantôt du blanc, tantôt du noir, et après tout
quelque beau qu’en soit le crayon, une ombre mal appliquée, un jour mal pris, une ligne
hors d’œuvre fera une image que les bons maîtres ne voudront pas regarder.
Voilà où en est réduite la vertu ; ce n’est pas assez que cette sage ouvrière travaille
sur un bon fond, il faut que son intention soit droite, qu’elle ne fasse rien hors d’un
temps favorable, elle doit choisir le lieu où elle veut faire son travail ; elle doit
connaître les personnes, qu’elle y
emploie ; car toute sorte
de mains n’est pas propre pour son ouvrage : Il est encore nécessaire que la bienséance
y soit gardée en tous ses points, et même si la grâce ne descend du Ciel pour y régler
tout, et y donner les derniers traits, toute cette production ne sera qu’une ébauche
grossière qui ne gagnera pas le cœur de Dieu.
De toutes ces raisons on peut recueillir qu’il est nécessaire de veiller sur toutes les
circonstances du divertissement, lequel n’ayant ordinairement rien de vertueux que ce
que la bonne intention lui donne, a besoin d’une vigilance particulière qui l’observe
partout : Disons donc que
La première qualité du divertissement est qu’il soit licite ; c’est-à-dire qu’il soit
bon, ou du moins indifférent, ou si vous voulez qu’il n’approche ni du vice, ni de la
licence. La vertu qui a été établie de Dieu pour être la directrice aussi bien de notre
loisir que de nos occupations, peut bien donner du lustre à une bonne action ; elle peut
même donner de la bonté à une action indifférente en la rapportant à une bonne fin, mais
elle ne donnera jamais ni lustre, ni bonté à une action mauvaise. Comme elle embellit
les choses qui sont sous sa direction, de même elle ne touche point à celles qui lui
sont contraires que pour les anéantir.
Cette vérité n’a jamais été bien connue des libertins, qui sont prêts à recevoir tous
les divertissements qui se présentent ; car ils se soustraient à la direction de la
vertu, sans laquelle il ne se peut rien faire qui soit digne d’un homme d’honneur. Ils
prennent pour guide la licence, qui est une pauvre aveugle qui leur fera faire autant de
fautes, qu’ils feront d’actions, ou qu’ils diront de paroles.
Ajoutez que c’est une insulte qu’ils font à
Dieu, de vouloir se réjouir à ses dépens : C’est lui cracher au visage, et comme lui
reprocher qu’il nous devait faire bêtes et non pas hommes, quand nous quittons les
divertissements des hommes pour jouir des plaisirs des bêtes. Les uns noient leur raison
dans le vin ; les autres l’ensevelissent dans leur ventre pour n’être plus obligés à lui
obéir ; ils se croient plus que hommes, quand ils viennent à des excès de malice et de
brutalité, où les bêtes ne peuvent arriver.
Mais quelques efforts qu’ils fassent, elle est si bien plantée au fond de leur cœur,
qu’ils ne l’arracheront jamais ; elle leur reprochera tous leurs crimes, et toutes les
feuilles de cette plante divine se tourneront en langues pour les accuser.
C’est ici où ces hommes de graisse et de plaisir montrent leur faiblesse, ils pensent
se divertir d’autant plus pleinement que plus ils se prostituent aux dérèglements de
leur volonté, et ils ne prennent pas garde qu’ils se privent de la meilleure et de la
plus sincère partie du contentement. Pour faire un plaisir
parfait, il faut que le corps et l’esprit y aient leur satisfaction, et cela ne leur
arrive jamais : Comme ils ne recherchent que des divertissements illicites, plus le
corps y est flatté, plus l’esprit s’en offense ; de sorte que leurs passe-temps ne vont
jamais jusqu’au fond de l’âme ; il y a toujours quelque remords au dedans qui distille
du fiel sur leurs plus agréables délices. La pointe de l’esprit les pique sans cesse, et
ses menaces vont quelquefois si avant, que les plus résolus se rendent et s’abattent
sous la crainte de ses châtiments.
Ainsi il est indubitable que les méchants ne se divertissent qu’à demi, la plus saine
partie leur sert de bourreau, tandis que la plus sotte les caresse. Leur cœur est comme
un champ de bataille, où le vice et la vertu se donnent combat ; quelle paix, où la
guerre est domestique et perpétuelle ?
De plus c’est abuser du nom de divertissement de le vouloir prendre avec péché, tant
s’en faut qu’il ait été institué pour y prendre un plaisir criminel, qu’il n’est
proprement que pour rasséréner nos esprits, et les tirer du trouble des occupations
pressantes qui leur donnent la gêne ; le contraire arrive aux libertins, au lieu de
trouver quelque calme dans leurs recréations honteuses, ils n’en rapportent que du
chagrin et de l’inquiétude dans leurs maisons ; ils y retournent comme des
demi-désespérés à qui tout déplaît, et qui portent déjà une partie de leur Enfer avec
eux ; on les voit le lendemain de leurs désordres entrepris, songeards, hébétés : Le
souvenir du précédent, et les images de leurs folies qui leur semblaient si belles, ne
se présentent à eux que comme des furies qui les veulent déchirer.
Là où les hommes sages qui font élection d’un divertissement
honnête et chrétien, ne sont point obligés de rougir pour leurs fautes passées, ni de
désavouer quantité de choses qui ne se peuvent approuver : Comme ils se sont toujours
possédés dans leurs gaietés, il ne leur en peut rester aucune confusion : ils retournent
au travail avec de nouvelles forces et avec un esprit reposé : Ce petit entre-deux de
leurs occupations, tant passées que futures, fait qu’ils ne trouvent pas le rebut dans
les affaires, que la lassitude et le dégoût leur faisaient craindre.
Quelque bon et honnête que soit le divertissement, il doit
être modéré : il en faut user comme d’un remède, et se persuader qu’il y a autant à
craindre des médecines à qui en prend sans nécessité, que des maladies mêmes : Elles
ruinent la santé, et l’expérience nous en donne des exemples tous les jours en ces
personnes, qui se droguent souvent ; outre qu’elles ne sont jamais robustes, elles sont
encore extrêmement sensibles à tous les petits accidents de la vie.
D’autres ont dit que le
divertissement doit être comme un sel, qui donne du goût et de la saveur aux viandes,
mais il en faut peu, il ne peut venir à l’excès qu’il ne gâte plus qu’il ne profite :
C’est une espèce de sommeil, qui répare les faiblesses de notre nature, lequel étant
pris sans mesure, nous charge de mauvaises humeurs, et nous appesantit pour tous nos
emplois raisonnables.
Comme celui-là passerait pour ridicule qui ne voudrait vivre que de médecines et de
bolusc, ou qui
en voudrait prendre à toutes les heures du jour : comme on dirait qu’un homme a perdu le
goût et la cervelle, qui ordonnerait à son cuisinier, que tout son manger nageât dans le
sel ; comme un gros dormeur qui voudrait tenir le lit une grande partie du jour, serait
tenu pour une pièce de chair : De même il faudrait prononcer contre nos libertins, qui
n’ont point de plus sérieuse pensée à leur lever, que de voir comme ils passeront la
journée, et les condamner à porter le nom honteux de fainéants et de bouches inutiles :
Ce sont des humeurs peccantes, qui ne sont bonnes à rien, et qui font toujours quelque
ravage sur quelque partie du corps qu’elles se jettent.
Chaque chose a sa bonté, mais elle doit être prise en
saison : et c’est où se montre la vraie sagesse d’user des choses pour la fin, pour
laquelle elles sont faites : Nous ne travaillons pas pour nous divertir ; mais nous nous
divertissons pour travailler : ainsi le divertissement ne doit point être considéré que
comme un moyen qui nous aide à passer outre : ce n’est ni une demeure, ni un emploi où
on se doive arrêter ; c’est un lieu de passage et de rafraîchissement pour aller plus
loin : Je le comparerais volontiers à ces petites huttes de ramées qu’on dresse sur les
chemins des foires ou des pèlerinages, où les passants peuvent boire un coup, et prendre
le frais pour une demie-heure, afin d’arriver plus gais et moins harassés au terme de
leur négoce ou de leurs dévotions : Ce serait un indiscret qui demanderait à y loger et
à y faire séjour ; outre qu’il n’y aurait pas de quoi le bien faire, ce serait agir
contre la nature du lieu qui n’est que pour passer.
Si nous prenons le divertissement, comme un petit secours contre notre faiblesse, nous
n’en userons jamais que dans les termes d’une juste modération : Nous y regarderons plus
la nécessité que le plaisir, et pour une heure que nous y donnerons, nous emploierons un
jour pour le travail.
Ce n’est pas assez que le divertissement ne soit ni illicite, ni excessif ; il ne doit
point faire de déshonneur à la personne qui le veut prendre : Les conditions des hommes
ont je ne sais quelle bienséance qui ne peut être blessée sans offenser la raison ; Tout
ce qui serait permis à un Clerc de Palais, ne serait pas approuvé en un Président : Ce n’est
pas que je veuille obliger les hommes de robe à garder la même posture dans leurs
divertissements, qui s’observe sur les fleurs de lys, ou à porter partout leur habit de
cérémonie et les marques de leurs offices. On sait bien qu’un Chevalier de l’Ordre peut
mettre bas son Cordon bleu pour n’être pas lié à une excessive retenue : mais il est
aussi certain que les qualités des hommes étant comme inséparables de leurs personnes,
il y a toujours quelque plus grande obligation d’honneur pour les uns que pour les
autres.
Un homme qui est à Dieu par son état, soit Ecclésiastique, soit Religieux, quelque
besoin qu’il ait de se divertir, ne pourra pas se donner la même liberté, ni d’actions,
ni de paroles qu’un homme laïc pourrait prendre sans déshonorer sa condition. Personne
ne dira que tout ce qui n’est point répréhensible en un homme puisse être pratiqué avec
approbation par une femme ou par une fille : Il y a des lieux et des temps ; il y a des
compagnies où un homme se pourrait trouver sans aucun blâme, et qui néanmoins devraient
être évitées par une femme, qui aurait quelque soin de sa réputation.
Si vous me demandez des instructions là-dessus, et des règles de toute la bienséance,
qui doit être gardée en pareilles rencontres. Je vous renverrai à la raison qui parle
assez haut, quand on la veut écouter ; à la coutume des pays, qui peut passer pour loi,
à l'état, à l’âge et à la condition d’un chacun : C’est de là qu’il faut prendre ses
mesures pour ne se rien permettre, que le bien et l’honneur nous pût défendre.
Il n’était rien de plus sérieux, que la déesse Minerve, elle ne laissait pas
quelquefois de quitter le casque et la lance pour passer une heure de temps avec ses
compagnes : elle était la première à mettre les autres en humeur ; mais c’était avec
tant de réflexion, que s'étant une fois pris garde qu’elle enflait les joues en jouant
de la flûte, elle la jeta par terre, et ne put jamais être persuadée de reprendre un
exercice qui lui ôtait quelque chose de sa bonne grâce.
Alexandre qui
ne perdait point d’occasions de se familiariser, sut bien néanmoins se défaire d’une
invitation qui lui fut faite de courir ; car soit qu’il jugeât que cette action était
basse pour une tête couronnée, soit qu’il pensât qu'étant petit de corps, il n’aurait
pas l’avantage à la course. Je ne refuse point de courir, dit-il, mais trouvez-moi des
Rois avec qui je le puisse faire : Les autres virent bien qu’ils avaient passé la ligne,
et qu’il ne fallait plus aller si avant.
Cela
n’empêche pas qu’une chose ne soit permise dans certaines conjonctures, qui ne le serait
point en d’autres :
La maladie de Louis XI. qui lui fit
garder la chambre si longtemps, et qui lui donna tant d’ennuis, était une suffisante
excuse pour justifier le divertissement qu’il prenait dans son cabinet à la chasse des
chats et des souris, hors du besoin qu’il avait de charmer ses douleurs ; cette petite
comédie était plus propre d’un enfant que d’un Roi, qui avait fait trembler l’Europe
sous la prudence de ses résolutions ; mais les incidents d’une si fâcheuse langueur, qui
ne le quitta point qu’avec la vie, accuseraient de dureté tous ceux qui l’en voudraient
blâmer.
Si la tendresse de père a excusé Agésilaus d’avoir été à cheval sur un bâton pour ne
pas mécontenter son petit fils qui le pressait de faire comme lui : si elle en excuse
tous les jours tant d’autres qui bégayent avec leurs enfants, qui complotent avec eux
pour des desseins qui ne se doivent jamais faire, qui leur promettent cent choses,
qu’ils ne leur veulent pas donner, pour les porter à leur devoir, toute autre
considération raisonnable pourra faire approuver une action de nature indifférente,
quoiqu’elle semble heurter en quelque façon la personne qui la fuit : C’est à la
prudence à en ordonner, quand elle a parlé, tous les Censeurs et tous les Syndics se
doivent taire.
De l’entretien et de la société. §. 3.
Le plus commun de tous les divertissements, c’est l’entretien, ou le commerce des
discours, que les hommes peuvent avoir les uns avec les autres : Pour être le plus
commun, il n’est pas le pire, et bien qu’il coûte peu, il a néanmoins de très grandes
utilités. C’est un changed ou un trafic que l’avarice n’a point encore trouvé : On y donne sans
rien perdre, et on y reçoit avec profit : Tous les biens d’esprit ont cet avantage,
qu’ils enrichissent ceux qui les reçoivent, et n’appauvrissent point ceux qui les
donnent, parce qu’ils peuvent être à plusieurs maîtres tout à la fois.
Ce divertissement est commun, aussi n’est-il pas de l’invention des hommes ; mais il
nous vient du secret mouvement de
la nature, qui ne
buttee qu’à nous unir tous par les devoirs de la société. Chacun en use
comme il veut et autant qu’il veut, il n’est point de condition si misérable dans le
monde qui n’y puisse avoir part : La justice qui met des fers aux pieds et aux mains des
criminels, ne leur a point encore attaché de cadenas à la bouche, et ne leur a pas ôté
la liberté de parler et de se plaindre dans leur malheur.
Chaque animal a de l’inclination pour tous ceux de son espèce ; tous se regardent comme
des membres détachés d’un même corps, qui tâchent de se réunir ; il n’est que les bêtes
farouches, et les oiseaux de rapine qui ne se joignent point. Outre ces premières
impressions de la nature, que l’homme a de converser et de se voir volontiers avec son
semblable, il a des dispositions à la société que les autres choses n’ont point ; il a
l’usage de la langue, il a les signes des mains, des yeux et de toute la tête pour
exprimer ses pensées, et pour découvrir son cœur. Tout parle en un homme ; s’il y a
quelque chose qui nous empêche de goûter la douceur de la conversation, c’est qu’elle
est commune, et que les viandes communes ne piquent point notre appétit ; il en est
comme de la santé, nous ne connaissons jamais bien ce qu’elle vaut, que quand elle nous
manque ; on la sait estimer après une longue solitude. Les vieillards qui survivent à
leurs compagnons, se trouvent bien entreprisf, n’ayant plus personne de leur âge pour
s’entretenir.
Mais qui n’estimerait l’entretien qui nous donne deux des plus douces satisfactions de
la vie ? Nous sommes pressés de deux désirs contraires, l’un est de savoir, l’autre est
de produire et de débiter ce que nous savons : Comme le premier veut toujours acquérir,
le second est d’inclination à toujours donner ; l’un n’est jamais plein, l’autre n’est
jamais vide. Tous deux néanmoins ont de quoi se contenter dans l’entretien.
La curiosité ou la passion de savoir y recueille abondamment pour s’enrichir : A peine
est-il un homme quelque ignorant qu’il soit, de qui nous ne puissions apprendre quelque
chose, et si nous savons faire élection des personnes, nous ne trouverons rien que la
conférence ne nous puisse enseigner. C’est une étude de plaisir où nous devenons savants
sans peine et sans mélancolie. Nous y profitons de toutes les connaissances
que les autres ont au-dessus de nous ; les paroles qui sortent de leurs
bouches sont des rayons de lumière qui nous éclairent, et qui chassent les ténèbres de
nos esprits, les uns nous développent les plus beaux secrets de la Philosophie, les
autres de la Théologie. Celui qui est savant aux Mathématiques fait gloire de nous en
déclarer les plus belles opérations ; un autre apporte les décisions du Droit et du
Code : Il s’en trouve qui discourent très ingénieusement des Aphorismes de la Médecine.
D’autres fois un voyageur nous débitera si bien ses aventures, et nous déclarera ses
allées et ses venues avec un si bel ordre, que si nous voulons l’écouter avec
application nous apprendrons à l’aise, et avec plaisir tout ce qu’il n’a su qu’avec
peine et beaucoup de dangers.
D’autre côté un homme désireux de paraître n’a point de plus agréable rencontre qu’une
bonne compagnie : Sa science et toutes les richesses de son esprit ne lui sont rien
qu’autant qu’elles le peuvent faire estimer auprès des personnes d’honneur. Une belle
assemblée lui tient lieu de théâtre, sur lequel il faut faire montre de tout ce qu’il a
jamais lu de plus curieux ; il se produit tantôt par le récit naïf de quelque jolie
Histoire qu’il fait venir à propos ; tantôt par quelque point de Chronologie, dont il a
fait une étude particulière, tantôt par un compliment bien ajusté, tantôt par une
répartie ingénieuse, tantôt par une heureuse défaite de quelque pointilleg qui embarrasse un autre, tantôt par la subtilité d’un
accommodement qu’il trouve à deux contrariétés : Si ce désir de paraître peut être
encore persuadé, que ce qu’il a dit dans l’entretien a été goûté, il croit que toutes
ses veilles et toutes les mauvaises nuits de ses études, lui sont bien payées.
Les profits de ce divertissement vont encore bien plus loin ; nous y perdons notre
première rusticité qui n’a point d’autre règle que l’impétuosité et la boutade ; nous y
apprenons à vivre en hommes. C’est là que nos passions perdent leur humeur sauvage, et
n’osent se produire avec leur brutalité ; car qui voudrait avoir tant d’honorables
témoins de ses extravagances ? Il faut de nécessité que ces mouvements brutes
s’apprivoisent et se rangent à la raison. La crainte de passer pour violents ou pour
étourdis, nous fait tenir la bride haute à nos promptitudes, et les réduit à une juste
médiocrité.
Aussi voyons-nous qu’il n’est guère de personnes plus polies, et j’ose quasi dire plus
raisonnables, que celles qui hantent les meilleures compagnies, soit qu’elles tirent cet
avantage du bon exemple, qui les oblige à faire des réflexions utiles et sérieuses sur
elles-mêmes, soit que le respect qui ne se perd point parmi les honnêtes gens, les
tienne dans une plus grande réserve, soit que le désir que chacun a d’y faire sa
réputation, leur donne une contrainte volontaire de mesurer toutes leurs actions et de
peser toutes leurs paroles, il est certain que le fruit en est toujours très grand. Ce
qu’on y pourrait reprendre ce serait peut-être une complaisance trop molle, ou quelque
manquement de sincérité, qu’un autre appellerait hypocrisie ; mais c’est à chacun de
s’en défendre, et à composer son intérieur sur la belle apparence du dehors.
Quoiqu’il en soit il est toujours vrai que l’entretien est une honnête relâche de notre
esprit ; car les choses dont il s’y parle ordinairement ne sont ni si sérieuses, ni
d’une si haute élévation, qu’elles demandent une attention bien pénible. Il faudrait
être un peu Philosophe, ou homme d’école pour y porter des spéculations toutes crues et
mal digérées : Même si cela lui arrivait par mégarde, ou il ne retournerait pas une
seconde fois, ou il ne ferait pas la même faute. La politesse qu’il y aurait reconnue,
lui aurait donné du sens commun : Quelques subtiles que soient les pensées qu’on y
apporte, on les énonce de si bonne grâce et avec des termes si clairs qu’on ne travaille
point à les concevoir ; on les revêt de tant de jolies comparaisons, qu’à moins d’être
massif plus que du plomb, on les entend avec plaisir ; elles ne s’y débitent point dans
cet air de dispute qui va de blanc en blanc sans donner le loisir de parer au coup, on
les tourne, on les retourne, et on leur fait prendre tant de nouveaux jours qu’on peut
dire qu’elles nous sont présentées comme un agréable tableau, et que nous n’avons qu’à
ne point fermer les yeux pour les voir.
De plus en un honnête entretien la même personne ne parle pas toujours, chacun y vient
à son tour, et cette aimable variété fait comme une espèce de Comédie imprévue, où il y
a autant de personnages qu’il y a d’hommes qui veulent
parler.
Pas un n’y parle s’il ne veut ; les uns y parlent plus, les autres moins : Un homme sage
y parle quand il faut ; si quelqu’un parle hors d’œuvre, on l’écoute ; car on ne se gêne
pas à ne point sortir d’un sujet, mais c’est à la prudence de chaque particulier de ne
point passer du coq à l’âne sans s’être fait quelque chemin, et sans avoir mis quelque
espèce entre deux ; on ne peut désavouer que cette diversité bien pratiquée ne soit très
délicieuse.
A quoi on peut ajouter que si notre esprit se plaît à la nouveauté, il y a toujours de
quoi se contenter ; car les pensées des autres sont nouvelles pour nous ; on en peut
dire autant de la façon de les expliquer, comme chacun a la sienne qui lui est propre,
chacun a de quoi nous divertir.
Je ne dis rien de la multitude des choses qui se traitent dans la conversation ; ni de
la rencontre de tant de divers esprits qui font une espèce de concert très
divertissant : Les uns s’élèvent dans leurs discours, les autres s’abaissent. Celui-ci
se retire, l’autre le pousse ; mais avec une modération si bien ménagée que l’autre peut
revenir à la charge, quand il lui plaît, l’un est pour un parti, l’autre pour un autre,
l’un attaque, l’autre défend : Celui-ci gagne, celui-là perd. Comme tout se termine en
un combat d’honneur, chacun fait gloire de céder ; tous disent qu’ils sont vaincus pour
laisser la victoire aux autres, lorsque tout cela est traité avec accortiseh, il donne
quasi la même satisfaction que ces recréations publiques, et ces somptueux
carrouselsi qu’on ne fait que de siècle
en siècle pour en éviter la dépense.
Enfin l’entretien a tant de douceurs mêlées les unes dans les autres, que nous ne
recherchons quasi point les autres divertissements que pour l’amour de lui ; on se plaît
à manger ensemble, c’est plus pour se voir et pour s’entretenir, que ce n’est pour
contenter sa faim, si on joue on veut compagnie : La chasse, quoique ce soit un exercice
qui a beaucoup d’agrément, serait bientôt abandonnée s’il y fallait garder le silence.
La Comédie nous semble belle à cause de ses péripéties et de ses événements surprenants,
mais si vous lui ôtiez la parole, vous lui ôteriez toute sa grâce : La lecture même qui
est naturellement muette, quoiqu’elle parle toujours,
n’aurait que la moitié de sa beauté, si elle n’était entrecoupée de quelques demandes
et de quelques réponses : il faut que plusieurs y parlent à diverses rencontres ;
d’autant qu’un discours continu est toujours ennuyeux : Je ne dis rien de la musique :
on sait que tout y parle jusqu’à l’air.
Cela me fait dire qu’il n’est point d’entretien, si ce n’est des Anthropophages ou des
Lamies, qui n’ont que des discours de meurtre et de carnage, qui ne nous tire de nos
pensées ordinaires, et ne nous laisse dans une plus grande liberté d’esprit, qui est ce
que nous prétendons du divertissement.
Mais quelque agréable et quelque utile que soit l’entretien, comme il est de même
nature avec toutes les autres relâches de notre esprit, il en faut user sobrement ; car
s’il est excessif, il est répréhensible : L’excès y peut être de trois sortes, en se
voyant trop souvent, trop longtemps, ou en y mêlant des discours qui blessent la
bienséance.
La trop grande familiarité et la trop fréquente conversation, découvre nos faiblesses,
et engendre le mépris : il n’est pas avantageux à plusieurs personnes de se faire tant
connaître : L’estime qu’on en avait prise, déchoit à mesure que leurs défauts
paraissent ; le respect qui n’est qu’un témoignage de la bonne opinion que nous avons de
quelqu’un, se diminue : On prend par après des libertés, qui sont peu respectueuses, et
bien que la civilité nous arrête pour un temps, il est comme impossible que quelque
signe ne nous échappe de la mésestime que nous avons dans le cœur : Sitôt que l’autre
s’en prend garde, voilà une rupture.
Quand ce manquement ne se rencontrerait point, l’inconstance des hommes ne leur permet
pas de parler souvent, et longtemps sans faire quelque faute. Notre langue est trop
frétillante pour ne pas prévenir quelquefois les règles de la conscience et de la
raison : Vu même que si nous en croyons la Philosophie, les plus grands parleurs ne sont
pas les plus judicieux :
L’homme sage ne jette pas ses paroles à la foule ; c’est comme un maître Tailleur qui
sait si bien couper un habit, qu’il n’y met ni plus ni moins d’étoffe qu’il en faut. Il
sait que nos paroles sont comme des vêtements, dont nous couvrons nos pensées pour les
faire entrer dans l’oreille de
celui qui nous écoute : Pour
être proprement vêtu, il faut que l’habit soit juste ; c’est-à-dire qu’il ne soit ni
trop court, ni trop long : il en est de même de nos discours ; combien se trouve-t-il de
discoureurs qui donnent un habit de géant à un nain ?
Le troisième excès est encore plus dangereux que les deux autres ; car sitôt que
l’entretien tombe de la bienséance dans la raillerie, ou dans le libertinage, il fait
plus de mal que de bien : Otez-moi ces personnes qui ne peuvent rien dire qui ne pique,
et qui sont capables de faire autant de querelles, qu’ils disent de mots : Ces gens-là
doivent être comparés à Cadmus ; lequel ayant semé des dents de serpent, en fit aussitôt
naître des hommes armés, qui se tuèrent au même moment qu’ils commencèrent à vivre :
L’entretien serait insupportable, s’il fallait s’y commettre, ou à soutenir un combat,
ou à souffrir les piqûres d’une langue qui tranche de tous côtés ; aussi les craint-on
comme des bêtes farouches qui font des solitudes partout où elles se trouvent, et on
évite aussi soigneusement leur conversation que la rencontre d’un serpent : Qui pourrait
s’aimer en une compagnie où on déclare la guerre à Dieu et à ses Saints ? Où il n’est
point de vertu, de qui on ne médise ? Où les Mystères de notre Foi, ne sont guère moins
maltraités que ceux de l’Alcoran ? Qui voudrait exposer sa réputation à la censure de
quelques railleurs, dont les brocards valent pis, que des libelles diffamatoires ? Nous
toucherons encore ce sujet au traité de la conversation.
