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Danse : mouvemens règlés du corps, sauts & pas mesurés, faits au son des instrumens & des voix. Les sensations ont été d’abord exprimées par les différens mouvemens du corps & du visage. Le plaisir & la douleur en se fesant sentir à l’âme, ont donné au corps des mouvemens qui peignaient au dehors ces différentes impressions : c’est ce qu’on a nommé geste.
Le chant si naturel à l’homme, en se dévelopant, a inspiré aux autres hommes qui en ont été frappés, des gestes relatifs aux différens sons dont ce chant était composé ; le corps alors s’est agité, les bras se sont ouverts ou fermés, les pieds ont formé des pas lents ou rapides, les traits du visage ont participé à ces mouvemens divers, tout le corps a répondu par des positions, des ébranlemens, des attitudes, aux sons dont l’oreille était affectée : ainsi le chant, qui était l’expression du sentiment, a fait développer une seconde expression qui était dans l’homme, qu’on a nommée Danse.
On voit par ce peu de mots, que la voix & le geste ne sont pas plus naturels à l’homme que le chant & la danse ; & que l’un & l’autre sont pour ainsi dire les instrumens de deux arts auxquels ils ont donné lieu. Dès qu’il y a eu des hommes, il y a eu sans doute des chants & des danses ; on a chanté & dansé depuis la création jusqu’à nous ; & il est vraisemblable que les hommes chanteront & danseront jusqu’à la destruction totale de l’espèce.
La Danse Religieuse & Sacrée, est la plus ancienne de toutes, & la source de toutes les autres. C’est la danse que le Peuple Juif pratiquait dans les Fêtes solennelles établies par la Loi, ou dans des occasions de réjouissance publique, comme lorsque David fit transporter l’Arche. On donne encore ce nom à toutes les danses que les Egyptiens, les Grecs & les Romains* avaient instituées à l’honneur de leurs Dieux, & qu’on exécutait, ou dans les Temples, comme les Danses des Sacrifices, des Mystères d’Isis, de Cérès &c ; ou dans les Places publiques, comme les Bacchanales ; ou dans les bois, comme les Danses rustiques &c. Ainsi la Danse fut chez les Egyptiens, & devint successivement chez les Grecs & les Romains la partie la plus considérable du culte. Les Gaulois, les Espagnols, les Anglais, les Allemands eurent leurs Danses sacrées. Dans toutes les Religions anciennes, les Prêtres furent Danseurs par état. On voit dans les descriptions qui nous restent des trois Temples de Jérusalem, de Garisim ou de Samarie, & d’Alexandrie, qu’une des parties de ces Temples était formée en espèce de Théâtre, auquel les Juifs donnaient le nom de Chœur : cette partie était occupée par le Chant & la Danse, qu’on y exécutait avec la plus grande pompe dans toutes les Fêtes solennelles. Il n’est donc pas étonnant que les Chrétiens eux-mêmes, en purifiant par une intention droite une institution aussi ancienne, l’eussent adoptée, dans les premiers temps de l’établissement de la Foi.
Le but de l’Eglise en rassemblant ses enfans, n’est pas de les attrister, par des idées sombres, & de les tenir immobiles plusieurs heures de suite, dans une posture gênante : elle cherche au contraire à les remplir d’une joie pure, dans la célébration des Fêtes, pour leur rapeler les bienfaits de Dieu ; Héliot (Hist. des Ordres Monastiques) raporte que les persécutions ayant troublé la sainte paix des Chrétiens, il se forma des Congrégations d’hommes & de femmes qui, à l’exemple des Thérapeutes, se retirèrent dans les deserts ; là ils se rassemblaient dans des hameaux les Dimanches & Fêtes, & y dansaient pieusement en chantant les prières de l’Eglise.
