Réponse à la Lettre de Monsieur Despreaux.
Avant que d’entrer en lice avec vous sur ce raisonnement, je vous prie, Monsieur, de souffrir que je fasse mes conditionsb. Regardez notre dispute comme le voyage des deux pots de l’Apologue, où le faible doit naturellement succomber au plus fort. Je n’ai garde de me jouer à mon Maître, je connais vos sentiments pour des sentiments puisés dans le sanctuaire de la droite raison ; ils deviennent d’autant plus forts, que vous les dépouillez de cette raison sèche et épineuse, qui fait qu’on se morfond souvent dans les peintures de la vérité : au lieu que lorsqu’elle est maniée par une plume vive et animée comme la vôtre, elle fait un progrès sur les cœurs, dont il n’est pas permis de se défendre. A présent que nos qualités sont établies, souffrez qu’avec mon clinquant et mon oripeau je tâche à soutenir tellement quellement la cause que j’ai embrassée. Comme avec un adversaire aussi redoutable que vous l’êtes, il est bon de prendre ses avantages, et de faire armes de tout au besoin ; je n’ai eu garde de détacher la Comédie du Comédien, qui fait un de ses principaux dangers, comme vous en convenez très équitablement. Mais on ne fait guère de Comédie qui n’ait pour but la représentation, autrement ce serait l’idée de la Comédie qui ne se trouve point : ainsi la pratique en est déjà selon vous très vicieuse. Venons au fond de la question. Sur ce que vous dites qu’une chose qui peut produire quelquefois de mauvais effets dans des esprits vicieux, quoique non vicieuse d’elle-même, ne doit point être défendue, quand surtout elle peut servir à l’instruction et au délassement des hommes ; je réponds avec Saint Augustin, (voilà un Antagoniste digne de vous ;) je réponds, dis-je, avec Saint Augustin, que le fond de l’homme étant naturellement vicieux et corrompu, et les meilleures choses par conséquent sujettes à être tournées en poison presque chez tous les hommes, tout ce qui se présente à eux sous une image de volupté, même la plus innocente, peut causer de terribles impressions sur les âmes, et les cause même nécessairement. Or, vous ne sauriez me nier que le but de la Tragédie ne soit d’attendrir finement le Lecteur ou le Spectateur, de saisir son sensible par la fiction des choses funestes et tragiques, qu’il ne voudrait pas néanmoins endurer. C’est précisément sa douleur qui fait sa joie dans ces spectacles d’attendrissement ; mais comme la compassion qu’inspire la Tragédie, est proprement une compassion stérile, qui ne tend pas à secourir les affligés, mais seulement à s’unir de cœur à leur affliction ; il s’ensuit qu’on prend tout le mauvais de la Tragédie, et que le bon échappe faute d’objet sur qui l’appliquer. L’acharnement des hommes au Théâtre, dit encore Saint Augustin, est une maladie de leur esprit. Toutes ces fictions poétiques ne les touchent qu’en tant qu’ils sont moins guéris de leurs passions. S’il était permis d’enchérir sur ce fameux Père de l’Eglise, je dirais que la douleur honnête qu’on prend dans les Tragédies, accoutume à une douleur vicieuse ; car Satan ne perd jamais ses droits. On prêche aux hommes la vertu en pure perte : mais le vice n’a pas besoin de Prédicateur, il est lui-même son Evangéliste, s’il m’est permis de parler ainsi. Convenons donc que ces larmes qu’on donne à la Tragédie, procédant de la source de l’amour naturel que nous avons les uns pour les autres, elles peuvent devenir très vicieuses par leur funeste application ; voilà le principe dans lequel je me suis renfermé pour montrer le danger de la Tragédie, et c’est sur ce principe que j’ai posé tous les fondements de ma Satirec. Or, Monsieur, puisqu’il est presque impossible de traiter cette matière sans appeler le christianisme au secours, Dieu qui connaît si bien la faiblesse des hommes, ne leur a pas dit pour rien, soyez sur vos gardes, veillez et priez, pour ne point entrer en tentation, imaginez-vous que l’ennemi est toujours aux portes ; ce qui est, ce me semble, une manière d’avis au Lecteur ou au Spectateur, comme vous voudrez, des Tragédies, dans lesquelles on se livre de gaieté de cœur à la représentation des passions. Je regarde la Tragédie, comme le grand ressort du cœur humain. Vous voulez qu’il y rectifie ses passions, qu’il y trouve le secret