De la Promenade. §. 4.
Quelqu’un pourrait penser que la promenade n’étant qu’une pièce et une dépendance de
l’entretien, elle ne devrait point avoir un chapitre à part, et que d’en user autrement,
c’est la séparer de son tout : J'avoue que leur alliance est très grande, mais bien que
la promenade ne soit guère sans l’entretien, elle n’en est pas pourtant inséparable :
L’entretien
ne se lie ni à la promenade, ni au repos : comme
il ne se trouve point mal de l’un, il n’a point d’aversion de l’autre : Allez, demeurez,
l’entretien n’est ni pire, ni meilleur : Il est vrai que la promenade seule n’a pas
toute la douceur qu’elle pourrait avoir quand l’entretien lui manque : néanmoins elle
s’en peut passer ; Les solitaires ne laissent point de se divertir, pour être seuls, ils
n’en sont pas moins joyeux : Une solitude est plus aisée à souffrir qu’un discoureur
importun : On ne manque point de quoi se tirer de la presse de ses pensées dans la
promenade, la diversité des objets qui s’y présentent, suffit toute seule pour donner
une honnête liberté à notre esprit.
Galien se plaint avec raison de la cruauté d’un certain voleur de
Pamphilie, qui coupait les pieds à tous ceux qu’il rencontrait : C’était, dit-il, leur
trancher la moitié de la vie en leur ôtant le mouvement : A combien de choses les
rendait-il inutiles ? A combien de malheurs les exposait-il ? De combien de douceurs
leur ôtait-il la jouissance ? Il leur laissait leur âme ; mais il la tenait comme en une
prison perpétuelle, puis qu’il la privait de la liberté d’agir et de se produire au
dehors : La mort leur eut été moins onéreuse, qu’une vie sans action ; si la mort n’a
point de bien, elle n’a point de mal ; et une vie estropiée a du mal, et n’a point de
bien : C’est une exercicej fort pénible de ne
pouvoir rien faire, d’avoir le principe du mouvement, et de ne pouvoir faire un pas,
d’être homme et d’être contraint de demeurer immobile, comme un tronc de bois ou un
quartier de pierre.
Toutes les opérations de notre corps sont des relâches pour notre esprit, et plus le
corps est doucement occupé, moins l’esprit travaille : Notre âme qui les met en œuvre
leur distribue des forces selon leur application, et comme la vertu qu’elle leur peut
donner pour leurs fonctions n’est pas inépuisable, il est nécessaire qu’elle en
retranche autant à l’esprit qu’elle en donne au corps : Elle est comme une source qui se
divise en deux ruisseaux, moins elle en donne à l’un, et plus elle en donne à l’autre :
Elle va toujours où le besoin est plus grand : si l’emploi du corps est pressant, elle y
fournit un plus grand secours, et pour le pouvoir faire, elle retranche une partie de
l’application qu’elle donnait à l’esprit : Cela
se voit à
l’œil : Proposez quelque haute spéculation ou quelque beau raisonnement à un homme qui
travaille du corps, quand il aurait l’esprit aussi délié qu’Aristote, il ne le concevra
jamais si bien que s’il était dans le repos, il vous avouera qu’il ne se possède point
assez, et que pour en pouvoir juger pleinement il a besoin d’y penser une autre
fois.
Entre les opérations du corps qui débandent notre esprit, et le retirent de cette trop
forte application, qui nous chagrine et épuise notre vigueur, les unes le font plus
agréablement que les autres : celles qui ne se font point qu’avec quelque violence, ne
méritent pas bien le nom de divertissement, qui dit toujours je ne sais quoi de
délicieux : mais la promenade a des charmes si doux pour faire sortir notre esprit de sa
trop sérieuse attention, qu’elle l'enlève avec facilité : elle lui représente l’interêt
de sa santé, l’altération de son tempérament, la diminution de ses forces, le danger de
ne pouvoir pas continuer une exercice où il faut tant de contention sans un peu
respirer : elle l’assure, que ce n’est que pour un temps,
que l’interruption ne fera aucun tort, qu’elle ne répare avec avantage : Elle lui montre
que de tous les remèdes, il n’en est point de plus innocent, qu’il ne coûte rien, qu’il
se peut prendre à toute heure, qu’il ne lui faut aucun appareil, elle promet de le
rendre plus capable d’affaires à son retour, de donner une nouvelle pointe à toutes ses
pensées, de rétablir ce que la trop grande application avait endommagé : non seulement
elle le promet, mais elle le garde : elle nous fait comme un nouveau corps, et pour nous
avoir éloignée pour quelques moments d’une exercice qui nous était onéreuse, elle nous
le fait reprendre avec un nouveau goût, et nous fait aimer le travail que nous avions en
horreur.
Les
Romains qui avaient reconnu les utilités très considérables, qu’on peut recueillir de ce
divertissement, avaient dressé en leur ville de très belles allées, les unes à l’air,
les autres couvertes, afin que quelque temps qu’il fît, cette honnête exercice ne
manquât point à qui le voudrait prendre. Pompée dont l’esprit populaire et magnifique
cherchait toutes les occasions de plaire à ses Concitoyens, fit bâtir une galerie
publique, où il mit de si riches embellissements, que
l’Orateur Romain lui a voulu donner place dans ses ouvrages pour en conserver la
mémoire. Beaucoup d’autres pays n’en ont pas moins fait pour soulager les
ennuis de leurs habitants, et leur faire oublier leurs peines domestiques sans qu’il
leur en coûtât rien : De là sont venus ces petits bois si bien alignés, ces jarsk, ces paille-mailles, ces
promenoirs, où toutes sortes de gens se vont divertir, et chasser leurs mauvaises
pensées : Ce remède est très utile quand il est pris en saison, et qu’on ne fait point
un lieu d’insolence d’une recréation publique.
Mais qu’il y ait des allées au pays où nous sommes, qu’il n’y en ait point ; la
campagne en est toujours ouverte à qui en veut user. Chacun peut avoir la clef des
champs quand il lui plaît : Nous pouvons aller où nous voulons sans craindre que la
terre nous manque : Les grands chemins nous mènent toujours plus loin que nous n’avons
de forces et de loisir pour marcher ; nous en prenons tant que nous voulons sans en être
obligés à personne ; nous y respirons un air beaucoup plus pur que dans le logis. Nos pensées noires
ont moyen de s’évaporer et de s’en aller en fumée, nous nous y déchargeons de notre
pesanteur qui ne vaut guère mieux qu’une petite maladie ; notre esprit revient de la
fatigue et nous retournons à la maison, comme des hommes nouveaux.
Ne faut-il pas avoir perdu le goût des bonnes choses pour n’aimer point la promenade,
qui a de si bons effets ? elle n’est guère longue dans la campagne, qu’elle ne nous
présente une ravissante diversité composée de tant de belles pièces que notre esprit
semble sortir par nos yeux pour en approcher de plus près, et mieux considérer les très
riches ouvrages de la nature ; ou la portée de notre vue est bien courte, ou nous voyons
des bois, des vignes, des prairies, des maisons, des terres labourées, des montagnes,
des vallées ; ici un champ revêtu de moisson ou de verdure, là un autre tout nu ; on
voit ici un ruisseau, un peu plus haut une fontaine, si bien qu’il faut ne se
toucherl
de rien, ou il faut prendre plaisir à la rare diversité que la campagne nous met devant
les yeux ; on loue les Palais des Rois pour leur belle et somptueuse structure, on ne
les
voit qu’avec admiration, on estime leurs maîtres heureux
d’être si superbement logés : Est-il ouvrage plus beau et mieux travaillé que le monde ?
pouvait-il avoir un fondement, ou un plancher plus solide que la terre ? pouvait-il être
plus richement couvert que du Ciel ? La campagne nous découvre l’un et l’autre ; elle
nous montre au doigt le lieu de notre dernier rendez-vous, et nous inspire fortement
d’en prendre le chemin.
On disait du temps des Païens que de toutes les divinités il n’en était point de plus
aisée à contenter que la Déesse Hygie, c’est-à-dire la santé ; elle ne recherchait point
qu’on lui dressât des Eglises à grands frais, ni des Autels pompeux ; elle se trouvait
aussi facilement dans une pauvre grotte, qui n’était couverte que de mousse, que dans un
Temple de marbre et de porphyre. Il s’en peut dire autant de la promenade qui a toujours
été d’une grande alliance avec la santé ; elle peut être recherchée à toutes les heures
du jour. Prenez-la le matin, prenez-la le soir ; faites-la longue, faites-la courte ;
que ce soit pour peu, que ce soit pour longtemps ; allez lentement, allez vite ; montez,
descendez ; allez de plein pied : Si vous aimez l’air sortez, si vous le craignez ne
sortez pas, prenez la promenade dans une salle, prenez-la au jardin, prenez-la à la
campagne, elle est utile partout.
Elle n’est pas de ces remèdes chagrins, comme la diète et la purgation, qu’on ne peut
prendre utilement qu’avec des précautions fâcheuses, des ordonnances de Médecins, des
temps et des heures limitées qui ne permettent rien qu’avec poids et mesure, qui vous
tiennent dans une si étroite captivité ; que vous n’oseriez respirer qu’un air fait
d’artifice. La promenade ne gêne personne, on en use avec liberté, elle nous laisse
l’usage des choses comme la nature les a produites ; si vous en prenez peu, ce peu vous
profite ; si vous en prenez beaucoup, cela fait encore mieux ; il n’y a point de dose
certaine qu’on n’en puisse prendre davantage sans se faire mal : Il ne faut ni balance,
ni trébuchet, pour dire il n’en faut que tant ; elle passe au-delà des dragmes et des
scrupules, et ne craint point d’aller à l’excès.
La meilleure et la plus naturelle est celle qui se fait à pied ; elle n’y oblige
néanmoins ni les sains, ni les malades : Faites-la en carrosse, vous vous en trouverez
bien, si vous la faites à cheval vous en serez mieux ; faites-la sur les bras d’autrui
comme les petits enfants qui ne peuvent encore marcher, faites-la sur des crosses comme
les estropiatsm,
vous en recevrez du soulagement ; le matin est le temps le plus favorable, le soir n’est
pas mauvais. Prenez votre heure, c’est la sienne : Votre loisir sera le sien ; en
quelque quantité que vous la preniez, pourvu que vos forces la puissent souffrir avec
facilité, vous n'y pouvez faire de fautes ; elle n’a qu’une seule ennemie, c’est
l’indiscrétion.
De la Musique. §. 5.
Pour nous faire aimer la Musique ce nous devrait être assez que la sagesse de Dieu y
prend plaisir. Le jeu dont elle dit qu’elle fait son divertissement en ce monde n’est
autre chose que le bel ordre et la riche harmonie qu’elle observe dans la production, et
dans la conservation des créatures ; elle a tout fait, dit le Sage, en poids, en nombre
et en mesure ; il n’en faut pas davantage pour un excellent concert :
Les voix n’y doivent pas être seulement comptées pour faire nombre, elles y doivent être
encore pesées ; car si toutes étaient légères, la Musique ne serait pas solide, et si
toutes étaient pesantes, elle ne serait pas délicate ; il faut qu’elle soit pleine et
achevée en toutes ses parties pour être parfaite. Outre le poids des voix le nombre n’y
doit point manquer, ni une, ni deux ne rempliraient pas l’oreille : Ces deux choses sont
nécessaires, et néanmoins elles ne suffisent pas ; il est besoin que toutes les voix
s’accordent et soient réglées par une même mesure. Tout cela se rencontrant dans
l’ouvrage de Dieu, il est aisé de conclure que tout ce monde ne fait qu’un chœur, où
toutes les créatures tiennent leur partie pour rendre continuellement un Cantique de
louanges, et d’actions de grâce à leur Créateur. Les Etoiles y font le dessus, les
Eléments et tout le reste savent le rang qu’ils y doivent avoir.
Cette belle et savante harmonie se fait pour tous les hommes, il en est peu pourtant
qui se donnent le loisir d’y prêter l’oreille ; car qui est-ce qui se veut tirer de la
presse des affaires pour entrer dans la solitude ? et néanmoins c’est là seulement
qu’elle s’entend. En est-il qui veuillent écouter ce que le bel ordre du monde leur
dit ?
Comme il est peu d’hommes qui aient l’oreille assez délicate pour entendre la Musique
de Dieu, qui est le plus doux divertissement qui puisse entrer dans une âme bien faite,
il s’en est formée une seconde, qui bien qu’elle ne vaille pas la première, dont elle
n’est qu’un crayon bien grossier, elle ne laisse pas pourtant d’avoir d’excellents
effets pour la satisfaction de nos esprits, et c’est de celle-ci, dont nous devons
parler.
Ceux qui n’en font pas l’estime qu’elle mérite, et qui ne savent pas juger du pouvoir
qu’elle a sur l’esprit des hommes, nous font entendre que la Musique, soit des voix,
soit des instruments, n’est qu’un air battu et poussé entre deux corps, qu’il n’entre
que par les oreilles qui n’est pas le sens le plus subtil de l’homme, qu’il lui faut de
grands détours devant quen d’arriver où il prétend, et que sa pointe est émoussée au moment qu’elle
est pour se faire sentir.
Quoique ses ennemis aient apporté, pour lui ôter la gloire qui ne lui peut être refusée
sans injustice, elle n’a pas laissé de subsister avantageusement depuis ses premiers
commencements, elle a passéo de siècle en siècle, comme de triomphe en
triomphe, et a toujours régné dans les plus belles bouches et les plus illustres
maisons ; elle a fait le divertissement des plus grands Princes, et l’occupation des
langues les plus délicates. Les Auteurs sacrés s’en sont servi pour coucher par écrit
l’Histoire Sainte, et David n’a jamais eu de meilleurs sentiments que ceux qu’il a
chantés sur son Luth ; elle a donné de l’air et
de la majesté aux plus augustes louanges qui se devaient à Dieu ; il ne s’est point fait
de cérémonies tant soit peu considérables, où la Musique n’ait été appelée, quand elle
s’y est trouvée, elle a toujours eu place près du Sanctuaire.
On peut bien accorder à ses envieux que c’est un air battu et pressé entre deux corps,
mais il faut ajouter que cela se
fait par art et par une
direction de sagesse : Tout air battu ne fait pas musique, autrement on pourrait
conclure que le braiement d’un âne, le grognement d’un porc, et le bruit d’une charrette
mal graissée est musical ; et c’est pour cela même que je prise la musique, que
l’invention des hommes ait été assez subtile, pour ménager l’élément de l’air, et lui
donner tel son et telle forme qu’il lui plaît : Nous estimons la Sculpture, qui peut
faire un homme d’un quartier de marbre ; néanmoins elle n’a pas grande subtilité ; elle
a sa matière devant soi qu’elle coupe et qu’elle tranche : elle voit de ses yeux où elle
porte son ciseau, elle sait jusqu’où elle le doit piquer : La musique n’a pas la même
facilité en ses ouvrages : L’air qui est le fond sur lequel elle travaille, ne se voit
point, elle n’a quasi point d’autre outil que sa langue. Ses yeux ne jugent point de ses
coups, il faut qu’elle s’en rapporte à ses oreilles : et néanmoins quoiqu’elle agisse en
aveugle, elle sait si bien presser ou étendre l’air qui n’est que du vent, qu’elle en
fait telle figure qu’elle veut ; elle le fait parler haut, elle le fait parler bas, et
lui fait dire tout ce qu’elle veut, et de quel ton elle veut.
Elle n’a pas seulement cet empire sur l’air, qu’elle manie et qu’elle tourne à son gré,
elle l’a encore sur les esprits, qu’elle surprend ou par la douceur de ses charmes, ou
par l’impression de son pouvoir, elle leur fait prendre les mouvements et les passions
qu’elle se propose : elle fait une si puissante révolution sur les corps et sur les
esprits, qu’en un moment on voit des hommes changés, elle en fait des Anges, elle en
fait des Démons.
Que ne peuvent pas les tambours et les trompettes avant un combat ? Cela remue toute
une armée, c’est comme un nouveau feu qui entre dans les veines de tous les soldats :
cette musique fait autant de lions qu’il y a d’hommes qui l’entendent : La couleur leur
monte au visage, et le courage dans le cœur : Les pieds et les mains s’en ressentent :
Tout le corps est dans une nouvelle posture, et les plus timides ont peine de se tenir :
Nous lisons dans les histoires que les chevaux et les éléphants qui ne sont qu’une masse
de chair, sont sensibles aux fanfares, et en prennent une chaleur qui
les pique et les pousse dans la mêlée.
Elle n’est pas seulement pour faire des furieux ; c’est le moindre de ses ouvrages, et
ne le fait que dans la nécessité : Son grand emploi est de calmer les esprits, et les
remettre en leur assiette naturelle, quand quelque disgrâce ou quelque passion violente
les en a tirés : Son but principal est de nous inspirer des affections civiles, et de
nous arracher de la mélancolie, qui nous ruine la santé, et détruit nos plus beaux
jours : C’est de nous donner des inclinations de société, et nous délivrer de ces
altérations malignes, qui ne nous remplissent que de fiel et d’amertume : C’est de nous
élargir le cœur, et de nous faire vivre en hommes.
Quand on demandait au Philosophe Philolaus, pourquoi la Musique nous était agréable, il
répondait, que telle est la nature des choses sympathiques, et que notre âme n’étant
faite que d’harmonie, il ne se pouvait faire qu’elle ne se laissât toucher à la variété
des sons, et que plus ils étaient doux, plus sa joie était délicieuse.
Platon poussait sa
pensée bien plus avant, il s’imaginait que partout il y avait de la Musique ; mais
qu’elle n’était entendue que des oreilles savantes : A son dire, tout ce monde n’était
qu’un grand corps plein de vie, tout ce que nous voyons en étaient les membres, et
l’esprit qui l’animait n’était qu’une grande âme harmonieuse, qui tenait toutes les
parties dans le ton et dans la mesure, qui lui était propre ; et pour donner plus de
fondement à son opinion, il ajoutait, que chaque chose en particulier faisait sa petite
Musique, laquelle était subordonnée à la Musique générale de tout l’Univers. Il
reconnaissait l’homme comme la voix principale de ce grand concert, il assurait que non
seulement son âme était toute d’harmonie, mais que tout ce qui était en lui jusqu’à un
cheveu de sa tête était encore musical.
Je sais bien que nous ne sommes point obligés de recevoir les belles rêveries de
Philolaus et de Platon pour des vérités ; mais on ne peut désavouer que la Musique ne
cause des mouvements très doux et très sensibles en l’homme :
elle charme ses ennuis ; elle l’encourage dans les difficultés ; elle efface les
mauvaises pensées de son esprit ; elle lève les ombrages qui le tenaient dans la
défiance et dans la tristesse : elle le remplit d’espérance, et en bannit la crainte :
L’esprit n’en est pas seulement plus libre, mais le corps en vaut mieux.
Saül ne trouva point de plus puissant remède pour chasser son Démon, que
le luth : Ce pauvre Prince faisait compassion à tous ses amis ; car dans toutes les
réjouissances de sa bonne fortune qui l’avait fait Roi, il était tourmenté d’un esprit
malin qui le rendait de si mauvaise humeur qu’il devenait furieux, et sa furie le
portait souvent jusqu’à la cruauté : il faisait aussi dangereux de se trouver devant lui
pendant son accès que devant un lutin : il eût aussitôt tué son ami que son ennemi : Les
fumées de sa rate qui lui montaient au cerveau, lui démontaient tellement la raison
qu’il faisait armes de tout ce qu’il rencontrait pour se défaire de tous ceux qui
étaient près de lui. David y courut risque de sa vie, et n’eût été qu’il était assez
agile pour faire une démarche dans le danger, il n’eût jamais évité d’être percé d’outre
en outre de la lance de cet enragé ; mais comme il le vit venir à soi, il gauchit, et
lui fit porter le coup dans la muraille.
Dans le plus fort de son mal, un Page prenait le luth, le premier fredon qui frappait
l’oreille de Saül, lui frappait aussi le cœur : De là il commençait à être mieux et à
mesure que l’harmonie continuait, sa manie le laissait ; au bout de quelque temps il
était aussi calme, et aussi raisonnable, que s’il n’eût rien souffert : Son Démon
l’avait quitté.
Mais comme quoi me direz-vous, se pouvait-il faire, que l’harmonie d’un seul instrument
eut un tel effet ? Une chose matérielle, comme le son, peut-elle agir sur un pur esprit,
comme était celui, qui tourmentait Saül ? La cause la plus probable qu’on puisse
apporter sur ce sujet, c’est de dire que le Démon de Saül n’avait aucun pouvoir sur son
esprit, que quand il était dans la violence de son humeur atrabilaire, qui était comme
le lien qui attachait ce lutin avec ce misérable
Prince :
C’était pour lors que cet avorton d’enfer empoignait Saül, et le poussait à des
emportements horribles, et à de si cruelles vengeances, qu’elles n’étaient excusables
qu’en un possédé : Mais la même Musique qui modérait sa mélancolie, le délivrait encore
de son Démon ; elle rompait la chaîne qui les tenait attachés : Saül revenait à soi, et
son lutin était contraint de s’enfuir.
Il serait à souhaiter que la bonté de ce remède fût mieux
connue, et qu’on en usât plus souvent dans l’occasion ; il ferait bien autant sur les
corps que sur les esprits : Ce serait un antidote pour toutes les maladies cachées, où
la médecine ne voit goutte : Il préviendrait toutes nos indispositions qui ne
proviennent que d’un amas d’humeurs corrompues, il guérirait nos corps en réjouissant
nos esprits : Il est certain que nous ne tombons malades que par quelque excès d’une
bile échauffée, d’un sang pourri, d’un flegme trop abondant, ou d’une mélancolie
brûléep : Ce sont là les sources de nos fièvres, de nos coliques,
de nos abcès, qui mettent en désordre toute la belle économie de notre corps : Là-dessus
nous nous plaignons, tantôt de la tête, tantôt de l’estomac, ou de quelque autre partie,
qui en souffre.
Quelques-uns croient que si les Médecins avaient étudié la Musique, et qu’ils en
eussent connu tous les secrets, il ne leur faudrait ni bolus, ni médecines pour chasser
nos maladies : Un petit fredon bien délicat, ou si le mal était opiniâtre, un mélodieux
concert l’apaiserait, et nous ferait recouvrer notre premier tempérament.
Il n’y a que peu d’année qu’une personne qui est encore en vie, et qui travaille très
utilement pour la gloire de Dieu dans le pays des Turcs, fut guérie de la sorte : Cet
homme retournant de la campagne où il avait beaucoup fatigué à instruire le pauvre
peuple, fut accueilli d’une fièvre très violente, qui le réduisit en quinze jours à la
dernière extrémité : Il avait reçu tous ses Sacrements : On avait fait la recommandation
de l’âme plus d’une fois : Enfin on l’avait tenu pour mort : Les Médecins l’avaient si
bien condamné,
qu’ils ne lui donnaient plus aucune visite ;
il n’avait rien pris depuis trente-six heures, qu’il empirait visiblement. Une parole
agréable suivie d’une petite chanson le réveilla et lui fit ouvrir les yeux ; on lui
donne une cuillerée de vin, il la prend ; on redouble la chanson, il jette un petit
sourisq. Que dirai-je
plus ? il reçut de la nourriture et passa la nuit où il devait mourir, avec beaucoup de
tranquillité. Le lendemain matin on alla donner le bonjour à son Médecin, il n’attendit
pas ce qu’on avait à lui dire, il avance : Hé bien à quelle heure est-il mort ? on lui
répond qu’il se porte mieux ; il le peut bien faire, dit-il, car je suis assuré qu’il
est guéri de tous ses maux. Quoiqu’on lui dît, il ne put être persuadé, et se tenait si
ferme dans ses pensées qu’il ne voulut point venir voir le malade, que sur le soir, de
peur de paraître trop crédule ; on lui confirma cela de tant d’endroits qu’il y vint
avec la même curiosité, que s’il eût dû voir un miracle.
Quelle plus grande difficulté y a-t-il à chasser une humeur irritée qui nous mène peu à
peu aux abois, que le venin d’une couleuvre qui nous emporte en deux ou trois
jours ?
Quelques corrompues que soient les humeurs qui font nos maladies, elles ne sont point
plus malignes que le poison. Certainement leur effet n’est pas si prompt ; on résiste
plus longtemps aux atteintes d’une fièvre, qu’à l’activité du venin, et nous voyons même
que les fièvres pourprées qui sont les sœurs de la peste, n’exercent leur violence qu’à
cause d’un air envenimé que nous avons respiré : Il faut donc dire que le venin fait
tout une autre altération dans nos corps ; puisqu’il ruine notre tempérament d’une si
prodigieuse vitesse, qu’à peine a-t-on le loisir de lui opposer le contre-poison. De
plus quand on guérit d’une fièvre, on retourne à sa première santé ; mais il arrive que
quand on a pris du poison, quoiqu’on en guérisse, il nous en demeure souvent de mauvais
restes qui ne nous laissent point, quelques remèdes qu’on y apporte ; d’où je tire cette
conséquence claire et nette, qu’il y a moins de malignité dans nos maladies, que dans
les morsures des serpents et des basilics. Et néanmoins il faut donner cette gloire à la
Musique, qu’elle a délivré du venin des couleurvres et des aspics, ou toute l’Histoire
nous trompe ; si elle peut le
plus, pourquoi ne pourra-t-elle
pas le moins ?
