[A]
A nos heures de loisir, j’ai communiqué tous les Articles de mon Projet à la petite Société. Les Jeunes-personnes, qui n’ont jamais vu de Spectacles, sont extrêmement prévenues contr’eux : j’étais étonnée que le non-usage & le préjugé rendissent leur critique plus sévère que celle de monsieur Des Tianges & la mienne : ma surprise a cessé, lorsqu’elles m’ont avoué qu’elles achevaient de lire la Nouvelle-Héloïse, & qu’elles connaissaient la Lettre de M. Rousseau à M. d’Alembert, la Réformation de Riccoboni, &c. Cependant ces mêmes Ouvrages n’ont fait aucune impression sur le jeune Des Arcis ; il ne connaît pas plus le Théâtre que sa maitresse & sa sœur ; & il s’en est déclaré le champion. Les hommes sentiraient-ils, comme par instinct, que l’effet du Théâtre est presque tout à leur avantage ?… Quant à moi, je me suis, le plus desintéressement que je l’ai pu, mise à la place d’un tiers, pour écouter toutes les objections que suggéraient, à mademoiselle De Liane, ses préjugés & ses lectures ; à Septimanie, une aigreur naturelle ; à toutes deux, cet esprit de contradiction dont on accuse les femmes. Voici quels ont été, à ce sujet, des Entretiens auxquels monsieur Des Tianges voulait bien se trouver, & qu’il rendait plus intéressans par ses lumières.
PREMIER ENTRETIEN.
A delaïde (achevant de lire).
C’est tout. Ne trouvez-vous pas que ce Projet est d’une exécution facile ; qu’il prévient tous les abus ; que d’un divertissement souvent dangereux, il fait une récréation aussi agréable qu’utile ; qu’il offre le moyen trouvé de faire du Théâtre l’effroi du méchant, l’aiguillon du lâche, & le noble encouragement de l’homme de bien ?
Honorine.
Les avantages & les inconvéniens compensés, je vois une chose qui serait mieux.
Adelaïde.
Quelle est-elle ?
Honorine.
De n’avoir point de Théâtre. Est-il donc si nécessaire qu’il y ait des Spectacles publics ?
Adelaïde.
Nécessaire… mais oui, au point où en sont les choses, on ne pourrait les supprimer sans inconvénient. Ils ont en outre un degré d’utilité, que je croyais avoir fait assez sentir.
Septimanie.
N’avez-vous pas défini la Comédie, une Peinture des mœurs ? or, s’il est prouvé, que nos Drames ne peignent que des chimères, quelle sera leur utilité ? Rien de plus certain cependant (je parle d’après un homme qu’on en peut croire) que sur deux Théâtres, on ne met que des Etres imaginaires, des Pantalons, des Arlequins, des Dieux, des Fées, des Génies, des Sorciers, &c. sur le troisième, les jolies conversations de cent maisons de la Capitale ; des choses ou meilleures qu’on ne les voit dans le monde, ou pires qu’on les y trouve.
Des Arcis.
