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Décorations : ornemens d’un Théâtre qui servent à représenter le lieu où l’on suppose que se passe l’action Dramatique.
Comme les Anciens avaient trois sortes de Pièces, de Comiques, de Tragiques & de Satyriques, ils avaient aussi de trois sortes de Scènes, c’est-à-dire, des Décorations de ces trois différens genres. Les Tragiques représentaient toujours de grands bâtimens, avec des colonnes, des statues, & les autres ornemens convenables : les Comiques représentaient des édifices particuliers avec des toîts & de simples croisées, comme on en voit communément dans les Villes : & les Satyriques, quelques maisons rustiques, avec des arbres, des rochers, & les autres choses, qu’on voit d’ordinaire à la campagne.
Ces trois Scènes pouvaient se varier de bien des manières ; mais la disposition en devait être toujours la même en général ; & il falait qu’elles eussent chacune cinq différentes entrées, trois en face, & deux sur les aîles. L’entrée du milieu était toujours celle du principal Acteur : ainsi dans la Scène Tragique, c’était ordinairement la porte d’un Palais : celles qui étaient à droite ou à gauche, étaient destinées à ceux qui jouaient les seconds Rôles ; & les deux autres, qui étaient sur les aîles, servaient, l’une à ceux qui arrivaient de la campagne, & l’autre à ceux qui venaient du Port ou de la Place publique. C’était à-peu-près la même chose dans la Scène Comique. Le bâtiment le plus considérable était au milieu ; celui qui était du côté droit était un peu moins élevé ; & celui qui était à gauche, représentait ordinairement une Hôtellerie. Mais dans la Pièce Satyrique, il y avait toujours un antre au milieu, quelque méchante cabane à droite & à gauche, un vieux Temple ruiné, ou quelque bout de Paysage. Cette disposition du Théâtre, faiblement imitée dans nos petites Salles, n’y produit qu’une invraisemblance de plus.
On ne sait pas bien sur quoi ces Décorations étaient peintes ; mais il est certain que la perspéctive y était observée ; car Vitruve (Lib. vij) remarque, que les règles en furent inventées & mises en pratique dès le temps d’Eschyle par un Peintre nommé Agatharcus, qui en laissa même un Traité.
Parmi les Décorations Théâtrales, les unes sont de décence ; les autres de pur ornement. Les Décorations de pur ornement n’ont de règle que le goût. Les Décorations de décence sont une imitation de la belle nature, comme doit l’être l’action dont elles retracent le lieu. Le Théâtre de la Tragédie, où les décences doivent être bien plus rigoureusement observées qu’à celui de l’Opéra, les a trop négligées dans la partie des Décorations. Le Poête a beau vouloir transporter les Spectateurs dans le lieu de l’action, ce que les yeux voient, devient à chaque instant ce que l’imagination se peint. Cinna rend compte à Emilie de sa conjuration, dans le même sallon où va délibérer Auguste ; & dans le premier Acte de Brutus, deux Valets de Théâtre viennent enlever l’Autel de Mars pour débarrasser la Scène. Le manque de Décorations entraîne l’impossibilité des changemens, & celle-ci borne les Auteurs à la plus rigoureuse unité de lieu ; règle gênante, qui leur interdit un grand nombre de beaux sujets, ou les oblige à les mutiler. Il n’est pas moins ridicule, que dans les tableaux les plus vrais & les plus touchans des malheurs des hommes, on voye un captif ou un coupable avec des liens d’un fer blanc, léger & poli. Qu’on se représente Electre dans son premier monologue, traînant de véritables chaînes ; dont elle se voit accablée : quelle différence dans l’illusion & l’intérêt ! Au lieu d’un faible artifice dont le Poète s’est servi, dans le Comte d’Essex, pour retenir ce prisonnier dans le Palais de la Reine, supposons que la facilité des changemens de Décoration lui eût permis de l’enfermer dans un cachot* ; quelle force le seul aspect du lieu ne donnerait-il pas au contraste de sa situation présente avec sa fortune passée ? On se plaint que nos Tragédies sont plus en discours qu’en action ; le peu de ressource qu’a le Poète du côté du Spectacle, en est en partie la cause. La parole est souvent une expression faible & lente ; mais il faut bien se résoudre à faire passer par les oreilles, ce qu’on ne peut offrir aux yeux.