On bâtit des Eglises, lorsque le calme eut succédé aux orages, & on disposa ces Temples relativement aux différentes cérémonies, qui étaient la partie extérieure du culte reçu. Ainsi dans toutes les Eglises, on pratiqua un terrein élevé, auquel on donna le nom de Chœur ; c’était un espèce de Théâtre séparé de l’Autel, tel qu’on le voit encore à Rome, dans les Eglises de Saint-Clément & de Saint-Pancrace. C’est-là qu’à l’exemple des Prêtres & des Lévites de l’ancienne Loi, le Sacerdoce de la Loi nouvelle formait des Danses sacrées… Chaque Fête avait ses Hymnes & ses Danses ; les Prêtres, les Laïcs, tous les Fidèles dansaient pour honorer Dieu ; si l’on en croit même le témoignage de Scaliger, les Evêques ne furent nommés Præsules, dans la Langue Latine, de Præsilire (sauter devant, ou le premier) que parce qu’ils commençaient la Danse. Les Chrétiens d’ailleurs les plus zélés, s’assemblaient la nuit devant la porte des Temples la veille des grandes Fêtes, & là pleins d’un zèle saint, ils dansaient en chantant les Cantiques, les Hymnes & les Pseaumes du jour.
Mais la Danse de l’Eglise, susceptible, comme les meilleures institutions, des abus qui naissent toujours de la faiblesse & de la bizarrerie des hommes, dégénéra, après les premiers temps de zèle, en des pratiques dangereuses : delà les Constitutions & les Decrets qui ont frappé d’anathème les Danses Baladoires*, celles des Brandons, &c. ces censures in globo, & trop générales de plaisirs innocens, sont toujours injustes, & ne peuvent devenir légitimes de la part d’aucune Puissance, les droits qu’y a l’humanité sont imprescriptibles. Aussi les Danses sacrées se sont-elles conservées long-temps : dans le milieu du dernier siècle, on voyait encore à Limoges les Prêtres & tout le Peuple danser en rond dans le Chœur de saint Léonard, en chantant, Sant Marciau, pregas per nous, & nous epingaren per bous. Le Père Menestrier rapporte qu’il a
vu les Chanoines de quelques Eglises, le jour de Pâques, prendre par la main les Enfans-de-Chœur, & danser dans le Chœur, en chantant des Hymnes de réjouissance. De nos jours, en Portugal, en Espagne, & dans le Roussillon, la Danse fait encore partie des cérémonies de l’Eglise : on exécute dans ces Pays Catholiques, des Danses solennelles en l’honneur des Mystères & de nos plus grands Saints. Toutes les veilles des Fêtes de Vierges, les Jeunes-filles s’assemblent devant les portes des Eglises qui lui sont consacrées, & passent la nuit à danser en rond & à chanter des Cantiques à son honneur.Les Danses sacrées, donnèrent dans la suite, l’idée de celles que l’allégresse publique, les Fêtes des particuliers, les Mariages des Rois, les Victoires, &c. firent inventer en différens temps ; & lorsque le génie, en s’échauffant par degrés, parvint enfin jusqu’à la combinaison des Spectacles réguliers, la Danse fit une des parties principales qui entrèrent dans cette grande composition. Les Grecs unirent la Danse à la Tragédie & à la Comédie, mais sans lui donner une relation intime avec l’action principale ; elle ne fut chez eux qu’un agrément presqu’étranger.
Les Romains suivirent d’abord l’exemple des Grecs jusqu’au règne d’Auguste : il parut alors deux hommes extraordinaires qui créèrent un nouveau genre, & le portèrent au plus haut degré de perfection. Il ne fut plus question à Rome, que des Spectacles de Pylade* & de Bathylle. Le premier, qui était né en Cilicie, imagina de représenter, par le seul secours de la Danse, des actions fortes & pathétiques. Le second, né à Alexandrie, se chargea de la représentation des actions gaies, vives & badines. La nature avait donné à ces deux hommes le génie & les qualités extérieures ; l’application de l’étude, l’amour de la gloire, leur avaient développé toutes les ressources de l’art. Malgré tous ces avantages, nous ignorerions peut-être qu’ils eussent existé, & leurs contemporains eussent été privés d’un genre qui fit leurs délices, sans la protection signalée qu’Auguste accorda à leurs Théâtres & à leurs compositions. Ces deux hommes rares ne furent point remplacés ; leur art ne fut plus encouragé par le Gouvernement, & il tomba dans une dégradation sensible depuis le règne d’Auguste jusqu’à celui de Trajan, où il se perdit tout-à fait. [Ceci n’est pas exact : les Pyrrhiques durèrent jusqu’à la chute de la Religion de l’Empire, sous les Empereurs Chrétiens : Trajan ne fit qu’empêcher la scandale des Acteurs-Pantomimes].
