(1756) Lettres sur les spectacles vol. 2 «  HISTOIRE. DES OUVRAGES. POUR ET CONTRE. LES THÉATRES PUBLICS. — NOTICES. PRÉLIMINAIRES. » pp. 2-100
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(1756) Lettres sur les spectacles vol. 2 «  HISTOIRE. DES OUVRAGES. POUR ET CONTRE. LES THÉATRES PUBLICS. — NOTICES. PRÉLIMINAIRES. » pp. 2-100

NOTICES
PRÉLIMINAIRES.

L’histoire des Ouvrages pour & contre les Théatres nous a paru devoir être précédée par un Précis historique sur les Jeux scéniques. C’est l’objet de ces Notices préliminaires, où, par occasion, il sera parlé des Romans. Plusieurs Sçavans se sont occupés de l’origine de ces productions littéraires. On a sur cette matiere quelques Dissertations dans les Mém. de l’Ac. des Insc. & Belles-Lett.

L’Art dramatique n’a pas une honnête origine. Cet art est né de la folie & de l’ivresse que le Dieu des raisins inspiroit.

Voici comment la Tragédie prit naissance chez les Grecs, où il faut toujours recourir pour trouver le berceau de tous les Arts.

On y sacrifioit à Bacchus un bouc. Et pendant le sacrifice, le Peuple & les Prêtres chantoient en chœur des hymnes qui, relativement à la qualité de la victime, furent nommées Tragédies ou Chants de bouc, suivant l’étymologie Τράγος, & ἀδὴ. On y promenoit un homme travesti en Silene, monté sur un âne. Il s’y en joignit d’autres barbouillés de lie, qui chantoient les louanges du Dieu des Buveurs. Et par la suite, pour réveiller la monotonie de ces chansons, Thespis introduisit un Acteur qui faisoit quelques récits.

Thespis étoit contemporain de Solon ; & il vivoit encore vers la soixante-unieme olympiade. Il alloit de Bourg en Bourg, jouant ses Pieces sur le char qui voituroit sa troupe.

Solon eut la curiosité d’aller voir ses représentations & ses fictions tragiques. Il en fut si indigné, qu’il dit à Thespis : N’as-tu pas honte de mentir ainsi devant tant d’honnêtes gens ? Et Thespis lui répondit : Il est permis de mentir pour le divertissement des autres. Solon lui repliqua : Nous verrons si nos Loix jugeront de pareils jeux dignes de récompense & d’honneur. En effet Diogene de Laërce ajoute que Solon fit défendre à Thespis de jouer ses Pieces à Athenes.

Eschyle, qui vivoit vers l’an du Monde 3508, augmenta le nombre des Acteurs, pour former des dialogues. Il leur donna un masque & des habits décens ; il leur fit porter une chaussure haute, appellée cothurne. Il leur construisit un Théatre, au lieu du Tombereau.

Sophocle lui enleva le prix de la Tragédie. Eschyle en fut si outré, que ne pouvant supporter cet affront, il se retira d’Athenes.

Euripide, né vers l’an 480 avant l’Ere Chrétienne, fut le rival de Sophocle. Ils parvinrent à porter à la plus grande perfection cet art dont Despréaux nous a donné l’histoire dans les Vers qui suivent :

La Tragédie, informe & grossiere, en naissant,
N’étoit qu’un simple chœur où chacun, en dansant,
Et du Dieu des raisins entonnant les louanges,
S’efforçoit d’attirer de fertiles vendanges.
Là, le vin & la joie éveillant les esprits,
Du plus habile Chantre un bouc étoit le prix.
Thespis fut le premier qui, barbouillé de lie,
Promena par les Bourgs cette heureuse folie,
Et d’Acteurs mal ornés chargeant un tombereau,
Amusa les passans d’un spectacle nouveau.
Eschyle, dans le chœur jetta les personnages ;
D’un masque plus honnête habilla les visages ;
Sur les ais d’un Théatre en public exhaussé,
Fit paroître l’Acteur d’un brodequin chaussé.
Sophocle enfin donnant l’essor à son génie,
Accrut encor la pompe, augmenta l’harmonie,
Intéressa le chœur dans toute l’action ;
Des Vers trop raboteux polit l’expression,
Lui donna chez les Grecs cette hauteur divine,
Où jamais n’atteignit la foiblesse Latine.

Art poëtique.

Cet exposé historique manifeste que la Tragédie n’a jamais eu pour objet essentiel une utilité morale. M. Batteux l’a démontré dans trois sçavantes Dissertations qui occuperent les séances des 14 Juin 1771, & 21 Janvier 1772 de l’Académie des Inscriptions & Belles-Lettres dont il est Membre.

Il y pose pour base ce raisonnement qui lui a paru être sans replique : « Pour que la Tragédie fût une leçon d’exemple, il faudroit que la vertu y fût récompensée, & le vice puni. Or, si cela est, le dénouement est par la joie : la terreur & la pitié sont nulles ; & la Tragédie se confond avec la Comédie.

« On prétend que le Théatre Athénien avoit pour objet d’inspirer la haine des Rois, & la crainte des Dieux. Cette prétention est sans fondement. L’objet du Théatre d’Athenes, comme du nôtre, étoit de donner aux Spectateurs le plaisir de la terreur & de la pitié dramatiques : rien de plus. Les larmes de pitié, répandues sur Œdipe, sur Agamemnon, sur Xercès même rentrant chez lui après son désastre, pouvoient-elles rendre ces Rois odieux ? La haine ne pleure point. D’un autre côté, que sert à la saine morale un Prométhée enchaîné sur le Caucase, pour avoir été le bienfaiteur du genre humain ? Que sert Iphigénie immolée à l’ardeur de venger une femme déshonorée ? ou Médée égorgeant ses enfans, pour désespérer son époux ? ou la sœur d’Hélene assommant le sien, pour jouir en paix d’un commerce adultere ? Elle en sera punie : oui, dans un autre Poëme, & par un autre crime qui fera encore frémir la nature. S’il y a des leçons, il faut avouer qu’elles sont bien cachées, & qu’il ne faut pas un art médiocre pour les en tirer.

« L’affabulation de l’Œdipe ne prouve rien, parce qu’elle est postiche, & qu’elle ne sort point de l’action. S’il y avoit un résultat moral à tirer de cette Tragédie, il seroit destructif de toute morale. Il enseigneroit que quand on est né sous une étoile funeste ; il faut que de nécessité on soit criminel & malheureux ; qu’on tue son pere, qu’on épouse sa mere, quoi qu’on fasse pour l’éviter ; & qu’après on se pende, ou qu’on s’arrache les yeux de désespoir. Les résultats moraux des autres Tragédies sont à peu près les mêmes. Ce ne sont que des vengeances atroces, des parricides, des horreurs. Que devenoit la pureté de la morale au milieu de cette confusion de passions ?

« Qu’un Poëte philosophe ou flatteur ait quelquefois fait sortir d’un Drame ou de quelques Scenes des éloges indiscrets ; qu’il ait présenté des caracteres, des mœurs, des sentimens qui pouvoient servir de leçons ; en un mot, qu’il ait incliné le miroir, de maniere que le Spectateur ait pu y voir & prendre des avis : c’est l’art de l’homme, & non l’art du genre. Le genre, il est vrai, s’y prête ; mais ce n’est pas son objet direct & formel.

« Quel est le résultat moral de toutes les Tragédies où l’on nous fait éprouver successivement l’amour, la haine, la cruauté, la compassion ; où l’on nous rend le jouet de tous les vents, tandis que tous les Philosophes conviennent que la sagesse consiste dans la constance ou l’égalité de l’ame ? Or, l’objet de la Tragédie est de troubler cette égalité, perturbatio animi. Elle excite en nous les passions ; c’est-à-dire, qu’elle arrose des plantes qu’il faudroit laisser sécher ; elle donne le commandement à ce qui ne devroit qu’obéir : elle met ce qui nous rend malheureux & vicieux à la place de ce qui seul peut nous rendre heureux & meilleurs.

« Aristote n’a dit nulle part que la Tragédie fût pour l’instruction. Il a répété souvent dans sa Poétique, qu’elle n’étoit que pour le plaisir. Il dit, dans ses livres de Politique, que la Peinture peut être funeste aux mœurs, & la Musique beaucoup plus encore. La Peinture est sur une toile ; la Musique sur un instrument inanimé ; la Tragédie au contraire est rendue par des voix humaines & par des personnages vivans, qui emploient ouvertement tous les moyens de séduction, qui font entendre le cri des entrailles, qui ont tous les mouvemens & tous les gestes des passions, flabellum perturbationum. Or, est-il utile en bonne morale d’allumer ainsi les passions par amusement, & seulement pour le plaisir de les allumer ? »

Enfin ajoutons à ces solides réflexions ce coup de pinceau du Citoyen de Geneve1 qui a peint l’objet d’après nature : « La Tragédie ne nous présente presque toujours que des scélérats d’un haut rang ; vengeance, assassinats, empoisonnement, ambition, révolte, fureur, désespoir. Il n’y a presque point de Scene où il ne soit question de quelque forfait. Or, la sensation d’horreur & de désespoir qu’on dit en résulter, est-elle nécessaire pour éloigner du crime un cœur vertueux qui n’a pas besoin de ces horribles leçons ? Et quant aux scélérats, ce ne sera pas certainement le Théatre qui les réformera ».

La Comédie chez les Grecs n’eut pas une plus belle origine que la Tragédie.

Eh ! quels chants pouvoit-on attendre de Thalie ;
Lorsque d’Aristophane épousant la folie,
Et, par son impudence, assurant ses succès,
Elle s’abandonnoit aux plus honteux excès ?

Louis Racine, ep. à M. de Valinc.

La Comédie dut sa naissance aux bouffonneries & aux obscénités des satyres bachiques. Car, comme l’a dit M. l’Abbé Vatry 2, de tous les Dieux, celui sans contredit qui étoit le plus propre à faire inventer la Tragédie & la Comédie, étoit Bacchus. Aussi, de tous les temps, les Théatres ont été sous la protection de ce Dieu ; & il falloit que tous les Poëtes lui rendissent quelque hommage. Epigene ayant le premier fait jouer un Drame dont le sujet étoit étranger à Bacchus, les Spectateurs étonnés de cette nouveauté, s’écrierent οὐδὲν πρὸς Διόνυσον : Il n’y a rien là qui regarde Bacchus ; ce qui devint dans la suite un proverbe que l’on appliquoit à ceux qui ne traitoient pas la matiere qu’ils devoient traiter.

On prétend, dit M. Batteux 3, que la Comédie commença à l’occasion du Margitès d’Homere, Poëme où étoit représenté un homme fainéant qui n’étoit bon à rien. L’impression que fit ce portrait, donna lieu de mettre ce genre en action.

La Scene comique, dans le commencement, étoit une représentation faite d’après nature. Les personnes qu’on y jouoit, y étoient désignées par leurs noms. Telle fut ce qu’on appelle la vieille Comédie où s’exercerent Eupolis, Cratinus, Aristophane. On y jouoit les Philosophes vivans, & même les Dieux.

Le Peuple & les Magistrats s’en amusoient beaucoup ; mais lorsqu’on eût osé en venir aux Magistrats, ceux-ci trouverent que la plaisanterie passoit les bornes : autrement ils auroient continué de s’amuser de voir la vertu attaquée, & la Religion ridiculisée.

Ce second genre de Comédie fut donc défendu. Mais la malignité a trop de charmes : on chercha à éluder la loi. On continua de jouer des aventures réelles, en déguisant les noms des personnes. Et, comme la ressemblance y étoit ménagée, de maniere qu’on pût aisément y reconnoître ceux que l’on jouoit, il fallut une nouvelle loi pour défendre de faire la satyre personnelle des Citoyens. Il ne fut plus permis que de faire la satyre générale de la vie & des mœurs ; & ce fut ce qu’on appella la Comédie nouvelle, où Aphile & Menandre furent célebres. Le Théatre comique ne devint pas moins nuisible aux mœurs que le tragique. On en fit un recueil de stratagêmes, pour faire réussir tous les crimes, favoriser toutes les passions, ménager toutes les intrigues, traverser tous les peres, maris, maîtres, exciter l’amour du libertinage, & le faciliter par le jeu infame des valets, des soubrettes & des confidens, qui furent toujours dans la Comédie les rôles les plus intéressans.

La Poésie, la Musique & la Danse furent employées à embellir l’Art dramatique. Mais étoient-elles faites pour orner des Scenes folles & dangereuses dans leurs représentations ?

Les Poëtes dramatiques ont dégradé la Poésie, en ne lui conservant pas la pureté de son origine ; & ils lui ont attiré des ennemis qui, dans l’excès de leur zele pour les mœurs, vouloient la proscrire.

