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Chez les Anciens, les masques de Théâtre étaient une espèce de casque qui couvrait toute la tête, & qui, outre les traits du visage, représentait encore la barbe, les cheveux, les oreilles, & jusqu’aux ornemens que les femmes employaient dans leur coîfure. Du moins, c’est ce que nous apprennent tous les Auteurs qui parlent de leur forme.
D’abord, on se contenta de se barbouiller le visage, comme Thespis. On fit ensuite des voîles avec les feuilles de la grande-bardane : les masques proprement dits succèdèrent à se déguisement informe. Le Poète Phrynicus exposa le premier masque de femme au Théâtre ; Néophron de Sicyone celui de Pédagogue : Eschile, dans sa Pièce des Cabires, fit paraître des gens ivres ; Méson, Acteur de Mégare inventa les masques comiques de Valet & de Cuisinier : on vit des masques hideux & effrayans dans la Pièce des Euménides, & ce fut Euripide qui le premier les représenta avec des serpens sur la tête.
Pollux distingue trois sortes de masques de Théâtre, des Comiques, des Tragiques & des Satyriques : il leur donne à tous, dans la description qu’il en fait, la difformité dont leur genre est susceptible, c’est-à-dire, des traits outrés & chargés à plaisir, un air hideux ou ridicule, & une grande bouche béante, toujours prête, pour ainsi dire, à dévorer les Spectateurs. On peut ajouter à ces trois sortes de masques, ceux du genre Orchestrique, ou des Danseurs. Ces derniers, dont il nous reste des représentations sur une infinité de monumens antiques, n’ont aucuns des défauts dont nous venons de parler. Rien n’est plus agréables que les masques des Danseurs, dit Lucien ; ils n’ont pas la bouche ouverte comme les autres ; mais leurs traits sont justes & réguliers, leur forme est naturelle, & répond parfaitement au sujet.
Les masques les plus ordinaires étaient ceux que l’on nommait Prosopées ; ils représentaient les personnes au naturel : deux autres espèces moins communes, étaient les Mormolycées & les Gorgonées : la seconde espèce, ne servait qu’à représenter les ombres : l’usage en était fréquent dans la Tragédie, & ils avaient quelque chose d’effrayant. La dernière sorte de masques, ne représentait que des figures affreuses, telles que les Gorgones & les Furies…
En général la forme des masques comiques portait au ridicule, & celle des masques tragiques inspirait la terreur*. Le genre Satyrique, fondé sur l’imagination des Poètes, représentait par les masques ; les Satyres, les Faunes, les Cyclopes, & autres monstres de la Fable. En un mot, chaque genre de Poésie Dramatique avait des masques particuliers, à l’aide desquels l’Acteur paraissait aussi conforme qu’il le voulait au caractère qu’il devait soutenir. De plus les uns & les autres avaient plusieurs masques, qu’ils changeaient, suivant que leur Rôle le requérait. Examinons quels avantages les Anciens tiraient de leurs masques.
Ils représentaient non-seulement le visage, mais la tête entière, chauve, ou couverte de cheveux. L’usage des masques empêchait qu’on ne vît souvent un Acteur déja flétri par l’âge, jouer le personage d’un Jeune-homme amoureux & aimé. Hippolyte, Hercule & Nestor, ne paraissaient sur le Théâtre qu’avec une tête reconnaissable, à l’aide de sa convenance avec leur caractère connu. Le visage sous lequel l’Acteur paraissait, était toujours assorti à son Rôle ; & l’on ne voyait jamais un Comédien jouer le Rôle d’honnête-homme avec la Physionomie d’un fripon. Les Compositeurs de Déclamation savaient tirer des masques mêmes le pathétique. Dans les Tragédies, Niobé paraît avec un visage où se peint le desespoir ; Médée nous annonce son caractère, par l’air atroce de sa physionomie ; la force & la fierté sont dépeintes sur le masque d’Hercule ; le masque d’Ajax est le visage d’un homme hors de lui-même. Dans les Comédies, les masques des Valets, des Marchands d’Esclaves, des Parasites ; ceux des Personages d’hommes grossiers, de Soldats, de Vieille, de Courtisane & de Femme esclave, ont tous leur caractère particulier. On discerne par le masque, le Vieillard austère d’avec le Vieillard indulgent ; les Jeunes-gens qui sont sages, d’avec ceux qui sont débauchés ; une Jeunes-fille, d’avec une Femme de dignité. Si le père, des intérêts dont il s’agit dans la Comédie, doit être quelquefois content, & quelquefois fâché, il a un des sourcils de son masque froncé, & l’autre rabatu ; & il a une grande attention à montrer aux Spectateurs, celui des côtés de son masque qui convient à sa situation présente. C’est ainsi qu’agissait le Comédien, quand il jouait des Scènes où il devait changer d’affection, sans qu’il pût changer de masque derrière le Théâtre. Par exemple, si le Père dont on vient de parler, entrait content sur la Scène, il présentait d’abord le côté de son masque dont le sourcil était rabatu ; & lorsqu’il changeait de sentiment, il marchait sur le Théâtre, & fesait si bien, qu’on ne voyait plus que le côté du masque dont le sourcil était froncé, observant dans l’une & dans l’autre situation, de se tourner de profil. Nous avons des pierres gravées qui représentent de ces masques à double visage. Julius Pollux, qui composa son Ouvrage sous l’Empereur Commode, dit que le masque du Vieillard qui joue le premier Rôle dans la Comédie, doit être chagrin d’un côté, & serein de l’autre.