Si j’ai bien entendu ce qu’on vient de lire, madame Des Tianges n’a pas écrit pour défendre l’Opéra, la Comédie Italienne, ou les abus du Théâtre Français : elle propose de réformer ce dernier ; elle abandonne les deux autres. Mais le Théâtre Français, non-réformé, serait-il intolérable ? C’est le sentiment de madame Des Tianges, & ce n’est pas le mien. Molière a fait des Pièces où les mœurs sont blessées ; Regnard l’a imité dans ce défaut, & la foule de Comiques qui les ont suivis, les Montfleuri, les Dancourt, &c. ne les ont pas ménagées ; c’est une vérité : mais, prenons la plus mauvaise de toutes les Pièces en ce genre, & choisissons-la nouvelle ; le Tuteur-Dupé, par exemple : j’y vois une suite de mensonges, de fourberies, non-seulement de la part d’un Valet, & d’une Soubrette, mais de celle d’une Jeune-personne honnête, à qui l’on fait faire un Rôle indécent, qui marque une tête tournée par la passion ; j’y vois une vieille Folle, dont l’impudence révolte & dégoûte ; ce tableau n’est pas édifiant : mais j’y vois aussi, un Vieillard qui cherche le bonheur, où il n’est pas pour les gens de son âge ; je vois que son aveugle passion le fait seule donner dans tous les piéges d’un vil intriguant, & rejetter les sages conseils d’un homme simple & droit : j’y découvre, qu’on ne peut jamais violer impunément cette loi de la nature, toujours sainte, toujours sacrée, qui veut que la jeunesse s’unisse à la jeunesse, pour former un lien, où toutes les convenances doivent se rencontrer ; j’y trouve le mordant ridicule jeté sur la passion insensée, qui veut associer à l’hiver de l’âge, les fleurs du printemps ; assemblage bizarre, dont il ne peut résulter que le discord & l’infécondité. L’homme honnête ne voudrait pas d’une maîtresse comme Emilie ; il rougirait d’avoir une mère comme Cidalise ; mais, c’est la mal-adresse de l’Auteur, ce me semble, qui en est cause ; il n’a su rendre aucun personnage intéressant dans sa Comédie : on n’y trouve aucun modèle de conduite ; mais il s’y présente des exemples de vices à fuir : cette Pièce est pernicieuse pour la Jeunesse, mais elle est très-utile pour les Vieillards : malheureusement, ce ne sont pas ces derniers qu’on doit se proposer d’instruire ; ils sont ordinairement incorrigibles : ainsi ce mérite, dans une Pièce, est comme nul. Voila les réflexions que j’ai faites souvent, en lisant les Pièces libres, que madame Des Tianges a rangées sous ses trois dernières Classes. Une autre fois, critiquez avec plus de discernement, ma sœur.
Septimanie.
Vous dites miraculeusement, mon frère. Mais, après la Réforme, en sera-t-il moins vrai que sur le Théâtre, on ne peut rendre les passions hideuses, parce qu’elles feraient fuir les Spectateurs, & que le vice y sera toujours sous le masque ; Qu’on n’y corrige que le ridicule qui déplaît ; Qu’une satyre bien présente des vices actuels les plus dangereux, y est interdite, par de petites raisons que la crainte & l’orgueil grossissent aux yeux des Grands ; Que les Spectacles sont une école d’arrogance & de persiflage pour la Jeunesse ; Que le Sage ne peut y assister, sans abandonner la sainte sévérité de la Vertu ; que vos Actrices causeront, comme celles d’aujourd’hui, des égaremens, dont elles ne seront pas, à la vérité, toujours l’objet (cela ne serait pas aisé pour tout le monde) mais qui porteront les hommes vers ces Beautés faciles, auprès desquelles ils vont se dépiquer ; que le Spectateur, pour avoir du plaisir, mettra de même ses passions à l’unisson de celles du personage représenté ? J’ajoute, qu’on y doit entendre une musique efféminée, capable d’anéantir ce qui restera de force & de courage ; que les Amans téméraires continueront d’y devenir heureux : aussi le Poète Ovide suggère-t-il le Spectacle comme un moyen de corruption.
Adelaïde.
A ce langage, emprunté de deux Misomimes *, je répondrai, que, sans être hideuses, les passions mises hors de l’unisson, par l’excès, laissent le Spectateur au-dessous d’elles, & qu’il les partage moins alors qu’il ne les juge ; Que le vice sous le masque, fait soupçonner sa difformité aussi grande qu’elle est, sans blesser la vue du Sage, & salir l’imagination des jeunes-gens…
Des Arcis.
Et vous avez prévu les autres objections dans le cours de votre Projet, Madame.
Septimanie.
Le Spectateur au-dessous des passions !
Adelaïde.
Oui : c’est-à-dire, que leur excès étant trop au-dessus du ton que peuvent prendre celles d’un simple Spectateur, il les laisse s’élever, s’y intéresse moins que si elles étaient à l’unisson, les observe, & s’instruit par leurs effets.
Septimanie.