Telle étoit chez les Anciens l’opinion de Platon ; & dans notre siecle on a vu quelques Sçavans, comme un Dacier, un Lami, &c. qui condamnoient généralement la Poésie, en ce qu’elle n’étoit propre qu’à corrompre le cœur, & qu’à gâter l’esprit, qu’elle accoutume au faux, qu’elle énerve & qu’elle effémine, en le dégoûtant des études sérieuses & utiles, & en le rendant incapable des grandes connoissances.

On a dans le premier volume des Mémoires de l’Académie des Inscriptions & Belles-Lettres une Dissertation de l’Abbé Massieu, qui a supérieurement vengé la Poésie. On y voit démontré qu’il ne faut point juger de cet art, par l’usage qu’en ont fait les corrupteurs publics qui, d’un art divin, en ont fait un art infernal.

Il ne faut pas en effet oublier que la Poésie a pour titre primordial de sa naissance le cantique qui fut composé par Moyse après le passage de la Mer rouge. « Delà, dit M. Bossuet, est né la Poésie. C’étoit Dieu & ses œuvres merveilleuses qui en étoient les sujets ; & il n’y a proprement que le peuple de Dieu où la Poésie soit venue par enthousiasme ».

Moyse consacra donc la Poésie à la vérité éternelle. Mais, à mesure que l’oubli de Dieu devint plus général, & que les ténebres épaisses qui en résulterent eurent donné lieu à toutes les fables monstrueuses de l’idolâtrie, la Poésie ne s’occupa plus qu’à remuer les passions qui sont ennemies de la sagesse ; & elle fut abaissée jusqu’à servir à amuser des esprits frivoles, & à réveiller l’assoupissement des Midas désœuvrés.

Elle osa nous prêcher le vice effrontément ;
Elle mit en tous lieux sa gloire à nous séduire,
Et corrompit des cœurs qu’elle devoit instruire.
Homere, le premier fertile en fictions,
Transporta dans le Ciel toutes nos passions ;
C’est lui qui nous fit voir ces maîtres du tonnerre,
Ces Dieux dont un clin d’œil peut ébranler la terre,
Injustes, vains, craintifs, l’un de l’autre jaloux ;
Au sommet de l’Olympe, aussi foibles que nous.
Et c’est lui-même encor dont la main dangereuse
A tissu de Vénus la ceinture amoureuse :
Les feux qui de Sapho consumerent le cœur
Dans ses écrits encore exhalent leur chaleur.
Pour chanter les exploits des Héros qu’il admire,
Le foible Anacréon en vain monte sa lyre ;
Les cordes sous ses doigts ne raisonnent qu’amour.
… … … … …
Dans ces temps malheureux Vénus avoit des temples :
Le crime autorisé par d’augustes exemples,
Ne paroissoit plus crime aux yeux de ces mortels
Qui, d’un Mars adultere, encensoient les autels.
Sur une terre impie & sous un ciel coupable,
Le Chantre des plaisirs pouvoit être excusable.
Cependant aujourd’hui les enfans de la foi
D’un plus sage transport ont-ils suivi la loi ?
Hélas ! dressant par-tout un piege à l’innocence,
Des Romains & des Grecs ils passent la licence.

Louis Racine.

Cette description fait disparoître toutes ces vues hautes & solides qu’on suppose à presque tous les genres de Poésie. Le but, dit-on, du Poëme épique est de convaincre l’esprit d’une vérité importante. La fin de la Tragédie est de nous intéresser par des émotions de terreur & de pitié, purgées de ce qu’elles ont de trop dur ou de fâcheux, quand les malheurs sont réels ; & la fin de la Comédie est de corriger les mœurs.

Ce n’étoit point là le sentiment de Houdart de la Motte, qui faisoit consister le mérite, non à parler noblement des choses, mais à les voir comme elles sont, sans se les affoiblir, ni se les exagérer. Il paroît en effet soutenir ce caractere dans son Discours sur la Poésie4. Il y soutient qu’en général dans la Poésie, la morale étoit tellement subordonnée à l’agrément, qu’on n’en pouvoit attendre aucune utilité pour les mœurs ; que tous ces Poëmes, qui sont des chefs-d’œuvre de l’antiquité, n’avoient été faits que pour plaire, & non pour être utiles. On y voit en effet que leurs Auteurs, au lieu d’avoir songé à réformer les fausses idées des hommes, y ont la plupart accommodé leurs fictions ; & conséquemment ils ont souvent donné de grands vices pour des vertus.

Au reste, la Poésie n’a de mauvais que l’abus qu’on en peut faire, & qui provient de ce que son unique fin est de plaire. Le nombre & la cadence chatouillent l’oreille ; la fiction flatte l’imagination ; & les passions sont excitées par les figures.

Il n’est pas douteux que ceux qui se servent de ces moyens pour enseigner la vertu, lui gagnent plus sûrement les cœurs, à la faveur du plaisir ;

Mais, quant à ceux qui ne s’en servent que pour le vice, ils en augmentent encore la contagion par l’agrément des Vers.

On doit rendre une justice aux Poëtes de l’âge brillant des Grecs & des Romains : ils ont presque tous, excepté Lucrece, respecté la Religion de leur temps ; car quelque ridicules & quelque scandaleuses que soient leurs fictions religieuses, les gens éclairés ne les considéroient que comme des allégories qui étoient venues de l’Egypte où tout étoit mystere.

C’est pourquoi le Chancelier Bacon les appelle5 le reste précieux d’un meilleur temps, & le souffle d’un air très-éloigné qui entra dans les flûtes Grecques. Leurs fictions ne doivent point être entendues grossiérement ; elles tendent presque toutes à établir les trois importantes vérités de la Religion naturelle, qui sont l’immortalité de l’ame, l’existence d’une Divinité, & une Providence.

Il étoit réservé à ces derniers temps de voir plusieurs Poëtes oser attaquer dans leurs Vers la Religion, & la prendre pour l’objet de leurs railleries. Quelle en est la cause ? C’est qu’ils n’ont pas seulement sur l’immortalité de l’ame la notion qu’avoit le Poëte Euripide qui, dans l’Hyppolite, dit que l’amour que nous avons pour une vie aussi remplie de miseres que la nôtre, ne vient que de l’ignorance où nous sommes d’une autre vie que nous cache un voile ténébreux, & qui est cause que nous nous laissons emporter par des fables.

Les Poëmes licencieux n’ont eu dans tous les temps pour Auteurs que ceux qui avoient méconnu les devoirs de la Poésie, dont le premier est de respecter la Religion qui lui a donné la naissance ; & le second, qui est une suite du premier, est de porter toujours les hommes à la vertu. On a sur cet objet, dans le quinzieme volume des Mémoires de l’Académie des Inscriptions & Belles-Lettres, une Dissertation de Louis Racine.

La Musique & la Danse, deux sœurs que la cadence a toujours unies, furent d’abord employées, comme la Poésie, à exprimer d’une maniere plus vive les transports du respect dont les hommes étoient pénétrés pour Dieu, & la joie qu’ils ressentoient de ses bienfaits.

On voit dans le Chapitre de l’Exode, que ce fut par des chants & par des danses que les Israélites rendirent graces à Dieu après le passage de la Mer rouge.

Platon admettoit l’usage de ces deux arts pour les cérémonies religieuses & pour les exercices militaires ; enfin pour donner au corps une certaine bienséance, appellée par les Grecs Ἐμμελεία, & par les Romains, concinnitas. On trouve dans ses livres des loix quelques réglemens à ce sujet. Il vouloit qu’on se conformât à la sagesse des Egyptiens, qui exigeoient que le Poëte & le Musicien ne pussent jamais inspirer la volupté ; mais qu’ils s’accommodassent au but & à l’esprit des sages Législateurs.

M. Burette, dans une Dissertation qui se trouve au premier volume des Mémoires de l’Académie des Inscriptions & Belles-Lettres, observe que les Grecs s’étoient écartés de ces regles. Ils prostituerent dans leurs Scenes la Musique & la Danse aux Baladins, aux gens les plus méprisables, qui ne s’en servoient que pour réveiller & nourrir les passions les plus vicieuses.

La volupté étoit presque le seul arbitre qu’on consulta sur l’usage qu’on devoit faire de l’une & de l’autre ; & le Théatre devint une école de toutes sortes de vices, d’autant plus dangereuse qu’en perfectionnant l’imitation, l’on s’étoit mis en état d’y peindre ces mêmes vices des couleurs les plus vives & les plus capables de porter la contagion dans les cœurs.

Ces danses de Théatres s’emparerent tellement du goût public, qu’elles firent dans la suite l’occupation de presque tout le monde. Les uns accouroient en soule à ces sortes de Spectacles ; les autres travailloient à l’acquisition d’un talent si bien accueilli.

Cette corruption du Théatre à Athenes répondoit à celle du Peuple qui y étoit vain, léger, inconstant dans ses mœurs ; sans respect pour les Dieux ; insolent, & plus prêt à rire d’une impertinence, qu’à s’instruire d’une vérité utile. Tels furent les fruits de l’oisiveté à laquelle la Grece se livra, lorsqu’elle n’eut plus de guerres à soutenir, comme le dit Horace. Le repos & l’abondance la jeterent dans la mollesse. On la vit éprise de combats d’athletes, de courses de chevaux, enchantée d’ouvrages de marbre, d’ivoire, de bronze, de tableaux ; courant tantôt à un concert de Musique, tantôt à un Spectacle touchant6.

Voilà, dit M. Batteux 7, le Public à qui Aristophane se proposoit de plaire ; & il y réussit sans peine, parce qu’il étoit satyrique par méchanceté, ordurier par corruption de mœurs, impie par principe & par goût.

Ce mauvais naturel ne fit que le rendre plus propre à suivre la loi générale du genre comique, qui exige que le Poëte se conforme à l’inclination dominante du Peuple. Aussi, dans tous les temps, les Pieces comiques ont elles été l’image des mœurs de la Nation pour qui elles ont été faites.

Les Jeux scéniques eurent à Rome la même origine que chez les Grecs. L’impromptu & l’art concoururent à leur formation. La Tragédie y naquit aussi à l’occasion de la moisson & des vendanges. Elle succéda aux Vers fescennins.

Les anciens Romains, bons Laboureurs, s’assembloient pour offrir aux Dieux des sacrifices, & pour les remercier des fruits qu’ils venoient de recueillir. Alors les esprits échauffés produisirent tout d’un coup par une espece d’enthousiasme les Vers appellés fescennins.

Ces Vers n’étoient d’abord que de la prose cadencée, comme étant nés sur le champ, & faits par un Peuple encore sauvage, qui ne connoissoit d’autres maîtres que la joie & que les vapeurs du vin.

Ces impromptus rustiques furent sans malice dans le commencement : lusit amabiliter, comme le dit Horace ; mais ensuite la malignité, si naturelle à l’homme, fit qu’on s’y reprocha tour à tour ce qu’on sçavoit les uns des autres. C’est l’idée qu’Horace continue d’en donner dans la premiere épître du livre 2, qu’il adresse à Auguste. « Nos aïeux, dit-il, ces hommes simples qui vivoient à la campagne dans la plus sobre frugalité, se faisoient un devoir, quand ils avoient renfermé leurs moissons, & qu’ils vouloient jouir d’un repos longtemps attendu, d’offrir avec leurs épouses fidelles, & leurs enfans, compagnons de leurs travaux, un porc à la Déesse de la Terre, une coupe de lait au Dieu Silvain, & au génie qui nous rappelle la briéveté de la vie, du vin & des fleurs. » Ce fut dans ces fêtes, qu’on inventa les Vers fescennins, qui étoient une sorte de dialogues8, dont on ne faisoit d’abord qu’un amusement innocent, mais qui ensuite dégénérerent en satyres.

On a sur cet objet, dans le vingt-septieme volume des Mémoires de l’Académie des Inscriptions & Belles-Lettres une Dissertation de M. Duclos.

Ces Vers fescennins ou satyres qui portoient le nom de Fescennia, Ville d’Etrurie, passerent de la campagne à la ville ; &, comme le dit M. Duclos, en s’y perfectionnant du côté de l’art, ils y devinrent plus licencieux.