Ce qui se passe en la Tarantoler tiendrait lieu de
miracle s’il n’était commun. Personne ne conteste à la Musique, qu’elle n’ait pouvoir de
guérir ceux que ce petit animal, qui est tout de venin, a piqués, et que tout autre
remède est inutile : La piqûre de cette bestiole, qui n’est guère plus grosse qu’une
araignée, est si contagieuse qu’il n’y a ni simple, ni composé dans les livres des
Galénistes, ni dans le laboratoire des Chimistes qui puisse exempter un homme de la
mort, après qu’il en est mordu. Le venin qu’elle inspire monte aussitôt à la tête, et
cause un assoupissement mortel, dont on ne peut revenir que par la Musique : Toute sorte
de Musique n’a pas cet effet, il faut un ton particulier ; car le ton qui guérit l’un
n’est pas assuré d’en guérir un autre : Comme les Tarantoles sont différentes en
grosseur, en couleur, en venin, il est aussi nécessaire que les tons soient différents,
parce que les indispositions qui naissent des Tarantoles différentes, sont d’une diverse
malignité ; si ce ton qui a une directe antipathie avec le mal, ne se rencontre pas, le
malade dort jusqu’à ce que la mort le délivre du sommeil, mais s’il se rencontre comme
il est arrivé très souvent, et en des occasions où les incrédules ne pouvaient douter,
le malade ouvre doucement les yeux, un peu après il remue la tête, il prête l’oreille,
il sourit, la parole lui retourne, il quitte le lit, et se met à danser. L’expérience en
est si bien confirmée, qu’il faut ne rien croire, ou il ne la faut point disputer.
Autant que ce divertissement est agréable et puissant, autant l’abus en est-il
répréhensible.
De combien de crimes celui-là est-il coupable, qui abuse d’une chose qui nous a été
donnée de Dieu pour de si admirables effets ? Dieu nous a accordé la Musique pour nous
faire prendre goût à ses louanges, et nous faciliter le moyen de lui rendre nos
gratitudes avec plus de respect, qui est le premier et le plus saint usage que nous en
devrions faire. Il nous l’a accordée pour donner du lustre aux actions vertueuses, et
nous en inspirer le désir par la douceur de son harmonie ; il nous l’a accordée pour nos
recréations innocentes, et pour donner quelque relâche à nos esprits, qui sont
quelquefois accablés sous le poids du travail ; il nous l’a accordée pour
la réparation de nos corps, et la guérison de nos maladies ; et il se trouve des hommes qui profanent une si sainte institution, on la fait
servir aux débauches et aux ivrogneries, on en chante les amours impures d’une Cinthie
et d’une Cloris ; on l’emploie à médire et à déchirer la réputation des gens de bien ;
on met le vice en rythme et en note pour le faire passer plus promptement dans le cœur.
Méritons-nous que Dieu nous continue ses faveurs ; puisqu’il n’est pas un de ses
bienfaits, dont nous ne fassions des armes pour le combattre ?
Des Bals et des Danses. §. 6.
Quelques-uns se sont voulu autoriser des écrits de Saint
François de Sales, pour se persuader que l’usage des Bals et des Danses était innocent.
Certainement c’est faire injure à la mémoire d’un des plus saints de notre siècle, et à
la plume la plus discrète qui ait écrit de nos jours ; il a parlé de cette matière avec
tant de circonspection, que la licence n’en peut tirer aucun avantage, et que les
consciences les plus délicates ne se peuvent plaindre qu’il les ait gênées. Mais nous
sommes en un temps si peu raisonnable, que quand un Auteur n’a point dit qu’une chose
nous mène droit en Enfer, c’est assez pour croire qu’on la peut pratiquer sans scrupule.
N’a-t-il pas beaucoup dit quand il a déclaré que la Danse était très dangereuse, et
qu’elle ouvrait la porte à plusieurs péchés ? fallait-il qu’il mît un Démon à la porte
de chaque salle où se fait le bal, qui tordît le cols à tous ceux qui y entreraient, pour en donner de la terreur ?
Pouvait-il mieux comparer ce divertissement qu’à des potironst qui pour bien apprêtées qu’ils
soient, ne se mangent quasi jamais sans péril ? Ils n’ont point de mauvaises qualités
qui leur soient naturelles et n’en sont point exempts ; car leur nature fongeuseu attire à soi tout le
mauvais suc du voisinage ; si un serpent ou quelque autre bête venimeuse en approche,
ils en boivent l’infection et le venin ; on les purifie tant qu’on peut, on les
assaisonne avec beaucoup d’appareil : Le danger n’en sort pas pourtant ;
plusieurs y ont trouvé leur mort, et c’est toujours le plus sûr après
qu’ils sont apprêtées, de les jeter par les fenêtres, que de les faire descendre dans
son estomac : Il ajoute que si l’occasion nous contraint d’en manger, que ce soit
rarement et en très petite quantité, et qu’incontinent après nous usions de vin fort et
précieux. C’est-à-dire qu’il faut aussitôt prendre un contre-poison pour faire mourir un
ennemi, que volontairement nous avons fait entrer dans notre corps.
Appliquez tout cela aux Danses et vous connaîtrez quel sentiment en avait cet illustre
Prélat. Si la nécessité pressante ne vous permet point de vous en dispenser, n'y allez
point qu’avec toutes les précautions qui vous peuvent prémunir contre les dangers du
péché, que ce ne soit que pour une petite fois et pour peu de temps ; qu’à votre retour,
vous vous mettiez entre les mains de la dévotion pour vous purifier, et que pour une
heure que vous aurez donné au bal, vous en donniez deux à la prière : Ce sera cette
précieuse liqueur qui vous fortifiera contre toutes les mauvaises impressions qui vous
en pourraient rester. Après tous les remèdes pris et à prendre croyez que vous y avez
plus perdu que vous n’y avez gagné.
Le Bal et la Danse ont tant de rapports et de dispositions au péché, que les saints
Pères de l’Eglise qui sont nos Oracles et les plus pures sources de la Morale Chrétienne
ne nous en ont parlé que comme d’une invention diabolique, et comme d’un exercice où le
Diable fait sa grande moisson. Saint Chrysostome et saint Ephrem disent
nettement que c’est l’Ecole du Démon, que le vieil serpent en a marqué tous les tours et
les retours avec sa grande queue, et qu’il ne s’y fait un seul pas, où il n’ait laissé
son venin.
On sait ce qu’il répondit autrefois à l’occasion d’une femme possédée. Comme on l’en
voulait chasser à force d’exorcismes, et qu’on employait toute la puissance du
Christianisme pour lui faire quitter prise ; je n’en ferai rien, dit-il, elle est à moi,
elle s’est trouvée dans mes filets :
pourquoi venait-elle au théâtre ; je ne l’ai prise que sur mon fond, vous ne me la
pouvez enlever sans injustice. Ne disait-il pas vrai ? Il est encore plus vrai, qu’il
possède plus d’âmes
que de corps et que de toutes les
embûches qu’il dresse aux hommes, il n’en est point où il fasse de si grands profits que
dans la danse.
Clangius nous en
fait la peinture en deux traits de pinceau. Qu’est-ce que la danse, dit-il ? C’est un
cercle dont le Diable fait le centre, et ses suppôts font la circonférence : Pour faire
un cercle, on pose un pied du compas au milieu, et de l’autre on forme le rond ; il me
semble que je vois ce vilain Démon au milieu de la danse comme une infâme araignée au
milieu de sa toile, qui n’attend que son coup pour arrêter sa proie : Peu en échappent,
et tel pense retourner bien sain en son logis, qui porte le poison dans le cœur.
Si ce n’est point le Démon qui est l’auteur de la danse, qui est-ce donc ?
Nommez-le-moi, dit saint Ephrem ? Est-ce saint Pierre ? Est ce saint Paul ? A-cev point été
saint Jean Baptiste ? Qui est-ce donc ? Ne voyez-vous pas, qu’un si mauvais métier n’a
pu avoir d’autre maître que l’ancien dragon ? Il ne se fait aucune danse, que les Anges
n’en pleurent, et que les Diables n’en fassent la fête.
Pour savoir la pensée de saint Augustin sur ce sujet, il ne faut que lire ce qu’il en a
écrit sur le Psaume 91. Que c’est un moindre mal d’aller à la charrue un jour de
Dimanche, que de danser. Proposez-lui deux personnes, dont l’une a
cultivé la terre un jour de fête, l’autre est allée au bal : Demandez-lui laquelle est
la plus coupable, il vous répondra que la seconde a fait un plus grand péché que la
première.
Saint Ambroise ne parle point
de la danse, que comme du dernier aiguillon de la vie licencieuse : elle se plaît dans
les festins somptueux, elle se divertit volontiers dans les jardins de plaisir, elle
cherche les douces et agréables compagnies, mais le plus dangereux de ces appas, c’est
la danse, qui fait la grande et la plus universelle corruption de la jeunesse.
A lire saint Basile, on dirait qu’il a encore je ne sais quoi de plus serré et de plus
pénétrant que tous les autres. Si nous entrons dans sa pensée, nous devons dire avec
lui, que vouloir être de la danse, et vouloir donner son âme au Diable,
c’est quasi la même chose : C’est vouloir percer son cœur, d’autant de
flèches qu’il s’y jette de regards lascifs, qu’il se dit de mauvais mots, qu’il se voit
de gestes qui peuvent porter à l’impureté : Et cela est aussi vrai des hommes que des
femmes, et encore plus des garçons et des filles : Personne ne s’y trouve qui n’y recueille dans son sein les principes de sa
damnation : quel divertissement où chacune donne la mort à son ami, et plus l’amour est
grand, plus le coup est assuré.
Quand je considère que tous ces grands hommes ont été d’un même concert et d’un même
avis, pour condamner une recréation publique, je conclus dans mon petit raisonnement
qu’il faut que l’esprit de Dieu ait manié leurs plumes, et leur ait inspiré les mêmes
pensées, et que de ne vouloir point entrer dans leurs sentiments, c’est se bander les
yeux pour ne point voir la vérité.
Bien que nous ne soyons pas si savants qu’eux, et que nous n’ayons pas reçu les mêmes
lumières du Ciel pour découvrir tous les dommages intérieurs que les Bals et les Danses
causent dans les personnes qui les fréquentent, nous en savons assez pour prononcer
qu’on n’y va point sans quelque péril de son salut : Quelle différence peut-on mettre
entre aller au péril, et vouloir périr ? Il semble que l’un suit de l’autre ; du moins
ils ont bien du rapport ; Nous ne sommes pas seulement obligés de fuir le mal, il en
faut encore fuir le péril, et plus le mal est à craindre, plus le danger est à éviter :
Le péril c’est l’approche du mal, qui craint la mort non seulement il ne l’approche
point ; mais il s’en éloigne. Notre salut se perd par un péché mortel, pas un n’en
doute, du péché à l’enfer, il n’y a qu’un pas à descendre : Qui est-ce qui va au bal qui
ne se mette en péril de faire quelque péché ? Tout ce qui est au bal est péril.
Nos sens qui sont les entrées par lesquelles les
vices se glissent dans nos âmes, y sont tous ouverts et tous y ont des objets très
charmants du péché : Les yeux qui ont leur opération très prompte et très subtile, ne se
peuvent porter que sur des beautés charnelles, que l’amour et la vanité ont parées de
leurs mains pour leur donner plus d’empire sur nos cœurs : Les nudités, les gestes, les
œillades, les mouvements du corps sont
autant de dards qui
nous portent le coup de la mort, et personne ne s’en défend : Après cela viennent les
voix ou les instruments, qui frappent l’oreille d’un air si doux, que tout le corps
s’émeut et s’amollit, et notre âme semble sortir hors de soi. L’odorat n’y respire que
des vapeurs d’eau d’ange ou d’essence de rose : On donne encore au goût tout ce qui le
peut contenter : L’hypocras, la limonade, les confitures y manquent moins que chez les
Apothicaires ; le sens du toucher, qui est le plus brutal et le plus violent y est comme
dans un plein pouvoir. On se prend par la main, on se baise, on s’embrasse. Se peut-il
faire qu’une pauvre âme qui est assaillie au-dehors par de si puissants ennemis, qui est
battue de tant d’endroits, qui est trahie au-dedans par ses officiers infidèles, je veux
dire les sens qui la sollicitent et l’emportent au plaisir, soit sans danger ? Je veux
qu’elle se défende des actions malséantes, et qu’elle ne permette pas à sa bouche de
proférer une seule parole trop libre, se peut-elle promettre qu’elle n’aura ni
consentement, ni complaisance pour aucune mauvaise pensée ? ou qu’elle ne rapportera
rien au logis qui lui puisse donner occasion de tomber au péché ? Tant de mauvaises
idées viennent à la foule, elles se représentent à notre esprit sous des préceptes si
spécieux : le mauvais exemple en couvre si bien la laideur,
qu’il n’est point de vertu dans le monde qui n’eût sujet de craindre : Ajoutez à tout
cela le feu de la jeunesse, qui se fait sentir jusques dans les moelles : l’obscurité de
la nuit, qui sert de voile au crime ; le délaissement de Dieu, qui veut punir notre
témérité, qui nous jette dans les hasards : l’expérience qui nous assure qu’une infinité
de filles et de garçons s’y sont perdus ; et puis promettez-vous que vous y pouvez aller
sans péril ?
Mais comment cette âme est-elle sans péril ? puisqu’au moment qu’elle entre dans le Bal
toutes les vertus l’abandonnent, et tous les vices l’entreprennent ? Les
vertus la quittent, parce qu’elles ne vont point en un lieu, où elles ne trouvent point
leur sûreté : Les vices la reçoivent, parce qu’elle se jette entre leurs bras ; ils y
sont les plus forts, parce que tout les favorise ; n’attendez point que la pudeur en
approche, elle fuit comme la mort les nudités et les prostitutions du corps. Si la
modestie y entrait, elle n’y trouverait point de voile pour se couvrir : car c’est une
loi du Bal de mettre basw et coiffe, et crèpe, et mouchoir
de col ; de plus il s’y jette souvent de mots que ses oreilles ne
pourraient souffrir : ne disons rien des
gestes et des postures qui lui porteraient la mort dans le cœur. La pureté Virginale,
qui est le plus bel ornement de la jeunesse, s’en retire le plus loin qu’elle peut, car
outre qu’elle ne va point qu’en compagnie de ses bonnes sœurs, la Pudeur et la Modestie,
elle est d’une complexion si délicate, qu’un seul regard lascif la ferait évanouir ;
elle aimerait mieux être vue d’un basilicx que d’un œil brutal. La vérité est trop
franche pour y supporter toutes les cajoleries et toutes les vaines louanges qui s’y
donnent. La diligence qui est la bonne ménagère du temps se garde bien de passer les
nuits, ou à ne faire rien, ou à faire pis que rien. La charité n’y est point, la
médisance et la jalousie y ont pris sa place. L’humilité n’y fut jamais qu’en fantôme et
en apparence : on y voit beaucoup de déférences et de cérémonies ; mais c’est la superbe
qui les ordonne : C’est là où elle paraît avec plus de pompe : C’est le plus illustre
théâtre de la vanité des Dames : elles empruntent de leurs amis, elle dérobent leurs
maris pour avoir de quoi l’emporter au-dessus de leurs rivales ; si elles y donnent
quelques témoignages de soumission, c’est pour cacher adroitement leur orgueil ; Elles y
voudraient toutes luire comme des Astres, et y être considérées comme des Souveraines ;
si elles reconnaissent que l’éclat de leurs compagnes les met en éclipse, elles en
prennent tant de chagrin, que toutes leurs influences sont mortelles. Si leur visage, si
leur habit, si leur abord y reçoit de l’approbation, l’arrogance le possède si fort,
qu’elles en sont insupportables : C’est assez d’avoir montré que les vertus ne se
trouvent point au Bal pour conclure, que les vices y commandent et y tiennent le
dessus.
Après tout il ne s’en
fera pas moins : je m’attends bien que toutes ces instructions ne seront pas plus
heureuses pour détourner du Bal, que les commandements d’un Curé d’Allemagne, nommé
Rupert : Quoiqu’il s’en fasse, je n’en viendrai point à l’imprécation qu’il fit sur
quelques-uns de ses Paroissiens, bien que l’effet fit voir à l’œil qu’il avait parlé de
la part de Dieu. L’histoire est étrange et rapportée par de très bons Auteurs. Quinze
hommes et trois femmes dansaient au cimetière la nuit de Noël, et ne se voulurent point
débander, quoique
le Curé qui allait dire la Messe les en
fît avertir : Pour lors ce Prêtre tout échauffé de zèle ; ces profanes, dit-il, ne
veulent point quitter ? je prie Dieu qu’ils dansent toute l’année. La parole fut
aussitôt ratifiée dans le Ciel, qu’elle fut prononcée en terre. Toute l’année se passa à
danser jour et nuit sans aucune relâche, sans boire, sans manger, sans user leurs
habits. L’an révolu saint Heribert Archevêque de Cologne venant sur les lieux les
délivra de cette malédiction, et les réconcilia à l’Eglise : Je ne sais qui étaient les
plus coupables, ou les femmes, ou les hommes ; mais les femmes moururent aussitôt après
leur absolution. Quelques-uns des hommes ne tardèrent guère à les suivre ; les autres
vécurent un peu plus avec un continuel tremblement de toutes les parties de leur corps ;
il serait plus avantageux à nos danseurs d’être punis de la sorte, que d’attendre leur
châtiment en l’autre monde : Une mauvaise année est bien plutôt passée qu’une
malheureuse éternité.
Défenses frivoles de ceux qui fréquentent le Bal. §. 7.
Pour faire voir que la conclusion de l’article précédent n’est point un jugement
précipité, ni une sentence aveugle qui ait été portée sans connaissance de cause, je
m’en vais renverser toutes les défenses qui se pourraient opposer pour la justification
du bal. On sait assez que dans la corruption du siècle où nous vivons, les mauvaises
causes ne manquent point de protecteurs ; mais la vérité qui est toujours victorieuse
tire sa plus grande gloire des combats qu’il lui faut rendre.
Qu’est-ce qui se peut dire en faveur des
Danses ; faisons parler leurs Avocats, entendons-les en leurs faits justificatifs. Que
disent-ils ? ils se plaignent qu’il y a beaucoup de rigueur à vouloir priver le public
d’un divertissement qui est très utile au corps et à l’esprit : Le corps a besoin d’être
formé et déchargé de temps en temps de ses mauvaises humeurs ; la Danse fait l’un et
l’autre avec plaisir ; elle pousse ses remèdes jusqu’à l’esprit qu’elle arrache du
chagrin et de la mélancolie
de la vie sédentaire, le tire de
la gêne des affaires, dont notre vie est embrouillée pour lui faire goûter quelques
moments de la douceur du repos. Cet exercice ne fait tort à personne, chacun y prend
telle part qu’il veut ; la dépense en est si libre et si modique, que qui n’y veut rien
mettre n’y met rien : C’est lui faire injure de le vouloir faire passer pour criminel,
il ne se prouvera point que Dieu l’ait défendu. Les Païens l’ont permis. Les PP. du
vieil testament l’ont pratiqué, et l’Eglise même qui est très exacte à tenir ses enfants
dans le devoir n’en a point condamné l’usage que dans l’Avent et le Carême ; le danger
du péché, dont on fait tout son crime, n’est qu’imaginaire : Ce n’est point en si bonne
compagnie où on fait le mal. Ceux qui aiment la licence cherchent des lieux à l’écart ; ils ne se produisent
pas devant les meilleurs yeux de toute une ville. Quel péril y peut-il avoir ? Les maris
y accompagnent leurs femmes, les mères y mènent leurs filles ; il n’est point de maisons
particulières qui ne soient plus exposées au désordre que la salle où se donne le bal ;
on devait considérer qu’il a de très bons effets pour la vie civile ; c’est là où on
fait les projets des plus beaux mariages, c’est où se nouent les plus sincères amitiés,
c’est où on met basy les vieilles défiances qu’on a prises l’un pour l’autre, et où on prend les
sentiments d’humanité. Enfin s’il y a quelques petits défauts dont les meilleures
actions des hommes ne sont pas exemptes, la bonne intention que les plus sages y
apportent les purgera.
A moins que de prendre toutes ces raisons une à une la réponse n’en sera pas bien
nette. Détachons-les donc les unes des autres, et donnons à chacune en particulier tout
ce qu’elle peut valoir : La vérité en sera plus glorieuse, et les Danses paraîtront
condamnées avec plus de justice.
I. On oppose que le Bal est un divertissement public, plût à Dieu qu’il ne le fût pas
tant, le désordre n’en serait pas si déplorable s’il était moins commun. Il forme le
corps, dit-on, il débande l’esprit : Est-il besoin pour rendre une fille modeste et de
belle taille de lui apprendre à sauter ? Cela leur donne une honnête hardiesse ; elles
en prennent souvent trop, et l’assurance qu’on prétend leur donner, leur ôte le
respect : Si quelqu’un en doute il n’a qu’à prêter l’oreille aux justes plaintes
des pères et des mères qui se lamentent de ne trouver plus de
déférence auprès de leurs enfants. Tous veulent aller de pair avec leurs parents : La
soumission n’est plus qu’une cérémonie, et vous leur faites apprendre un exercice qui
leur fait perdre autant de la modestie, qu’il leur donne de faste et d’orgueil. S.
Ambroise ne croit pas qu’on puisse enseigner la Danse, sans enseigner le vice, il dit
bien plus, qu’il n’appartient qu’aux mères adultères de faire apprendre leurs filles à
danser : Quoiqu’on puisse dire, la Danse ne
divertit pas l’esprit, elle le dissipe, elle ne le rend point capable des emplois
sérieux qui est la vraie fin du divertissement, au contraire elle le remplit de sottises
et de désirs de traiter l’amour, qui est la plus folle de toutes les passions. A quoi
peut être propre un jeune homme qui retourne au logis à trois heures du matin après
avoir dansé et ballé toute la nuit ? Quelle application peut-il faire de son esprit ?
sur quoi se ruera-t-il, sera-ce sur le Code ? sera-ce sur le Digeste ? il n’en faut
guère moins penser des filles : Toute leur imagination n’est que de ce qu’elles ont vu.
Au lieu d’un relâche d’esprit qu’elles voulaient prendre, elles remportent un bourreau
intérieur qui leur donne la gêne jour et nuit.
II. Cet exercice, dit-on ne fait tort à personne et la dépense en est très modique. Que
reste-t-il après une si belle approbation, sinon de canoniser le bal, et lui donner un
des premiers rangs parmi les vertus ? Je n’ai pu concevoir jusqu’ici à quoi il pouvait
être bien utile. Hippodides y perdit la plus riche et la plus illustre alliance que la
bonne fortune lui pouvait présenter : Il fut appelé avec les autres jeunes Seigneurs du
pays pour voir qui d’entre eux aurait assez de bonheur pour épouser la fille du Roi.
D’abord il se présenta de si bonne grâce, et parut si sage en ses réponses qu’il gagna
le cœur du père et de la fille, mais il ruina toutes ses affaires en dansant ; il y
montra tant d’adresse, et mania son corps en tant de différentes figures, que le Roi en
fut dégoûté. Mon
Gentilhomme, lui dit-il, vous pouvez penser à une autre femme, ma fille n’est point pour
un Baladin : Vous savez trop bien cabrioler pour porter une Couronne. Votre corps est si
leste qu’il vous mettrait au hasard de la laisser tomber : C’est à vous de vous
pourvoir, j'ai un autre gendre dans ma pensée. Mais comment peut-on
dire en vérité que la danse ne fait tort à personne puisqu’elle donne
lieu à des jalousies diaboliques, et qu’elle fait naître des vengeances qui portent les
hommes à se couper la gorge ? Je ne mets pas la dépense dans les grands désordres du
bal ; quelques petits qu’en soient les frais, ils sont assez souvent au-dessus du
pouvoir de ceux qui les font : il faudrait entendre là-dessus les personnes
intéressées ; le Marchand se plaint trois ans après que les flambeaux ne sont pas encore
payés : Les Violons sont obligés de jeûner faute de recevoir leur salaire, et les
collations somptueuses qu’on y donne quelquefois ne sont pas mal acquittées, quand on
n’en doit plus rien au bout de l’an.
III. Quoiqu’il en soit, me dit-on, il ne paraît point que Dieu ait défendu le bal ; je
ne m’en étonne pas, la chose parle, et se défend d’elle-même : On m'étonnerait beaucoup,
si on me montrait que Dieu l’a commandé. Quand il est question de faire une chose, dont
les mauvaises suites sont évidentes, il ne faut que la raison pour nous dire, n’y touche
pas. La lumière que Dieu a imprimée sur le fond de notre âme crie assez hautement qu’il
faut fuir le mal, et que c’est une imprudence d’en approcher ; elle nous menace que qui
n’évitera point le péril il y périra : cela ne suffit-il pas pour nous défendre les danses,
où il y a autant de dangers qu’il y a d’occasion de regards lascifs, de pensées impures
et de complaisances illicites ? Est-il besoin d’une excommunication du Ciel pour nous
faire quitter ce qui nous doit perdre ?
IV. Les Païens ont permis les danses, il ne manquait plus que cette pièce pour les
justifier. N’est-ce point une preuve bien forte pour excuser un Chrétien que de se
vouloir couvrir de l’exemple des Païens ? Les Païens ont permis les danses ; ce n’est
pas la seule faute qu’ils ont faite ; ils ont toléré bien d’autres choses, que la raison
nous oblige de condamner. Quelques-uns ont permis aux enfants de manger les corps de
leur père et de leur mère après la mort : D’autres de les faire mourir dans la caducité
de leur âge pour les exempter de languir ; y a-t-il Chrétien qui en voulut faire
autant ? Tous ont adoré le Démon pour le vrai Dieu, il nous sera donc permis de nous
jeter aux pieds des Idoles, et de leur donner de l’encens ? Quoiqu’ils l’aient commandé
sous peine de la mort, les véritables Chrétiens ont mieux aimé mourir que de leur
obéir.