La Danse ensevelie dans la barbarie avec les autres Arts, rèparut avec eux en Italie dans le quinzième siècle : l’on vit reparaître les Ballets dans une fête magnifique, qu’un Gentilhomme de Lombardie nommé Bergonce de Botta, donna à Tortone pour le mariage de Galéas Duc de Milan. Tout ce que la Poésie, la Musique, la Danse, les Machines peuvent fournir de plus brillant, fut épuisé dans ce Spectacle superbe : la description qui en parut, étonna l’Europe, & piqua l’émulation de quelques hommes à talens, qui profitèrent de ces nouvelles lumières, pour donner de nouveaux plaisirs à leur Nation. C’est l’époque de la naissance des grands Ballets.
La Danse de l’Opéra de Paris, est actuellement composée de dix Danseurs & de onze Danseuses qui dansent des Entrées seuls, & qu’on appelle premiers Danseurs ; les corps d’Entrées sont composés de vingt-un Danseurs & de vingt-un Danseuses, qu’on nomme Figurans, & la Danse entière de soixante-deux Sujets.
La Danse, considérée comme l’art de porter le corps avec grâce, avec aisance, dégagement, & le moins de fatigue possible, est un Art libéral, & une science nécessaire dans une bonne éducation : la Danse considérée, comme l’Art représenter par des mouvemens & des attitudes, quoique moins utile & moins louable, a son degré de mérite, comme fesant partie du Comédisme : il est une troisième sorte de Danse, qui consiste à voltiger sur une corde, avec ou sans contrepoids ; cette Danse était connue des Grecs 1345 ans avant J. C.* ; ils nommaient les Danseurs de corde, Neurobates ; & les Romains les appelaient Funambules : elle n’est point faite pour des Citoyens : c’est un métier vil, puisqu’il est dangereux.
Bien des gens ont de la peine à comprendre, quel plaisir peut donner un Spectacle qui agite l’âme, qui l’importune avec inquiétude, qui l’effraie, & qui n’offre que des craintes & des alarmes. Cependant il est certain, comme dit M. l’abbé Dubos, que plus les tours qu’un Voltigeur téméraire fait sur la corde sont périlleux, plus le commun des Spectateurs s’y rend attentif. Quand ce Sauteur, ce Voltigeur fait un saut entre deux épées prêtes à le percer, si dans la chaleur du mouvement son corps s’écartait du point de la ligne qu’il doit décrire, il devient un objet digne de toute notre curiosité. Qu’on mette deux bâtons à la place des épées ; que le Voltigeur fasse tendre sa corde à pieds de hauteur sur une prairie, il fera vainement les mêmes sauts & les mêmes tours, on ne daignera plus le regarder ; l’attention cesse avec le danger.
D’où peu donc venir ce plaisir extrême, qui accompagne seulement le danger où se trouvent nos semblables ? Est-ce une suite de notre inhumanité ? Je ne le pense pas, quoique l’inhumanité n’ait malheureusement que des branches trop étendues : mais je crois, avec l’Auteur des Réflexions sur la Poésie & la Peinture, que le plaisir dont il s’agit ici, est l’effet de l’attrait de l’émotion qui nous fait courir par instinct après les objets capables d’exciter nos passions, quoique ces objets fassent sur nous des impressions fâcheuses. Cette émotion, qui s’excite machinalement, quand nous voyons nos pareils dans le péril, est une passion, dont les mouvemens remuent l’âme, la tiennent occupée, & cette passion a des charmes, malgré les idées tristes & importunes qui l’environnent. Voila la véritable explication de ce phénomène, & pour le dire en passant, de beaucoup d’autres qui ne semblent point y avoir de rapport ; comme par exemple l’attrait des Jeux de hazard, qui n’est un attrait, que parce que ces sortes de Jeux tiennent l’âme dans une émotion continuelle, sans contension d’esprit ; en un mot, voila pourquoi la plupart des hommes sont assujétis aux goûts & aux inclinations qui sont pour eux de fréquentes occasions d’être occupés par des sensations vives & touchantes.