Ce fut vers l’an 391 de la fondation de Rome, sous le Consulat de Sulpicius Pedicus & de C. Lisinius Stolo, qu’on vit venir à Rome d’Etrurie, des Farceurs, dont les jeux parurent, propres à appaiser les Dieux, & à détourner une peste qui ravageoit la Ville. Tite-Live, ce fameux Historien qui, dans son style, a toujours égalé sa matiere, & qui n’est jamais au dessous des choses qu’il peint, par verbis materiæ, par sententiis rebus, comme l’a défini un de ses premiers Editeurs, Jean André, Evêque d’Aleria en Corse, dans sa Lettre au Pape Paul II ; Tite-Live, dis-je, rapporte que ces Joueurs, venus d’Etrurie, dansoient au son de la flûte, sans faire aucuns récits, ni en Vers, ni en Prose. Ils y suppléoient par des gestes & des mouvemens qui n’avoient rien d’indécent9. La jeunesse Romaine imita ces danses, & y joignit quelques plaisanteries en Vers qu’ils se disoient les uns aux autres. Ces Vers n’avoient ni cadence ni mesures réglées. Les esclaves qu’on employa à ces sortes de jeux, furent appellés Histrions, parce qu’un Joueur de flûte s’appelloit Histrio en langue Etrusque.

Ensuite à ces Vers sans mesure on substitua les Satyres qui étoient des Pieces licencieuses. Il n’y avoit dans ces Poëmes aucune idée de Poëme dramatique. Les Romains n’en connoissoient pas même encore le nom.

Livius Andronicus, Grec de naissance, esclave de Marcus Livius Salinator, & depuis affranchi par son maître, dont il avoit élevé les enfans, porta à Rome la connoissance du Poëme dramatique10. Ce fut l’an 514 de la fondation de Rome, cent soixante ans après la mort de Sophocle, & cinquante-deux ans après celle de Ménandre.

Livius Andronicus communiqua ses idées à plusieurs Poëtes, qui les mirent en exécution, & qui jouerent eux-mêmes dans leurs Pieces, jusqu’à ce qu’il se fût formé parmi les Histrions des Comédiens capables de les représenter. On vit peu à peu l’art polir & perfectionner l’impromptu & l’ébauche de la nature.

Néanmoins la jeunesse de Rome ne voulut pas abandonner les satyres ; elle se réserva le plaisir de les jouer, & elle abandonna aux Comédiens de profession le vrai genre dramatique. On inséroit des satyres dans les Atellanes, qui étoient des Pieces à peu près du même goût, quant au comique bas & licencieux ; mais qui conservoient en total le ton du genre dramatique par la composition du sujet.

Les Atellanes tiroient leur nom de la Ville d’Atella dans la Campanie, d’où elles avoient passé à Rome.

Les Atellanes & les Satyres étoient aussi appellées exodia, à cause de l’usage où l’on étoit de les jouer à la suite d’autres Pieces.

Les Jeux scéniques qui comprenoient la Tragédie & la Comédie, furent connus fort tard chez les Romains. Ce ne fut, dit Horace, que lorsque les guerres puniques furent terminées, qu’on s’avisa de feuilleter les Grecs.

On sçait que la Grece subjuguée par l’Italie, en triompha à son tour par les arts ; enfin les Romains commencerent à chercher ce qu’il y avoit de beau dans Sophocle, Thespis & Æschyle 11.

Il y avoit à Rome deux especes de Tragédies ; l’une dont les mœurs, les personnages & les habits étoient Grecs ; elle se nommoit palliata : l’autre, dont les personnages étoient Romains ; elle s’appelloit prætextata, du nom de l’habit que portoient à Rome les personnes de condition.

La Tragédie ne fit pas de grands progrès à Rome. Cependant Horace dit que les Romains avoient dans ce genre imité avec succès les Grecs. Mais en même temps il reprochoit aux Poëtes tragiques d’être trop négligens, & de craindre de faire trop de ratures dans leurs ouvrages12. Il s’en faut assurément de beaucoup que les Tragédies qui portent le nom de Séneque, puissent être comparées à celles des Grecs.

La bonne Comédie n’y fut pas plus heureuse. On s’imaginoit, dit Horace, qu’elle demandoit moins de peine, parce qu’elle prend ses sujets dans la vie commune ; mais c’est la raison qui la rend plus difficile, parce qu’on ne lui fait point de grace13. Plaute & Térence n’eurent point d’imitateurs, & leurs Pieces furent par la suite négligées.

La Comédie Romaine se divisoit aussi en deux especes ; la Comédie Grecque ou palliata, & la Comédie Romaine ou togata ; parce qu’on s’y servoit de l’habit de simple Citoyen.

Elle se sous-divisoit en quatre autres especes ; sçavoir, la togata, proprement dite, la tabernaria, les Atellanes & les Mimes.

Les Pieces du premier caractere sont quelquefois appellées prætextatæ, parce qu’elles étoient sérieuses, & admettoient des personnages nobles.

Les Pieces du second caractere étoient moins sérieuses, & tiroient leur nom de taberna, qui signifie un lieu où se rassembloient des personnes de toutes conditions & de tous états.

Les Atellanes étoient des Pieces dont le dialogue n’étoit pas écrit. Les Acteurs jouoient d’imagination sur un scenario, dont ils convenoient. Ces Pieces, quoique d’un ordre inférieur aux deux premieres especes de Comédies, n’étoient jouées que par la jeunesse Romaine qui, en se réservant cette espece de plaisir, ne permettoit pas qu’elles fussent représentées par des Comédiens de profession.

Les Acteurs des Atellanes étant des Citoyens, en conservoient tous les droits14 : ils servoient dans les légions, n’étoient pas exclus de leurs tribus, & jouissoient enfin de tous les privileges de Citoyens ; au lieu que les Comédiens mercenaires étoient réputés infames, parce qu’ils étoient nés dans l’esclavage, & qu’ils étoient payés pour divertir le Peuple.

Les Mimes, qui formoient la quatrieme espece de Comédie Romaine, n’étoient que des farces où les Acteurs jouoient sans chaussure ; ce qui faisoit quelquefois nommer cette Comédie déchaussée 15.

Les Romains donnoient encore le nom de satyre à une Piece pastorale qui tenoit le milieu entre la Tragédie & la Comédie.

Les Poëtes Mimographes Latins, les plus célebres sous Ennius, Mallius Laberius, Publius Syrus jusqu’au temps de César, Philistrion sous Auguste, Silon sous Tibere, Virgilius Marcellanus sous Trajan, M. Marcellus sous Antonin.

Ils avoient conservé la coutume de jouer eux-mêmes dans leurs Pieces.

Le goût de la multitude pour les Atellanes & pour les farces des Mimes empêcha la perfection de l’Art dramatique.

L’art des Pantomimes s’y opposa aussi. Ces Acteurs jouoient toutes sortes de sujets tragiques & comiques, sans rien prononcer. Ils se faisoient entendre par le seul moyen du geste & des mouvemens du corps.

Les deux plus fameux de ces Acteurs furent Pylade & Bathyle, qui parurent sous Auguste.

Les écoles de Pylade & de Bathyle, dit Séneque, subsistent toujours, conduites par leurs éleves, dont la succession n’a pas été interrompue. Rome est pleine de Professeurs qui enseignent cet art à une foule de disciples. Ils trouvent par-tout des Théatres. Les maris & les femmes se disputent à qui leur fera le plus d’honneur16.

Cette passion des Romains pour les Pantomimes devint même si indécente, que dès le commencement du regne de Tibere, le Sénat fut obligé de rendre un décret pour défendre aux Sénateurs de fréquenter les écoles des Pantomimes, & aux Chevaliers de leur faire cortege en public17. Tant il est vrai, dit M. Duclos 18, que les professions les plus infames peuvent parvenir à être honorées, quand elles servent à l’amusement des Grands.

L’établissement des Jeux scéniques & autres Spectacles avoit toujours été redouté à Rome par les personnes sensées qui faisoient dépendre de la conservation des mœurs le bonheur des Empires. Nous n’en citerons qu’une preuve tirée du XIVe Livre des Annales de Tacite. « Lorsque Néron, y est-il dit, institua des Jeux19 tous les cinq ans sur le modele des Grecs ; on rappella l’exemple de Pompée qui avoit été blâmé par les Anciens, d’avoir établi le Théatre à demeure. Jusqu’à lui les bancs se posoient à l’instant, & chaque Théatre ne duroit pas plus que les Jeux. A remonter plus haut, le Peuple se tenoit debout, de peur qu’il ne passât les jours entiers dans la fainéantise, si on l’y faisoit asseoir. Les mœurs de la Patrie se dégraderent. On évoqua la mollesse comme à dessein de les renverser de fond en comble, & de réunir à Rome ce qui dans tout l’univers est capable de se corrompre, & de communiquer la corruption. C’est inviter la jeunesse à dégénérer de ses ancêtres, en se livrant à des goûts qui ne peuvent provenir que de l’oisiveté & des mœurs infames. Eh ! que n’auroit-on pas à craindre, si les Spectacles voluptueux se trouvoient non seulement tolérés, mais encore protégés par le Sénat & par le Prince, qui en feroient une nécessité ? Si l’on ose prostituer les Grands de Rome au Théatre, sous prétexte d’exercer l’Eloquence & la Poésie ; que leur reste-t-il, sinon de se montrer nuds, armés d’une ceste, & de substituer ces combats aux armes & à la guerre. Les augures seront-ils dignes de la sainteté de leur ministere ; les décuries des Chevaliers de l’auguste fonction de Juges, lorsqu’ils sçauront discerner des cadences & de la mélodie des voix ? Cet avilissement, de peur qu’il ne reste du temps pour en rougir, se prolongera jusques dans les nuits, afin qu’au milieu du tumulte, on ose, à la faveur des ténebres, ce qu’on desiroit en plein jour. C’est la licence elle-même qui suggere l’établissement de pareils divertissemens, dont les suites sont démontrées devoir être funestes aux mœurs. Mais la licence plaisoit ; & on se contentoit de la déguiser sous des noms honnêtes ».

L’événement justifia l’opposition que les Romains vertueux avoient eu pour les Spectacles. Les fâcheuses suites qu’ils avoient prévu devoir résulter, eurent lieu. L’amour du plaisir corrompit totalement cette Nation, & parvint à la rendre insensible à tout ce qui préparoit sa ruine.

On lit dans Ammien Marcellin, que Rome ayant été menacée d’une famine, on en fit sortir tous les Etrangers, ceux même qui professoient les Arts libéraux ; mais qu’on y conserva les Gens de Théatre, dont trois mille Danseuses, autant d’hommes qui jouoient dans les chœurs, sans compter les Comédiens20.

On sçait quelles furent les suites de cette corruption de mœurs que le luxe Asiatique avoit introduit dans l’Empire Romain.

« Le nombre des pauvres, dit M. Bossuet, s’y augmenta sans fin par le faste, par les débauches & par la fainéantise qui en résulte toujours. Ceux qui se voyoient ruinés, n’avoient de ressource que dans les séditions ; & en tout cas se soucioient peu que tout pérît avec eux. Les Grands, ambitieux comme un Catilina, & les misérables qui n’ont rien à perdre, aiment toujours le changement. Voilà les deux genres de Citoyens qui préparerent & avancerent la ruine de ce vaste Empire qui embrassoit tant de Nations & tant de Royaumes ».

S’il est vrai que dans les beaux jours de cet Empire, les Romains rendoient meilleurs tous les Peuples qu’ils conquéroient, en y faisant fleurir la Justice, l’Agriculture, le Commerce, les Arts & les Sciences ; il n’est pas moins certain que s’étant ensuite corrompus, ils leur communiquerent également leurs vices.

Le goût des Spectacles en fut un qui pénétra dans toutes les Provinces Romaines. Les troupes qui y étoient dispersées y faisoient représenter les jeux qui étoient le plus en usage à Rome, c’est-à-dire, ceux du Cirque, ceux des Pantomimes & les Mimes.

Nous ne citerons que deux exemples de l’intérêt que ces Provinces y prenoient.

Les Carthaginois étoient occupés aux représentations de leurs Jeux, lorsqu’en 439 Genseric, Roi des Vandales s’empara de leur Ville. Il est dit que les cris de ceux qu’on massacroit, se confondoient avec les applaudissemens de ceux qui étoient au Spectacle.

La Ville de Treves ayant été pillée plusieurs fois, les habitans qui avoient échappé à la fureur des Francs, demandoient aux Empereurs le rétablissement des Spectacles, comme le seul remede à leurs maux.

Les Marseillois, comme nous l’avons dit d’après Valere Maxime, page 86 de nos Lettres, sçutent se préserver de la contagion de ces Spectacles dont Salvien qui vivoit vers l’an 439, reprocha la licence aux Romains de son temps21.