Si les Païens ont permis les Danses, on peut conclure avec de très bons Auteurs que la
Danse est un reste d’Idolâtrie, et que les ennemis de Dieu en usaient pour flatter leurs
Idoles. On ne doute point que le peuple d’Israël fut si abusé que de danser devant le
Veau d’or, il en avait vu des exemples en Egypte, qui était le pays le plus
superstitieux qui fût au monde : Les Turcs rendent encore aujourd’hui cette honneur à
leur faux Prophète Mahomet : Les Sorciers ne font point d’assemblées où il n’y ait des
Danses : A quoi peut-on rapporter cette infâme pratique, qui se trouve encore maintenant
parmi les Chrétiens, que les jeunes hommes se mettent aux pieds des filles pour les
adorer ? N’est-ce pas une marque irréprochable, que le Bal n’est demeuré parmi nous, que
comme une pièce de l’Idolâtrie ou des anciens Sabbats ?
Quand
on me dit que les Païens ont permis les Danses, me peut-on bien assurer qu’ils les aient
approuvées ? Il ne se lit point dans toute l’Histoire Romaine, qu’aucune femme sage ait
dansé : Cela n’était que pour les courtisanes à qui rien n’est défendu.
Pour nous éclaircir sur ce point ; Nous ne devons pas croire que les Païens fussent
assez stupides, pour ne pas connaître les dommages que les Danses apportent à la
jeunesse ; ou assez négligents pour n’y point chercher de remède, ils n’ignoraient point
que c’était comme une huile qu’on verse sur le feu ; néanmoins comme ils étaient moins
éclairés que nous sur les péchés de pensées, qui ne se produisent point au dehors, ils
souffrirent qu’il s’en fît de deux sortes ; mais ils les firent pratiquer par des
personnes si viles et si rebutantes, qu’ils crurent que les personnes de condition n’y
voudraient point avoir part, et qu’ainsi la licence ne serait que pour des faquins. La
première sorte était de Satyres, qui représentaient tous les désordres de la lubricité :
ils étaient vêtus en demi-boucs : cette vilaine figure, à ce qu’ils pensaient,
devait faire prendre horreur de la Danse et de l’impureté : L’autre était de Silénus, et
des ivrognes, dont les gestes étaient si indécents, et les pas si mal réglés, que
c’était assez de les voir pour en faire mépris.
Leur intention était droite ; elle ne visait qu’à détourner
du vin et des femmes, qui sont les deux pierres de scandale de la jeunesse, mais leur
dessein ne fut pas si heureux qu’ils espéraient ; il se trouva des lubriques qui
aimèrent mieux faire les satyres, que de ne point suivre les mouvements de leur
brutalité ; comme ils n’avaient qu’une âme de bête sous le corps d’un homme, ils ne
refusèrent point d’en prendre la figure, pourvu qu’ils pussent jouir de leurs plaisirs :
l’autre ne fut guère plus utile. Plusieurs se déguisèrent pour faire plus librement le
péché : il leur semblait que tout leur était permis en faisant la fête à Bacchus : Voilà
où en sont les hommes, qui se laissent gourmander par leurs passions ; ils sont si
chauds et leurs désirs sont si violents, qu’il en est qui aimeraient mieux porter la
marottez, que de quitter un verre de vin.
A dire les
choses, comme elles sont, au jugement des sages, danser c’est faire le fol : Et
néanmoins on ne laisse pas de voir des hommes qui pensent être bien éclairés, qui
donneront le Bal, et danseront toute la nuit pour complaire à une coquette ? Qu’en
dites-vous ? Alphonse Roi d’Aragon, qui a mérité le nom de Sage ne mettait point de
différence entre un fol et un danseur, parce que l’un et l’autre fait des actions de
folie, il ne les distinguait point, si ce n’était que le Danseur ne l’est que pour le
temps qu’il danse, l’autre l’est pour toujours : On leur pourrait donner un troisième,
qui est l’ivrogne : car qu’est-ce que l’ivresse ? Ne doit-on pas répondre, que c’est une
folie de quelques heures : Si on me contraignait à dire, qui est le plus blâmable ; je
serais obligé de donner le plus grand blâme au Danseur : Les autres ne peuvent pas
quitter leur folie à tous les moments du jour. Le Danseur le peut ; il a la raison et ne
s’en sert point : On a plus blâmé Charles IV. Duc de Savoie, de ce qu’étant au Bal,
lorsqu’on lui apporta la nouvelle, qu’Henri le Grand était entré dans ses Etats, et
s’était déjà rendu Maître de Chambéry, il ne voulut point quitter que la Danse ne
fût achevée, que s’il se fût trouvé surpris de vin, et qu’il n’eût pu aller à la
rencontre de son ennemi.
Faisons maintenant une petite réflexion sur ce qui a été dit. Le Danseur est un fol :
mettez un fol ou un ivrogne
dans une occasion de péché, y
restera-t-il ? Non ; parce qu’il n’a que les fonctions de la vie animale qui soient
libres : La raison est noyée à l’un dans le vin, à l’autre dans les noires fumées d’une
cervelle démontée, et vous croirez que si on y met un Danseur ou une Danseuse, ils en
sortiront sans y faire aucun mauvais pas ? Il est bien difficile que ceux à qui la tête
tourne, se tiennent fermes sur le penchant d’un précipice : On voit par là que si les
Païens n’ont point retranché les Danses, c’est qu’ils n’ont pu, et que le vice était
trop puissant pour être arrêté.
V. Je ne veux point désavouer que les Pères du Vieil Testament n’aient quelquefois
dansé ; mais quand nous aurons des causes aussi légitimes de le faire, nous n’en serons
point repris. Marie sœur de Moïse commença la Danse, ou plutôt le triomphe de Pharaon
submergé. David dansa devant l’Arche, lorsqu’elle fut recouvrée des mains des
Philistins : C’était chanter les Victoires que Dieu remportait sur ses ennemis ; c’était
pour fouler sous les pieds le faste et l’arrogance des orgueilleux ; c’était pour
représenter en terre qu’elle peut être la joie des Bienheureux dans le Ciel : Quand nous
aurons les mêmes sujets, il nous sera permis d’en faire autant, et de le faire avec
l’esprit qu’ils l’ont fait. Il ne se présente pas tous les jours des persécuteurs
abattus sous la puissante main de Dieu : On ne retire pas tous les mois l’Arche du
sanctuaire du milieu de ceux qui la tenaient en captivité. Si Dieu ruinait l’Empire du
Turc en aussi peu de temps qu’il perdit Pharaon, s’il nous remettait dans la possession
de la Terre Sainte, et de tous les lieux sacrés, où Jesus-Christ a
opéré les Mystères de notre Rédemption, nous aurions les mêmes droits, et notre
réjouissance devrait passer pour vertu.
VI. L’Eglise ne la condamne point hors des deux plus saintes saisons de l’année, qui
sont l’Avent et le Carême ; c’est beaucoup qu’elle la défende quelquefois : il faut bien
dire qu’elle y craint du mal, puisqu’elle en veut exempter le quart de notre vie ; elle
a usé d’indulgence pour le reste ; elle nous déclare assez par cette exclusion ce
qu’elle désirait, mais ne le pouvant espérer, elle prend une partie pour ne point perdre
le tout.
Qui voudra voir le
sentiment de l’Eglise, il le rencontrera dans le Concile de Laodicée, où les Danses des
Noces sont défendues par un article exprès ? Pourquoi mêler le saint avec le profane ?
Pourquoi déshonorer le Mariage, qui est un des grands Sacrements du Christianisme par
les allèchements du péché ? Il est vrai que les Danses des Noces sont plus excusables
que les autres, elles arrivent plus rarement, elles se passent entre peu de personnes :
Deux ou trois familles en font tout le nombre : Le respect que les parents ont les uns
pour les autres en modèrent la licence : C’est un peu de douceur qui se donne aux
nouveaux mariés, qui leur ôte la grande appréhension de la servitude, où ils se vont
mettre : On leur dore le
premier jour de leur Mariage, comme on dorait les cornes aux Victimes qu’on allait
sacrifier : Toutes ces raisons pourtant n’ont pas empêché l’Eglise de les défendre : et
Saint Chrysostome parlant des Noces d’Isaac et de Rebecca ne feint point de dire que
cette coutume ne vient point de Dieu.
Nous pourrions
appuyer son avis de la punition extraordinaire, qui fut faite sur Alexandre troisième
Roi d’Escosse. La magnificence de ses Noces fut conclue par un Ballet général, où toute
la Noblesse du pays voulut avoir part : comme on était sur la fin de la dernière
entrée : La mort parut, comme on a coutume de nous la dépeindre, et acheva la dernière
cadence. Les Danseurs qui savaient bien que cet horrible spectre n’était point du jeu,
s’arrêtèrent tout court, et ne doutèrent point que ce personnage ajouté ne fut la
prédiction de quelque malheur : ils furent du moins aussi bons Prophètes qu’ils avaient
été bons Danseurs ; car à quelques jours de là on en vit l’effet. Le Roi mourut
soudainement à la chasse au grand regret de tous ses sujets ; Si la Danse des Noces est
innocente ? pourquoi Dieu la punit-il avec tant de servilitéaa ? Vous direz que
cela n’est arrivé qu’une fois ? Que serait-ce s’il arrivait tous les jours ? Où en
serait le monde ? Qui sait si les Mariages qui sont si tôt rompus par la mort de l’un ou
de l’autre des mariés, ne sont point un châtiment de la Danse de leurs Noces ? Quoiqu’il
en soit, il est toujours à craindre de se mettre dans le danger du péché, quand même
Dieu ne nous en devrait dire mot pendant cette vie.
VII. Quand le bal n’aurait point d’autre bon effet que d’être le père des plus beaux
mariages, il devrait être permis. J'avoue que les mariages sont nécessaires à la
conservation du monde, et que le public est intéressé à les faire subsister : Mais il ne
se peut dire que le bal en soit le père, ou il faut accorder qu’il est plus jeune que
ses enfants, car les mariages sont plus âgés de trois mille ans que lui. Ce sont les
mariages qui ont donné ce grand accroissement au genre humain, et qui l’ont répandu par
toute la terre : Pendant tous les premiers temps il ne s’est point parlé de bal, qui
n’est venu que depuis la corruption des siècles. On peut dire de lui qu’il a plus gâté
de mariages qu’il n’en a faits ; on le peut nommer avec vérité le père des jalousies,
des vains soupçons et des folles amours. Qui est le mari qui va au bal, qui ne trouve
que les autres femmes sont plus belles que la sienne ? Qui est la femme qui ne s’y
figure que les autres maris ont plus de complaisance que le sien ?
Qu’on ne le vante point d’avoir noué les plus sincères amitiés ; il ne fait que des
amourettes, et ne produit que de ces feux follets qui conduisent les personnes dans le
précipice. Ce n’est point dans le bal où on peut prendre les véritables connaissances
qui doivent servir aux mariages, tout y est trop dissimulé, et c’est une bien chétive
considération pour s’attacher à une fille, d’avoir vu qu’elle a bien dansé, il la faut
expérimenter sur ce qu’elle devra faire, lorsqu’elle sera mariée ; si elle aura assez de
tête pour donner l’ordre dans une maison, si elle pourra conserver ce qu’on espère
d’acquérir, si elle gouvernera bien une famille ; et c’est ce qui ne se peut attendre
prudemment de ces coureuses qui se trouvent dans toutes les assemblées : Les bonnes
marchandises n’ont pas besoin d’être exposées en tant de foires.
VIII. La dernière défense et la plus
importante est, que personne n’a encore dit que les Danses soient criminelles
d’elles-mêmes ; on ne les rend coupables qu’à cause du danger du péché, et ce danger
n’est qu’imaginaire ; car le péché ne se fait qu’en secret. Réponse. Les saints Pères
rapportant l’origine des Danses à l’invention du Démon, nous font assez connaître que
leur naissance est corrompue. Quand d’autres nous assurent que c’est un reste
d’idolâtrie, ils ne sont pas dans la pensée que les Danses ne soient mauvaises qu’à
cause qu’elles
nous mettent dans l’occasion d’offenser Dieu.
Mais accordons que cet exercice du corps, quoique assez malséant ne souille point l’âme
qu’autant qu’il la jette dans le péril d’offenser Dieu : n’a-t-il pas de là assez de
malice pour nous le faire éviter ? Quelle différence y a-t-il entre faire une chose qui
est de soi mauvaise, ou en faire une indifférente qui en tient une mauvaise si fortement
attachée que qui fait l’une fait l’autre ? Il m’importe peu si je suis percé d’une dague
empoisonnée on non, ou si elle a reçu le poison, lorsqu’on la forgeait sur l’enclume, ou
si une main étrangère lui a appliqué, puisque de quelque façon que ce soit, elle me
donne la mort.
On a beau dire que ce n’est point dans les grandes compagnies où le péché se commet,
que c’est un monstre qui fuit d’être vu : Il est vrai qu’il y a des péchés honteux qui
n’oseraient paraître dans les belles assemblées, mais les jalousies, les ambitions, les
médisances n'y trouvent-elles point de place ? mais quoique les actions indécentes en
soient bannies, les pensées qui sont les premières semences de tous nos désordres, les
complaisances intérieures qui achèvent les péchés du cœur, se peuvent-elles toutes
empêcher ? La présence de la mère arrêtera tout ce qui peut choquer l’honneur de sa
fille ; je l’avoue, mais elle ne la gardera pas des mauvais désirs qui se formeront dans
son esprit ; ses yeux ne portent pas jusque là : Elle ne la détournera pas de prendre de
l’amour ni d’en donner.
C’est encore une excuse plus ridicule, quand on dit qu’on ne va pas au bal à mauvaise
intention. C’est flatter le vice de parler ainsi : Il n’est point nécessaire d’avoir une
mauvaise intention pour commettre un péché ; c’est assez que la chose que vous faites ne
se devait point faire. On ne doute point que la bonne intention ne soit une belle forme,
et que quand elle est appliquée sur une précieuse matière, elle n’en fasse une très
riche pièce, mais le bal n’est point un fond sur qui elle puisse répandre sa beauté, il
est engagé dans tant de circonstances vicieuses, qu’il n’est point d’intention qui lui
puisse donner un seul grain de bonté.
Mais quelle bonne intention peut conduire une personne au bal ? y va-t-elle pour y
faire pénitence de ses fautes passées ? Est-ce pour y goûter les choses du Ciel ? est-ce
pour se préparer à l’Oraison ? est-ce pour pratiquer la charité
envers les pauvres ? à quelle vertu peut-on rapporter, de faire de la
nuit le jour, et du jour la nuit ? de pervertir l’ordre que Dieu a mis dans le monde ?
d’abandonner la maison six heures entières à la discrétion des valets et des servantes ?
Si vous allez au bal pour y acquérir l’estime d’être belle, gentille, de belle humeur,
c’est vanité ; si c’est pour y voir, c’est curiosité ; si c’est pour y donner ou y
recevoir de l’amour, c’est lubricité ; si c’est pour vous divertir, c’est perdre le
temps. Laquelle est-ce de toutes ces intentions qui peut dégager le bal de toutes les
dispositions qu’il donne au péché.
Ce Chapitre ne peut être mieux fermé que par deux ou trois vérités très constantes. La
première est, qu’il n’est point de péchés qui ne nous disposent à l’Enfer. La seconde
que quoiqu’il soit des péchés de bien des sortes ; la seule impureté en damne plus elle
seule, que tous les autres ensemble : Quelques Docteurs d’une science très sublime
passent bien plus avant, et tiennent pour certain que de quatre personnes qui périssent,
trois sont perdues par leur impureté. La troisième, que l’impureté qui est le péché où
on tombe le plus aisément, et dont on ne se retire que par un petit miracle, n’a point
d’occasion qui lui soit plus favorable, que le bal et la danse.
Se peut-on divertir à la Comédie. §. 8.
Notre vie à en parler dans la vérité n’est
proprement qu’une Comédie, dont nous sommes tous les Acteurs. Le monde est le théâtre
sur lequel chacun monte à son tour ; il en est de nous qui font deux ou trois
personnages ; d’autres n’en font qu’un : C’est-à-dire que les uns viennent en divers
actes et en postures différentes, et que les autres comme ils n’ont qu’une condition, ne
paraissent que sous un même habit ; on peut dire des uns et des autres que quand ils
sont morts la Tragédie est jouée ; de là nous allons tous en l’autre monde pour y rendre
compte si nous avons bien ou mal fait. Notre Juge n’a pas tant d’égard au personnage que
nous avons représenté qu’aux soins que nous avons apportés pour le bien faire,
c’est là-dessus que notre peine ou notre récompense se mesure ;
on ne nous demande point si notre emploi était grand ou petit, noble ou roturier : moins
encore si nous avons tenu longtemps la Scène ou non : Tout consiste à voir comme quoi
nous nous sommes acquitté de notre commission ; il arrive souvent que le valet l’emporte
sur son maître, et que le drap d’or est contraint de céder à la bure.
N’est-ce point cette raison qui nous porte délicieusement à nous trouver en ces actions
publiques comme à une représentation de ce que nous faisons tous les jours ?
Certainement l’amour de nous-mêmes nous fait prendre plaisir à nous voir, quand ce ne
serait que dans un verre. N’est-ce point plutôt la curiosité qui nous y attire pour nous
rendre juges de ceux qui feront le mieux ? N’est-ce point aussi que nous nous plaisons à
voir une chose bien imitée ? Il est bien des copies qui sont plus agréables que leur
original : nous entendons plus volontiers un homme qui contrefait le grognement d’un
pourceau que si nous entendions la bête même. La peinture d’un homme pourri ou brûlé qui
tombe par pièces et par morceaux, se voit avec satisfaction, l’original ne se pourrait
voir sans horreur ; si cela n’était point, pourquoi aurions-nous tant d’ardeur pour
aller repaître nos yeux d’une misère feinte, ou passée depuis longtemps, ou d’une
félicité imaginaire ? Non seulement nous y allons, mais notre cœur se plaît d’y
être touché des sentiments de compassion qui nous tire quelquefois des larmes, et bien
que nous n’ignorons pas que la disgrâce que nous pleurons, est d’une personne qui est
morte il y a cinq ans, nous aimons notre tendresse, et l’amertume que nous en concevons
nous est douce. Ce n’est pas que nous manquions en nos jours de véritables objets de la
bonne et de la mauvaise fortune : Pourquoi donc en aller chercher sur les théâtres ?
pourquoi quitter la vérité pour des choses inventées, et qui ne sont que de montre ?
pourquoi y faire notre joie de notre douleur ? pourquoi nous y réjouir en pleurant, et y
pleurer en nous réjouissant. Tous les traits d’esprit nous plaisent, quand ce ne serait
qu’à bien déguiser un mensonge ; on le reconnaît tous les jours, nous dédaignons de voir
ce qui se passe devant nos yeux, et nous donnons
de l’argent
pour assister à la représentation d’une fable.
Mais le fait-on sans blesser sa conscience : Pour faire une juste réponse à cette
dernière demande ; il est besoin de savoir que le théâtre peut servir à trois sortes de
représentations, soit fabuleuses, soit véritables, qu’on appelle Tragédie, Comédie et
Tragi-Comédie. La première de son naturel est grave et austère, tant pour les personnes
qu’elle emploie, que pour les discours qu’elle leur fait tenir, elle ne leur permet rien
que ce qui est de bienséance ; si elle les laisse quelquefois échapper en quelque faute,
elle leur en fait toujours porter la peine : D’où vient que quoique ses commencements
soient de faveur, sa fin n’est ordinairement que de disgrâces. Autant que la Tragédie
est modeste et sérieuse, autant la Comédie est libre et enjouée ; elle ne produit que
des gens de basse étoffe : Son parler est tellement négligé qu’il est toujours
ingénieux : S’il est familier, et s’il tient du vieil patois, ce n’est que pour mieux
faire goûter ce qu’elle dit, elle a beaucoup de pointes en son discours, aussi
pique-t-elle souvent jusqu’au vif : comme son but n’est que de divertir, elle ne finit
point que par quelque adroite surprise, ou par quelque événement inespéré : On a ajouté
une troisième espèce d’action, qui est comme un tempérament ou un milieu : Le nom qu’on
lui a donné est Tragi-Comédie, parce qu’elle participe de l’une et de l’autre : On la
pourrait appeler la Comédie reformée, ou la Tragédie mitigée : elle n’est pas si
majestueuse, que celle-ci, ni si railleuse que celle-là.
Si toutes ces trois espèces demeuraient dans leur nature, et qu’elles ne fussent point
altérées par la fantaisie des Poètes, la résolution de notre cas ne serait pas bien
difficile : car il est hors de doute que la Tragédie serait très licite : ce serait
plutôt une instruction pour la vertu, qu’une sollicitation pour le vice. Son but n’est
que de nous faire faire des réflexions utiles sur la vanité des biens, que plusieurs
recherchent avec trop de chaleur : Tantôt elle fait voir jusqu’où les ambitieux ont été
portés sur les ailes de leurs vains désirs, et puis elle les fait tomber si promptement
que leurs chutes nous donnent plus d’épouvante, que leur élévation ne nous
avait donné d’admiration : Tantôt elle représente les passions
honteuses et mesquines d’un avaricieux, qui n’a que des pensées pour s’enrichir ; elle
nous en déclare si bien toutes les inquiétudes de la vie, et le désespoir à la mort,
qu’à moins d’avoir une âme de Griffon, elle nous fera résoudre à ne vouloir des
richesses qu’autant qu’elles sont nécessaires pour soulager les besoins de notre
indigence. Quelquefois elle fait venir sur le théâtre un amant passionné : mais elle en
dépeint si naïvement toutes les bassesses et toutes les folies, qu’il est aisé de
conclure que l’amour des femmes nous fait oublier que nous sommes hommes : Elle nous
imprime l’horreur d’un plaisir, qui nous fait devenir bêtes : D’autres fois elle fait
montre d’un vindicatif, qui se consomme et se ronge en de vains efforts, et qui pense
avoir de grands avantages sur son ennemi, quand il s’est coupé un bras pour lui faire
perdre un doigt : Elle le tourne et le retourne en tant de façons, qu’il n’est point de
Spectateur quiab ne
juge qu’il vaut mieux accorder un pardon, que de poursuivre une vengeance.
Bien que la Tragi-Comédie n’ait pas tant de retenue, et qu’elle donne quelquefois lieu
à de jolies inventions ; elle ne peut être condamnée, tandis qu’on ne la tire point hors
de sa propre assiette ; et même il arrive assez souvent, que comme les matières qu’elle
traite, sont plus populaires, le fruit en est plus universel que de la Tragédie : On se
les approprie plus facilement, et on profite des fautes d’autrui, qui ne nous sont
représentées que pour nous empêcher de les faire.
Tout le mal vient de la Comédie, laquelle étant d’une humeur bouffonne pour peu qu’on
lui lâche la main, elle s’épanche en des libertés dangereuses ; elle rend le vice si
ingénieux, elle le pare de si beaux habits, qu’au lieu de le faire fuir, elle le fait
aimer : Ce désordre ne lui est point naturel, il ne lui vient que du dehors, mais elle
semble en donner l’occasion, car ne se servant que de personnes basses et contemptibles,
qui n’ont point de cœur pour l’honneur, elle ne leur peut donner des actions bien
relevées, elle les laisse agir, comme de petites gens, qui n’ont que des mots de
raillerie, et qui se persuadent que plus elles font rire, plus elles font bien.
C’est encore pis quand le dérèglement se jette dans la Tragédie, et que des personnes
illustres, dont la vie doit servir de règle aux autres, s’abandonnent à la débauche :
car pour lors ce n’est qu’une école de dissolution, et une corruption publique. Le vice
entre en estime et en autorité : on le pratique sans crainte, et on fait gloire d’être
méchants, parce qu’il y a double avantage à ce qu’on croit, il est doux de suivre ses
inclinations, et il semble être honorable de faire ce que font les premières personnes
du monde.
Voilà où en était venu le débordement des
Tragédies de l’ancienne Rome ; elles faisaient faire à leurs Dieux toutes les
indécences, que la Comédie la plus libertine aurait permis aux laquais et aux
marmitons : Les gens de bien en gémissaient, mais le grand nombre, qui va toujours à la
licence avait le dessus : Les Poètes qui se voyaient d’autant plus caressés, que plus
leurs pièces étaient infâmes, n’épargnaient ni parole, ni pensée, qui pût flatter le
vice. Ils ne feignaient point de faire venir sur le théâtre toutes les impuretés de
Mars, de Venus, de Jupiter, à qui ils donnaient les figures des bêtes qu’ils avaient
prises pour jouir plus librement de leurs plaisirs : Il n’est rien de vilain dans les Métamorphoses, qui ne fournit la matière à une action publique : Aujourd’hui le
plus grand de leurs Dieux se changeait en une pluie d’or pour avoir entrée dans la
chambre de Danaé. Demain il prenait la forme d’un Aigle pour enlever Ganymède et se
jouer avec lui. Une autre fois ils lui faisaient prendre la figure d’un Taureau blanc
pour passer sur son dos la Princesse Europe, d’un bord de la rivière à l’autre : on
portait au milieu de l’assemblée Mars et Venus engagés dans les fers et dans les secrets
ressorts, que le Dieu Vulcain avait prépares pour les surprendre : On leur décernait
autant de triomphes qu’ils avaient trompé de filles.
La conséquence en fut si funeste, que les
crimes les plus noirs passaient pour des gentillesses ; pourvu qu’un adultère fut ménagé
avec esprit, il avait de l’approbation. Les incestes qui font rougir la nature,
n’étaient comptés que pour des divertissements, que les Dieux et les Déesses prenaient
tous les jours : Cette grande Ville, qui était la Capitale
du monde, était sur le penchant du précipice, si les Censeurs n’en eussent fait leurs
plaintes, et n’eussent tâché d’arrêter le cours d’un si honteux débordement. On tâcha
d’y trouver quelque remède, mais soit qu’on eût peur d’irriter le peuple, qui ne
respirait qu’après de semblables exercices, et qui les voulait conserver comme des
marques de sa liberté, soit que le parti des vicieux dans le Sénat fût plus puissant que
celui des gens de bien ; on ne put obtenir que deux articles qui amoindrirent un peu le
mal ; mais qui ne le guérirent pas. Le premier fut que les hommes de théâtre seraient
déclarés infâmes et incapables d’arriver jamais ni à l’état de Sénateur, ou de
Chevalier, ni à aucune Charge publique. Par le second, il fut conclu, que les théâtres
où se feraient les actions, seraient ruinés et démolis au bout d’un mois, sans qu’il en
restât aucun vestige, qui en pût faire revenir la mémoire.