de les adoucir : et moi je n’estime pas que le Théâtre ait plus de privilège que les Bourdaloue et les Massillon. Ils conviennent ces hommes illustres que la manne délicieuse de l’Evangile ne fructifie guère entre leurs mains par l’endurcissement de certains Auditeurs. Comment voulez-vous que les Empiriques fassent ce que n’ont pu opérer les véritables Médecins ? Par ces Empiriques j’entends les Corneille et les Racine, qui prêchent la vertu, si vous voulez, mais une vertu de Théâtre, une vertu louche, et qui n’est point capable de déraciner les défauts des hommes. A proprement parler, les Tragédies ne font que chatouiller, c’est là leur métier ; au lieu que dans les plaies désespérées, il faut enfoncer le fer et le feu, et c’est ce que font seuls les Ministres de l’Evangile. Disons donc que la Tragédie est un mélange adroit de douleur et de volupté, et qu’elle n’a pour but que de raffiner l’amour propre, ou l’amour déréglé des Créatures. Cela paraît d’autant mieux, en ce que la Tragédie n’est jamais si parfaite, que lorsqu’elle peut arracher des larmes véritables, ou qu’elle renvoie le Spectateur comme tout engourdi des passions violentes qui viennent de l’émouvoir. C’est à ce contre-coup délicat que l’Auditeur se déclare pour le mérite du Poète ou de l’Acteur ; (car ils font souvent bourse commune :) mais je ne veux, pour renforcer ma Thèse, que ces larmes touchantes, que ces extases de douleur et de volupté. S. Augustin, que je ne me lasse point de citer, les appelle tantôt l’impureté d’une folle compassion, et tantôt une démangeaison d’amour propre, qui n’est pas fâché qu’on lui égratigne la peau, pour ainsi parler ; parce que cette satisfaction passagère lui cause une enflure pleine d’inflammation, d’où il sort du sang corrompu et de la boue. Comment me soutiendrais-je avec vous, Monsieur, si je n’avais l’adresse d’associer à ma querelle un des plus fameux Pères de l’Eglise ? Il ne me fournit point de raison contre l’amour d’Hérode pour Mariamne : vous dites qu’il est peint dans Joseph avec tous les traits les plus sensibles de la vérité, et que cependant il n’y a jamais eu d’homme assez fou pour défendre la lecture de Josephd. Distinguons, Monsieur, s’il vous plaît, le caractère du Poète et de l’Historien. Vous qui savez si bien réunir dans une même personne deux caractères si opposés, comment n’avez-vous pas senti que Joseph rapporte cet amour vivement, mais simplement, pour ne pas déroger à son caractère d’Historien ; au lieu que si Joseph avec tout l’artifice que fournit cet art, où vous vous êtes rendu si célèbre ; s’il venait, dis-je, avec toutes les richesses de la Poésie peindre les transports d’un mari passionné pour sa femme, quoique cette maladie ne règne guère en France, je ne doute pas qu’il n’y eût des maris assez sensibles pour s’attendrir à cette chaste représentation : la question est de savoir si le fruit en reviendrait à leurs épouses légitimes. Que voulez-vous, Monsieur, nos mœurs sont faites comme cela, Joseph, et vous-même, avec votre belle Rhétorique, auriez bien de la peine à remettre à la mode le véritable amour conjugal. Vous m’allez demander peut-être qui l’a donc si fort ruiné : je ne crois pas que le Docteur Molière y ait perdu ses soins ; il a par ses belles leçons mis les maris sur un certain pied de commodité, qu’ils sont les premiers à faire les honneurs de leurs femmes, quand elles-mêmes n’ont pas la charité de leur en épargner le soin : voilà peut-être un des endroits où Molière a le mieux réussi, et sur lequel sa morale a fait le plus de progrès ; car je crois que c’est sur Molière que vous voulez faire tomber toutes ces belles œuvres que la Comédie a faites. La France fait gloire de ne reconnaître que lui pour le modèle du Comique, et cette gloire lui coûte assez cher pour s’en vanter. J’évite, Monsieur, autant qu’il m’est possible de faire le Prédicateur dans une Lettre qui prend toutefois assez la forme d’une Dissertation : sans cela, Monsieur, je pourrais bien vous dire avec l’enthousiasme de M. Baillet, que Molière est un des plus dangereux ennemis que le démon ait suscité aux bonnes mœurse ; que son poison, tantôt subtil, tantôt grossier, s’insinue à la faveur de ses agréments, et que si les portes de l’Enfer pouvaient prévaloir