Nous aurons lieu de donner vers la fin de ce volume une note qui prouve que la Ville de Marseille a encore des Citoyens qui se font honneur de cette pureté de mœurs de leurs ancêtres. M. Gresson, de l’Académie des Sciences & Belles-Lettres de cette Ville en est du nombre. Nous en avons la preuve dans une Lettre dont il nous a honoré, & où, après avoir donné à notre Ouvrage le suffrage le plus flatteur, il a joint de judicieuses observations sur un passage de Salvien dont nous avions fait une application qui contredisoit sur ce point Valere Maxime. Nous nous expliquons à cet égard, en répétant que les anciens Marseillois n’admirent ni Mimes, ni Histrions. Ainsi, ils s’épargnerent une privation, que, par la suite, les autres Provinces de l’Empire Romain éprouverent à cet égard. Car les attaques successives que cet Empire eut à essuyer, & qui enfin dans le cinquieme siecle le détruisirent dans l’Occident, firent cesser des jeux qui ne pouvoient se concilier avec les fréquentes inondations des Barbares22, c’est-à-dire, des Vandales dans l’Afrique, des Visigoths dans l’Espagne, des Saxons dans la Grande-Bretagne, des Hérules, & ensuite des Ostrogoths dans l’Italie, enfin des Francs ou Teuthons dans les Gaules.

Les conquérans de l’Empire Romain ayant ensuite embrassé le Christianisme, ce fut un motif de plus pour faire oublier des Spectacles si incompatibles avec la morale chrétienne.

Néanmoins il resta quelques traces des Jeux mimiques & bouffons.

On vit toujours des Mimes errant de Province en Province & de Nation en Nation, « porter, comme le dit Riccoboni 23, la semence de cette mauvaise plante que le Christianisme avoit arrachée ».

Elle se conserva presque sans interruption en Italie : néanmoins jusqu’au douzieme & même le treizieme siecle, il n’y avoit point de représentations publiques ; elles se faisoient dans des maisons particulieres ; ce qui étoit en usage du temps de S. Thomas.

Les représentations théatrales ne recommencerent qu’en faveur des mysteres de la Religion, qu’on s’avisa de mettre en action. Ces pieuses Scenes préparerent le rappel des anciens Jeux scéniques, qui reparurent successivement chez les Peuples modernes.

Mais ce ne fut d’abord qu’un mélange de farces profanes jouées concurremment avec les mysteres.

Elles commencerent d’avoir lieu en Espagne dans le quinzieme siecle ; en Italie vers le commencement du seizieme siecle. Ces Pieces profanes parurent plus tard en Angleterre : la premiere qui y fut donnée, eut lieu le 7 Mai 1520 ; & c’étoit une Comédie de Plaute qui fut représentée.

Les Hollandois donnent l’année 1561 pour l’époque de l’établissement de leur Théatre, qui fut aussi très-grossier dans son commencement.

Quant aux Allemands, on sçait que l’ancienne Germanie avoit ses Bardes qui, en qualité de Poëtes, composoient & chantoient les éloges de leurs Héros. A ces Bardes succéda un autre genre de Poëtes, nommé Maître Langer, c’est-à-dire, Maîtres Chantres ou Phonasques. Ils composoient des Vers sur des sujets d’Histoire sacrée & profane qu’ils chantoient sur une tribune ; ce qui en Allemagne dura jusque vers l’an 1630, qu’on commença à y former le Théatre, en prenant pour modeles ceux des Grecs & des Romains.

Les Allemands adopterent les impromptus des Italiens, c’est-à-dire les Pieces qui sont faites sur des cannevas anciens ou modernes, & dont le remplissage se fait par les Acteurs sur le Théatre.

Cet usage, au jugement même de Riccoboni, donne lieu à des représentations encore plus scandaleuses, puisque la liberté que les Comédiens ont de dire tout ce qui leur vient en pensée, les soustrait à la censure à laquelle les Pieces écrites pourroient être sujettes.

Il nous reste à donner une notice sur l’Histoire de notre Théatre ; nous l’avons réservée pour la derniere, afin de lui donner un peu plus d’étendue.

Les Francs, c’est-à-dire, cette ligue de Peuples Germains, habitant le long du Rhin, qui s’emparerent des Gaules, n’avoient pas la moindre idée des Jeux de Théatre que la domination Romaine y avoit établis.

Ils pouvoient d’autant moins y prendre goût, qu’ils n’entendoient ni la langue Latine, ni la Romance rustique, qui étoient les seules langues en usage dans les Pays qu’ils avoient conquis.

Il n’y avoit que les Mimes & Pantomimes qui s’y étoient continués plus facilement, parce que leurs Jeux ne consistoient qu’en concerts, qu’en danses & qu’en gesticulations, qui sont de toutes les langues.

On peut le conjecturer d’une Lettre de Théodoric, Roi des Ostrogots : cette Lettre est adressée à Clovis. Théodoric le félicite sur la victoire qu’il venoit de remporter près de Tolbiac, en 496 ; & il ajoute : Nous vous avons envoyé un Joueur d’instrumens, habile dans son art, qui joignant l’expression du visage à l’harmonie de la voix & aux sons de l’instrument, peut vous amuser ; & nous croyons qu’il vous sera d’autant plus agréable que vous avez souhaité qu’il vous fût envoyé.

Dans les premiers siecles de notre Monarchie, nos Rois occupés à conserver ou à étendre leurs conquêtes, négligerent long-temps les jeux & les plaisirs. Il n’y avoit point alors d’autres divertissemens publics que ces fêtes que des Auteurs ont appellées des Fêtes nationales, parce qu’elles étoient données à l’occasion d’événemens intéressans, & qu’on y invitoit Majores, c’est-à-dire, les Grands de la Nation : telles étoient celles qui avoient lieu lorsque nos premiers Rois tenoient leurs cours plénieres, où, relativement à la forme primitive de notre Gouvernement, les Prélats étoient obligés d’assister.

Ces fêtes n’avoient rien de ce goût de galanterie que l’esprit de l’ancienne Chevalerie introduisit, ni de celui qu’on a connu dans les siecles suivans ; mais elles avoient un ton de grandeur & de majesté. Elles s’ouvroient ordinairement par une Messe solemnelle, qui étoit suivie d’un repas splendide. Les Evêques & les Ducs avoient l’honneur d’être à la table du Roi ; & il y avoit des tables pour les Abbés, les Comtes & les autres Seigneurs. On faisoit des distributions d’argent au Peuple. Les amusemens de l’après-dînée étoient la pêche, la chasse, le jeu & le spectacle d’animaux, comme d’ours, de chiens, de singes qu’on avoit habitués à différens exercices.

On vit paroître ensuite successivement les Mimes, les Histrions ou Farceurs, les Poëtes Provençaux, qui furent appellés Troubadours ou Trouveres, à cause de leurs inventions.

Les Poésies des Poëtes Provençaux se nommoient Romans, parce qu’elles étoient écrites dans un idiôme qui tiroit son origine de la langue Latine ou Romaine.

Cet idiôme eut pour origine l’altération que la langue Latine souffrit par le mélange de la Nation Germanique avec la Nation Gauloise, où l’usage de la langue Latine s’étoit introduit depuis que les Romains eurent conquis les Gaulois.

On commença dès le sixieme siecle, à ne point s’astreindre aux regles grammaticales qui regardent les cas & les genres. On cessa de donner une terminaison Latine aux noms celtiques, teutoniques ou tudesques.

Ce qui s’étoit établi dans le Peuple par corruption devint une regle pour les Sçavans. Ils furent forcés de s’y assujettir, pour se faire entendre. En voici une preuve : Baudemond, Moine d’Elnone, qui vivoit dans le septieme siecle, dit dans son Prologue de la Vie de S. Amand, qu’il l’écrit en langue rustique & usitée dans le Peuple, pour se conformer à l’usage ; rustico ac plebeïo sermone, propter exemplum & imitationem.

Les hommes & les femmes entendoient encore en France, dans le sixieme siecle, la langue Latine ; mais vers la fin du huitieme siecle, la décadence du Latin augmenta encore plus, de maniere que Marculphe ne se cachoit pas, que les Sçavans traiteroient de folie le mauvais Latin de sa collection de formules, velut deliramenta reputabunt.

On sçait qu’en France l’on continua de se servir du Latin dans les Loix, dans les traités, & même dans beaucoup d’actes & contrats particuliers, jusqu’au regne de François premier, qui, par son Ordonnance de 1529, renouvellée en 1535, voulut que la langue Françoise fût uniquement, & exclusivement à toute autre employée dans tous les actes publics & privés. Louis XII, dès l’an 1512, avoit donné une pareille Ordonnance, qui n’avoit pas eu son exécution ; de même que Charlemagne n’avoit pu réussir à établir dans ses Etats la langue Tudesque.

Un Auteur Allemand a dit que le plus fort obstacle à l’exécution du projet de cet Empereur fut l’intérêt des Gens d’Eglise d’alors, qui faisant seuls l’étude du Latin dont on se servoit dans les actes publics, craignirent que leur ministere ne devînt inutile, si l’on parvenoit à les rédiger en langue vulgaire24. Cette conjecture pourroit avoir été hazardée légerement par une suite de la haine que l’irreligion inspire contre les Gens d’Eglise, & sur-tout contre les Moines. Ces derniers se trouvent très-bien justifiés dans une des Lettres du Pape Clément XIV, dont le Recueil nous a été donné en 1776 par M. le Marquis de Caraccioli, qui, en 1775, publia la Vie de ce Pontife. Comme nous sommes dans un siecle où l’on ne cesse de tenir des propos indécens sur cet objet, il nous a paru convenable d’en détourner la jeunesse, en plaçant ici une partie des réflexions de Clément XIV.

« Les Fondateurs d’Ordres Religieux, dit-il, n’eurent que de bonnes intentions, en formant les divers Instituts qu’on trouve dans le sein de l’Eglise ; & il n’y eut pas jusqu’aux habits qu’ils donnerent à leurs disciples, & que le monde juge bizarres, qui ne prouvent leur sagesse & leur piété. Ils penserent que c’étoit le moyen d’empêcher ces Religieux de se mêler avec les Séculiers, & de les exclure des assemblées profanes. Il étoit naturel que des hommes qui embrassoient un genre de vie tout-à-fait différent des usages du siecle, eussent des vêtemens particuliers. Les voilà donc justifiés sur cet article. Eh ! combien ne me seroit-il pas facile de faire leur apologie sur le reste ! Qu’on lise leurs Regles ; qu’on examine leurs usages, & l’on ne pourra s’empêcher de reconnoître que tout ce qui leur est recommandé, que tout ce qu’ils doivent observer dans leurs cloîtres, les rappelle à Dieu. S’ils dégénerent de leur premier état, c’est que tout homme est foible, & qu’au bout d’un certain temps la plus grande ferveur se rallentit ; mais ce scandale ne fit jamais loi dans les Ordres Religieux. Il y a toujours dans toutes les Maisons quelqu’un qui réclame contre les écarts & contre les abus.

« Ceux qui se déchaînent continuellement contre les Moines, qui voudroient qu’on prît leurs possessions, & qu’on les bannît de tous les Etats, ignorent certainement qu’ils furent appellés dans les différens Royaumes par les Rois mêmes qui les doterent, & les comblerent de leurs bienfaits. Ils ignorent que si les fondations des Princes ne sont pas sacrées, il n’y aura plus rien dans le monde qu’on doive épargner ; qu’enfin ces Moines qu’on déchire si cruellement, gagnerent par leurs sueurs, par leurs veilles & par leurs travaux le pain qui les nourrit. Leur prétendue rapacité n’est qu’une calomnie. Les Bénédictins acquirent leurs biens, en défrichant les campagnes & la vigne du Seigneur, dans les temps où la corruption & l’ignorance faisoient les plus grands ravages. Nous serions sans eux, disoit Innocent XI, les plus ineptes. Outre qu’ils firent la gloire de différentes Eglises pendant des siecles entiers, ils ont encore été les peres & les conservateurs de l’Histoire. C’est chez eux que les Monarques trouverent les titres les plus augustes & les plus intéressans, & que la science & la foi se conserverent sans interruption, comme le dépôt le plus précieux, pendant que le nuage le plus épais paroissoit ombrer l’univers. On ne les vit jamais, quoique riches & puissans, cabaler dans les Royaumes, ni se livrer à aucune intrigue préjudiciable aux Etats. Ils leur furent au contraire d’un grand secours. Les premiers disciples de S. Dominique, de S. François d’Assise, de S. François de Paule ne demanderent rien aux Monarques, lorsqu’ils avoient leur plus intime confiance, & qu’ils pouvoient tout obtenir. Leur indigence actuelle en est la preuve.