Quelques-uns qui ne connaissaient pas assez, comme le mal, s’il n’est exterminé,
retourne avec plus de violence, après qu’il a été chassé, étaient d’opinion que ces deux
statuts suffisaient pour le tenir en bride, et qu’il ne se trouverait personne, ou qui
voulût faire des frais immenses, dont on ne se souviendrait plus dans un mois, ou qui
fût disposé à quitter toutes les espérances d’une honnête condition pour faire le
jongleur sur un théâtre : néanmoins il s’en rencontra de l’une et de l’autre sorte : Les
uns firent le métier de farceurs sans regarder à l’infamie qui leur en revenait : Les
autres qui étaient possédés d’une sotte ambition de gagner les bonnes grâces du peuple,
de qui ils pouvaient espérer faveur pour entrer dans les premières Charges de Rome, ne
craignirent point de mettre une grande partie de leurs biens à ériger ces superbes
machines, qui pouvaient loger tout le peuple Romain.
Les Histoires nous en rapportent, qui y ont employé
plus d’un million : Elles taxent particulièrement Marcus Scaurus, lequel sortant de
l’Office d’Edile voulant se frayer le chemin à quelque chose de plus, fit dresser un
superbe amphithéâtre relevé partout de trois étages, et soutenu de trois ordres de
colonnes très magnifiques : chaque ordre était composé de six-vingts
qui faisaient en tout trois cent soixante, avec leur bases, corniches,
chapiteaux, traves, architraves excellemment bien travaillées. Le premier étage ou celui
d’embasac était porté par
six-vingts colonnes de marbre ; le second d’un nombre pareil qui étaient de verre ; le
troisième ordre était de bois doré : On y compta jusqu’à trois mille statues de bronze
qui avaient été placées en l’entre-deux des colonnes pour y servir d’ornement. Les
murailles étaient revêtues du haut en bas de tapisseries de haute lice, enchâssées en
des cartouches, et environnées de très riches termesad, qui en distinguaient
toutes les pièces, et les faisaient toutes voir une à une à qui les voulait compter. Cet
édifice était si vaste qu’il y avait assez de sièges pour y placer quatre-vingt mille
personnes à leur aise, sans que pas un fit ombre à son compagnon : On ajoute que la
provision qu’on avait fait des ornements pour cet appareil, était si prodigieuse, qu’il
y en eut une grande partie inutile, et que les valets de Scaurus étant comme désespérés
de tant de porter et rapporter mirent le feu à sa maison des champs, où on avait
resserré tout ce qui ne servait point, et que la perte fut estimée plus de cent mille
écus.
Tout cela fut rasé et ne s’y laissa pierre sur pierre après trente jours. Celui qui en
avait fait les frais n’en eut autre louange auprès des gens de bien, que d’avoir achevé
de perdre la Ville de Rome : Il y eut tant de jeux et tant de danses : Les
représentations en furent si lubriques et les prostitutions si honteuses, que dans
l’estime des sages qui craignent plus la corruption des mœurs que la perte des biens.
Les Gaulois firent moins de tort à Rome en la réduisant en cendres, que Scaurus ne fit
en lui préparant avec tant de pompe des occasions de plaisir.
Ces désordres qui étaient ordinaires dans les Comédies des Païens, ont donné lieu à
toutes les invectives que nous lisons encore aujourd’hui dans les écrits des saints
Pères contre les théâtres. Ils crient contre cela avec autant de chaleur et
d’indignation, qu’ils eussent fait contre un sabbat de Sorciers et de Magiciens ; ils
parlent des Comédiens comme des Lutins, et des suppôts de Lucifer ; ils ne croient pas
que les spectacles
fussent d’une moindre abomination, que les
sacrifices qu’on faisait aux idoles. A leur dire c’était la synagogue d’impiété, et la
chaire de Pestilence, dont personne n’approchait qui ne fut piqué ; il y avait tant de charmes pour les yeux, et
pour les oreilles, qu’il n’était point de cœur assez ferme pour résister au péché. Quel
plus puissant attrait y pouvait-il avoir pour tirer un homme à la débauche, que de voir
que les dieux faisaient gloire de leurs impuretés ? Quelle punition peut-on craindre de
son péché, quand on le voit pratiquer par son juge ? Qu’est-ce qui pouvait retenir un jeune homme de faire mal devant qui la divinité
était à mépris, et le vice en exemple ?
Saint Augustin s’accuse dans ses Confessions, comme d’une faute bien
considérable, de n’avoir pas fait tous ses efforts pour en donner du dégoût à Alipius,
qui ne lui touchait encore quasi de rien. Il regrette de ce que par une condescendance
trop molle, il ne lui en avait osé parler, quoique pour lors il ne fut pas encore Saint
Augustin : mais seulement un Hérétique Manichéen ; car depuis qu’il fut saint, il aurait
passé par-dessus tous les respects de la prudence humaine pour l’en arracher : on tenait
une si étroite rigueur contre tous les premiers Chrétiens, qui s’étaient licenciésae d’y aller, qu’ils n’étaient point reçus aux exercices de l’Eglise,
qu’ils n’eussent expié leur péché par une pénitence exemplaire, et de plusieurs
jours.
Dieu merci nous n’en sommes plus dans les mêmes termes. Les faux Dieux ne paraissent
plus sur nos théâtres, que comme des fantômes : Comme ils n’ont plus de crédit parmi les
hommes, leur vie débordée ne peut servir d’excuse à qui fait mal ; mais la Comédie n’est
pas pourtant sans danger, elle n’est pas si pure que les bonnes mœurs n’en soient
choquées ; on lui souffre quelquefois des farces qui feraient rougir des Païens, il s’y
dit des mots que si l’Enfer pouvait parler, il n’en dirait pas de plus mauvais.
Ce n’est point que je veuille retrancher aux Chrétiens les occasions d’une juste
réjouissance, ils sont hommes aussi bien que les autres, et les divertissements
raisonnables ne leur doivent point être défendus : Mais on m’avouera
que jusqu’ici la police a permis trop de licence aux Comédiens, de qui,
quoiqu’ils représentent, on ne fait aucun châtiment ; il semble qu’ils sont suffisamment
punis, quand la loi les a déclarés infâmes, et des hommes sans honneur. Ce n’est point
remédier au mal, si on ne leur ferme la bouche autant de fois qu’ils sont pour mal
parler : La honte de leur condition n’empêche pas que leur liberté de tout faire et de
tout dire ne porte son coup, et ne perde la jeunesse qui les voit et qui les entend.
Pour moi je ne conçois pas assez d’équité au traitement qu’on leur fait. La loi les
décrie et les hommes les caressent ; s’ils sont innocents pourquoi leur donne-t-on la
même peine qui se donne aux faussaires et aux parjures ? s’ils sont pernicieux ?
pourquoi leur rend-on plus d’assiduité pour les entendre, qu’on ne fait aux Prédicateurs
de la vérité ? On en fait comme des boucs d’Anathème, et chacun les charge de fleurs ; on se
persuade que le mal qu’on fait à leur prêter l’oreille, retombe sur eux et qu’on peut
voir innocemment ce qu’ils ne peuvent représenter sans crime.
Je dirai franchement que les Auditeurs sont les premiers coupables ; car si les autres
sont méchants, ce n’est que pour leur plaire : Qu’il n’y ait point de spectateurs, il
n’y aura point de Comédiens, ils ne parlent pas pour eux-mêmes, il n’y eut jamais qu’un
vieil fol qui se panadoitaf sur le théâtre à l’enseigne de la Lune,
dans la créance que les Dieux prenaient plaisir à ses démarches et à ses riches
inventions. Qu’on ne leur donne rien, et ils quitteront bientôt le métier ; on
n’entendra plus d’histoires scandaleuses sur un théâtre Chrétien, on n’ira plus déterrer
les morts qui sont pourris depuis deux ou trois cents ans, pour mettre au jour leurs
mauvaises actions. On ne fera point un scandale général de quelques sottises particulières et
inconnues : Comme si une infamie pouvait être trop tôt oubliée, ou qu’il fût besoin que
chacun sût le vice pour avoir plus d’insolence à pratiquer le mal : Tant s’en faut qu’on
exerce maintenant plus de rigueur en leur endroit, ou qu’on les tire en une justice plus
sévère quand ils ont excédé, on leur fait encore plus de faveur dans le Christianisme.
Au lieu de renverser leurs théâtres aussi souvent qu’ils jouent
pour leur faire voir que ce n’est que par violence qu’on les souffre :
les Villes Capitales des Etats leur donnent des Palais, comme si le public était
intéressé à conserver des personnes que les lois ne peuvent approuver.
La
France sera éternellement obligée à Philippe Auguste, non seulement pour ses grandes et
illustres Conquêtes, mais encore pour les sages règlements qu’il fit pour empêcher les
désordres qui allaient à la ruine du culte divin et des bonnes mœurs ; elle tient de lui
deux Ordonnances très chrétiennes, qui furent les premières d’après son Sacre qui fut
fait du vivant de son père, dont l’une est portée contre les blasphémateurs du nom de
Dieu, l’autre contre les Comédiens qu’il chassa honteusement de la Cour avec ce beau
mot, que c’est sacrifier au Démon de leur donner quelque chose, mais j’eusse bien désiré qu’après avoir si bien commencé, il les eût poussés à
bout, et les eût aussi bien bannis de son Royaume, qu’il fit les Juifs, qui depuis ce
temps-là n’ont point encore trouvé de porte pour y rentrer.
S’il y eut jamais femme digne de manier un Sceptre ce fut
Isabelle Reine d’Espagne qui fit de sa maison une Académie d’honneur, où furent formés
tous les grands hommes de son siècle et du suivant, elle avait une haine particulière
contre les bateleurs, qu’elle considérait comme des empoisonneurs publiques qui ôtent la
vie et la santé aux Etats, en tirant dans la mollesse et dans le vice, ceux que Dieu et
la nature avaient fait naître pour la vertu, il semble que c’est l’école du Démon, d’où
personne ne sort, que pour déclarer la guerre à toutes les actions honorables. C’est
comme un mauvais frimas qui perd en fleur les espérances de plusieurs siècles : C’est un
poison malin qui renverse la cervelle à tous ceux qui le respirent. La Comédie a fait
des poupinsag et des efféminés, mais elle ne fit jamais un honnête
homme.
Il est bien temps de conclure et de revenir à notre demande : Peut-on prendre le
divertissement de la Comédie sans blesser sa conscience ? Saint Augustin ne l’aurait pas
fait, encore que le sujet fût indifférent et d’une simple curiosité ; on raconte de lui
un beau mot. Quelques Acteurs s’étaient préparés à représenter une Naumachie ou combat
naval : La mer
y devait paraître avec tous ses flots et
toutes ses richesses : Le bruit en courait
si favorablement par la Ville, qu’un de ses Aumôniers prit envie de s’y trouver : Pour
le faire avec bienséance, il en donna avis à son Maître, et le sollicita doucement à y
vouloir donner une heure de temps : Cette matière est bien divertissante, répliqua le
Saint ; mais nous ne perdrons rien en demeurant à la maison. Si c’est une représentation
curieuse de voir la mer sur un théâtre ; c’est une heureuse possession d’avoir Jesus-Christ dans le port : N’était-ce pas quasi dire, que bien que la
Comédie n’eût rien de mauvais, ni en forme, ni en matière, ce n’est point un lieu où on
trouve le Fils de Dieu.
Alphonse Roi d’Aragon ne voulant point priver ses sujets
d’un passe-temps qui leur était très délicieux, ni donner occasion au vice en permettant
les Comédies, faisait tous les ans des jeux solennels et magnifiques, dont les histoires
étaient si Chrétiennes et si bien choisies qu’elles donnaient toute la joie que des gens
de bien peuvent recevoir, et ne laissaient rien dans l’esprit qu’un vif aiguillon pour
la vertu.
Si la Comédie est de même nature, si elle n’a rien dans son appareil, qui puisse
déplaire à Dieu ; si elle n’a ni farce, ni danse qui tire au libertinage ou à la
lasciveté ; on y peut donner un petit temps par manière de recréation ; mais d’en faire
coutume, c’est n’entendre pas ce que veut dire le mot de divertissement.
D’une autre espèce de divertissement, qui est la Lecture.
§ 9.
On me reprochera sans doute que je fais flèche de tout bois, si je veux faire passer la
Lecture pour un divertissement : On me dira qu’il n’est rien de si sérieux, et que c’est
l’occupation des hommes, qui a plus besoin de relâche : Peut-être ajoutera-t-on que si
les plus pénibles emplois prennent la place et le nom de divertissement, il faudra
désormais que pour faire la partie égale ; les divertissements prennent
le nom et la place des emplois, où on ne peut venir sans pervertir la
nature et l’usage des choses.
Ceux qui parlent de la sorte, quoiqu’ils aient l’apparence pour eux, ne sont pas encore
arrivés à la vérité : Ils ne connaissent pas assez ce que c’est que se divertir, et que
pour le faire, il n’est besoin que de changer d’exercice : J'avoue bien que le
divertissement est plus parfait, lorsque nous quittons une action pénible pour passer à
une autre qui n’a rien que d’agréable ; mais bien que cela soit favorable au
divertissement, il ne lui est point nécessaire. Le seul changement d’ouvrage nous peut divertir. En un mot, c’est assez de faire
autre chose. Un homme qui s’est lassé à chanter peut se divertir en écrivant, comme un
autre qui aura beaucoup écrit, peut se divertir en chantant : Notre gêne et notre
chagrin viennent de la continuation de quoi que ce soit, nous nous dégoûtons de tout :
Le moindre changement nous soulage : Une personne à qui les yeux font mal pour avoir
cousu en linge, trouvera la décharge de sa peine en cousant en drap ; C’est pourtant le
même métier ; mais l’objet est changé. Pourrait-on dire avec vérité, qu’un homme de
Palais qui a la tête pleine d’une confusion de procès, ou qu’un Marchand qui a été fort
occupé à liquider son trafic, ne pourrait trouver aucun soulagement à sa peine en lisant
un beau livre ?
Avant que de vouloir retrancher la lecture du nombre des divertissements, il en fallait
considérer toutes les espèces ; s’il en est de minces et de petite satisfaction, il en
est aussi de délicieuses et bien fournies, où notre esprit se repose aussi doucement
qu’il pourrait faire en un beau et harmonieux concert : C’est au Lecteur d’en faire le
choix. Est-il rien de plus divertissant, qu’une Histoire bien déduite, qui nous fait
voir, comme en une riche peinture, les faits les plus notables, qui se sont passés dans
le cours de plusieurs siècles ? Notre curiosité qui est toujours affamée de choses
nouvelles s’y porte avec la même passion qu’un famélique sur une bonne viande.
Il est de si beaux discours de l’Astrologie, qui nous enseignent en peu de mots ce que
nous n’apprendrions de nous-mêmes
qu’en plusieurs années ?
N’est-ce pas une chose bien divertissante de voir en petit volume tout le cours des
Astres, la rencontre des Planètes ; les approches et les éloignements du Soleil, et
toute l’économie des corps célestes ? Il est de si jolies opérations de Mathématique,
dont les conclusions sont tout d’esprit et ne lassent point. Combien se découvre-t-il de
beaux secrets dans l’Optique, dans la Physique, dans la Chimie, et dans toute la science
des métaux ? Qui ne saurait volontiers le nom et la nature des simples, leurs qualités
occultes, leurs sympathies et leurs antipathies ? Cela se trouve sans peine, et la
lecture en est si douce qu’il se faut faire violence pour s’en arracher.
Que dirai-je de la Géographie, qui marche pas à pas sur toutes les traces, que la
Sagesse de Dieu laissa dans le monde, quand elle en fit le tour pour voir si toutes les
choses étaient en leur lieu : Elle donne toutes les mesures de la terre ; elle en montre
la figure, elle loge chaque nation dans son quartier : Elle nous dit, les peuples qui
approchent du pôle de tant de degrés, n’ont que tant d’heures de jour pendant l’hiver, à
peine ont-ils de la nuit pendant l’été : Ceux qui sont près de la ligne, ne changent
presque point, la nuit et le jour sont d’une même durée en toutes les saisons : Ceux-là
sont tourmentés du froid : ceux-ci souffrent du chaud : En telle contrée naissent tels
fruits, tels animaux ; on y fait tels ouvrages : Un tel Royaume a tant de Provinces, il
est arrosé de tant de rivières, il est embelli de tant de Villes : Voilà sa police et la
façon de son gouvernement. La mer couvre tant de terre, sa plus haute profondeur n’est
guère que d’une lieue : Toutes les mers se communiquent, etc. Est-il rien en tout cela
qui ne soit curieux, et capable de divertir un homme, qui ne veut pas être tout à fait
ignorant.
Qui voudra faire un agréable mélange de l’Histoire et de la Géographie, il n’a qu’à
prendre un livre de voyages ; cela l’emportera doucement d’un pays à un autre, et lui
donnera loisir d’arrêter partout où il trouvera quelque chose digne de sa curiosité : Il
fera autant de poses et de gîtes imaginaires, que celui qui le conduit, il entrera avec
lui dans
toutes les belles villes, il en remarquera toutes
les raretés, il en découvrira tous les secrets sans autre dépense que d’une heure de
temps, et sans autre lassitude que de demeurer assis sur une chaire : il voguera à
travers des plus furieuses tempêtes sans danger : il verra venir les Corsaires sans
frayeur, et si vous voulez il fera naufrage sans rien perdre : Se peut-il trouver un
plus doux divertissement que de ne voir les maux qu’en peintures, et de profiter des
biens, comme s’ils étaient effectifs.
La Chronologie n’est pas si gaie que la Géographie ; mais personne ne la consulte sans
en recevoir de sages et d’agréables avis ; elle nous fait passer de siècle en siècle
depuis la création du monde, et nous marque au doigt ce que chacun a eu de plus
considérable : On reconnaît que les premiers temps n’étaient que comme une ébauche de ce
qui s’est vu par après. Le monde n’y paraît que comme un petit enfant, qui prend ses
forces et ses accroissements avec l’âge. On y acquiert une si éclatante lumière que
d’une seule vue on peut pénétrer la suite de toutes les années.
On fait venir par ordre, et comme à divers actes la naissance et la ruine des plus
illustres Monarchies, les entrées et les sorties des Savants, des Conquérants, des
hommes d’Etat. Les inventions des Arts, leur culture, leur perfection, leur décadence :
On compare un temps avec l’autre ; il s’en trouve d’obscurs, où les belles lettres ont
été comme en éclipse, il en est de lumineux où tout brille en esprit, en science, en
vertu : On tire des conséquences du passé pour les affaires du présent, et sans faire
beaucoup de chemin nous rencontrons les remèdes à nos maux, ou qui ont été pratiqués en
pareilles occasions, ou qui pour avoir été négligés, ont été cause de grands désordres :
Tout cela ne donne pas seulement de l’instruction, il est encore capable de donner de la
joie à qui le sait goûter.
De tout ce que j'ai dit, on peut conclure que ce
n’était pas sans sujet qu’Hermès appelait ses livres un breuvage, qui préservait de la
corruption et de la mort, néanmoins il ne faut point croire que cette gloire soit si
particulière aux ouvrages de cet homme, que les autres ne puissent et ne doivent avoir
part au même honneur. Comme il en est de bons de qui tout
le
suc et la substance ne respirent que la vertu et l’instruction des hommes, il en est
aussi de méchants qu’on pourrait comparer à la coupe de la Courtisane de l’Apocalypse ou
à celui de Circé, auquel pas un ne buvait qui ne perdit le sens et la raison.
Entre ceux qui sont plus à craindre, parce qu’ils sont au plus haut degré de malignité
sont les Hérétiques, parmi lesquels je range tous ceux qui sont suspects de nouveauté en
matière de foi, et les Diaboliques ce sont ceux qui traitent du détestable commerce que
les hommes peuvent avoir avec le Démon. Je les mets ensemble ; car si nous recherchons
leur origine nous trouverons que l’Hérésie et la Magie sont deux sœurs qui n’ont qu’un
même père, qui est le Diable ; elles sont sorties d’un même ventre ; c’est-à-dire, d’une
curiosité trompeuse et illusoire. Les Magiciens se sont laissés gagner à l’esprit de
mensonge pour savoir quelque chose plus que les autres, et pour avoir part aux secrets
que Dieu nous avait cachés, ils se sont rendus les disciples de l’ancien serpent qui
promettait à nos premiers parents la science du bien et du mal : Comme si le père des lumières ne leur en eût ôté la connaissance que par
jalousie ; ils devinent sur les choses de l'avenir, et bien que ce ne soit que sur de
légères conjectures, par un juste jugement de Dieu qui en veut aux superbes, les choses
arrivent assez souvent comme ils les ont prédites, afin que les Auteurs de semblables
prédictions, s’enfoncent toujours plus avant dans leur vaine et diabolique curiosité,
qu’ils entrent dans une plus haute présomption d’eux-mêmes, et donnent par ce moyen plus
d’occasion à sa justice de les punir.
Le traitement que Dieu fait aux Hérétiques est quasi tout le même : Il les abandonne à
leur orgueil qui leur trouble tellement la cervelle, qu’ils pensent voir ce que les
autres ne voient pas. Cet esprit les enfle si fort de leur propre estime, qu’ils ne
regardent les autres que comme des aveugles, ou des stupides qui se laissent mener sans
résistance ; il n’y a qu’eux dans leur pensée qui sachent où ils vont, plus on leur crie
qu’ils s’égarent, plus ils se hâtent d’avancer, et quoiqu’on les rappelle au bon chemin,
ils ne daignent pas seulement tourner la tête. L’apparence les emporte, et la vérité qui
est très simple et sans aucun fard passe devant leurs yeux comme une inconnue.
Le même esprit qui les anime, se trouve encore dans leurs livres, on le respire en les
lisant, et le Lecteur en est plutôt infecté qu’il n’y a pris garde : Ce qui cause la
tromperie, c’est que le venin est mêlé de tant de doux ingrédients qu’on le boit avec
délices ; on le reconnaît à la présomption, il se découvre encore davantage par
opiniâtreté, puis il fait passer jusqu’au mépris ; on tient tête à ses propres maîtres ;
on se mesure avec eux, et tel qui devrait encore apprendre des autres, fait l’oracle et
veut que tout ce qu’il dit soit respecté ; s’il accorde aux autres plus de lecture, il
se donne un esprit plus délié, et qui d’un plein saut porte jusqu’à la dernière
difficulté. Ainsi le mensonge tient le dessus, et parce qu’il est couvert de beaux mots, et
de quelques riches sentences, il est reçu des ignorants, comme la vérité essentielle.
Qui ne veut point être trompé à semblables livres, il n’en doit voir ni le caractère ni
la couverture ; car tout y est contagieux, et personne ne touche sans danger la terre où
le serpent à répandu son venin.
Si on fait justice aux Romans, et à tous ces beaux volumes d’amourettes, dont le nombre
croît tous les jours à la confusion du Christianisme, on les placera presque dans le
même ordre ; car si leur malice n’est pas si noire, elle est plus commune et se fait
sentir à plus de personnes. Leur abord est d’autant plus malin, qu’il témoigne plus
d’innocence et qu’il inspire le vice sous couleur de divertissement et d’instruction :
Je n’en veux point d’autres garants, que Messieurs les Evêques assemblés à
Thessalonique ; ils déposèrent l’Evêque Héliodore pour avoir mis au jour sa Chariclée,
et le dépouillèrent de toutes les marques honorables de sa dignité :
Ils n’en vinrent pas à une si haute servilité, qu’après avoir mûrement pesé tous les
dommages, que les curieux pouvaient recevoir d’un si mauvais livre : Ses jolies pensées
et ses charmantes Ethopées ne le justifièrent point, il en fallut passer par toutes les
rigueurs de la censure ; puisqu’il n’eut pas assez d’humilité pour donner un désaveu de
sa faute. Ces Messieurs jugèrent très prudemment, que la jeunesse n’a déjà que trop de
chaleurs au-dedans pour l’impureté, sans lui présenter au-dehors de nouvelles flammes
pour la brûler, et que quand un
pareil ouvrage eût été
tolérable sortant de la main d’un Poète profane, il méritait d’être mis au feu venant de
celle d’un Evêque.
Tous ces ramasah qui ne sont composés que
d’histoires faites à plaisir, ont obtenu parmi nous le nom de Romans ; on les a ainsi
appelés d’un fameux ouvrage de la même nature, qui porte pour titre le Roman de la Rose. Il est comme le parrain de tous les autres, à qui il a donné
le nom et la malice : Son Auteur fut Jean de Meung, lequel pour avoir des compagnons de
la passion infâme qui le portait à la lubricité, la coucha sur le papier sous des noms
et des personnes empruntées, à qui il a fait prendre tous les sentiments de son cœur ;
il ne se peut dire de combien de désordres il fut cause. Le Chancelier Gerson le compare
avec Judas pour l’énormité de ce crime, et ne feint point de nous assurer qu’il paie
dans le feu d’Enfer ce qui est dû à un si exécrable péché, si devant que de mourir, il
n’a effacé par ses regrets et par ses larmes, toutes les fautes, dont une composition si
scandaleuse l’avait rendu coupable.
C’est un grand malheur à un homme d’avoir donné occasion à une incendie qu’il n’éteint
pas quand il veut. C’était le regret du grand Pape Pie II. lequel ayant donné trop de
licence à sa plume pendant les boutades de sa jeunesse, cherchait les moyens par après
d’en arrêter le mal, et ne les pouvait trouver : Il révoquait ce qu’il avait dit, il
conjurait tout le monde d’avoir plus de créance à un Pape qu’à un jeune étourdi, et de
recevoir l’amende honorable qu’il faisait étant en la première dignité de l’Eglise, pour
obtenir le pardon des sottises de son enfance. Ce grand Pontife donnait de la compassion
à tous ceux qui l’approchaient, lorsqu’il était sur ce discours : Qui m’assurera,
disait-il, que mes déplaisirs toucheront le cœur de Dieu ; puisque mes écrits continuent
à faire du mal ? je les déteste, et j’en suis la cause ; j'écris mes rétractations, je
tâche de les répandre par toute la terre, mais les âmes qui sont perdues par ma faute,
ne retourneront pas pourtant à la grâce, mais les lira-t-on ? mais ceux qui les liront
en feront-ils profit ? mais ne les prendra-t-on point pour les songes d’un vieil
radoteux ? Quelle
disgrâce de se voir criminel, et de ne
pouvoir faire une juste pénitence ? J’abhorre le péché et je ne suis plus en état de
l’empêcher. Est-il rien qui approche plus du désespoir ? Voilà les fruits que produisent
les compositions licencieuses.