J’entends : le Spectateur ne se met jamais réellement à l’unisson du personnage ; or une passion hors de l’unisson cesse d’être dangereuse : mais, que répondrez-vous à ce que dit Riccoboni, par exemple ? Cet Auteur, ancien Comédien, devait mieux que personne, connaître les inconvéniens de son état : il est une passion, dont il reproche à la Dramatique de mettre sous les yeux les séduisans excès, avec lesquels il donne à entendre que le Spectateur est toujours à l’unisson, parce que, selon lui, il n’est aucun degré d’amour par lequel le plus grand nombre des Spectateurs n’ait passé ; ce qui est d’autant plus vrai, à notre égard, ajoute t-il, que les modernes n’ont pris de cette passion que le doucereux & le faible ?
Des Arcis.
Le Spectateur qui abuse du tendre sentiment que le Drame a réveillé, avait le cœur corrompu, avant de venir au Spectacle : le vice y dormait ; il se fût éveillé de lui-même, quand rien n’aurait contribué à l’exciter.
Honorine.
L’homme ivre, a, dans le calme, le germe de tout le mal qu’il fait ; mais sans l’ivresse, le germe ne se fût pas développé.
Des Arcis.
Mon amie, vous pourriez vous tromper ici a daignez m’écouter : le méchant, dans l’ivresse, comme devant tout le monde le mal que dans le calme il fait en secret ; croyez-moi, voila la seule différence : une étude des hommes, assez superficielle, a suffi pour me l’apprendre.
Septimanie.
N’abandonnons pas notre sujet. Riccoboni reproche encore aux Spectacles, de n’être que l’occupation oisive de ceux qui n’en ont pas ; d’offrir aux gens occupés un délassement qui n’en est pas un ; d’apprendre trop tôt a la jeunesse l’usage de son cœur, &c. Il prouve tout cela, par l’examen des Pièces ?
Des Arcis.
Ma sœur, comme vous, j’ai lu la Réformation de
Riccoboni : il faut vous faire part de ce que j’ai senti durant
cette lecture. D’abord, il m’a semblé qu’un Comédien était moins en
état qu’un autre de juger des effets de l’Actricisme sur le
Spectateur : ensuite, j’ai considéré cet Auteur, comme un homme
inconséquent, qui a soutenu le Théâtre, tant qu’il y a paru, &
qui ne l’attaque que lorsqu’il l’a quitté ;
ce
sont de nouvelles lumières
, dit-il ; je crains
que ce ne soient de nouveaux intérêts : puis cet acharnement qu’il
marque contre l’amour révolta ma raison. L’amour, me disais-je,
l’amour serait un mal ! quel blasphème ! ah ! c’est le plus grand
des biens… Je me trompais encore : l’amour est autre chose que ce
qu’on entend par un bien ; il est une modalité des
âmes, qui donne le prix à tous les biens ; c’est une émanation
puissamment active de la nature divine répandue sur tous les êtres
vivans, qui les lie entr’eux, les unit avec leur Principe, & les
rend participans de la première de ses perfections.
Septimanie.
Mon frère est amoureux.
Des Arcis.
Et raisonnable. L’amour conjugal, l’amour paternel occupent aussi la
Scène à leur tour : c’est toujours le même sentiment pour le fond :
ce que m’inspire une jeune Beauté ; cette douce chaleur qu’elle
excite dans mon cœur ; cet enchantement que cause sa présence &
qui se répand sur tout ce qui l’environne, sont la source de
l’attachement que je dois éprouver un jour pour les enfans qu’elle
m’aura donnés. J’ai même trouvé que quelques Pièces de Molière, trop
libres, & d’autres Comédies, où il est question d’amour,
pouvaient être très-utiles aux mères-de-famille ; j’approuverais
fort celles qui les iraient voir représenter, dans le dessein
d’étudier le cœur humain, quoiqu’elles ne voulussent pas y conduire
leurs filles ; elles pourraient en tirer des lumières sûres, pour
les guider dans la manière de se conduire avec ces
Jeunes-personnes. J’ai pensé, comme madame Des
Tianges, que Riccoboni se trompait, en croyant avoir fait beaucoup
par la suppression de l’amour dans les Pièces : outre qu’elle
ôterait l’intérêt, elle serait même insuffisante : cette passion est
un feu qui brûle dans tous les cœurs ; à laquelle tout sert
d’aliment : on ne la propage pas, en lui fournissant de la matière ;
on ne l’éteint pas, en la renfermant, en la concentrant : voyez ce
dévot toujours en garde sur lui-même, dont les yeux se détournent
& l’oreille se ferme à toute obscénité ; qu’y gagne-t-il ?
