LETTRE
de Monsieur
Despreaux.
sur la Comédie.
Puisque vous vous détachez de l’intérêt du Ramoneur, je ne vois pas, Monsieura, que vous ayez aucun sujet de vous plaindre de
moi, pour avoir écrit que je ne pouvais juger à la hâte d’ouvrages comme les
vôtres, et surtout à l’égard de la question que vous entamez sur la Tragédie et
sur la Comédie, que je vous ai avoué néanmoins que vous traitiez avec beaucoup
d’esprit. Car puisqu’il faut vous dire le vrai, autant que je peux me
ressouvenir de votre dernière pièce, vous prenez le change, et vous y confondez
la Comédienne avec la
Comédie, que dans mes raisonnements avec le
Père Massillon j’ai, comme vous savez, exactement séparées. Du reste, vous y
avancez une maxime qui n’est pas, ce me semble, soutenable ; c’est à savoir,
qu’une chose qui peut produire quelquefois de mauvais effets dans des esprits
vicieux, quoique non vicieuse d’elle-même, doit être absolument défendue,
quoiqu’elle puisse d’ailleurs servir au délassement et à l’instruction des
hommes. Si cela est, il ne sera plus permis de peindre dans les Eglises des
Vierge Marie, ni des Suzanne, ni des Madeleine agréables de visage ; puisqu’il
peut fort bien arriver que leur aspect excite la concupiscence d’un esprit
corrompu. La vertu convertit tout en bien, et le vice tout en mal. Si votre
maxime est reçue, il ne faudra plus non seulement voir représenter ni Comédie ni
Tragédie, mais il n’en faudra plus lire aucune ; il ne faudra plus lire ni
Terence, ni Sophocle, ni Homère, ni Virgile, ni Théocrite : et voilà ce que
demandait Julien l’Apostat,
et qui lui attira cette épouvantable
diffamation de la part des Pères de l’Eglise. Croyez-moi, Monsieur, attaquez nos
Tragédies et nos Comédies, puisqu’elles sont ordinairement fort vicieuses : mais
n’attaquez point la Tragédie et la Comédie en général, puisqu’elles sont
d’elles-mêmes indifférentes, comme le Sonnet et les Odes, et qu’elles ont
quelquefois rectifié l’homme plus que les meilleures Prédications : et pour vous
en donner un exemple admirable, je vous dirai qu’un très grand Prince, qui avait dansé à plusieurs Ballets, ayant vu jouer le Britannicus de Monsieur Racine, où la fureur de Néron à monter sur le
Théâtre est si bien attaquée ; il ne dansa plus à aucun Ballet, non pas même au
temps du Carnaval. Il n’est pas concevable de combien de mauvaises choses la
Comédie a guéri les hommes capables d’être guéris ; car j’avoue qu’il y en a que
tout rend malades. Enfin, Monsieur, je vous soutiens, quoiqu’en dise le Père
Massillon, que le Poème dramatique est une Poésie
indifférente de
soi-même, et qui n’est mauvaise que par le mauvais usage qu’on en fait. Je
soutiens que l’amour exprimé chastement dans cette Poésie, non seulement
n’inspire point l’amour, mais peut beaucoup contribuer à guérir de l’amour les
esprits bien faits, pourvu qu’on n’y répande point d’images ni de sentiments
voluptueux. Que s’il y a quelqu’un qui ne laisse pas malgré cette précaution de
s’y corrompre, la faute vient de lui, et non pas de la Comédie. Du reste, je
vous abandonne le Comédien et la plupart de nos Poètes, et même Monsieur Racine
en plusieurs de ses Pièces. Enfin, Monsieur, souvenez-vous que l’amour d’Hérode
pour Marianne, dans Joseph, est peint avec tous les traits les plus sensibles de
la vérité ; cependant, qui est le fou qui a jamais pour cela défendu la lecture
de Joseph ? Je vous barbouille tout ce canevas de dissertation, afin de vous
montrer que ce n’est pas sans raison que j’ai trouvé à redire à votre
raisonnement. J’avoue cependant que
votre Satire est pleine de vers
bien tournés. Je suis, etc.
Si vous voulez répondre à mes objections, prenez la peine de le faire de bouche, parce qu’autrement cela traînerait à l’infini ; mais surtout, trêve aux louanges, je ne les mérite point, et n’en veux point, j’aime qu’on me lise, et non qu’on me loue.