« Je sçais que les Monasteres, par leur inconduite, ont souvent mérité des réformes. Mais ce n’est ni les regles monastiques, ni les Fondateurs qu’on doit accuser. Un homme qui vit dans un cloître, comme il est obligé d’y vivre, ne peut qu’exciter l’estime, & mériter l’attachement des gens de bien. »

Ce n’est donc pas à une mauvaise intention des Ecclésiastiques qu’il faut absolument attribuer la difficulté que Charlemagne eut à faire adopter généralement la langue Tudesque qui fut si long-temps celle de la Cour.

Pourquoi donc, dira-t-on, la Romane parvint-elle par la suite à avoir la préférence ? C’est que les meilleurs ouvrages de ce temps-là furent faits en cette langue, qui étoit celle des Poëtes Provençaux. Et comme, dans tous les temps, les Ouvrages d’agrément sont ceux qui ont le plus de lecteurs, ce sont les Troubadours qui furent cause du triomphe de la langue Romane, dont ensuite s’est formée la langue Françoise que nous parlons, & qui n’est devenue d’un usage universel dans l’Europe, qu’à cause des chefs-d’œuvre qu’elle a fournis dans tous les genres. On a sur cet objet à consulter de bonnes Dissertations de MM. Duclos, l’Abbé Le Bœuf, l’Evêque de la Ravaliere, & Bonami, insérées dans les tomes XV, XVII & XXIII des Mémoires de l’Académie des Inscriptions & Belles-Lettres.

Ce fut donc l’idiôme Roman qui donna lieu d’appeller Romans toutes ces frivoles fictions, qui ont un si grand nombre de partisans. On les aime à cause des passions qu’elles peignent, & de l’émotion qu’elles excitent. Et, comme par leur effet sur les mœurs, elles peuvent être rangées dans la classe des Pieces de Théatre, il nous a paru à propos de donner ici épisodiquement sur ce genre de productions la notice historique que nous avons annoncée page premiere de ce volume.

On a de M. Huet 25, Evêque d’Avranches, un petit Ouvrage intitulé : Origine des Romans. Ce Sçavant définit le Roman, une fiction amoureuse écrite en prose avec art pour le plaisir & l’instruction des Lecteurs. Cette définition n’est pas exacte. Les fictions amoureuses ne peuvent jamais servir à l’instruction des Lecteurs, elles ne peuvent que les corrompre.

On a de M. l’Abbé Jacquin sur la même matiere un écrit très-solide26, où en trois entretiens l’Auteur fait connoître l’origine des Romans, leur inutilité, & leur danger pour l’esprit & pour le cœur.

Le goût des folles fictions, que nous appellons la Romancie, date de loin. Ce fut un des premiers fruits de la raison corrompue & égarée par les ténebres de l’idolâtrie. Les fables d’Isis & de Sérapis peuvent faire regarder l’Egypte comme le berceau de la Romancie.

On peut dire que c’est de l’Egypte que presque tous les Peuples anciens ont reçu la coutume de charger de fables leurs Histoires & leur Religion.

Les Perses, qui conquirent l’Egypte, en rapporterent l’esprit de fiction, & ils en firent usage dans leur histoire de Zoroastre.

Cecrops transporta de l’Egypte le même goût d’invention ; & la Grece, qui fut appellée la Patrie des Dieux ; pouvoit aussi être nommée la Patrie des fables & du mensonge.

On n’a une idée des Romans de la Grece, que par la bibliotheque de Photius, où l’on en trouve les noms & quelques extraits.

Les Fables Milésiennes, les Amours de Daphnis & de Cloé, qui pénétrerent à Rome avec les dépouilles de la Grece, y inspirerent aussi le goût des fictions qu’on n’y avoit connues jusqu’alors que pour ce qui concernoit la Religion.

Ovide donna ses Poëmes amoureux ; Marcus-Térence-Varron, Pétrone, Apulée, imitateur de Lucien, furent féconds dans ce genre de productions.

Les fictions romanesques avoient été chez les Grecs les fruits du goût, de la politesse & de l’érudition ; mais chez les Peuples modernes ce fut la grossiéreté qui enfanta leurs premiers Romans. On les vit d’abord sortir de la Provence, qui fut appellée la boutiqua dels Troubadours ; & la mode s’en établit ailleurs.

Les Picards eurent leurs Servantois ; les Normands eurent leur histoire de Roland le Furieux. Le Poitou eut les Relations de Guillaume IX, Comte de Poitiers. Le Languedoc, le Dauphiné & l’Aquitaine eurent aussi leurs Romanciers & leurs Conteurs.

Ils chargeoient de merveilleux les histoires des familles militaires ; telles sont les aventures de Raimond, Comte de Toulouse ; les faits & gestes du Preux Godefroi de Bouillon ; le Chevalier sans reproche, ou l’Histoire de Louis & de Charles de la Trémoille, &c.

On a dans le tome XXIII des Mémoires de l’Académie des Inscriptions & Belles-Lettres, une Dissertation de M. le Comte de Caylus, sur l’origine de nos anciens Romans, & de l’ancienne Chevalerie. Cet Académicien ayant remonté depuis les Romans des treizieme & quatorzieme siecles jusqu’aux Historiens du sixieme siecle, a reconnu que le temps brillant de Charlemagne a été la source de tous les Romans de Chevalerie, & de la Chevalerie elle-même.

Le Roman de Philomene, qui contient les exploits prétendus de Charlemagne devant Narbonne & Notre-Dame de la Grasse, est le plus ancien dont nous ayons connoissance. Il est environ du dixieme siecle. Bernard, Abbé du Monastere de Notre-Dame de Grasse, le fit traduire en Latin, vers l’an 1014 ; & dès-lors on le regardoit comme très-ancien, & on le croyoit composé du temps de Charlemagne. C’est ce Roman qui parle le premier de l’institution fabuleuse des douze Pairs de France.

Le Roman de Guillaume au court nez, est du neuvieme siecle ; c’est l’histoire de S. Guillaume, chargée d’aventures fabuleuses. Cette fiction étoit chantée par les Jongleurs du temps d’Orderic Vital.

Ensuite, vers le regne de Philippe-le-Bel, c’est-à-dire vers le treizieme siecle, vinrent les Romans de Chevalerie, tels que l’histoire de S. Greant, le Roman des Chevaliers de la table ronde, le Roman de Lancelot du Lac, le Roman de la Rose ; ce dernier est écrit en vers de huit syllabes, & il en contient plus de vingt-deux mille.

Il fut commencé vers le milieu du treizieme siecle par Guillaume de Lorris, qui composa les quatre mille cent cinquante premiers vers ; & quarante ans après sa mort il fut continué par Jean Clopinel dit de Meung. Le nom de la Rose est le nom symbolique donné à l’héroïne de la Piece qui renferme une allégorie continuelle. On y voit toutes les passions du cœur, tous les sentimens de l’ame personnifiés, & y jouer un rôle comme Dame Oiseuse, Dame Liesse, Dame Courtoisie, Dame Beauté, Dame Jeunesse, &c. Cette production n’est qu’une grossiere fiction d’amour, comme l’annoncent les deux premiers Vers :

Cy est le Rommant de la Rose,
Où tout l’art d’amours est en chose.

Il y a des épisodes où le mélange de la Fable & de la Religion présente des impiétés révoltantes.

Le Roman d’Amadis de Gaule est une traduction de l’Espagnol, par le Seigneur Desessars Nicolas de Herberai, en 1540, en 4 vol. in-folio. Il porte pour devise, Nul ne s’y frotte.

Le Roman de Dom Quichotte est une preuve de la fureur que les Espagnols avoient pour les aventures romanesques, puisque son Auteur Michel de Cervantes ne le composa que pour jetter un ridicule sur les productions de ce genre, dont sa Nation ne pouvoit se rassasier.

L’Angleterre s’y livra aussi. Son Roman de Sangraal, composé par Robert de Borron, donna lieu aux aventures du Roi Artus.

L’Italie a eu son Arioste, son Biondi.

L’Allemagne vante ses Romans d’Hercule & d’Herculesque, de Proserpine, de la Princesse Arsinoë de Smyrne, Reine des Amazones, &c.

L’abolissement des tournois, & les guerres civiles firent cesser le goût de ces Romans héroïques & de Chevalerie : enfin, la Littérature se perfectionna sous le Cardinal de Richelieu. On quitta la galanterie romanesque ; on ne goûta plus les faits inimitables d’Amadis.

Tant de châteaux forcés, de Géants pourfendus,
De Chevaliers occis, d’Enchanteurs confondus.
… … … … …
Bientôt l’Amour fertile en tendres sentimens,
S’empara du Théatre, ainsi que des Romans.

On préféra tous ces tendres sentimens qui sont décrits dans l’Astrée de Durfé,

… Où dans un doux repos
L’amour occupe seul de plus charmans Héros.

Durfé 27, dans son Astrée, avoit fait de bergers très-frivoles des héros de Roman considérables ; mais Gomberville 28, la Calprenede 29, la Demoiselle Scudery 30, qui lui succéderent dans ce genre de productions, eurent la mal-adresse de choisir les héros de leurs Romans parmi les Rois, les Princes & les plus grands Capitaines de l’antiquité, pour les faire parler & agir en Celadons & en Sylvandres, qui ne font du matin au soir que lamenter, gémir & filer le parfait amour : tels sont dans le Roman de Clelie, les Lucreces, les Horacius-Cocles, les Mutius-Scevola, les Brutus, & presque tous les personnages des Romans de cette espece.

La Comtesse de la Fayette évita ce ridicule dans sa Zaïde & dans sa Princesse de Cleves.

Les Romanciers les plus modernes se sont attachés à mettre de la vraisemblance dans leurs historiettes ; mais elles en sont encore plus dangereuses pour les mœurs. Elles se sont approchées des Romans Grecs du moyen âge, où l’on trouve les descriptions les plus propres à inspirer la volupté de l’amour vicieux.

Chez les Anglois il y a eu Richardson, Fielding, &c. qui ont essayé de rendre ces fictions utiles aux mœurs, en n’y employant que des tableaux simples, naturels & ingénieux des événemens de la vie.

« Mais, comme l’a observé M. le Chevalier de Jaucourt, il faut qu’une Nation soit bien corrompue, quand on est réduit à ne pouvoir l’instruire que par des Romans.

« On a voulu depuis peu en Angleterre, dit M. Jean-Jacques Rousseau 31, rendre la lecture des Romans utile à la jeunesse. Je ne connois point de projet plus insensé. C’est commencer par mettre le feu à la maison, pour faire jouer les pompes ».

Le même Auteur trouve encore plus dangereux les Romans François. « Quels en sont, dit-il, les Acteurs ? Les gens du bel air, les femmes à la mode, les Grands, les Militaires ? Quelles en sont les leçons & les préceptes ? Le rafinement du goût corrompu des Villes, les maximes scandaleuses de la Cour, l’appareil du luxe & la morale épicurienne. Le coloris de leurs fausses vertus ternit l’éclat des véritables : le manege des procédés est substitué aux devoirs réels ; les beaux discours font dédaigner les belles actions, & la simplicité des bonnes mœurs passe pour grossiereté…. Les Contes, les Romans, les Pieces de Théatre, tout dans ce siecle tourne en dérision la simplicité des mœurs, tout prêche les manieres & les plaisirs de la galanterie. Qui sçait de combien de filoux & de filles publiques, l’attrait de ces Romans & de ces Spectacles peuple Paris de jour en jour.

« Ce frivole éclat de ces inventions voluptueuses fait courir l’Europe à grands pas vers sa ruine. Il importe au bonheur des hommes qu’on tâche d’arrêter ce torrent de ces maximes empoisonnées & de tous ces ouvrages d’imagination : un Roman qui ne contiendroit rien que d’instructif, seroit sifflé, haï, décrié par les gens à la mode, comme un livre plat, extravagant, ridicule. Et voilà comment la folie du monde est sagesse…. La morale de nos productions amusantes sera toujours vaine, parce qu’elle n’est que l’art de faire sa cour au plus fort, c’est-à-dire, aux gens dont le cœur est gâté ».