Peut-être me dira-t-on que tout est maintenant bien purifié, et que les Romans ne sont
plus que des feintes agréables, où le fol amour y reçoit autant de mépris, que le sage y
acquiert d’honneur ; on n’y parle plus de libertinage que pour le confondre. Partout on
y donne le haut bout à la modestie et à l’innocence : C’est toujours l’une ou l’autre
qui achève le narré, si par rencontre quelque chose sort hors de la ligne, elle a
aussitôt sa correction, et le mal y trouve son remède, avant qu’il ait pu nuire.
Quelque lenimentai qu’on apporte pour adoucir les mauvais
effets, qu’ont produits les Romans dans l’esprit de ceux qui en ont fait estime, on doit
juger que ce sont de très mauvais arbres, puisque les fruits ont donné la mort à
plusieurs, et n’ont rendu la santé à personne. Ce qu’on en peut dire de moins criminel,
c’est qu’une telle lecture est une viande creuse qui éveille l’appétit et ne le nourrit
point : Les vertus qui y sont décrites n’y sont qu’en couleur et les vices y sont en
réalité ; si on y lit du bien, il n’entre dans l’esprit que comme une fable, et le mal
qu’on y remarque est considéré comme une vérité : Une fausse recherche et un plaisir
imaginaire font les mêmes impressions dans l’âme et dans le corps du Lecteur que si la
chose s’était passée avec toutes les circonstances, dont elle est embellie. Il n’en est
pas de même d’un refus généreux ou d’une innocence bien défendue ; car outre que nous
croyons plutôt le mal que le bien, à cause de la corruption générale où nous vivons, il
est assuré que les belles actions ne nous touchent pas sensiblement, comme les
mauvaises, parce qu’elles sont au-dessus des sens, et ne peuvent se faire sentir qu’à
l’esprit ; lequel étant réflexif sur ses opérations se corrige soi-même, et au lieu de
dire voilà un trait d’une haute probité, il me faut tâcher de le suivre, il se dit,
voilà qui est joliment inventé, et bien qu’il en puisse dire autant de quelque lâcheté,
les sens pourtant qui ont gagné le devant ne se désabusent qu’après un long temps, et à
force d’être
rappelés par la raison : ainsi l’occasion du
péché demeure, et la beauté de la vertu s’évanouit.
D’où vient que les Sages n’ont point considéré ces illustres fictions, que comme le
poison de la jeunesse, et particulièrement des filles qui se rendent trop savantes en
des matières qu’elles devraient ignorer : Je ne dis rien ni de la perte du temps, ni de
leur dévotion, qui ne se peut maintenir contre tant de chimères, dont elles se
remplissent l’esprit ; ce m’est assez de faire connaître, que c’est là où sous prétexte
d’apprendre quelques compliments et la politesse du langage, elles commencent à
découvrir et à aimer les intrigues de l’amour : C’est là où elles prennent le premier
feu qui les brûle ; car comme elles ont peu vu, tout leur paraît beau et surprenant :
elles se figurent que ce qu’elles lisent, sont de véritables Histoires, et qu’il n’y a
que les noms supposés : elles s’y attachent fortement, et parce que ces discours
hyperboliques sont gentils, ils les engagent à continuer jusqu’au bout.
Un autre mal, c’est que ces personnes faibles, qui ont quelque teinture de science,
quelque petite qu’elle soit, sont trop vaines pour ne s’en point prévaloir dans
l’occasion : Sitôt donc qu’elles se peuvent persuader, qu’elles parlent poliment, et
qu’elles sont capables de faire une réplique ingénieuse, elles hantent volontiers les
compagnies ; elles écoutent les offres de service, elles reçoivent les flatteries qu’on
leur donne, elles font quelquefois des réponses, dont elles ne voient pas bien les
conséquences, et s’enferrent si avant pour avoir avancé des paroles indiscrètes, que la
honte qui les empêche de se dédire, ne les empêche pas toujours de mal faire.
Quand elles n’en viendraient pas là, il est toujours dangereux de leur laisser percer
les nuits pour voir la fin d’une entreprise qu’elles ont entamée : cela leur jette un
aiguillon dans le cœur, qu’elles n’arrachent pas quand elles veulent : Ces belles
grotesques sont si bien liées par ensemble, qu’un esprit curieux ne les quitte point
qu’avec le dernier feuillet.
Faites maintenant repasser dans l’esprit d’une fille ou d’un jeune homme toutes les
aventures d’un amant ou d’une amante,
qui porte le dard dans
le cœur (car tout ce que nous avons lu, retourne et se représente à notre imagination :)
Rappelez dans leur mémoire toutes les rencontres étudiées, toutes les paroles
captieuses, tous les artifices imprévues, toutes les personnes apostées, toute la
galanterie, tous les lieux d’assignation, tous les messages qu’un Adonis aura employés
pour se mettre dans la possession de ce qu’il désirait ; quel fruit en esperez-vous ? Le
moindre qu’on en doit craindre : C’est premièrement, la perte de la piété ; car ces
beaux songes les éloignent extrêmement de la pensée de Dieu, et ces Palais enchantés ont
plus de charmes pour eux que les Eglises. Secondement, la dissimulation ; n’attendez
point qu’une fille ait la même ingénuité à ouvrir son cœur à sa mère, après tant de
leçons de fourberie qu’elle avait en sa première innocence : Elle formera des desseins
dans son esprit, et les déguisera si adroitement, qu’on ne les connaîtra point, que
quand il sera trop tard pour s’y opposer. Troisièmement, c’est qu’elle voudra faire
expérience de ce qu’elle aura vu sur le papier. O que c’est un excellent moyen pour
éviter le mal, que de l’ignorer ! Aussi a-t-on toujours dit que le premier pas qui se
fait pour aller au péché, c’est de savoir qu’il se peut faire.
Du Jeu. §. 10.
Le Jeu est-il le père de la joie, ou la joie est-elle la mère du Jeu ? La
correspondance de leurs noms nous fait croire qu’ils sont sortis d’une même origine ;
mais qui est venu le premier ? est-ce la joie ? est-ce le Jeu ? C’est trop relever le
Jeu de le mettre en parallèle avec la joie, dont il n’est que le valet, et un valet qui
n’est nécessaire qu’à certaines occasions : S’il était le père de la joie, il ne la
troublerait pas, comme il fait souvent : partout où il serait, partout il
l’engendrerait ; où nous expérimentons que ce serviteur infidèle lui fausse tous les
jours la foi, et qu’au lieu de la défendre, il la combat. Combien voit-on de Joueurs à
qui les larmes tombent de douleur au milieu du Jeu, qui crurent de regret de s’être
engagés dans leur perte, et qui voudraient qu’il n’eût jamais
été parlé de Jeu pour eux ? Au plus, le Jeu n’a été inventé que pour servir à la
joie : c’est seulement un petit secours qui lui vient pour l’aider à se défaire de la
mélancolie, et qui même ne doit pas être employé à tous coups ; car il gâterait plus
d’affaires qu’il n’en ferait : il doit être prêt, quand elle l’appelle ; mais c’est à la
joie de ne l’appeler que dans le besoin : Tant qu’elle se peut conserver soi-même, elle
le doit laisser : S’il arrive comme les armes sont journalières, et que tous les jours
ne sont pas égaux, qu’elle soit contrainte de lui faire signe qu’il s’approche, il est
de son devoir de prendre les armes pour la secourir. Encore doit-elle bien prendre garde
quelle sorte de Jeux, elle appelle : car quoique tous soient d’un naturel assez léger et
inconstant, il en est pourtant quelques-uns plus brouillons et plus traîtres que les
autres, et dont il vaut mieux se passer, que de se servir.
Pour les mieux démêler, et les faire discerner à l’œil, on a coutume de les partager
comme en deux bandes : Les uns sont d’industrie ; Les autres sont de hasard : Les
premiers passent pour innocents : il n’en est pas de même des autres. Il est d’autant
plus aisé de s’y tromper, qu’ils n’ont quasi qu’un même visage et une même livrée : Tous
nous tient d’abord, et tous nous promettent une honnête relâche de notre esprit : mais
qui n’y veut point être trompé, doit être plus en défiance de ceux qui lui font meilleur
mine.
Si nous savions en faire une juste estime, nous priserions plus les premiers, qui font
d’autant mieux paraître notre adresse, que moins ils dépendent du sort et de la
fortune : Notre conscience n’y serait point gênée, et notre joie qui n’est jamais plus
sincère, que quand notre conscience est en repos, en serait plus délicieuse : mais comme la corruption de notre
nature nous ôte le goût des bonnes choses, la plupart préfèrent les Jeux où le sort peut
tout, à ceux où nous pouvons donner des marques de notre esprit : Et je n’en vois point
d’autre cause, sinon que c’est assez pour nous les faire aimer de savoir qu’ils sont
défendus : Ainsi les empêchements qui ont été apposés pour nous faire éviter le mal,
sont
les motifs qui nous le font rechercher, comme si nous
faisions plus d’état du péché que du plaisir.
Le bon choix des Jeux a semblé si important à l’Empereur Justinien,
qu’ayant défendu très sévèrement les Jeux de hasard, il a eu assez de condescendance
pour déclarer par des constitutions particulières, qu’il a marquées du Sceau de son
Empire, les Jeux dont l’usage est licite : Entre autres il nomme la Balle, le Ballon,
les Barres, les Echecs, etc. auxquels la coutume de plusieurs siècles a ajouté le
Mailaj, la Boule, les
Quilles, le Billard, et quelques autres que les plus rigoureux censeurs ne désapprouvent
point, pourvu qu’ils ne soient point gâtés d’aucune circonstance vicieuse du temps, du
lieu, ou des personnes : car quelque honnête que soit le Jeu, il ne doit être pris que
comme un petit rafraîchissement pour couper chemin aux maladies ; c’est-à-dire qu’il en
faut user autant de temps qu’il est nécessaire et non plus.
L’Eutrapélie qui est une vertu de la vie
civile, est destinée de Dieu pour régler nos réjouissances : Quand nous agissons sous sa
conduite, nous ne pouvons faillir ; comme c’est elle qui nous y pousse ; c’est elle
aussi qui nous dit, c’est assez, lorsqu’elle a parlé, il faut tout quitter, autrement on
tombe dans l’excès.
La même vertu nous oblige à révérer certains jours que la Sainteté du Christianisme
demande de notre dévotion : On n’y peut mettre la main que comme à une chose sacrée, et
sans une petite espèce de sacrilège : Ces jours sont les fêtes les plus solennelles, où
l’Eglise fait mémoire de nos principaux Mystères ? Qui oserait jouer un Vendredi S. le
jour de Pâques, de Noël, de Pentecôte, etc. On dirait hautement que c’est un manquement
de foi : Il est aussi défendu de jouer les Fêtes et les Dimanches pendant le Service
divin, et les Magistrats y doivent avoir l’œil, s’ils ne veulent que la faute retourne
sur eux.
Comme l’Eutrapélie sait rendre ses devoirs à la vertu de Religion quant au temps, elle
lui doit encore ce respect de ne rien permettre qui soit contre l’honneur des saints
lieux. Ainsi elle ne souffre point qu’on joue dans les Eglises, sur les Cimetières, ni
en quelque autre endroit que ce soit, qu’on ait consacré à Dieu.
Pour l’achèvement entier de ce que l’Eutrapélie nous conseille, il faut encore que le
divertissement ne choque ni l’état, ni la condition de la personne qui le veut prendre :
Je ne crois point qu’elle pût voir sans se fâcher un Prêtre et encore moins un Religieux
au milieu d’un tripot la raquette à la main. Si un Président ou un Conseiller de quelque
Cour souveraine suivait ses avis, il ne se trouverait point dans la salle d’un Maître
d’Escrime pour y faire des armes : Un Général d’armée refuserait de danser un ballet, si
ce n’était quelque Pyrrhique majestueuse, comme fit Scipion, dont la démarche était si
mesurée que quand ses ennemis l’eussent vu dans la danse, ils n’eussent rien perdu de la
haute estime que ses belles actions lui avaient acquise. Les Officiers de guerre ne devraient quasi point avoir d’autres Jeux, que la
bague, les joutes, les tournois, l’exercice de leurs gens et de leurs chevaux : Ils se
rendent ridicules lorsqu’ils s’abaissent jusqu’à la muguetterieak ; ils y laissent toujours une partie de leur
réputation. Les poupins et les souris de la Cour l’entendront toujours mieux : Qu’ils se
persuadent que la générosité est au-dessus de la galanterie, et que leurs pas sont des
pas de Géants, un vaut mieux pour avancer dans un honorable fortune, que tous les
efforts d’un petit Pygmée.
Mais s’ils croient que les jeux peuvent trouver place chez eux avec quelque bienséance,
je leur proposerai un exemple qu’ils ne pourront point refuser, et où les autres même
trouveront de quoi profiter. Ce fut un homme qui mania le fer en son temps, et qui eut
assez d’adresse et de courage pour acquérir et pour conserver la moitié de l’Empire du
monde ; en un mot c’est Théodoric Roi des Goths : Son Panégyriste parle
de lui, comme du plus beau joueur de son temps. Si ce Prince eût été dans la pureté de
notre foi, et n’eût point souillé sa pourpre royale du sang de quelques personnes qui
méritaient mieux de vivre que lui, nos Histoires auraient peu de choses à lui
reprocher : Il est toujours vrai qu’il a eu de très grandes parties pour la vie civile ;
n’en disons rien que ce qui fait à notre propos : ne regardons que ce qui peut servir au
Jeu, et ne dédaignons point de tirer un diamant du milieu de la boue.
Après que ce Prince avait donné le matin aux affaires de son Etat, il prenait son repas
sur le midi ; si parfois il se sentait pressé du sommeil, ce qui n’arrivait pas souvent,
il baissait la tête pour quelques moments, et aussitôt il se levait de son siège, ou
pour rendre la justice si l’occasion s’en présentait, ou faute de quelque meilleur
emploi, il se divertissait une heure ou deux avec ses amis : A le voir attentif au Jeu,
vous eussiez dit qu’il y allait de son Royaume, il prenait le Jeu d’une si belle main et
d’un si bon biais, qu’à chaque coup qu’il faisait on eût cru qu’il ne prétendait rien
moins que quelque illustre victoire ; ses délibérations étaient si promptes sur le Jeu
qu’il n’ennuyait personne, d’un clin d’œil il jugeait ce qu’il devait faire. Ses
compagnons du Jeu n’en étaient pas pourtant plus maltraités quelques longs qu’ils
fussent à se résoudre ; car après leur avoir dit un mot ou deux de bonne
grâce pour les relever de leur lenteur, il les laissait agir à leur liberté sans les
presser. Bien qu’il n’eût pas toujours du bon en son Jeu, il n’en changeait point, ni
d’humeur, ni de visage ; s’il avait fait un mauvais coup, il était le premier à rire,
s’il avait bien rencontré, il n’en insultait point ; au contraire il se tenait dans le
silence. Quelque bon ou quelque mauvais Jeu qu’il eut il ne s’emportait point : Il
demeurait toujours dans la même présence d’esprit, et raisonnait sur tout avec autant de
tranquillité, que s’il eût discouru de ce qui s’était passé il y avait cent ans ; on ne
le pouvait offenser qu’en se laissant perdre par respect. C’est pourquoi d’abord qu’il
commençait le Jeu, il mettait bas la majesté et la parole de Roi ; ainsi avec un peu de
joie il adoucissait l’amertume des affaires fâcheuses, qui viennent à la foule dans la
Cour des plus grands Princes : Le Jeu finissait du même air qu’il avait commencé : on ne
le continuait point au-delà d’une juste réjouissance. Tous le quittaient avec une si
grande égalité d’esprit, qu’on ne pouvait deviner ni de leurs mines, ni de leurs
discours qui avait perdu ou qui avait gagné.
Je refuisal tant que
je peux de parler des Jeux de hasard ; ils sont sujets à des désordres si funestes que
si les Démons se pouvaient divertir dans la continuation de leurs peines, ils ne
prendraient point d’autres réjouissances ; parce qu’il n’en
est point où il y ait tant de malice. Platon qui n’avait pas entendu les exécrables
blasphèmes que les Chrétiens y commettent, qui vont au-delà de tous les excès de
l’impiété païenne, croyait avoir assez de connaissance du malheur qui en revient aux
hommes pour assurer qu’un Lutin nommé Theuth en était l’auteur. Toutes les lois civiles ont crié contre, comme elles
auraient fait contre les plus grands crimes ; elles ont décerné de très rigoureuses
peines contre ceux qui y porteraient les autres ; elles les condamnent à travailler aux
mines, comme les esclaves, à garder la prison, comme les voleurs, à être attachés aux
carcans et être sacrifiés à la risée publique ; elles ont mis hors de leur protection
tous ceux qui donneraient retraite aux joueurs, ou leur prêteraient leurs maisons pour
une si infâme pratique ; elles ont déclaré que quelque tort qui leur fût fait en
pareilles occasions, soit en leurs biens, soit en leurs personnes, la justice n’en
recevrait point leurs plaintes et n’y ferait aucun droit. Les défenses n’ont pas été
portées seulement contre les joueurs, à qui il n’est point permis de jouer ni en public,
ni en particulier ; mais encore contre tous les autres qui s’arrêteraient pour les
regarder ; on leur fait un crime d’y assister seulement des yeux.
Les sacrés Canons ont encore montré plus de servilité contre
les gens d’Eglise ; qui se laisseraient aller aux jeux de hasard ; il ne leur est pas
même permis de se trouver en la compagnie des joueurs, quoiqu’ils ne soient pas de la
partie. Un homme ne peut être pourvu légitimement d’un bénéfice, depuis qu’il a commencé
de fréquenter les Brelansam ; s’il en était déjà en possession
auparavant, il en doit être privé et déclaré incapable d’aucune fonction Ecclésiastique,
s’il avait quelque ordre de Diacre ou de Sous-diacre, il le faut arrêter là et ne le
laisser point passer plus avant. Quelques-uns ajoutent que s’il ne se corrige, il le
faut reléguer en quelque Monastère à la campagne, et le contraindre d’y faire
pénitence.
Quand tous les Législateurs auraient vécu en même temps, ils n’auraient pas concouru
plus universellement à la ruine et à la destruction des jeux de hasard. Quoiqu’ils ne
soient venus que les uns après les autres, et qu’ils aient
écrit en divers siècles, leurs déclarations sont si conformes, qu’on peut dire qu’ils
ont tous été d’un même avis : Ce qui fait une preuve irréprochable, que les jeux de
hasard doivent être bannis de la société des hommes comme des pestes, et une corruption
générale des bonnes mœurs.
Qu’on n’apporte point pour les justifier, que le mot de jeu n’est point défendu, car il
en est de licites ; que le mot de hasard n’est point un crime ; car il est permis en
d’autres occasions de risquer quelque chose et de tenter la fortune, comme on dit :
C’est assez que les plus sages têtes du monde ont jugé, que bien que les parties ne
fussent pas mauvaises, le tout n’en valait rien.
Tout le désordre du jeu vient originairement du désir de gagner : C’est lui seul qui
est la cause de tous les fâcheux accidents qui l’ont mis dans la haine et dans
l’abomination. Tandis qu’on s’est contenté d’en user pour le plaisir, il a passé comme
un divertissement commun, mais sitôt qu’il fut souillé des mains de l’avarice, il perdit
toute la bonté qui lui était naturelle : Depuis ce temps-là ce n’est plus qu’une semence
de querelles et un négoce mercenaire. Justinien appréhendait si fort les mauvaises suites du
gain, qu’il l'éloigna des jeux mêmes qui ne sont que d’industrie ; il ne voulut point
qu’en aucun jeu de ceux qui étaient permis par les lois, on pût perdre plus d’un sol
jugeant bien que si le gain y était le maître, le vice ne tarderait guère à y trouver
place. Pour ces mêmes raisons les Turcs ne souffrent point
qu’on joue à l’argent en quelque jeu que ce soit, si quelqu’un le fait, on le rend
infâme pour la première fois, s’il y retourne on le condamne à une grosse amande, s’il
continue on le punit au corps.
Mais quoique le gain soit toujours dangereux en quelque jeu que ce soit, il ne fait
néanmoins jamais tant de troubles que dans les jeux de hasard. C’est là où il se produit
avec toute sa malignité : Comme il y va plus gros et qu’il y court plus vite, on y
montre bien plus de chaleur, et parce qu’il est vrai que qui perd son bien perd la
raison, ceux qui y ont du désavantage, en deviennent furieux et de petits démons.
Quand il n’y aurait rien à craindre en cette sorte de jeux
que la passion violente qui y attache les hommes, elle suffirait pour nous faire juger
qu’il y a un lien secret et diabolique qui les y attire, et dont ils ne se peuvent
dépêtrer, quand ils y sont pris : Ils ne peuvent ignorer qu’ils y perdent leur temps qui
leur serait très précieux, s’ils le savaient priser, comme il mérite, qu’ils abandonnent
leurs affaires domestiques, qui fondent devant leurs yeux, comme la cire devant le feu,
qu’ils quittent le soin de leurs femmes et de leurs enfants, qui sont les obligations
les plus pressantes de la nature : ils voient tout cela, et comme s’ils étaient
enchantés, et qu’ils eussent perdu tout sentiment, ils ne s’en touchent point : Toute la
maison va en désordre : les enfants sont tout nus, et quelquefois n’ont pas du pain ; la
femme s’arrache les cheveux de désespoir : les créanciers enlèvent tout ; s’il y a cinq
sols de reste, il les faut porter aux Jeux : Et ce qui est de plus déplorable en cette
maladie, on n’en guérit point. Un homme charmé ne l’est que pour un temps, un joueur
l’est pour toujours.
Platon le fit
autrefois bien entendre à un jeune homme qui avait passé une heure de temps à jouer aux
Dés : Après l’en avoir repris très aigrement ; comme l’autre lui voulut faire excuse sur
ce qu’il ne l’avait jamais fait que cette fois-là. Platon répliqua vertement ; Ne
devez-vous pas savoir qu’il n’y a point de petite faute, où il y a danger d’une mauvaise
habitude ? L’ardeur qu’on prend pour le Jeu est une peau qui ne se quitte point que dans
le cercueil.
Comment se retirerait-on du Jeu ? Si on gagne, on se figure qu’on est en chance, et
qu’elle ne changera point : Si on perd, on espère de réparer sa perte ; on se flatte que
la bonne fortune qui du commencement nous tourne le dos, nous montrera son visage sur la
fin, et qu’il ne faut qu’un coup pour se remettre : Si on a été malheureux un jour, on
croit qu’il n’en sera pas de même le lendemain : Ainsi les jours s’enfilent l’un dans
l’autre, tantôt on gagne, tantôt on perd, et on se trouve aussitôt au dernier moment de
la vie qu’au bout du Jeu. Grand Dieu, quelle vie ? Est ce là-dessus qu’un homme sortant
de ce monde peut fonder les espérances du Paradis ? ils n’y songent guère : comme ils
n’ont point connu de plaisir plus charmant que le Jeu, ils ne veulent point de Paradis
si on n’y joue.
Celui-là le montra bien, qui vint jusqu’à ce haut point de frénesie,
que faisant son testament et la déclaration de ses dernières volontés, obligea ses
sujets de lui faire tirer les os du corps après sa mort pour en faire des Dés, et de lui
lever la peau pour en couvrir la table du Jeu ; comme si étant dans les Enfers, il
devait quitter la douleur et la pensée de ses peines, en se souvenant que les Dés
roulaient encore sur son dos !
Il n’est point de bonne Ville en France qui ne puisse produire quelqu’un des meilleures
familles, qui est l’opprobre de son nom et de sa parenté pour avoir tout consommé dans
le Jeu : Ce sont de ces gueux volontaires, à qui personne ne porte de compassion, qui ne
vivent que de mendicité, et qui pourtant sont tellement attachés à la source de leur
malheur, que si sous couleur de leur nudité ou de quelque autre besoin, ils peuvent
attraper de leurs frères ou de leurs sœurs quelque pistole, ils la vont aussitôt porter
à leur Idole, et ne pourraient reposer la nuit, s’ils ne l’avaient jouée : A toute heure
ils maudissent le Jeu, et à toute heure ils le recherchent. Quelle manie est-ce là ?
Où cela mène-t-il ? Quel est le port où ces gens-là ont coutume d’aborder ? Ils passent
par la rue des filous pour se rendre au gibet. Aristote qui parle des choses assez sainement,
et ne se plaît point à l’hyperbole, condamne les joueurs de larcin, il dit que leur gain
est injuste, et qu’il faut une grande bassesse de cœur pour se vouloir faire riche d’un
si honteux métier : Dans sa pensée il n’y a pas grande différence entre un joueur et un
larron : Pour continuer dans le Jeu, il faut de quoi ; si on ne le trouve point chez
soi, on est en danger de le chercher ailleurs : Si l’appétit du jeu cessait aussitôt que
la bourse est vide, il ne serait pas si dangereux ; mais il arrive tout le contraire ;
plus on perd, et plus on a d’ardeur pour le jeu. Quand l’argent manque, on a recours au
crédit, au carrosse aux chevaux, aux pierreries ; il s’en est trouvé, qui n’ayant rien
plus à y mettre, y ont mis leur tête.