d’augmenter une voluptueuse sensibilité* : ce qui pour les autres
serait un objet indifférent, devient pour lui une occasion de
chute : j’ai connu un de ces hommes saints, que le bruit de la
marche d’une femme fesait tressaillir. Ainsi les peintures de
l’amour sont peu dangereuses pour les mœurs ; elles usent ce
sentiment ; c’est de la paille dans le feu, qui s’allume, jette un
éclat vif, & s’éteint : mais, l’effet des Pièces où l’amour fait
le principal rôle, fût-il certain sur toutes sortes de personnes ;
dans tous les âges, cette passion a l’avantage de pouvoir être
tournée vers un but honnête ; elle est, tout
considéré, la moins dangereuse de toutes pour les bons naturels : en
peut-on dire autant de la vengeance, de l’ambition, que le
Réformateur n’exclut pas du Théâtre ? Quant à son idée de nous ôter
les Actrices, je l’ai regardée comme un délire, une déraison
improposable dans un siécle sensé. Si l’Actricisme est un Exercice
honnête (comme il en convient page
65), d’où vient suggérer cet odieux moyen de l’anéantir ?
On ne saurait disconvenir qu’il n’est aucun Ouvrage d’esprit, qui
puisse être autant utile à la société, qu’une bonne Comédie : les
réprimandes des Moralistes sont si dures, si mal assaisonnées,
qu’elles nous révoltent ; mais c’est en riant, c’est par le plaisir
que Thalie instruit & corrige : Si la volupté, dit Platon (cité
par Riccoboni) a été la source du mal, il faut qu’elle devienne
aussi la source du bien. Il est si vrai, que la Comédie, tant
criminée par les Misomimes de tous les
siècles, travailla néanmoins toujours a la correction des mœurs, que
Dion-Chrisostome demandait aux Alexandrins, s’ils n’avaient pas
quelque Poète comique, qui pût reprendre leurs défauts ; & le
Réformateur-Comédien cite (page 83) l’exemple d’un homme corrigé par une Comédie
personnelle, dont la Représentation avait été autorisée par le
Souverain. Cependant, je conviens que des intrigues, comme celle de
l’Ecole-des-Maris, sont un encouragement pour
le vice ; que les fourberies des Valets & des Suivantes ne
devraient pas être couronnées par le succès : en cela, le nouveau
Plan suggère des moyens de Réforme plus efficaces que le Livre de
Riccoboni.
Les Spectacles
, dit-on, en passant des
Payens aux Chrétiens, n’ont fait que changer de
nom.
Est-ce sur le nom, ou sur la chose, que roule
la question de l’utilité ou de l’inconvénient des Spectacles ? Qu’importent les noms ? mais
& le nom & la chose ont également changé : le Théâtre des
Anciens peignait des fureurs, ou des lascivetés : le nouveau Théâtre
peint des vertus sociales, il peint l’amour, ce sentiment
inextinguible, inépuisable, toujours le même & toujours
différent, parce qu’il prend autant de formes qu’il y a d’individus
qui l’éprouvent, & qu’il se diversifie même chaque fois qu’un
être sensible est de nouveau soumis à son empire. Vous faites
entendre, ma sœur, que le Projet ne détruira pas l’inconvénient de
la séduction de la Beauté. Mais songez donc que ce serait demander
l’impossible : dans nos mœurs, les femmes & les hommes se
trouvent ensemble par-tout ; les jeunes Beautés se montrent aux
Temples, aux promenades, parées, séduisantes : s’avisera-t-on, comme
un certain Evêque*, de mettre la promenade au nombre des choses
défendues par la Loi de Dieu ? Chez les Anciens, dont les femmes ne
paraissaient pas au Théâtre, soit comme Actrices, soit comme
Spectatrices, parce qu’elles vivaient retirées, & n’étaient
jamais ailleurs mêlées avec les hommes, pourquoi le Théâtre
aurait-il fait exception ? chez nous, elles s’y trouvent, comme
par-tout ailleurs ; d’où vient le Théâtre ferait-il exception ?