Il y a dans le Journal de Verdun, du mois d’Août 1749, une Lettre intéressante de M. de Passe 32, sur ces frivoles Ouvrages que M. Huet, Evêque d’Avranches appelloit l’amusement des Paresseux. « Il semble, dit M. de Passe, que dans toutes ces futiles productions, on ait affecté de ne jamais nous y montrer l’homme tel qu’il est. On n’y voit que des caracteres qui sont hors de la nature, des sentimens forcés, des réflexions alambiquées. Les bienséances les plus communes y sont sacrifiées, des images licencieuses y tiennent lieu d’ornement, & l’on y montre l’obscénité toute nue, ou enveloppée tout au plus du voile transparent de l’équivoque. On diroit que les Auteurs, en bravant le sens commun, auroient formé une conspiration contre la vertu, & se seroient proposés d’assurer le triomphe du vice. Chez eux, comme dans presque tous nos Poëtes comiques, le libertin est plaisant, enjoué & d’agréable humeur. L’honnête homme au contraire paroît insipide, misanthrope & bourru. Les Auteurs Romanciers, accoutumés apparemment à ne voir que mauvaise compagnie en femmes, n’en parlent que pour en faire les portraits les plus odieux. Un goût de débauche domine toujours dans le rôle qu’ils leur font jouer…. Les Romans du siecle passé, qu’on appelloit Romans héroïques, avoient assurément beaucoup de défauts. On leur reprochoit avec raison de ne nous présenter sous des noms anciens que des Héros formés sur l’urbanité galante de nos mœurs. Les Rois & les plus fameux Capitaines de l’antiquité n’y paroissoient occupés que du soin de gagner le cœur de leurs maîtresses. L’amour étoit pour eux une espece de Divinité qui leur donnoit la loi, & qui décidoit souverainement de la paix & de la guerre. Ils étoient remplis de conversations trop longues, & qui par cette raison devenoient trop ennuyeuses à la lecture. Mais ces mêmes Romans étoient faits avec un certain art. Les événemens y étoient amenés naturellement. On y trouvoit des situations intéressantes & variées. On y voyoit de grands sentimens & une vertu peut-être trop sublime pour qu’on pût se flatter d’y atteindre : on n’y rencontroit point de ces images licencieuses qui montrent le vice sous une forme aimable. Des devoirs inviolables chez les Payens mêmes, n’y étoient point représentés comme autant d’assujettissemens tyranniques. On n’y exposoit pas un mari aux traits de la raillerie & du mépris le plus outrageant, parce qu’il étoit sensible au déshonneur de sa maison ; & une femme assez adroite pour le tromper, n’étoit pas l’héroïne qu’on entreprenoit d’y célébrer. Je suis indigné, & mon zele a peine à se retenir, quand je pense à tant de livres infames, connus sous le nom de Contes & de Romans, dont nous sommes inondés. C’est peu de ne pas y envelopper les actions les plus honteuses, & d’y violer la décence qui sert de rempart à la pudeur : on y décrit avec une impudence outrée tout ce qui peut s’imaginer de plus obscene. On va même au-delà des bornes de la nature, dans les peintures cyniques que l’on met sous les yeux des Lecteurs. Comment peut-on envisager les Ecrivains qui prostituent ainsi leurs plumes & leurs talens à des ouvrages si détestables ? Ce sont des empoisonneurs publics, d’autant plus dangereux, que le poison qu’ils préparent, leur survivra & produira ses cruels effets jusque dans les derniers temps. S’il est honteux de ne travailler que pour l’amusement des hommes, il est criminel & barbare d’allumer dans leurs cœurs les passions les plus capables de les déshonorer & de les avilir. Dans les Etats les moins policés, on punit du dernier supplice un seul homicide, un seul larcin ; & on laisseroit impunis des Auteurs qui, se faisant gloire d’être sans religion, & se croyant honorés de la réputation d’hommes licencieux & sans pudeur, se permettent insolemment & de ravager & d’empoisonner ; qui, cherchant moins à se satisfaire par le plaisir qui accompagne le crime, qu’à détruire la vertu, & à en étouffer toutes les semences, font publiquement des leçons de débauche, & s’applaudissent de leurs succès ? Quels horribles succès que ceux qui se terminent à rendre les hommes vicieux & débauchés » !

On a de l’Abbé Lenglet Dufresnoi 33, un mauvais écrit intitulé, De l’usage des Romans. Cet Auteur qu’on appelloit le Zoïle des Erudits, y soutient que les Romans sont utiles : mais il eut lieu de se repentir d’avoir soutenu cette these, & il donna, pour en être l’antidote, un autre écrit intitulé, l’Histoire justifiée contre les Romans. Prévôt d’Exiles 34 a composé un très-grand nombre de Romans qui sont vantés par les amateurs de ces sortes de compositions, dont les meilleures sont toujours très-dangereuses, parce qu’elles ne présentent la vertu qu’en maximes, & offrent toujours le vice en action.

Cet Auteur, tout consacré qu’il fut à ce genre d’ouvrages, duquel il avoit eu le malheur de faire dépendre sa fortune, a du moins laissé échapper ce qu’il en pensoit.

« Quand il seroit vrai, dit-il, qu’on pût tirer quelque fruit des meilleurs Romans, pour se former le style, il n’égaleroit pas le péril auquel on s’exposeroit de s’amollir le cœur par une lecture trop tendre. La sagesse & la vertu en reçoivent toujours quelque atteinte ; on s’émeut, on se passionne, on éprouve tous les mouvemens de haine & d’amour, de pitié & de vengeance, dont on voit qu’un feint personnage est animé. Et l’on tomberoit infailliblement dans les mêmes foiblesses, si l’on en trouvoit les mêmes occasions. Rien n’est plus pernicieux que cette multitude d’histoires amoureuses & de Nouvelles galantes qu’on est dans le goût d’écrire depuis trente ou quarante ans. En voulant peindre les hommes au naturel, on y fait des portraits trop charmans de leurs défauts ; & loin que de pareilles images puissent inspirer la haine du vice, elles en cachent la difformité pour le faire aimer ».

Concluons cette digression, en disant que la lecture de tous nos Romans doit être redoutée comme l’étoit celle de ces histoires dont Horace disoit que le vice s’y trouve peint de maniere à l’enseigner :

Et peccare docentes,
Fallax historias monet.

Od. 7, lib. 3.

C’est de ces écrits dont les Auteurs eux-mêmes devroient détourner les ames vertueuses, comme Ovide le faisoit à l’égard de plusieurs de ses Poëmes qu’il déclaroit devoir être évités par les esprits les plus forts, & qu’il conseilloit de brûler35.

On exceptera toujours le Télémaque. C’est dans ce genre d’ouvrages celui qui est le plus intéressant tant pour le style que pour son objet. Mais encore sçait-on qu’il n’est pas sans reproche sur l’épisode du naufrage qui jette le héros sur l’île enchantée. L’image séduisante de la passion de Calypso, & des tendres sentimens de la jeune Eucharis pour Télémaque, est bien capable d’enflammer le cœur d’une jeune personne d’un feu qui ne brûle jamais impunément. L’Auteur, qui n’étoit pas alors Evêque, s’étoit sans doute permis la composition de ce Roman, par des raisons que vraisemblablement par la suite il auroit abandonnées. C’est une conjecture fondée sur les écrits de piété qu’on a de ce Prélat.

Cette scene épisodique du Télémaque est du genre de ces Romans où l’on prétend qu’en représentant l’amour avec tous les charmes dont il se sert pour séduire, on offre un moyen efficace de se précautionner contre ses écueils. Mais, comme le dit M. de Passe dans sa Lettre, dont nous avons ci-dessus fait usage : « Je demande s’il est raisonnable d’allumer le feu pour l’éteindre, d’avaler le poison pour éprouver la vertu d’un antidote, de se blesser pour connoître la force d’un remede ? Le mal peut servir de remede, quand il est de nature à exciter l’horreur, & qu’il faut le vaincre par le combat. Mais, lorsque le cœur aime ses maladies, & qu’il ne peut s’en garantir que par la suite, ce seroit un remede pernicieux que de se rendre malade pour se guérir. La Princesse de Cleves, par exemple, est un Roman estimable à bien des égards. Il y a du naturel, de la justesse. Les faits n’y sont point noyés dans les réflexions, le style en est pur, délicat, sans affectation. On sent, en le lisant, que l’Auteur connoissoit le monde, qu’il avoit étudié le cœur humain, & qu’il sçavoit faire jouer les ressorts qui mettent les passions en mouvement. Mais la morale de ce Roman est-elle hors d’atteinte, & peut-on dire que la Princesse de Cleves soit un modele à proposer ? L’intrigue de ce Roman est l’amour que la Princesse conserve pour un autre que pour son mari. Le devoir en triomphe par un effort de vertu. L’Auteur, qui étoit maître des événemens, a garanti son héroïne d’un adultere : mais une femme qui sera dans le cas de la Princesse de Cleves, & qui à son exemple croira pouvoir concilier l’amour d’un amant avec ce qu’elle doit à son mari, sera-t-elle de même la maîtresse de résister à tout ce que la passion a de plus séduisant, & à sa propre foiblesse ? N’y auroit-il pas même trop de présomption à s’en flatter ? On fait triompher sans peine une héroïne dans un livre ; mais ces triomphes sont trop rares dans la pratique, pour qu’on puisse y compter ». Concluons des réflexions de M. de Passe, qu’en général les meilleurs Romans sont ceux qui participent le moins à la corruption ordinaire de ce genre d’ouvrages, comme le disent Séneque & Martial. Il n’y a pas de bonté à attribuer à ce qui n’est que moins mauvais : Nec bonitas est, pessimo esse meliorem 36. Optimus malorum, est infimo gradu malus 37.

Mais revenons à notre Théatre que nous avons laissé à son premier âge, & dont les Poëmes se bornoient à ces Romans, inventions des Poëtes Provençaux. Tels furent, par exemple, le Roman de Troyes par Benoît de Mory ; le Roman d’Atys & de Prophylies, par Alexandre, qu’on croit être celui qui inventa les grands Vers appellés Alexandrins, soit à cause de son nom, soit parce qu’il les employa dans son Roman d’Alexandre le Grand.

Ces étincelles de Poésie parurent dans les douzieme, treizieme & quatorzieme siecles, & dans les extrémités de la France les plus opposées pour le climat.

Les Provençaux, dit M. de Fontenelle 38, auroient dû, aidés de leur soleil, avoir l’avantage ; mais il faut avouer que les Picards ne leur cédoient en rien.

La plus grande gloire de la Poésie Provençale est d’avoir eu pour fille la Poésie Italienne. L’art de rimer passa de Provence en Italie ; mais il s’y perfectionna plutôt qu’ailleurs. Nos Versificateurs étoient encore sans correction, sans goût, & bégayoient à peine des Poëmes informes, tandis que l’Italie se glorifioit d’avoir déjà produit des Poëtes qui jouissent encore de la plus grande réputation. On y honoroit excessivement leur talent. Il paroît que les Poëtes y étoient distingués par un habillement particulier. Villani rapporte que le Dante qui mourut au commencement du quatorzieme siecle, fut enterré magnifiquement en habit de Poëte39. Les Souverains leur faisoient la cour, pour être loués dans leurs Poëmes : honneur que quelques Poëtes n’accordoient pas légerement. L’Empereur Charles IV ayant sollicité Pétrarque de lui dédier un Ouvrage : Je ne puis, lui répondit le Poëte, vous rien promettre, qu’autant que vous aurez de véritable grandeur.

Il fut réservé à l’Italie de répandre de nouveau le goût des mœurs & des arts dans toutes les autres parties de l’Occident, après avoir été elle-même éclairée une seconde fois par les Grecs.

Il est à observer que peu de temps après la prise de Constantinople, vers l’an 1453, quelques Grecs fugitifs vinrent chercher un asyle en Italie. Ils y porterent avec eux leur trésor littéraire qui consistoit en manuscrits précieux. Ils furent accueillis par le Pape Nicolas V, qui profita de cet événement pour rappeller l’étude de la Langue Grecque & des Auteurs de l’Antiquité. Et tout alors concourut au progrès des Lettres. L’art de l’Imprimerie découvert peu d’années auparavant, devint bientôt florissant par les soins des Aldes, plus dignes encore du nom de Sçavans que de celui d’Imprimeurs célebres. Les anciens manuscrits à demi-effacés, pleins d’abbréviations, & difficiles à déchiffrer, produisirent des copies imprimées qui, étant multipliées, & se répandant par toute l’Europe, firent succéder le sçavoir & la politesse à l’ignorance & à la grossiereté.

Néanmoins il ne faut point désavouer que, toutes informes que fussent les productions des Troubadours Provençaux, il y en avoit plusieurs dont l’invention étoit ingénieuse. Dante & Pétrarque en firent leur profit. Et M. de Fontenelle a remarqué que Bocace lui-même avoit pris les originaux de ses Contes dans le Ménestrel, Rutbeuf, Habert, & d’autres Fabliaux.

Ces Fabliaux étoient moraux, ou allégoriques, ou amoureux. Car, dit M. de Fontenelle, il étoit dans l’ordre de la nature corrompue, qu’avec l’esprit poétique il se répandit en France un esprit de galanterie.

Il y avoit en Provence la fameuse Cour d’amour. Et la Picardie, rivale de la Provence, avoit ses plaids & gieux sous l’ormel.