Aussi les Japonais, qui ont une horreur extrême du larcin, lequel n’est jamais moins
puni parmi eux que de la corde, n’ont point voulu approuver les jeux de hasard : Ils croient que d’un joueur, il se fait aisément un larron : Tous
désirent l’argent,
et n’attendent que l’occasion : Cette
avidité ne s’arrête pas dans les personnes du commun, elle passe quelquefois jusqu’aux
Princes et aux Empereurs ; le jeu les rend avares, et bien qu’ils possèdent tout, ils
n’en ont pas assez ; S’ils gagnent, ils voudraient qu’on les payât deux fois ; s’ils
perdent, il semble qu’on leur arrache. Caligula qui était le premier homme du monde en
biens et en pouvoir, n’en avait pas assez pour contenter son jeu. Il arriva un jour
qu’après avoir joué quelques heures sans faire coup qui vaille, il quitta la chambre de
dépit, et pour donner air à sa mélancolie, descendit devant la porte de son Palais :
D’abord qu’il y fut, voilà deux des plus riches Chevaliers Romains qui passent par la
rue. Son avarice ne manqua pas de lui suggérer, que c’était un beau moyen de réparer sa
perte : Aussitôt il prit feu, les fit saisir au collet, et sur un crime imaginaire
confisqua tous leurs biens : Là-dessus il remonte avec un nouveau visage, et se vante de
son injustice comme d’un coup de la bonne fortune : Il y a longtemps que je joue,
dit-il, mais le hasard ne m’en a pas encore si bien dit.
Si les Citadelles et les places d’armes pouvaient parler, comme les Soldats, elles
accuseraient avec eux ce désir insatiable, qui tourmente les Officiers de Guerre, à qui
le jeu dérobe tout : elles se présenteraient toutes nues, et montreraient au doigt leurs
Commandants, comme les voleurs qui les ont dépouillées ; elles sont dégarnies d’hommes,
d’armes, de munitions pour fournir au jeu de ceux qui les doivent garder, et n’en font
rien, puis qu’ils sont contraints de les rendre au bout de quelques jours de Siège à
cause que tout y manque : La réponse d’un fantassin fut fort jolie : Son Lieutenant lui
demandait un jour quelle heure il était : Monsieur, lui dit-il, je n’en sais rien, vous
avez ma montre.
Tous ne le portent pas d’un si bel air, il en est qui s’en piquent si aigrement, qu’ils
n’attendent que l’occasion de perdre ceux qui les ont volés : s’ils trouvent leurs Chefs
à leur avantage, ils ne leur pardonnent point. Philibert d’Orange en fit l’épreuve en sa
personne ; mais elle lui coûta bon : Il commandait l’Armée de Clément VII. au Siège de
Florence ; il avait reçu l’argent pour la payer : Le Jeu l’emporta, et la joua
si malheureusement qu’il perdit tout. Les Soldats à qui la chose ne se
put dissimuler, jetèrent bas les armes, et le contraignirent à faire une composition
honteuse et de se retirer : Qu’on appelle cela comme on voudra ; mais il ne vaut pas
mieux que de prendre la bourse de son voisin.
Entrons dans le Jeu, voyons ce qui s’y passe ; la dissimulation et le mensonge ne le
quittent point : chacun s’y déguise pour surprendre son compagnon ; après y avoir fait
un vol, on se réjouit de la même façon que s’il était arrivé une bonne succession. De
restitution il ne s’en parle point : le bien d’autrui demeure entre les mains du
trompeur, et n’en sort point, quoiqu’il y aille du salut : Un glisse de faux Dés ;
l’autre suppose des Cartesan : Deux s’entendent
pour ruiner un troisième, et se revêtir de ses dépouilles : celui-ci complote avec un
second, à dessein de le fourber et de profiter de sa perte : En toutes ces supercheries
on se couvre du proverbe, qui dit que le Jeu n’est point fait pour les aveugles, et sous
cette maxime mal entendue, on y fait couler toutes les finesses et la mauvaise foi.
Quelques-uns s’emportent bien plus avant ; du mensonge, ils
vont au parjure : si on laisse la chose à leur serment, ils ont toujours gagné, et bien
que quelquefois ils puissent être convaincus de faux ; la mauvaise habitude ne laissera
pas de leur faire prendre Dieu à témoin de ce qu’ils assurent contre leur conscience,
comme si Dieu et les Saints se devaient rendre coupables pour autoriser leur larcin.
Mais l’extrémité de tous les désordres, ce sont les blasphèmes : le Jeu en a plus
inventés lui seul, que le vin et la colère ensemble. Il en forge tous les jours de
nouveaux, plus ils sont exécrables, plus ils sont à son goût : car il ne veut que des
impiétés étudiées, et qui disent des mots que le commun n’oserait dire. C’est de quoi il
fait gloire, et un homme joueur se persuade qu’il est bien vengé de sa perte, quand il a
fait la nicque à Dieu : Certainement il n’est point d’occasion où il soit attaqué de
tant d’injures : comme on est dans la croyance qu’il préside aux événements : ceux qui
ne les ont point à leur gré, s’en prennent à lui, et au lieu d’accuser leur brutalité,
qui les fait meugler comme des Taureaux furieux, ils lancent contre
lui tous les traits de leur colère. Il leur semble que Dieu doit être
là pour ne rien souffrir, qui choque leurs interêts et pour détourner tous les coups qui
sont portés contre eux : N’est-ce pas traiter Dieu de valet, et le réduire à la
condition des esclaves ? Si Dieu ne le fait il sera renié et vilipendé ; on lui donnera
un corps pour lui en déchirer toutes les parties ; on lui arrachera la barbe, on lui
pochera les yeux, on le menacera de lui couper le nez. Anges du Ciel en quel état
êtes-vous, quand vous voyez qu’on traite ainsi votre Maître ? Comment est-ce que l’amour
que vous avez pour lui ne vous fait point jeter la foudre sur la tête de ces
parjures ?
Que ces brutaux ne considèrent-ils qu’ils font une condition à Dieu, qu’ils ne feraient
pas à leurs valets, à moins que d’avoir perdu le sens ? Qui est l’impertinent qui ait
obligé son serviteur à deux commandements contraires pour être exécutes en même temps,
de monter et de descendre tout à la fois ? et néanmoins c’est ce qu’on exige de Dieu,
sous peine d’être foulé aux pieds. Proposez-vous deux joueurs qui nouent une partie : Il
est de la nature du Jeu que l’un gagne et que l’autre perd. Tous deux pourtant veulent
gagner, et le veulent si absolument, que si Dieu ne le fait, il faudra qu’il essuie tout
ce que la rage d’un insensé pourra vomir contre lui.
Quand il ne serait jamais arrivé qu’un blasphème à l’occasion du Jeu de hasard, le
respect que nous devons à Dieu, nous devrait être si précieux et si cher, que nous
aimassions mieux nous en priver pour toute notre vie, que de nous mettre dans le péril
d’y tomber une seconde fois. Que les hommes ne jouent point : de quoi y va-t-il ? mais
que Dieu soit maltraité par un homme, c’est une chose que chaque homme en particulier
devrait éviter plus soigneusement que la mort. Si Dieu n’avait une bonté et une patience
infinie, la parole ne serait pas plutôt sortie de la bouche du blasphémateur, que la
terre ouvrirait son sein pour l’engloutir.
Il montra bien un jour cette patiente miséricorde envers un joueur :
Cet avorton d’Enfer qui fut depuis changé en Ange du Paradis, ayant joué et perdu ce
qu’il avait, prit
son arc et en décocha vers le Ciel, comme
s’il eût voulu appeler Dieu au combat, et l’obliger à lui faire raison de sa mauvaise
fortune ; elle retomba devant ses yeux toute teinte de sang, qui n’était que pour lui
dire de la part de Dieu : Cesse de m’outrager ; tu as ce que tu peux prétendre, tu as
voulu avoir de mon sang, tu en as : Mets bas les armes, retournons en grâce et soyons
bons amis ; la chose se terminera à l’amiable. Cet homme fut si touché de l’horreur de
son attentat et de la douceur de Dieu, qu’il passa le reste de ses jours à pleurer son
péché.
Que les impies ne pensent point se prévaloir d’une si amoureuse condescendance ; car
Dieu ne fait pas tous les jours des coups de grâce. Il en fait parfois pour ne point
nous désespérer : mais il frappe d’autres fois si rudement, qu’il fait assez connaître
aux insolents que toutes leurs rodomontades ne lui font point de peur.
On ne peut se souvenir sans frayeur de la punition d’un joueur Italien, lequel se
voyant dépouillé de tout par sa mauvaise chance, entra dans la première Eglise pour
insulter Dieu en sa propre maison. Sa première saillie fut contre S. Albert à qui il
reprocha qu’il n’était point du nombre des Bienheureux. Sa seconde fut contre la sainte
Vierge ; on nous fait accroire, lui dit-il, que tu es la Mère de la grâce, et tu ne m’en
as jamais fait. Tes rigueurs envers moi montrent bien que tu es sans
pitié : Je t’ai tant prié et si inutilement, que tu n’auras plus un mot de moi, et
là-dessus prend son poignard et en frappe les deux Images de Notre-Dame et de saint
Albert. Le sang en rejaillit aussitôt : Un enfant le vit et cria au sacrilège ; l’autre
se met en fuite, mais au premier pas qu’il fit hors de l’Eglise, il fut réduit en
cendres par un coup de tonnerre. La mémoire en est encore toute récente au Bourg de
Drepan lieu de la naissance de saint Albert.
Mais ceux qui ne peuvent donner leur créance qu’à ce qui a paru devant leurs yeux,
peuvent encore aujourd’hui satisfaire à leur incrédulité. La personne dont je veux
parler n’est pas morte : C’est un Lieutenant de Cavalerie qui perdit la vue pour ses
blasphèmes au dernier siège de Clermont ; son dépit l’emporta jusqu’à menacer le fils de
Dieu de lui ôter les
yeux de la tête : Pas un ne l’entendit
qui n’en témoigna de l’horreur : C’était sur le soir où les joueurs sont plus avancés
dans la perte ou dans le gain. Dieu jugea que pour lors il n’était point en état de
profiter de la correction que méritait son crime ; il la différa au lendemain matin : Un
de ses camarades lui venant à la rencontre lui présenta le pistolet par manière de
caresse et sans aucune pensée de lui faire mal ; il le lâcha sans faire aucune réflexion
qu’il était chargé ; de trois postes qui étaient dedans, deux se vinrent rendre dans les
deux yeux de notre Cavalier, la troisième fut jetée à côté sans aucun mauvais effet.
Personne ne douta que ce ne fut la punition de ses blasphèmes du jour précédent :
Lui-même reconnut sa faute, et se soumit au châtiment que Dieu en voulait prendre ; il
assurait du depuis que dans plusieurs années de service il avait reçu grand nombre de
coups, mais qu’il n’en avait point reçu de plus favorable que ce dernier, lequel en
blessant le corps avait guéri son âme. Certainement il ne vit jamais plus clair aux
choses de son salut, que depuis qu’il est aveugle : Toutes ses pensées vont à
reconnaître la miséricorde de Dieu en son endroit, et à détourner ses amis du mauvais
pas, d’où il est échappé.
Des Masques et des Momons. §. 11.
Il ne faut pas être grand Clerc en matière de Palais, quand de trois criminels les deux
moins coupables sont condamnés à la roue, et que le procès du troisième est sur le
bureau, pour juger que s’il n’est pas plus maltraité que les autres, du moins il n’aura
pas meilleure composition. Le jeu, le bal, et le déguisement sont les trois ennemis
jurés de l’innocence qui se doit trouver dans les divertissements ; le déguisement est
le plus malin de tous, car outre qu’il a toute la mollesse du bal, et l’insolence du jeu
qu’il joint souvent ensemble, et de qui il se fait servir, quand il lui plaît, il a
encore une malice qui lui est particulière, qu’on peut nommer dissimulation. L’affaire
du bal et du jeu étant déjà expédiée, et l’un et l’autre étant déjà banni de la
conversation Chrétienne, il est aisé de conclure
que le
déguisement en doit être retranché tout à fait ; il en est de plusieurs sortes ; mais il
n’en est point de bons : Les uns déguisent leur sexe, les autres leur visage,
quelques-uns leur parole, et tous leur habit et leur condition.
Aussi à bien parler tout n’en vaut rien ; on ne cherche point d’être méconnu pour faire
de bonnes actions, où il n’y a rien à craindre, il n’y a rien à cacher ; sitôt qu’on
prend un voile quel qu’il soit, on témoigne ou qu’on se veut donner une licence qui ne
doit point avoir d’approbation, ou qu’on se veut défendre d’une honte qu’on a
méritée.
Le premier déguisement que l’Ecriture appelle abominable, est celui du sexe, il va
directement contre les lois de la nature qui a mis de la différence entre l’homme et la
femme ; on remarque que depuis le commencement du monde toutes les nations, même les
plus barbares ont été fort exactes à leur donner des habits différents. Entre tous les
Législateurs qui ont voulu former des règlements, il n’y eut jamais qu’un Zénon qui dans
le projet de sa république, ordonna qu’il n’y aurait qu’une même espèce de vêtement pour
tous : Ce qui rebuta tellement les esprits de ceux qui avaient quelque estime de sa
Politique, qu’il n’y eut ni Bourg, ni Village qui la voulut recevoir.
Quelques-uns crurent du depuis que dans la guerre où ils menaient leurs femmes,
il y pouvait avoir un habit commun pour ôter aux ennemis la connaissance des personnes
qu’ils avaient à combattre, et pour inspirer je ne sais quelle vigueur aux femmes, quand
elles se verraient armées comme leurs maris. Les Lacédémoniens furent quelque temps dans
cet erreur, disant que les femmes ayant les mêmes interêts à la conservation de tous les
biens, elles devaient être de moitié partout : Mais après l’essai de quelques combats,
ils reconnurent que les femmes n’étaient bonnes à la guerre que pour y faire plus de
bruit, qu’elles amollissaient le cœur de leurs maris dans les rencontres, et qu’étant
fort sujettes à tourner le dos, elles obligeaient les autres à en faire de même. C’est
pourquoi il fut résolu dans leur Conseil, que les femmes dorénavant garderaient la
maison, et que le métier de la guerre ne serait plus que pour les hommes.
De très bons Interprètes croient que la Loi du Deutéronome,
qui défend comme une abomination, que l’homme ne s’habille point en femme, ni la femme
en homme, buttaitao particulièrement à éloigner les femmes de la guerre : A quoi ces savants
hommes n’ont pas été portés sans raison : car le mot grec σκέυη est aussi bon pour
signifier des armes qu’un habit : Les autres qui sont en plus grand nombre, et dont
l’opinion est reçue plus universellement, prennent la défense de Dieu, qui est faite par
la bouche de Moïse, pour empêcher que les hommes ne se travestissent en femmes, ni les
femmes en hommes, comme il ne se fait que trop souvent dans les mascarades ; et ajoutent
qu’une telle action est abominable devant Dieu, pour les deux raisons qu’en apporte S.
Thomas, tirées de deux solennités honteuses, qui se pratiquaient parmi les Païens, et
qui méritaient d’être en abomination.
En l’une les femmes s’habillaient en hommes, c’était en la Fête de Mars le Dieu des
Batailles. En l’autre les hommes s’habillaient en femmes, c’était en la célébritéap de la Déesse Vénus : Toutes deux étaient sujettes à de si
étranges désordres et à une si horrible confusion, qu’encore que toute sorte d’Idolâtrie
soit une abomination devant Dieu : ces deux néanmoins étaient remarquées, comme les deux
plus criminelles.
Mais quand ces infâmes cérémonies n’auraient point donné occasion à
Dieu, de défendre aux hommes de prendre des robes de femmes, ou aux femmes de prendre
des habits d’hommes, il y avait assez d’autres motifs qui portaient Dieu à le faire. Il
était des soins de ce grand et universel Législateur de retrancher aux hommes tous les
prétextes de vouloir vivre en femmes, et d’éloigner d’eux toute la tendresse que les
femmes ont pour elles-mêmes : Et plus encore de ne point permettre aux femmes de faire
les hommes aux dépens de la modestie, qui est le plus riche ornement de leur sexe :
puisque leurs emplois sont différents, et que le mari ne doit point s’abaisser jusqu’aux
menus ouvrages de la femme, ni la femme entreprendre sur les actions du mari, leurs
habits ne devaient point être les mêmes.
Certainement s’il était en la liberté d’un chacun de se vêtir
à sa volonté et sans aucun discernement, il serait impossible de parer aux attaques de
l’impureté : Tandis qu’un homme est en son habit, et une femme dans le sien, l’un est en
garde de l’autre ; chacun sait ce qu’il doit craindre ; mais s’il n’y avait qu’une forme
d’habits, personne ne serait en défiance, et néanmoins c’est la mère de sûreté. Les
surprises sont très difficiles à éviter, où rien n’est suspect. Clodius se travestit en
femme pour avoir l’entrée dans la Chapelle de la bonne Déesse, et y contenter sa brutale
passion. Ses intentions étaient très lâches, il crut pourtant que le même habit qui les
pouvait couvrir, lui donnerait encore la facilité de les pratiquer : C’était une
assemblée où il n’y devait avoir que des femmes, mais rien n’est assuré quand le loup
prend la peau de la brebis.
L’Empereur Commodus courut risque de sa vie en une pareille fête.
Menedemusaq qui en voulait à son Diadème, avait apostéar des gladiateurs déguisés en
femmes pour faire le coup ; et le mauvais dessein eût réussi, comme on l’avait projeté,
n’eût été que la trahison fut découverte. Menedemus y perdit la tête, comme il avait
mérité.
Pas un peuple
n’a pu agréer un si détestable déguisement. Sardanapale, quoiqu’il fût Roi, est encore
l’opprobre des Assyriens pour avoir vécu sous une robe de femme, et d’avoir travaillé de
l’aiguille et du fuseau en une compagnie de filles : C’est la marque d’un courage
efféminé, et d’un cœur qui n’aime que l’ordure : Pour peu qu’on porte l’habit d’un autre
sexe, on se sent changé. Le vêtement d’un homme ne peut être appliqué sur le corps d’une
femme, ni celui d’une femme sur le corps d’un homme sans y allumer quelque mauvais
feu ; tôt ou tard on en brûle, si ce
n’est que la raison qui le fait faire, est d’une si haute nécessité, ou d’une si haute
vertu, qu’au lieu de servir d’amorce au péché, elle en éteigne le désir.
Plusieurs l’ont pratiqué innocemment ; mais c’était bien pour d’autres motifs que ne
font les masques, dont le meilleur ne vaut guère. Sanctia prit l’habit de son mari, mais ce
fut pour le couvrir du sien, et le tirer de la prison, d’où il ne fût point sorti que
pour aller porter sa tête sur un échafaud.
Théodora
et une autre Vierge d’Antioche sont encore louées aujourd’hui dans nos histoires pour
s’être sauvées du bordel où elles avaient été condamnées par le Tyran, et de s’être
servies d’habit d’hommes pour le faire plus sûrement. Une infinité d’autres filles ont
dissimulé leur sexe pour conserver leur pureté ; il s’en est
trouvé un assez bon nombre, lesquelles se sentant obligées de quitter le monde pour ne
point demeurer dans le danger de se perdre, et ne rencontrant point de Monastères de
Religieuses où se retirer, sont entrées dans des Cloîtres d’hommes, et y ont vécu
inconnues jusqu’après leur mort : Hors d’une semblable occasion, tous les déguisements
sont blâmables ; La pudeur d’une fille n’est point assurée sous un habit d’homme, et la
fermeté que doit avoir un homme n’est jamais bien sous la robe d’une fille ; Quelle sûreté y aura-t-il parmi les masques, où il
n’y a que la seule insolence qui gouverne ? Le saint Esprit, nous assure que c’est une
abomination, quelqu’un l’osera-t-il contredire ?
Quoique les autres déguisements de visage, de parole, de condition, soient un peu plus
tolérables que celui du sexe, ils ne laissent pas pourtant d’être répréhensibles ; et si
les lois étaient dans leur vigueur, il n’y aurait pas seulement la conscience et la
crainte du péché pour nous en retenir. Les punitions publiques qui s’en feraient, nous
serviraient encore d’une barrière ; on se persuade aisément qu’une chose n’est pas
mauvaise, quand elle passe sans correction. La France serait le Paradis Terrestre si ses
Ordonnances étaient bien gardées ? Combien y en a-t-il contre les masques ? En est-il
une seule qui ne soit foulée aux pieds par la mauvaise coutume ? Tous les jours il s’en
voit des accidents funestes ; on se contente d’en murmurer, mais d’autre remède bien
puissant il ne s’en trouve point.
François premier ordonna des peines très rigoureuses contre les masques, qui allaient de
Ville en Ville, il n’y allait de rien moins que de la confiscation de tous les biens du
délinquant, dont la plus belle moitié devait tourner au profit du délateur, l’autre
devait être adjugée aux coffres du Roi.
Douze ans après cette Ordonnance, le Parlement de Paris voulant arrêter
les désordres qu’on en voyait naître, fit des inhibitions très
expresses à tous les Marchands d’exposer en vente aucun masque ; Il n’est point d’année
que le Parlement de Toulouse ne renouvelle ses Arrêts sur ce sujet, et néanmoins le
Carnaval revient tous les ans tête levée, sans qu’on lui dise mot. S’il n’y a rien à
craindre, pourquoi tant de défenses réitérées si solennellement ? S’il est pernicieux,
pourquoi ne le punit-on point ? S’il est ennemi des bonnes mœurs, que n’en fait-on
justice ? S’il ne l’est point, pourquoi le condamne-t-on.
C’est montrer qu’on connaît le mal ; mais qu’on manque de courage pour le corriger : Le
pis est que ceux-là mêmes qui font les lois les rompent, et n’ont garde d’en venir
jusqu’à la punition, parce qu’ils sont les premiers coupables : Mon cher Lecteur à qui
c’est assez de connaître le mal pour l’éviter ; jugez-en comme les Sages, et ne faites
point comme les fols : il ne se fait point de lois que dans un esprit rassis, et lorsque
la raison est la plus pure : C’est pour lors que les hommes sont capables de juger du
bien et du mal, mais l’insolence agit dans la passion, et pour montrer que toute sotte
qu’elle est, elle connaît son péché, elle choisit la nuit et les ténèbres pour n’en
point tant rougir.
Au défaut du châtiment des hommes, Dieu prend quelquefois les verges, et en frappe si
rudement, que ceux qui ont d’assez bons yeux pour remarquer la conduite de sa Sagesse
jugent bien qu’il connaît une malignité dans les masques et dans les momons, que les
hommes ne savent pas craindre. L’Allemagne vit une fois brûler trois Comtes dans une
momerie sans que personne leur pût prêter la main pour les garantir de la mort ? Que s’en fallut-il que la France ne vit son Roi Charles VI.
mourir de la même façon ? Ce Prince qui avait été travaillé d’une assez longue infirmité
d’esprit, ayant quelque commencement de santé en voulut donner la joie au public de
l'avis de ses meilleurs amis, y pouvait-il avoir une intention plus légitime ? La
momerie fut une chaîne de Sauvages. Le Roi en voulut être : Leur habit était velu, de
couleur de cheveux, bien gommé et bien poissé ; après avoir dansé jusqu’à
se lasser, comme tout allait à la fin, un de leurs vêtements prit feu.
Cet Elément se trouvant attaché à une matière combustible, car tout était de laine et
d’estouppe, mit aussitôt tout en flammes : Tout ce qu’on put faire fut de sauver le
Roi ; deux des Momons y laissèrent la vie, et si une Dame qui portait un grand manteau,
ne se fut avisée d’en couvrir le Roi pour étouffer le feu qui commençait à se jeter sur
lui, il était pour y demeurer avec les deux autres.
On ne sait pas encore au vrai comme cela se fit. Quelques-uns disent que le Duc
d’Orléans frère du Roi voulant connaître qui ils étaient, approcha un peu trop son
flambeau : D’autres ont cru qu’il y avait du dessein caché, il ne s’en découvrit rien
pourtant quelques enquêtes qu’on en fit. Comme on ne savait à qui s’en prendre, on
chargea la maison où cela s’était passé de toute la faute ; on la déclara criminelle, et
par un jugement solennel elle fut condamnée à être abattue, et rasée sans que la
considération de la Reine Blanche qui l’avait fait bâtir, lui pût obtenir aucune
grâce.
Dieu pouvait-il donner un avis plus pressant aux Français pour leur faire entendre que
la momerie ne lui plaît point, que de faire venir leur Roi, qui s’en était voulu mêler,
sur le bord du précipice ? N’était-ce pas dire sans parler, France prends garde où tes
débauches te peuvent mener ? Contente-toi de la peur, pour empêcher qu’il ne t’arrive
pis.
Je ne veux point examiner ici s’il y avait du dessein de la part des hommes. Croyons
que ce fut un cas fortuit à leur égard : Mais à l’égard de Dieu il n’y a rien de casuel,
et ce qui nous semble un coup d’aventure, est un trait de providence, n’a-t-on pas
reconnu que plusieurs personnes impudiques ont pris prétexte des mascarades pour jouir
de leurs infâmes plaisirs ? Ne sait-on pas qu’une infinité de filles, et de femmes y ont
été violées ? que les larrons en ont fait une occasion de leurs brigandages ? que les
vindicatifs y ont trouvé lieu de se défaire de leurs ennemis ?
La vengeance est bien hardie pour faire un crime, quand elle espère de n'être point
découverte : Que peut-on penser de cette momerie qui laissa le fils de la maison mort au
milieu de la salle, comme si c’eût été une partie du ballet, pour donner temps aux
masques qui avaient fait le coup de pouvoir échapper. L’Histoire, dont je parle, devrait
faire trembler tous les pères et toutes les mères autant de fois que leurs enfants sont
en des compagnies, où le même leur peut arriver.
Les Français sont les plus indulgents de tous à souffrir ces
déguisements. La Loi d’Angleterre les punit de mort : D’autres peuples les condamnent à
une bonne amende, mais sait-on bien en France d’où est venu le nom de masque et ce qu’il
signifie ? je crois que si on le savait, on ne serait pas si chaud à se masquer. Masque est un vieil mot de Lombardie qui se donne aux âmes qui nous
viennent troubler la nuit : aux bêtes qui dévorent les petits enfants ; aux Diables
follets à fort épaule, au Moine bourru, et à tous ces spectres nocturnes, dont on nous
fait peur. Quel avantage y peut-il avoir à un homme de se déguiser en Démon ? Est-ce
pour lui témoigner qu’il nous tarde que nous soyons de sa bande ? que nous voulons avoir
part à ses artifices, et que nous faisons gloire dès cette vie de porter ses couleurs ?