contre la morale du Christianisme, ce serait à Molière à qui l’on en aurait l’obligation. N’allez pas tousser au moins, Monsieur, comme si je passais à mon second point : je n’ai garde d’entreprendre sur le métier des Prédicateurs, quoique les Satiriques, au moins de certains, se croient tout permis. Il paraît bien que j’use de mon privilège, dès que j’ose vous soutenir, contre votre sentiment, que le Poème Dramatique n’est pas une Poésie indifférente de soi-même, et qu’elle est mauvaise, même indépendamment du mauvais usage qu’on en peut faire. Les téméraires ne connaissent point de bornes. Monsieur, j’ose encore ne pas convenir avec vous, que l’amour exprimé chastement dans cette Poésie, bien loin d’inspirer de l’amour, contribue à guérir de l’amour, pourvu qu’on n’y répande point d’images ni de sentiments voluptueux, et que si quelqu’un malgré cette précaution ne laisse pas de s’y corrompre, la faute vient de ce quelqu’un, et non pas de la Comédie. J’aurais bien besoin de mon Saint Augustin pour me tirer du piège que vous me tendez, les Saints sont d’une grande ressource, quand on dispute avec un homme tel que vous. En tout cas, le Père Massillonf ne m’abandonne pas, puisqu’il est d’avis contraire au vôtre, à l’égard du Poème Dramatique ; j’ose glisser mon sentiment à la faveur du sien. J’en reviens toujours à mon principe, Monsieur, et ce principe est que tous les hommes tenant plus ou moins à la concupiscence, (voilà un terrible mot à prononcer dans une Lettre ; mais je vous dirai, comme Phèdre dit à sa nourrice, à propos d’Hippolyte, c’est toi qui l’as nommé,) je vous dirai donc qu’attendu le malheur de notre nature corrompue, nous sommes tous plus ou moins sensibles à la vive peinture des passions, et que celle de l’amour étant la dernière mourante chez les hommes, le moindre souffle d’amour vertueux ou corrompu, le réveille dans tous les hommes, comme le moindre petit zéphyr est capable d’agiter les feuilles ; que cela n’est point l’effet de la disposition du cœur de quelque homme en particulier, que c’est la faute de la machine prise dans toute son étendue. Du reste, Monsieur, je n’ai pas oublié que M. Arnaud fut autrefois touché de vos raisons pour la justification de la Comédie prise en elle-même, c’est-à-dire indépendamment des secours pernicieux de l’Acteur. Je me souviens bien encore de vous avoir ouï soutenir que M. Nicole avait pris le change sur la fureur de Camille, dans la Tragédie des Horaces : vous prétendez que cette furieuse, en faisant toutes ses imprécations contre son frère et contre son pays par le désespoir d’avoir perdu son amant, est capable de dégoûter les filles dont la tendresse pourrait passer les bornes ordinaires, et qu’elles se ménageront mieux sur une passion qui peut produire de si terribles effets. Non, Monsieur, cette fureur a son beau dans l’esprit des Spectateurs, qui la regardent comme l’émétique d’une âme sensible, et véritablement outrée de douleur. L’Auditeur s’unit d’affection et de sentiment à cette pauvre forcenée ; on n’est point surpris de voir un amour accompagné de fureur, cela entre dans sa définition. Avez-vous vu des Amants bien tranquilles dans la situation la plus calme ? Est-ce qu’on peut apprivoiser les Lions ? et l’amour est-il jamais autre chose que l’amour ? Or, si des Auteurs l’ont nommé la fièvre chaude de la raison, l’étonnement doit cesser pour les délires qui l’accompagnent. Si dans le Cinna Emilie était moins furieuse, Emilie aurait moins d’approbateurs. Ariane même, que j’ai quelque scrupule de nommer après le chef-d’œuvre du Théâtre, Ariane a bien accoutumé les Spectateurs aux frénésies de l’amour jaloux : c’est pour vous dire qu’on se fait toujours bonne composition sur ce qu’il y a de plus furieux dans un rôle tendre, et qu’on en détache l’odieux pour n’en prendre que le sensible, comme je pense l’avoir avancé dans ma Satire. Venons à ce que vous dites, que si la Comédie rectifiée et prise en elle-même, ne laisse pas d’être mauvaise, il faut bannir des Eglises les peintures les plus innocentes, comme les Vierges agréables de visage, les Suzanne et les Madelaine. Premièrement, Monsieur, vous savez mieux que moi que la Peinture est la cadette de la Poésie, et par conséquent qu’elle doit toucher moins sensiblement