Comme tous les Vers se faisoient alors sans étude & sans science, la Noblesse ne dédaignoit pas d’en faire. Tel qui par le partage de sa famille, n’avoit que la moitié ou le quart d’un vieux château, bien seigneurial, alloit quelque temps courir le monde en rimant, & revenoit acquérir le château.

On les payoit en armes, draps & chevaux, &, pour ne rien déguiser, on leur donnoit aussi de l’argent. Mais ils ne jouoient point sur des Théatres publics ; il n’y en avoit pas alors. Ils avoient à leur suite quelques Ménestrels ou Jongleurs qui chantoient sur leurs harpes ou sur leurs vielles les Vers des Troubadours ou Trouveres.

Il y avoit de ces représentations privées, mêlées de musique & de jeux, qu’on donnoit dans les banquets royaux, & qui pour cette raison étoient appellés entremets.

La nature seule faisoit ces Poëtes ; l’art ni l’étude ne lui en pouvoient disputer l’honneur. Les Trouveres ne pensoient pas qu’il y avoit jamais eu des Grecs ni des Latins : personne alors n’entendoit le Grec. Il n’y avoit que quelques Ecclésiastiques qui entendissent le Latin ; & les gens habiles sçavoient seulement par tradition qu’il y avoit eu des Anciens. Aussi leurs ouvrages étoient-ils sans regle, sans élévation & sans justesse. Mais, en récompense, on y trouve une simplicité ingénue, une naïveté qui fait rire sans paroître trop ridicule, & quelquefois des traits de goût imprévus & assez agréables. On a sur cet âge de notre ancienne littérature, un Ouvrage intéressant, intitulé : Histoire Littéraire des Troubadours, en 3 vol. in-12, dont nous avons parlé pag. 166 de nos Lettres sur les Spectacles.

Il y eut toujours en même temps les Mimes, dont les jeux consistoient en récits bouffons & en gesticulations. Ceux qui faisoient des tours d’adresse & de force avec des épées ou bâtons, furent appellés Balatores, & en françois Bateleurs. Ils alloient de Ville en Ville ; & lorsque dans leurs routes ils avoient à payer des péages, ils étoient autorisés par les Ordonnances à satisfaire le Péager par leurs jeux ou par les tours de leurs singes ; ce qui a donné lieu à ce proverbe populaire, payer en monnoie de singe ou en gambades.

Cette profession de Trouveres, Jongleurs ou Ménestriers essuyoit de temps en temps le mépris qu’elle méritoit. On voit dans le Fabliau de la Robe vermeille, la femme de Vavasseur reprocher ainsi à son mari de faire un métier si bas :

Bien doit être Wavassor vis40,
Qui veut devenir ménestrier.
… … … … …
S’appartient à ces Jongleurs
Et à ces autres Chanteurs ;
Qu’ils aient de ces Chevaliers
Les robes, c’est leurs métiers.

Il y a dans les Capitulaires des Rois de France une Ordonnance de Charlemagne de l’an 789, qui comprend parmi les personnes notées d’infamie, tous ces Farceurs & Histrions : omnes infamiæ maculis aspersi, id est Histriones, ut viles persona, non habeant potestatem accusandi 41. On voit dans ces mêmes Capitulaires, que les gens vertueux évitoient de voir & d’entendre ces Farceurs, Bateleurs, &c. La défense en étoit expressément faite aux Ecclésiastiques, & on leur faisoit un devoir d’en détourner par leur exemple & par leurs conseils les Fideles42.

Il y a des Ecrivains qui ont donné comme des images des anciennes fêtes nationales les Tournois & les Carrousels, dont on sçait quel étoit l’appareil. Ils passerent de mode après celui où le Roi Henri II fut blessé à mort en 1559. Un Envoyé du Grand Seigneur sous Charles VII, disoit très-sensément de ces fêtes militaires, que si c’étoit tout de bon, ce n’étoit pas assez, & que si ce n’étoit qu’un jeu, c’en étoit trop 43.

La Cour abandonna ces divertissemens, où il arrivoit toujours malheur ; & on les vit remplacés par les jeux de Théatre & les Ballets, où le Roi, les Princes & les Seigneurs étoient Acteurs : mais ce n’étoit que des fêtes extraordinaires, qui n’avoient lieu que dans des événemens qui rassembloient à la Cour les personnes d’état à y paroître.

On sçait que, lorsque les grands Seigneurs ne furent plus, comme le dit M. le Président Hénault 44, que des Courtisans que le plaisir & l’ambition fixerent à Paris, on vit cette Capitale parvenir successivement à une grandeur colossale. Elle n’a pu y arriver, sans être de plus en plus surchargée d’une multitude de Citoyens désœuvrés dont on crut devoir occuper le loisir, selon le goût des temps, par des représentations pieuses qui furent l’enfance & le bégayement de nos Tragédies, de nos Opéra & de nos Comédies.

On s’accorde assez pour rapporter l’origine de l’établissement des Spectacles de Paris à l’année 1398, que des Bourgeois de cette Ville se réunirent pour donner les représentations des Mysteres de la Passion de Jesus-Christ, & pour vivre aux dépens de leurs spectateurs. Le caractere de ces représentations, dont les Pélerins de la Terre sainte avoient donné l’idée, procura à la compagnie de leurs Inventeurs le privilege d’être érigée en Confrairie pieuse :

De nos dévots Aïeux le Théatre abhorré,
Fut long-temps dans la France un plaisir ignoré ;
De Pélerins, dit-on, une Troupe grossiere
En public à Paris y monta la premiere ;
Et sottement zélée en sa simplicité,
Joua les Saints, la Vierge & Dieu par piété.

Desp.

On pourroit bien faire remonter vers l’année 1313 l’époque de ces sortes de représentations publiques ; mais alors elles n’étoient pas ordinaires. Il y en eut, par exemple, à l’occasion de la Chevalerie des fils de Philippe-le-Bel, Louis-Hutin, Philippe-le-Long & Charles-le-Bel. Enfin si l’on vouloit avoir une trace plus ancienne de ces jeux de Théatre, on la trouveroit en 1179. Un Moine nommé Geoffroi, qui depuis fut Abbé de Saint-Alban en Angleterre, chargé de l’éducation des jeunes gens, leur faisoit alors représenter avec appareil des especes de Tragédies de piété, dont la premiere eut pour sujet les Miracles de sainte Catherine. On doit présumer que ce drame répondoit au mauvais goût du douzieme siecle.

Sous le regne de S. Louis, dit M. Duclos 45, les Jongleurs ou Ménestriers étoient en assez grand nombre pour mériter un article particulier dans un tarif que ce Prince fit faire pour régler les droits de péage à l’entrée de Paris.

Par la suite ces Jongleurs ou Ménestriers parvinrent dans ce temps d’ignorance à donner leurs jeux ou représentations pour des objets d’édification. On en vit sous le regne de Charles VI former une compagnie sous le titre de Confreres de la Passion. Ils établirent leur Théatre dans une salle de l’Hôtel de la Trinité, & ils obtinrent à cet effet des Lettres-Patentes datées du 4 Décembre 1402. Les sujets de leurs especes de Poëmes étoient tirés de l’Ecriture sainte & des Légendes des Saints. Voici les titres de quelques-uns : Le Mystere de la Vengeance de la Mort de J.C. Le Mystere de la Conception & de la Nativité de la Vierge. La Passion, &c. Leurs Auteurs les plus connus étoient Jean Petit, Dabondance, Louis Choquet, &c.

Mais dès le crépuscule du rétablissement des Lettres, c’est-à-dire, sous le regne de François I,

Le sçavoir à la fin dissipant l’ignorance,
Fit voir de ce projet la dévote imprudence,

Despr.

L’ignorance avoit répandu les ténebres les plus épaisses sur tous les Ordres de l’Etat. Néanmoins dans le cours de cette nuit il parut assez de lumieres pour conduire les vrais Philosophes46. Ces temps ténébreux nous offrent une multitude de Canons, de Conciles, de Statuts Synodaux & de Mandemens d’Evêques pour le rappel des bonnes regles. Ces réclamations ne furent pas sans effet pour ceux qui dans le temps y furent attentifs, & par la suite elles produisirent de plus grands fruits.

Le Parlement de Paris reconnut l’indécence qu’il y avoit à faire servir au plaisir du peuple les Mysteres de la Religion, d’autant plus que pour plaire au plus grand nombre, on les déshonoroit par une mixtion de farces scandaleuses. Cet auguste Tribunal les défendit par ses Arrêts des 9 Décembre 1541 & 19 Novembre 1548, & on ne vit plus représenter que des sujets profanes.

Le Concile de Trente défend aussi de faire jamais servir l’Ecriture sainte à des sujets de divertissement ; & il ordonne aux Evêques de punir des peines de droit ou arbitraires les téméraires violateurs de son décret, aussi-bien que de la parole de Dieu47.

Les Protestans même reconnurent la nécessité de réformer un pareil abus. Ils firent à ce sujet une Loi qui se trouve dans le Recueil intitulé de la Discipline des Protestans de France, chap. 14, art. 28. En voici les termes : « Ne sera loisible aux Fideles d’assister aux Comédies & autres Jeux joués en public ou en particulier, vu que de tout temps cela a été défendu entre les Chrétiens, comme apportant corruption de bonnes mœurs, mais sur-tout quand l’Ecriture sainte y est profanée. Et si en un College il étoit trouvé utile à la jeunesse de représenter quelque histoire, on ne pourra le tolérer qu’à condition qu’elle ne sera pas tirée de l’Ecriture sainte, qui n’est pas baillée pour être jouée, mais pour être purement prêchée ».

Lorsque les Confreres de la Passion ne purent plus représenter les Mysteres, ils céderent leur privilege à une troupe de Comédiens qu’on appelloit les Enfans sans souci. Le Chef de cette troupe s’appelloit le Prince des Sots, & leurs drames étoient intitulés, la Sottise. Ces Comédiens, pour se mettre en honneur, commencerent à donner sous le regne de Charles VI quelques moralités burlesques, comme le Fief ou Châtel de joyeuse destinée, le Débat du cœur & de l’œil, l’Amoureux au Purgatoire, de l’Amour, &c.

Les Clercs des Procureurs au Parlement transigerent avec les Enfans sans souci, pour donner au Public de pareilles représentations. Ils s’appelloient Basochiens. Les Clercs de la Chambre des Comptes qui prirent le titre de Jurisdiction du Saint-Empire, & ceux du Châtelet éleverent aussi des Théatres ; mais ils furent moins fréquentés. Les Basochiens & les Enfans sans souci eurent la préférence. Ils avoient pour Auteurs les meilleurs Poëtes du temps, comme Clément Marot, & avant lui Corbueil dit Villon, dont Boileau a dit :

Villon sçut le premier dans ces siecles grossiers,
Débrouiller l’art confus de nos vieux Romanciers.

Art Poét.

La plus célebre des anciennes farces est celle de Patelin. Le principal personnage dont cette Piece porte le nom, étoit un nommé Patelin. Ses fourberies, ses impostures & ses intrigues étoient si connues, qu’on en fit le sujet d’une piece de Théatre. C’est ce qui a donné lieu de se servir de ces mots : patelin, patelinage, pour exprimer le caractere d’un homme de mauvaise foi. Cette farce si vantée par Pasquier dans le huitieme Livre de ses Recherches de la France, a servi de fond & de cannevas à la Comédie intitulée l’Avocat Patelin, qui se joue encore sur le Théatre François.

Les Auteurs & les Acteurs les plus fameux des anciennes farces sont Tabarin, Turlupin, Gaultier-Garguille, Gros-Guillaume, &c. Leurs noms ont été admis dans la nomenclature françoise pour signifier un bouffon, un baladin & un farceur.

… Les Turlupins resterent
Insipides plaisans, bouffons infortunés,
D’un jeu de mots grossiers partisans surannés.
… … … … …
Apollon travesti devint un Tabarin.
Cette contagion infecta les Provinces,
Du Clerc & du Bourgeois passa jusques aux Princes.

Despr. Art Poét.

Ces anciennes farces dont le mérite consistoit en pointes, en équivoques & en bouffonneries, devinrent des satyres ; & dans tous les Ordres, il y avoit des gens attaqués de la manie d’en faire les représentations. Le Parlement de Paris réforma cette licence, & il n’y eut que les Enfans sans souci qui pendant quelque temps demeurerent seuls en possession de divertir le Public.