Les masques des Anciens mettaient encore beaucoup de vraisemblance dans ces Pièces excellentes où le nœud naît de l’erreur, qui fait prendre un Personage pour un autre Personage par une partie des Acteurs. Le Spectateur, qui se trompait lui-même, en voulant discerner deux Acteurs, dont le masque était aussi ressemblant qu’on le voulait, concevait facilement que les Acteurs s’y méprissent eux-mêmes. Il se livrait donc sans peine à la supposition sur laquelle les incidens de la Pièce sont fondés, au lieu que nous avons beaucoup de peine à nous prêter à cette supposition, dans la Représentation des deux Pièces* que Molière & Renard ont imitées de Plaute. Le masque servait aux Anciens, à faire faire à des hommes les Rôles de femmes ; à représenter au naturel les différentes Nations, & quelquefois, comme dans les Pièces d’Aristophane, à jouer, sous leurs propres traits, des personages vivans.
Mais d’un autre côté ces masques fesaient perdre au Spectateur le plaisir de voir naître les passions, & de reconnaître leurs différens symptômes sur le visage des Acteurs. Toutes les expressions d’un homme passioné nous affectent bien ; mais les signes de la passion qui se rendent sensibles sur son visage, nous affectent beaucoup plus que les signes de la passion qui se rendent sensibles par le moyen de son geste, & par la voix. Cependant les Comédiens des Anciens ne pouvaient pas rendre sensibles sur leur visage les signes des passions. Il était rare qu’ils quittassent le masque, & même il y avait une espèce de Comédiens qui ne le quittaient jamais. Nous souffrons bien il est vrai, que nos Comédiens nous cachent aujourd’hui la moitié des signes des passions qui peuvent être marquées sur le visage, ces signes consistent autant dans les altérations qui surviennent à la couleur du visage, que dans les altérations qui surviennent à ses traits. Or le rouge qui est à la mode, depuis cinquante ans, & que les hommes même mettent avant que de monter sur le Théâtre1, nous empêche d’appercevoir les changemens de couleur, qui dans la nature font une si grande impression : mais le masque des anciens Comédiens cachait encore l’altération des traits, que le rouge nous laisse voir2.
Il est donc certain que les Anciens auraient fait quitter la masque à tous leurs Comédiens, sans une raison bien forte qui les en empêchait : c’est que leurs Théâtres étant très-vastes & sans voûtes ni couverture solide, les Comédiens tiraient un grand service du masque, qui (outre les usages qu’on a vus) était encore fait de manière à servir de porte-voix, & leur donnait moyen de se faire entendre de tous les Spectateurs, quand d’un autre côté ce masque leur fesait perdre peu de chose. En effet, il était impossible que les altérations du visage fussent aperçues distinctement des Spectateurs ; dont plusieurs étaient éloignés de plus de douze ou quinze toises du Comédien qui récitair. Enfin les Masques des Anciens répondaient au reste de l’habillement des Acteurs, qu’il falait faire paraître plus grands & plus gros que des hommes ordinaires, lorsqu’ils représentaient des Dieux & des Héros. Concluons que les Anciens avaient les Masques qui convenaient le mieux à leurs Théâtres, & qu’ils ne pouvaient pas se dispenser d’en faire porter à leurs Acteurs, quoique nous ayions raison à notre tour de faire jouer nos Acteurs à visage découvert. Cependant plusieurs Acteurs de la Comédie-Italienne sont encore masqués : singularité bizarre, & bien digne du mauvais goût qu’une Nation si spirituelle n’a pas encore su corriger ! Quelques Danseurs de l’Opéra le sont aussi ; ce qui ne devrait pas être, ce me semble, si ce n’est lorsque les Ballets sont exécutés par des Etres chimériques : alors les Femmes devraient se masquer comme les Hommes.
[Honorine.
Voudriez-vous des Masques sur nos Théâtres, mon amie ?
Adelaïde.
Oui, si l’on ne réforme pas le Comédisme.
Septimanie.
Que les Actrices en eussent donc de bien grands, qu’elles ne pourraient ôter que chez elles… Oh ! comme elles seraient punies !]