(1694) Maximes et Réflections sur la Comédie « XXIX. Nouvel abus de la doctrine de Saint Thomas. » pp. 102-108
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(1694) Maximes et Réflections sur la Comédie « XXIX. Nouvel abus de la doctrine de Saint Thomas. » pp. 102-108

XXIX. Nouvel abus de la doctrine de Saint Thomas.

Malgré ces saintes traditions, et malgré encore le passage exprès que l’auteur produit « pour exclure la musique des jours de deuil » , il permet les comédies « dans tout le carême » . Il ne mériterait pas d’être seulement écouté, s’il ne nous donnait encore une fois Saint Thomas pour garant de ses erreurs. Après donc avoir proposé toutes les raisons qu’il a sues pour bannir la comédie du carême : « Je réponds à cela, dit-il, avec les propres paroles de Saint Thomas », et il cite un article de ce saint docteur sur les sentences, qui est le même que nous avons allégué pour un autre sujet

Mais d’abord, il est certain qu’il ne s’y agit point du carême dont il n’y a pas un mot dans tout cet endroit : mais quand on voudrait, comme il est juste, étendre au carême jusqu’à un certain degré, ce que propose ce saint docteur en général sur l’état des pénitents, il n’y aurait rien qui ne fût contraire à la prétention de notre auteur.

Saint Thomas traite ici trois questions dont les deux premières appartiennent au sujet des jeux : dans l’une il parle des jeux en général : dans l’autre, il vient aux spectacles. En parlant des jeux  en général, et sans encore entrer dans ce qui regarde les spectacles, il défend aux pénitents de s’abandonner dans leur particulier aux jeux réjouissants, parce que « la pénitence demande des pleurs et non pas des réjouissances » ; et tout ce qu’il leur permet, « est d’user modérément de quelques jeux en tant qu’ils relâchent l’esprit et entretiennent la société entre ceux avec qui ils ont à vivre » ; ce qui ne dit rien encore, et se réduit comme on voit, à bien peu de choses. Mais dans la seconde question où il s’agit en particulier des spectacles, il décide nettement que les pénitents les doivent éviter : « spectacula vitanda pœnitenti »: et non seulement ceux qui sont mauvais de leur nature, « dont ils doivent s’abstenir plus que les autres » : mais encore ceux qui « sont utiles et nécessaires à la vie », parmi lesquels il range la chasse.
On sait, sur ce sujet la sévérité de l’ancienne discipline dont il est bon en tout temps de se souvenir. Elle interdisait aux pénitents tous les exercices qui dissipent l’esprit ; et cette règle était si bien établie, qu’encore au treizième siècle, Saint Thomas, comme on voit, n’en relâche rien. Parmi les sermons de Saint Ambroise , on en trouve un de saint Césaire Archevêque d’Arles, où il répète trois et quatre fois, que celui « qui chasse pendant le carême : horum quadraginta dierum curriculo : ne jeûne pas encore, poursuit-il, qu’il pousse son jeûne jusqu’au soir », selon la coutume constante de ce temps-là : « il pouvait bien avoir mangé plus tard ; mais cependant il n’aura point jeûné au Seigneur : potes videri tardius te refecisse, non tamen Domino jejunasse » : ce saint écrivait à la fin du sixième siècle. Dans le neuvième, le grand Pape Nicolas Ier impose encore aux Bulgares qui le consultaient la même observance, selon la tradition des siècles précédents. Cette sévérité venait de l’ancienne discipline des pénitents, qu’on étendait, comme on voit, jusqu’au carême, où toute l’église se mettait en pénitence ; et de peur qu’on ne s’imagine que cette discipline des pénitents fût excessive ou déraisonnable, Saint Thomas l’appuie de cette raison : que ces spectacles et ces exercices « empêchent la récollection des pénitents, et que leur état étant un état de peine, l’église a droit de leur retrancher par la pénitence, même des choses utiles, mais qui ne leur sont pas propres » ; sans y apporter d’autre exception que « le cas de nécessité : ubi nécessitas exposcit » ; comme serait dans la chasse s’il en fallait vivre : tout cela conformément aux canons, à la doctrine des saints, et au Maîtreaf des sentences Par toutes ces autorités, après avoir modéré les divertissements qu’un pénitent peut se permettre en particulier pour le relâchement de l’esprit et la société, il lui défend tous les spectacles publics et tous les exercices qui dissipent ; cependant le dissertateur trouve en cet endroit, qu’on peut entendre la comédie « tout le carême » (ce sont ses mots), sans que cela répugne à l’esprit de gémissement et de pénitence dont l’église y fait profession publique ; et voilà ce qu’il appelle répondre « avec les propres paroles de Saint Thomas ».
Le même saint parle encore de cette matière dans la question de la somme que nous avons déjà tant citée, article quatrième, où il demande s’il peut y avoir quelque péché dans le défaut du jeu : c’est-à-dire en rejetant tout ce qui relâche ou divertit l’esprit ; car c’est là ce qu’il appelle jeu, et il se fait d’abord cette objection, qu’il semble qu’en cette matière « on ne puisse pécher par défaut, puisqu’on ne prescrit point de péché au pénitent à qui pourtant on interdit tout jeu » : conformément à un passage d’un livre qu’on attribuait alors à Saint Augustin, où il est porté « que le pénitent se doit abstenir des jeux et des spectacles du siècle, s’il veut obtenir la grâce d’une entière rémission de ses péchés  ». Ce passage était dans le texte du Maître des sentences, et la doctrine en passait pour indubitable, parce qu’elle était conforme à tous les canons. Saint Thomas répond aussi « que les pleurs sont ordonnés au pénitent, et c’est pourquoi le jeu lui est interdit ; parce que la raison demande qu’il lui soit diminué  ». C’est toute la restriction qu’il apporte ici, laquelle ne regarde point les jeux publics, puisqu’il ne retranche rien de la défense des spectacles, qu’il laisse par conséquent en son entier, comme portée expressément par tous les canons où il est parlé de la pénitence, ainsi qu’il l’a reconnu dans le passage qu’on vient de voir sur les sentences.

Qu’on ne fasse donc point ce tort à Saint Thomas, de le faire auteur d’un si visible relâchement de la discipline : c’est assez de l’avoir fait sans qu’il y pensât, le défenseur de la comédie ; sans encore lui faire dire, qu’on la peut jouer dans le carême, quoiqu’il n’y ait pas un seul mot dans tous ses ouvrages qui tende à cela de près ou de loin ; et qu’au contraire il ait enseigné si expressément que les spectacles publics répugnent à l’esprit de pénitence que l’église veut renouveler dans le carême.