Enfin arriva le seizieme siecle, où l’on s’occupa de l’étude de l’Antiquité. On ne trouva plus alors rien de beau que ce qui avoit été pensé & dit par les Auteurs du Paganisme. On ne cessoit d’accumuler dans les sermons, dans les plaidoyers les citations des anciens Ecrivains Grecs & Latins. L’usage indiscret & l’estime outrée qu’on en faisoit, donnerent lieu de reprocher aux Sçavans du seizieme siecle d’être Payens dans le cœur, & de vouloir ramener le culte des Dieux d’Homere & de Virgile. Mais, comme l’a dit M. l’Abbé de la Bletterie 48, « ils l’étoient plus par pédanterie que par libertinage, & ce n’étoit que l’effet de l’admiration où ils étoient d’avoir découvert les Peres de la bonne Littérature ».

Jodelle [mort en 1573] fut le premier qui rappella les idées de l’art dramatique par ses Tragédies de Cléopatre & de Didon.

Les représentations qui se faisoient par les Enfans sans souci, rue des Mathurins, à l’Hôtel de Cluny, parvinrent à mériter d’être défendues par Arrêt du Parlement de Paris, du 6 Octobre 1584.

On vit paroître vers l’année 1588 deux nouvelles troupes de Comédiens. Les uns étoient François, & les autres venoient d’Italie. Ces derniers se nommoient li Gelosi. Le Parlement de Paris refusa de consentir à leur établissement. Nous en avons rapporté les motifs, page 114 de nos Lettres sur les Spectacles.

Ce ne fut qu’au commencement du dix-septieme siecle, sous Henri IV & Louis XIII, que Hardi & Rotrou tirerent, dit-on, du milieu des rues & des carrefours la Tragédie & la Comédie. Mais les Poëtes étoient encore ce qu’ils ont presque tous été & ce qu’ils seront toujours. « Non seulement, dit M. le Président Hénault 49, ils se ressentoient de la corruption du siecle, mais encore ils l’augmentoient, & ils gâtoient l’esprit & le cœur des jeunes femmes par des Vers libertins & des Chansons licencieuses ».

La troupe qui étoit alors chargée des représentations dramatiques, se qualifioit de Comédiens de l’Elite Royale. Corneille [né en 1606] la mit ensuite tellement en faveur, que dans l’enthousiasme de l’admiration des chefs-d’œuvres de ce Poëte, on obtint de Louis XIII la Déclaration du 16 Avril 1641, dont les Comédiens s’autorisent tant. Il en a été parlé page 294 de nos Lett. sur les Spect.

Les drames de Racine [né en 1659], de Moliere [né en 1620], & de Regnard [né en 1647] ; les représentations des Tragédies lyriques de Lulli [né en 1633], & de Quinault [né en 1635] ; enfin la gaieté de la Comédie Italienne augmenterent la séduction des partisans des Théatres. On soutint qu’eu égard aux progrès de l’art dramatique, il n’y avoit rien à craindre pour les mœurs.

Quelques Littérateurs épris des chefs-d’œuvres de notre Théatre, ont prétendu que nous avions surpassé les Anciens. Mais, comme l’a observé M. Gedouin, dans une Dissertation insérée dans le second Tome des Mémoires de l’Académie des Inscriptions & Belles-Lettres, il est difficile de juger la question.

Nous n’avons pas la vingtieme partie des Ouvrages des Anciens, dont nous aurions besoin pour entendre mieux ceux que le temps nous a conservés. De quatre-vingt-douze Tragédies d’Euripide, il ne nous en reste que dix-neuf. De cent vingt Pieces composées par Sophocle, nous n’en avons plus que sept. De plus de cinquante Comédies d’Aristophane, il ne nous en est parvenu que onze.

Nous n’en avons aucune de Cratinus, d’Eupolis, de Philemon, & de plusieurs autres Poëtes célebres, comme de Ménandre, qui avoit fait environ cent huit ou cent dix Pieces.

D’ailleurs il n’est pas aisé, ou plutôt il n’est pas possible d’entendre parfaitement toutes les finesses, toutes les allusions & tout le jeu des Pieces dramatiques des Anciens.

Pour peu qu’on lise avec attention les Pieces du Théatre Grec qui sont parvenues jusqu’à nous, on reconnoîtra que les Poëtes ne se proposoient pas seulement, comme les nôtres, d’amuser ; ils travailloient tout-à-la-fois & pour le peuple & pour les gens d’esprit. Ils choisissoient, comme l’exige Aristote, une action importante, entiere, qui eût une juste étendue, & dont la péripétie fût frappante. Ces conditions étoient pour le commun des spectateurs ; mais pour les gens d’esprit, ils recherchoient soit une ressemblance parfaite de la Piece avec l’état actuel de la Grece entiere, soit d’heureuses allusions tantôt aux circonstances particulieres du temps où ils écrivoient, tantôt à eux-mêmes. Il paroît que c’est pour cette raison qu’un même sujet a été souvent traité différemment par différens Poëtes, & quelquefois par le même.

Cette maniere de considérer & de juger le Théatre des Grecs, fait l’objet d’une Dissertation50 de M. le Beau le cadet, de l’Académie des Inscriptions & Belles-Lettres. Il y expose les recherches qu’il a faites pour découvrir les allusions historiques que les trois principaux Poëtes Tragiques, Eschyle, Euripide & Sophocle ont pu se proposer dans leurs Poëmes. La vraisemblance de ces allusions est prouvée par l’histoire, ou fondée sur des conjectures. Il en résulte qu’il y avoit dans les drames des Grecs une infinité de rapports ingénieux qui devoient attacher agréablement les Spectateurs, & produisoient chez eux cette grande admiration dont on ne voit pas toujours aujourd’hui la raison, parce qu’on trouve froids & obscurs des endroits dont on n’a plus la véritable intelligence.

Les recherches de M. le Beau se sont bornées à l’âge brillant du Théatre Grec, c’est-à-dire depuis la quatrieme année de la soixante-troisieme Olympiade jusqu’à la troisieme année de la quatre-vingt-treizieme Olympiade ; ce qui renferme un espace de 119 ans. Il étoit alors d’usage qu’un même Poëte fît jouer tout-à-la-fois quatre Pieces dont les trois premieres rouloient sur des sujets tragiques, & la quatrieme étoit une Piece badine, souvent même lascive, à laquelle on donnoit le nom de Satyre, parce qu’on y introduisoit cette espece de divinité, comme plus libre que toute autre dans les discours. Ces quatre Pieces réunies s’appelloient Têtralogie. On pense bien que c’étoit dans les Pieces Tragiques que se trouvoit ce grand intérêt produit par les allusions aux événemens.

Au reste, il faut toujours s’en tenir au sentiment de M. le Batteux, que nous avons ci-dessus exposé51. L’instruction morale n’étoit pas plus alors qu’aujourd’hui le principal objet de l’art dramatique. Les Poëtes ne se proposoient premierement que de plaire aux Spectateurs en émouvant leurs passions favorites ; & comme il y avoit alors un esprit national qui s’occupoit passionnément des affaires publiques, ils employoient les ressorts qu’il falloit y adapter, & qui ne conviendroient pas à notre temps.

Aussi ne faut-il comparer les drames modernes avec les anciens, que pour le style & la construction artificielle. C’est dans cette espece de comparaison qu’on trouvera que Corneille, par exemple, s’est approché de cette élévation de style & de pensées qu’on admire dans Sophocle, & que Racine respire ce ton de tendresse qui caractérise Euripide.

Mais, quant à l’intérêt du Drame & aux ressorts employés, il n’y a plus de comparaison à faire ; ou si on la fait, on reconnoît que nous avons rendu l’Art dramatique encore plus nuisible, en ne le réduisant qu’à des Scenes amoureuses. C’est en effet toujours la passion de l’amour qui est l’ame de toutes nos Pieces de Théatre. Et par la maniere dont la plupart de nos Poëtes la mettent en œuvre, nous nous attirerons peut-être de la postérité les mêmes reproches que nous faisons aux productions des siecles d’ignorance qui nous ont précédés.

Pourquoi les Ouvrages ingénieux des XIIe, XIIIe & XIVe siecles nous paroissent-ils ridicules ? C’est que leurs Auteurs appliquoient les mœurs de leur temps à des siecles entiérement différens. Delà résulte ce burlesque continuel dont nos Ancêtres n’avoient pas le moindre soupçon. Et à ce sujet M. de Fontenelle a fait une réflexion judicieuse qui se termine par une Critique de notre Théatre : « C’est, dit-il52, l’effet ordinaire de notre ignorance, de nous peindre tout semblables à nous, & de répandre nos portraits dans toute la nature ; mais ne tombons-nous pas nous-mêmes dans ce ridicule, lorsque nous voyons les Poëtes dramatiques de notre temps donner notre galanterie & notre maniere de traiter l’amour à des Grecs & à des Romains ; & qui pis est à des Turcs ? Pourquoi cela ne nous paroît-il pas burlesque ? c’est que nous n’en sçavons pas assez ; & comme nous ne connoissons gueres les véritables mœurs des Peuples, nous ne trouvons point étrange qu’on les fasse galans à notre maniere ; & pour en rire, il faudroit des gens plus éclairés ».

Nous pouvons ajouter à cette réflexion de M. de Fontenelle, que par la suite on se moquera aussi de nos Opéra dont on vante tous les enchantemens. C’est en effet un Spectacle, qui choque la vraisemblance, qui de toutes les regles est celle qu’il faut le plus respecter. On y met en chant les choses les moins faites pour être chantées, le dépit, la colere, la fureur, le désespoir, même les sentimens d’une mort prochaine. C’est un ridicule dont un Poëte nous a donné une description badine que nous aurons par la suite lieu de rapporter.

Nos Drames ne pourroient tout au plus être comparés qu’avec ceux du plus mauvais âge de l’antiquité, c’est-à-dire avec ceux où, comme de notre temps on ne cherchoit qu’à flatter les sens des Spectateurs, qu’à amollir l’ame, & qu’à corrompre les mœurs. C’est pourquoi les succès des Corneille, des Racine, des Moliere & des Quinault n’en ont pas imposé aux Sages du dernier siecle. On les vit s’élever contre des Poëmes dont la perfection littéraire ne tendoit qu’à augmenter encore plus l’empire des vices ; c’est ce qui occasionna les écrits polémiques dont on va donner l’histoire.

Les apologies de nos Théatres y étant mises en opposition aux écrits qui les ont combattues ; elles n’y paroîtront que comme des Ouvrages dangereux dont il faut éviter l’illusion. On verra qu’elles tendent toutes plus ou moins à favoriser l’empire de la volupté, & que les défenseurs des Théatres doivent succomber sous les armes de la raison & de la Religion. Ce sera toujours en vain qu’on emploiera éloquence, astuce & sophismes contre la vérité. Il suffit qu’elle se montre pour triompher, & ramener à son drapeau les cœurs droits qui auroient eu la foiblesse de s’en écarter53 ; & souvent elle en obtient des hommages. En voici un que lui rendit Houdart de la Motte, dans les Stances suivantes, où ce Poëte dramatique a sincérement caractérisé nos Théatres & leurs amateurs.

… Du récit de ces feux idolâtres
 Tous les esprits sont enchantés :
C’est le seul art de plaire, & de tous nos Théatres
 Il fait les uniques beautés.
***
Eh ! combien à l’Amour éleva de trophées
 La Scene54 au magique pouvoir,
Où l’on voit des Héros, transformés en Orphées,
 Chanter jusqu’à leur désespoir !
***
Là, sous les noms flattés d’erreurs & de foiblesse,
 Notre devoir est combattu :
Les Dieux, par leur exemple, y sont à la jeunesse
 Un scrupule de la vertu.
***
Mais, dit-on, Melpomene55 en son art plus exacte,
 Aspire à notre instruction ;
Projet qu’elle dément elle-même à chaque acte
 En faveur de la passion.
***
Elle mêle l’amour aux fureurs de la guerre ;
 Elle attendrit l’ambitieux ;
S’il veut se faire un nom & conquérir la terre,
 C’est pour l’offrir à deux beaux yeux.
***
Ainsi de nos Auteurs, gravement libertine,
 La Muse s’épuise en beaux mots ;
Et chez eux la Beauté fait seule l’Héroïne,
 Comme l’Amour fait le Héros.
***
Souvent un jeune cœur, qu’épouvantoit l’obstacle,
 Ou le danger même d’aimer,
Perd cette heureuse crainte, & de tout le Spectacle
 N’apprend qu’à ne plus s’alarmer.
***
Jusques à quand veut-on, sous d’imprudentes fables,
 Nous cacher un nouvel écueil,
Et donnant de beaux noms à des penchans coupables,
 Changer le remords en orgueil ?
***
C’est trop prêter au vice un secours mercenaire ;
 Auteurs, cessez de l’appuyer :
Et par la vertu seule essayez de nous plaire ;
 Ou bien osez nous ennuyer.