que son aînée ; et d’ailleurs, quelle idée voulez-vous que réveillent, même dans l’âme d’un débauché, des attitudes toutes modestes. Madelaine peinte dans une Eglise, offre à la vérité des charmes, mais ce sont des charmes pénitents ; c’est un cruel correctif pour des yeux lubriques que cette tête de mort qu’on peint toujours à côté d’elle. Comment voulez-vous que l’imagination joue son jeu envers Suzanne entourée de deux Vieillards ? J’avoue qu’un jeune homme qui l’observeraitg pourrait changer la thèse, et rendre le Spectateur plus susceptible de passion. Mais croyez-moi, Monsieur, une Madelaine contrite, et qui n’a plus d’autre miroir que la mort, et des Vierges, dont le seul aspect prêche l’humilité, tout cela n’amorce point les libertins comme l’essor d’une Poésie amoureuse, quelque chastement que vous la puissiez traiter. Je vous sais bon gré de m’abandonner le Comédien et nos Poètes modernes, et même M. Racine en plusieurs de ses Pièces. Lui-même est convenu avec moi, que sa Bérénice était très dangereuse pour les mœurs. Mais prétendez-vous que je vous tienne grand compte de votre abandon ; il est à mon avis plus sensé qu’il n’est généreux. Vous jugiez bien, Monsieur, que dans une cause aussi importante que celle-ci, je ne négligerais aucun de mes avantages : mais sur le ton dont je le prends, dites-vous, il ne faudra plus non seulement voir représenter ni Comédie ni Tragédie, il ne faudra pas même en lire aucune : il ne faudra plus lire ni Térence, ni Sophocle, ni Homère, ni Virgile, ni Théocrite. Ecoutons là-dessus Saint Augustin pour la dernière fois ; car je ne saurais mieux finir que par ce Père de l’Eglise. Il est le premier à convenir qu’Homère est excellent dans ses inventions fabuleuses, et qu’il charme l’esprit par ses agréables rêveries : mais il se déchaîne aussi contre le torrent de la coutume, qui porte à lire des choses si chatouilleuses pour les bonnes mœurs ; jusques là qu’il fait honneur au Christianisme qu’un Auteur nourri dans ces sciences profanes, et dans la Religion du Paganisme, que Cicéron, en un mot, eût reproché à Homère qu’il faisait des Dieux des hommes, et qu’il érigeait les hommes en Dieux : au lieu, dit-il, qu’il aurait dû rendre les hommes semblables aux Dieux, plutôt que d’abaisser la divinité à la condition des hommes. Térence et Virgile n’en sont pas quittes à meilleur compte avec ce saint Docteur, qui plaint les hommes de son siècle d’être réduits à puiser la pureté de leur langage dans ces sources empoisonnées ; quoique d’ailleurs il convienne que les paroles sont en elles-mêmes comme des vases riches et précieux ; mais qu’on boit souvent le vin corrompu dans ces coupes d’or. Vous avez trop de piété, Monsieur, pour vouloir en dédire Saint Augustin : mais s’il m’était permis de me citer, profane que je suis, après une autorité sacrée, j’oserais vous rappeler une tirade de ma Satire, où j’ai fait voir qu’on ne va point à la Comédie pour se rendre plus vertueux ; qu’on y va seulement dans la vue d’un délassement agréable ; qu’au contraire notre orgueil se rend quelquefois plus fier par le plaisir malin que nous sentons à détourner sur le prochain la peinture des vices qui sont représentés dans les Comédies ; qu’enfin tout le fruit qu’on en retire, c’est d’apprendre le secret d’être vicieux, sans passer pour ridicule. Mon zèle m’a mené plus loin que je ne croyais, Monsieur, et votre patience aura plus à souffrir que vos arguments d’un fatras de paroles qui se sont amassées insensiblement sous ma plume. Comme nous cherchons tous deux la vérité, si le bon droit n’est pas de mon côté, j’aurai du moins la gloire d’avoir fait quelques vains efforts contre le premier athlète de mon siècle en satires et en raisonnements justes et solides. Regardez, Monsieur, mes objections comme les doutes d’un homme, qui cherche à s’instruire, et qui sait que vous aimez qu’on se défende, afin de vous faire mieux goûter le plaisir de la victoire. Pour moi, je me tiens déjà à demi battu, quand je considère à quel illustre ennemi j’ai à faire : mais au moins j’aurai toujours un avantage, qu’il n’est pas en votre pouvoir de me contester ; c’est celui, Monsieur, d’être avec plus de respect et de dévouement que personne, Votre très humble, et très obéissant serviteur.