Pourquoi affecter une laideur qui ne nous est point naturelle. N’est-ce pas en quelque
façon renoncer à Dieu de nous voiler la face où reluit son image pour prendre la figure
d’un Lutin ? Vous direz que c’est pour peu de temps, et
que ce n’est que gaillardise : Mais est-il un seul moment de notre vie qu’on puisse
donner au Diable ? Peut-on appeler recréation, où on quitte les livrées de Dieu pour
prendre celles de son ennemi ?
Momon
ne vaut pas mieux que Masque : Ce fut le nom d’un faux Dieu qui n’avait point d’autre
emploi, que de piquer ses frères et censurer leurs actions ; il avait toujours le
reproche en bouche et l’amertume dans le cœur. Peu échappaient sa correction ; car il
aurait plutôt fait une calomnie, que de donner un mot de louange. Les premiers Momons ne
paraissaient que sous une figure de Satyre
pour avoir plus de
liberté de mordre, et de planter la dent sur la réputation de qui que ce fût. C’était
pour satisfaire cette passion enragée qui n’est jamais bien, que quand elle a mis les
autres mal.
D’autres disent que Momon a été tiré de κῶμον avec un très petit changement. C’était
une espèce de débauche ou de dissolution, soit à boire, soit à manger, soit à rire :
Ainsi Momon ne voudrait dire autre chose, que faire l’ivrogne ou faire le fol ; ce qui
est plus aisé à croire, quand on considère que toutes ces feintes et ces déguisements ne
vont qu’au libertinage. Ceux qui en usent montrent qu’ils sont amis du vice, mais qu’ils
en craignent le déshonneur.
Antigonus fut
un jour sollicité à être d’une Momerie, il ne s’y voulut point engager qu’il n’en eut
pris avis de Menedemusas, dont il prisait beaucoup le jugement ;
on me presse, lui dit-il, de porter ce soir un Momon, qu’en dites-vous ? Pensez-vous que
je le doive faire ? Monsieur, répondit le Philosophe ; je vous prie seulement de vous
souvenir que vous êtes fils de Roi. Ce fut assez dire à un bon entendeur : Si les
Chrétiens avaient encore un peu de sentiment de l’honneur, que Jesus-Christ leur a fait en leur donnant son nom et en les appelant ses frères,
je ne voudrais qu’un mot pour les écarter de toutes ces dissolutions : souvenez-vous
leur dirais-je de la marque que vous portez sur le front. Prenez garde que vos actions
doivent rendre témoignage de celles du fils de Dieu, et que vous ne pouvez vous trouver
dans la débauche sans faire croire, ou qu’il approuve vos sottises, ou que vous ne vous
souciez point de lui.
De la Chasse. §. 12.
Autant qu’il y a de diversités notables entre les animaux, autant y a-t-il de Chasses
différentes. Les oiseaux ne se prennent pas comme les poissons, et les bêtes fauves
donnent bien un autre exercice aux hommes, que ni les poissons, ni les oiseaux ; elles
vendent bien plus chèrement leur vie. Ceux-ci ne se défendent qu’à la fuite, celles-là
se présentent
quelquefois au combat, et comme des sujets
rebelles veulent disputer la victoire avec leur Prince, mais parce qu’elles ne savent
pas toujours bien user de leurs armes, à cause que la raison leur manque, elles sont
souvent contraintes bon gré mal gré qu’elles en aient de se rendre entre les mains du
vainqueur. Toutes les petites industries qui leur ont été suggérées de la nature, non
seulement sont trop faibles pour éviter la servitude ; mais elles ne leur sont pas tant
données pour se défendre, que pour attirer l’ardeur des hommes à les poursuivre ; si les
poissons venaient à bord sitôt qu’ils sont appelés, si les oiseaux fondaient dans les
filets à un petit coup de sifflet, si les biches et les sangliers étaient dressés à
venir au premier son du cor, la Chasse ne serait pas agréable de la moitié qu’elle est ;
son plaisir consiste à l’emporter au-dessus de la bête par force d’esprit. Nous n’aimons
tendrement que les choses qui nous coûtent : Il faut pour les rendre bonnes, que
l’adresse dispute avec l’adresse, que la fuite échauffe la poursuite, et que notre
ennemi succombe plutôt par notre valeur, que par sa faiblesse.
Je mets donc ici la Chasse pour le dernier des divertissements, si je ne parle point de
tous les autres en particulier, je pense en avoir assez dit en général pour donner la
méthode de n’en point mal user.
Etant sur le sujet de la Chasse, je me suis trouvé bien étonné en lisant dans les
premiers Docteurs de l’Eglise, qu’en toute l’étendue de la Saint Ecriture il ne se nomme
pas un seul Chasseur, dont le salut soit assuré. Il ne se
pouvait rien présenter à mon esprit de plus défavorable ; car si la sainteté était
incompatible avec la Chasse, je trahirais la cause de la Famille Sainte, si je lui
donnais mon approbation. La famille ne peut être sainte, si elle ne forme des saints, si
la Chasse est un empêchement de la sainteté, au lieu de l’approuver pour elle, il la
faut défendre.
Avant que de rien prononcer là-dessus, il faut discuter, si la Chasse est licite ou
non ; elle ne doit point être permise, si elle est contraire à la vertu : Mais comment le serait-elle,
puisque les saints l’ont conseillée, comme Isaac à son fils ? puisque Moïse qui en parle
ne l’a point blâmée ? puisque les
Théologiens, à qui Dieu a
donné la lumière pour discerner le bien et le mal, ne l’ont encore point marquée du
sceau de la réprobation.
Si nous voulons monter jusqu’au principe qui la doit justifier dans tous les esprits
qui ont quelque teinture de la raison : Nous trouverons que Dieu créant l’homme pour
être le Roi du monde, lui en donna tous les droits ; il l’établit souverain sur toutes
les bêtes avec un plein pouvoir d’en disposer, comme il voudrait : Il est vrai que son
péché leur a donné occasion de se révolter ; mais leur rébellion ne lui a rien ôté de ce
que la nature lui donne : Quelque usage qu’il en fasse, pourvu que ce soit pour une
bonne fin, et dans les termes de la prudence, il ne peut faillir : C’est ainsi que
l’Ordre y est mis : Ce qui vaut moins, doit être sujet à meilleur que soi. La terre est
pour les plantes ; celles-ci sont pour les animaux, et les animaux pour les hommes : La
terre ne se peut plaindre si les plantes tirent leur subsistance, et leur nourriture de
son sein : Les plantes ne peuvent refuser de servir d’aliment aux animaux ; elles ne
naissent que pour cela, et si elles étaient capables de tristesse et de plaisir, elles
feraient leur joie de se voir brouter : car rien n’est satisfait, que dans la possession
de sa fin.
Or est-il que toutes les bêtes sont faites pour l’homme, il ne leur est donc fait aucun
tort, quand il en use avec modération, et la reconnaissance qu’il doit à son
bienfaiteur : Que ce soit pour sa nourriture, que ce soit pour son plaisir ; c’est une
même chose.
Et nous voyons que l’Eglise, qui ne permet rien à ses Ministres de ce qui peut choquer
la sainteté de leur état, ne leur a pas tant défendu la Chasse, que quelques
circonstances particulières, qui ne sont point de bienséance aux personnes de leur
profession ; elle ne demande d’eux, sinon que pour l’honneur
qu’ils doivent à leur caractère, ils s’abstiennent de toute Chasse, qui fait bruit, et
pour leur en retrancher le désir, elle leur a fait de très expresses défenses d’avoir ni
chiens ni oiseaux ; Qu’ils aillent à la pipée, qu’ils tendent des lacets, qu’ils se
divertissent à la pèche, elle ne leur en fera point de procès ; mais s’ils y vont à
cheval, s’ils y portent des
armes, s’ils y mènent des chiens,
il n’y a point de dignité qui les puisse exempter de sa correction.
Si l’Eglise qui ne peut pécher dans la morale en ce qu’elle ordonne, non plus que dans
la Foi, n’a pas voulu faire un crime de toute sorte de chasse, même à ses domestiques
qui doivent servir à l’Autel ? Pourquoi la voudrait-on interdire aux personnes qui ne
sont point de condition à vivre dans une si grande retenue, et qui souvent en peuvent
avoir assez grand besoin ?
J'avoue que qui se voudrait arrêter à la première vue des
passages de saint Jérôme et de saint Ambroise, elle le surprendra, et qu’il aura peine
d’approuver ce que deux hommes si savants et si équitables semblent avoir condamné ;
mais s’il se donne le loisir de peser toutes leurs paroles pour mieux juger de leur
pensée, il trouvera qu’ils n’ont rien prétendu, que de nous déclarer ce qu’ils avaient
remarqué dans les saintes Lettres, qui ne font mention que de deux Chasseurs Esaü et
Nimrodat, dont ni
l’un ni l’autre n’a rien valu : et qu’il n’a jamais été de leur dessein de toucher à la
question de droit, ni de décider si la Chasse était mauvaise ou non. Le respect qu’ils
avaient pour les Apôtres, qui étaient du métier de Pécheurs, leur a fait prendre quelque
plus grande estime de la Pèche que de la Chasse ; mais pour préférer l’une, ils n’ont
pas condamné l’autre.
De leur temps la Chasse n’avait point été pratiquée par aucune personne qui fût
illustre en probité et en vertu ; du moins l’Ecriture n’en dit rien : ainsi ils n’ont
fait que rapporter ce qu’ils avaient lu sans vouloir taxer la Chasse, ni la rendre
coupable d’aucun désordre ; mais la suite des siècles nous a fait voir qu’il n’y a point
de condition dans le Christianisme qui n’ait ses Saints. La grâce de Jesus-Christ se répand en tout lieu, elle laisse partout des marques de ses
faveurs, et pour donner plus de facilité à tous les hommes de bien faire en quelque état
qu’ils soient, il n’en est maintenant pas un à qui elle n’ait accordé des Protecteurs et
des modèles de Sainteté.
Elle a montré en saint Hubert et en saint Eustache, qu’on rencontre aussi bien Jesus-Christ dans l’épaisseur
des bois, que
dans les Oratoires, et que le Crucifix est aussi aimable entre les cornes d’un Cerf, que
sur un Autel.
Charlemagne que l’Eglise révère, non seulement comme le grand Propagateur de la Foi, et
le défenseur de l’Evangile ; mais encore comme un puissant Intercesseur auprès de Dieu,
a continué l’exercice de la Chasse jusqu’à ses derniers jours. Henri premier Empereur, à
qui la vertu a mérité le nom de Saint, n’avait point de plus ordinaire divertissement :
Certainement si la Chasse était répréhensible ; ces grands amis de Dieu l’auraient
quitté, ou le saint Esprit qui les gouvernait les aurait quittés : Leur Canonisation
nous assure que la grâce les a accompagnés jusqu’à la mort : Concluons donc que la
Chasse n’est point un emploi qui déplaise à Dieu.
Pourquoi lui déplairait-elle ? C’est un des exercices qui nous approche de lui en nous
retirant de la conversation des hommes ? Elle nous donne en partie ce que les
Anachorètes sont allés chercher dans les déserts : elle nous fait maîtres de
nous-mêmes ; elle nous arrache de cette hantise contagieuse, où le péché est presque
inévitable ; elle nous fait renoncer à l’intrigue, à la vie douce, à la cajolerie, qui
sont les grandes sources d’iniquité et de la corruption des mœurs : elle nous dégage de
l’oisiveté, qui est la mère des vices et la ruine de la noblesse, tant pour le corps que
pour l’esprit : car n’ayant pas de quoi s’occuper ni dans le trafic, qui est au-dessous
de sa condition, ni dans la guerre, qui ne dure pas toujours, elle se consomme en une
vie languissante, et pour ne pouvoir pas faire ce que font les autres hommes, elle fait
quelquefois ce qui ferait rougir les bêtes.
Aussi a-ceau été toujours le sentiment des Souverains dans leurs
Ordonnances, que le plaisir de la Chasse était pour les Gentilshommes et pour les
Soldats : Ils ont considéré qu’après avoir servi le
public pendant la campagne, ils méritaient bien quelque divertissement pendant le
quartier d’hiver ; et que si cela leur manquait, il y avait danger qu’une humeur
violente et oisive, comme est celle des hommes, qui manient les armes, ne se portât à
quelque extrémité vicieuse : Si dans le cours de l’année, elle est permise par tolérance
aux Roturiers, elle doit être accordée de droit
aux
Gentilshommes tandis qu’ils sont de repos.
Quand j'ai dit que la Chasse tire la Noblesse de l’oisiveté, j'ai voulu dire qu’elle
lui ôtait les plus pressantes occasions du péché, des jeux, des blasphèmes, de
l'ivrognerie, et surtout de l’impureté, qui est le poison fatal d’un esprit, qui n’a
rien à faire. Boleslas Roi de Pologne, lequel a été honoré de l’auguste nom de
Pudique, qui vaut mieux que tous les titres des Conquérants, se servait de la Chasse
comme d’un champ de bataille, où il renversait autant d’ennemis que la chair a coutume
d’en susciter à ceux qu’elle veut perdre. Saint Henry I. Empereur, dont j'ai déjà dit
un mot, garda sa Virginité dans le Mariage à la faveur de la Chasse, qu’il fut inspiré
de pratiquer pour ne point amollir son cœur dans les délicatesses de la Cour.
L’Empereur Albert avait coutume de dire que comme la danse était pour les femmes, de
même la Chasse était pour les hommes. Il voulait faire entendre qu’il est des hommes de
toutes façons, et que ceux qui tenaient moins de la femme le faisaient voir dans leurs
actions. Le grand Alphonse Roi de Naples et de Sicile, qui a eu autant
de sagesse qu’il en peut tenir dans la tête d’un Prince, formait la plus noble jeunesse
de ses Etats aux exercices de la Chasse, et disait qu’il n’avait point de meilleurs
Soldats, que ceux qui avaient été bons Chasseurs.
Pour moi je ne doute point que la chasse étant bien prise n’ait de grands avantages
pour la vertu, un peu de solitude est bien douce à un esprit qui veut s’élever à Dieu
par la considération de ses créatures. Le B. François de Borgia étant encore Duc de
Gandie, voulant se dérober à l’importunité des compagnies ; et se défendre du jeu et de
l’entretien des Dames, qui sont les deux grandes occupations de ceux qui ne se peuvent
occuper, ne trouvait point de plus spécieux prétexte que la Chasse : Il ne se peut dire
combien Dieu, qui commençait à se communiquer à son cœur, lui fit connaître de belles
vérités à cette occasion : Tout ce qu’il y voyait était une très utile instruction pour
lui : Tantôt il considérait l’esprit que Dieu a donné à l’homme pour apprivoiser et
dresser un oiseau, tantôt il pensait, comme quoi un Epervier, qui est d’un naturel
farouche, et qui a si peu de tête, pouvait
profiter des
leçons qu’on lui fait ; on l’envoie parmi l’air comme un soldat armé pour livrer combat
à d’autres oiseaux qui sont plus grands que lui. Il y va sans que le danger l’étonne, et
comme s’il ne travaillait que pour le contentement de son maître, ayant arrêté la proie,
il la lui vient mettre entre les mains, et lui déférer tout l’honneur de sa victoire :
Le succès de la bataille qu’il a remportée, ne le fait point oublier de sa servitude ;
il retourne de son plein gré aux liens et aux chaperons. Qui empêche les hommes (disait
cet illustre Chasseur) d’avoir autant de reconnaissance pour Dieu, que ces bêtes en ont
pour les hommes ? Sera-t-il dit qu’un homme aura moins de reconnaissance qu’un oiseau ?
moins d’amitié pour son bienfaiteur ? moins de dépendance pour son Maître ?
Tantôt il tournait sa pensée d’un autre côté se représentant comme ces oiseaux de
chasse emploient toutes leurs forces, et toutes leurs finesses pour faire succomber la
proie qu’ils poursuivent, il se figurait tous les artifices du Démon à surprendre une
âme, comme il l’endort, comme il la caresse, comme il l’investit de peur qu’elle ne lui
échappe.
D’autres fois il éprouvait l’obéissance de ces oiseaux à qui il avait donné le vol ;
car les voyant sur leur proie et qu’ils tenaient déjà le Gibier par la tête, il les
réclamait et leur faisait quitter prise : Et puis rentrant dans soi-même il déplorait la
désobéissance et la rébellion des hommes, lesquels s’attachant à quelque bien créé, s’y
arrêtent opiniâtrement et ne le quittent point, quoique Dieu les rappelle. C’est ainsi
que les saints et les hommes intérieurs s’instruisent de tout ce qu’ils voient, et ne
laissent rien passer devant leurs yeux qui ne leur profite. Plût à Dieu que tous les
Chasseurs en voulussent user de la sorte, je n’estimerais pas seulement la Chasse pour
le divertissement, je l’aimerais encore pour la vertu.
Comme je ne pense avoir rien oublié de ce qui peut faire à son avantage, aussi ne
dois-je rien dissimuler de ce que les gens de bien y reprennent. Tous les Historiens se
plaignent que la Chasse a été fatale à un grand nombre de Princes souverains qui y ont
laissé la vie, et dont les Etats ont pleuré la
perte. Quelques-uns y sont morts par la furie des bêtes, lesquelles pour
se sauver de leurs mains, les ont atterrés sous leurs pieds, les ont percés de leurs
cornes ou les ont déchirés de leurs dents. D’autres y ont été tués par accidents et faute d’être
reconnus. Plusieurs mauvais sujets
ont pris occasion de la Chasse pour faire des parricides, et sous prétexte de porter le
coup sur un cerf ou sur un sanglier, ont trempé leurs mains sacrilèges dans le sang des
Monarques. Si ce crime était causé par la Chasse, comme il est si horrible, aussi il
suffirait lui seul pour la faire condamner ; mais il n’est rien de si légitime, dont les
méchants ne puissent abuser, il s’en est trouvés d’assez scélérats pour détremper le
poison dans le sang de Jésus-Christ au sacré Calice, personne
néanmoins n’a jugé que la Messe fut mauvaise à cause qu’un détestable s’est voulu servir
de ce Calice qui porte la vie, pour donner la mort.
On ajoute que la Chasse des grosses bêtes inspire une humeur sauvage ; comme elle ne se
pratique point qu’avec le fer et le feu, ceux qui en sont s’accoutument à voir le sang,
et comme tout le sang est de même couleur, on arrive quelquefois à ce point
d’inhumanité, qu’on ne se touche guère plus de la blessure d’un homme, que de la plaie
d’une bête. Aussi la savante Politique n’a jamais bien approuvé, que les jeunes Princes
qui doivent monter sur le trône fussent grands Chasseurs ; de peur qu’ils n’y perdissent
la tendresse qu’ils doivent avoir pour leurs sujets, et n’y prissent trop d’amour pour
la guerre, dont la Chasse est l’apprentissage. Ces personnes qui sont habituées dès leur
enfance, à être toujours à cheval, ne savent pas assez estimer le bien de la paix et du
repos.
Quelques-uns ont assuré de plus, que les Chasseurs sont rarement dévots. Certes tous ne
sont pas des Saints Hubert ou des Saints Eustaches : Cette passion en emporte plusieurs
à faire des Dimanches, des jours de plaisir ; à traîner après eux une foule de Paysans
et de Valets, pour ne laisser point échapper un Gibier, qu’ils auront reconnu la veille
ou quelques jours auparavant. De Messe ou de Vêpres il ne s’en parle point :
Monsieur le veut, il faut suivre, si on ne
veut être
maltraité, et Monsieur ne devrait pas vouloir ce que Dieu défend.
C’est ce qui fit dire un jour à saint Ambroise, que les Chasseurs qui ne se
contentaient point de leurs propres péchés, devaient considérer que pour un compte que
les autres auraient à rendre au jugement de Dieu, ils en auraient deux, et qu’ils
seraient tenus de répondre pour eux et pour tous ceux qu’ils auraient employés contre
les lois de l’Eglise.
S’ils ne craignent point de fouler aux pieds les jours que Dieu s’est réservés comme
sacrés ; ils craignent encore moins de triper aux piedsav de
leurs chevaux les blés de toute une campagne, et de faire tort de dix écus pour avoir
une proie qui n’en vaut pas un. Le pauvre en souffre et ne trouve personne qui pense à
le dédommager.
Un autre gros péché qui ne se rencontre pas en tous les Chasseurs, mais qui n’est que
trop commun, c’est de charger les Villageois de nourrir leur meute. Il arrivera que dans
la plus grande cherté de vivres, une femme veuve qui n’a pas du pain pour soi, sera
contrainte d’élever un chien au Seigneur du lieu, de lui faire du potage et de le
coucher plus mollement qu’elle ne ferait ses propres enfants : Un autre en a deux,
quelques-uns en ont trois.
Barnabé Vicomte de Milan se rendit très odieux à tout son
Etat pour une vexation de cette même nature : Il avait des chiens à milliers qu’il
distribuait par les Villages, où la Chasse lui semblait meilleure, dont ses pauvres
sujets étaient extrêmement grevés. Chaque famille avait sa part à cette charge qui était
si onéreuse, que la moindre partie du dommage était de nourrir les chiens ; car les
Officiers de la Vénerie étaient encore plus affamés. Ceux-ci sous couleur de visiter
leurs meutes exerçaient une cruelle tyrannie : A les ouïr parler, jamais les chiens
n’étaient assez bien ; tantôt ils étaient trop maigres, tantôt trop gras ; ils étaient
mal peignés, crasseux, galeux, ils baissaient la tête, ils feignaient du pied ; et en
quelque disposition qu’ils fussent il y avait toujours matière pour intenter un procès,
dont les pauvres gens ne sortaient point qu’après avait payé une bonne amende. Le Comte
S. Elzear avait bien d’autres chiens, aussi avait-il une autre
Chasse à faire ; c’étaient les pauvres qu’il entretenait à ses frais, en très grand
nombre, avec lesquels, comme il disait, il chassait au Paradis.
Enfin on accuse la Chasse d’être un métier trop charmant, et que ceux qui s’y attachent
négligent tout le reste, ou du moins le font servir à cette passion. Quelque requête qu’on eût à
présenter à l’Empereur Andronicus le jeune, on était assuré qu’elle serait décrétée en
toute la forme qu’on voulait, pourvu qu’on joignit à la demande un chien de Chasse ou un
oiseau. Les deux grands Veneurs du champ de Tartarie, ont chacun sous soi
dix mille hommes qui ne sont que pour la Chasse : Quand leur maître en veut prendre le
plaisir, il faut que ces vingt mille hommes marchent avec cinq mille chiens qui sont
entretenus à cet effet ; on y est un peu plus réservé pour la Chasse de l’oiseau, il n’y
a que dix mille hommes qui y sont destinés. N’est-ce point pour cela qu’on tire cette
conséquence que les Chasseurs ne sont point dévots ; car cet exercice les occupe si
fort, que tout leur cœur y va et qu’il n’en reste rien pour Dieu ?
Hors de ces inconvénients qui ne sont pas petits : mais qui sont très aisés à éviter,
la Chasse a de très grandes utilités. Les Médecins la donnent pour un
remède souverain aux gros hommes qui ont besoin de décharge, elle fortifie la chaleur
naturelle, elle ne travaille point le corps, elle est agréable à l’esprit, elle cause un
doux sommeil, elle purifie le sens de l’ouïe, elle aiguise la vue, elle empêche de
vieillir, elle adoucit les soins, elle chasse la mélancolie, et rend les Chasseurs
inaccessibles aux maladies populaires. Razès Médecin Arabe très fameux en a fait la
remarque après Galien, qui assure qu’en une contagion générale qui dépeupla tout un
pays, il n’y eut pas un Chasseur qui en fut attaqué.
De plus c’est un spectacle très innocent : La nature y fait paraître comme sur un
théâtre tout ce qu’elle a renfermé d’esprit dans les bêtes ; car il ne se montre jamais
mieux que quand il y va de défendre sa vie : Toute stupidité est ingénieuse à éviter la
mort. Est-il rien de plus divertissant que certaines Chasses particulières ? On y voit
toujours quelque bonté d’esprit, et un commencement de raison ; mais cela
ne se soutient point, et après quelques petits brillants tout
s’éclipse : aussi faut-il que les bêtes obéissent à l’homme, et le reconnaissent pour
leur maître. J’en toucherai brièvement deux petits exemples.
Ceux qui vont à la Chasse des singes ne font guère moins qu’une singerie : comme ils
savent que cet animal contrefait tout ce qu’il voit, aussi le prennent-ils par la plus
forte de ses inclinations. Le Chasseur porte des mules de couleur d’écarlate ; pour lui
donner dans les yeux, et le rendre plus attentif, se les met aux pieds, et les lie de
longues courroies, les porte un tour ou deux de promenade, et s’en va ; il en laisse
d’autres de pareille couleur sur le chemin. Le singe qui était en sentinelle pour épier
tout ce qui passait, ne manque pas de venir sur les traces de son ennemi, rencontrant
les mules, aussitôt il y fourre le pied, et se les attache le plus serrément qu’il peut
sans se prendre garde que les mules qui lui ont été laissées ont une semelle de plomb ;
d’où vient que quand il pense marcher, il ne peut lever le pied, et demeure tout court à
la merci de son vainqueur, qui en fait ce qu’il veut. Otys est une espèce d’oiseau, qui
est quasi de même humeur que le singe : Tout ce que les hommes font lui semble beau, et
c’est sa perte : Comme on a reconnu que son naturel le porte à imiter, on lui prépare un
vase plein d’une liqueur gluante et fort tenace ; le Chasseur fait mine de s’en laver
les yeux : cet oiseau qui observe tout, vient après pour en faire autant, et se colle si
étroitement les paupières qu’il y perd la vue, ne sachant plus où mettre le pied, il
donne de la tête à tout ce qu’il rencontre, et se laisse prendre à qui le veut. L’une et
l’autre chasse est bien plus belle à la campagne que sur le papier ; mais en quelque
lieu qu’elle soit, elle est très capable de nous faire souvenir, que le Diable est
encore plus rusé pour surprendre les hommes, que les hommes n’ont d’esprit pour affiner
les bêtes.