Parce que la vue de ces objets charmans peut faire naître des
passions, préférerons-nous les mœurs Asiatiques aux usages
honorables & sages de l’Europe ? Oui, ma sœur, il est à propos
que les femmes montent sur nos Théâtres ; le mal qui peut en
résulter est
moindre que les abus qui
règnèrent chez les Anciens, & qui vous feraient frémir, si vous
les connaissiez… Cependant, comme je me défie de mes lumières,
rapportons-nous-en à monsieur Des Tianges, qui connaît les
Spectacles, le Monde & la Capitale.
Des Tianges.
Le Théâtre attache peu l’homme sérieusement occupé, qui trouve le bonheur au sein de sa famille & dans l’accomplissement de ses devoirs ; telle est ma position : si quelquefois j’ai pris ce délassement, c’est qu’il est un temps où l’on doit tout connaître par soi-même : devenu père-de-famille, je devais acquérir tous les genres d’expérience : j’ai donc été au Spectacle, pour savoir, si je pourrai permettre un jour à mes enfans cette sorte de plaisir, sans exposer leur innocence. Auparavant, j’avais lu plusieurs Ouvrages pour & contre : mais je me suis convaincu, que le meilleur Livre, était la chose elle-même ; j’ai vu, avec étonnement, ce qu’étaient nos Spectacles : ma surprise ne fut pas de l’admiration ; je rougis pour la Nation, de trouver, au lieu d’un Spectacle, un amusement d’Ecolier, sans vraisemblance, sans naturel, sans majesté. Je vis des Filles & des Histrions singer des Héros qu’ils deshonoraient ; j’entendis un Parterre tumultueux, se passionner pour quelques-unes de ces Princesses & deux ou trois de ces Pantins. Je gémis : mais je ne crus pas que tout cela fût effectivement bien dangereux. Je me dis en moi-même, qu’on ne venait pas-là pour se faire des mœurs : un peu plus d’usage, & la lecture de nos meilleurs Drames tragiques & comiques, sans augmenter ma considération pour l’Histrionisme, me firent voir en quoi je m’étais trompé dans mon premier jugement. Ce fut alors que me parvint l’Ouvrage de Riccoboni. Je le lus avec réflexion, & le goûtai peu. Cet Auteur voit les effets du Théâtre trop en grand, parce qu’il est Comédien ; & les moyens de Réformation, trop en petit. Dans l’Examen qu’il a donné de trente-neuf Tragédies & de treize Comédies, il ne trouve presqu’à reprendre que l’amour. Mais comme l’a pressenti monsieur Des Arcis, l’amour, dans les Drames Tragiques ou Comiques, n’est point contraire aux mœurs parmi nous. Peu nous importe la manière dont les Anciens employaient cette passion : leurs femmes vivaient retirées, & ne pouvaient trouver place sur les Théâtres publics, sans blesser la convenance & les usages : elles ne pouvaient même être Spectatrices, que d’un lieu qui les dérobat aux regards des hommes* ; & c’est ainsi que les Dames Grecques assistèrent aux Spectacles : si l’on viola cette règle de décence parmi les Romains, ce fut dans un temps où l’impudence n’avait plus de bornes. Nos Puristes & nos Raisonneurs, regretteront sans doute ce bel usage des Anciens. Il serait facile de leur démontrer, qu’il ne pouvait pas, autant qu’ils le pensent, l’innocence des mœurs, & de consoler par-là le siècle où nous vivons, en le confirmant dans la persuasion, que notre manière est la plus honnête & la meilleure. En effet, quand prescrivit-on aux femmes cette réserve ? Existait-elle, peut-elle exister dans une société vertueuse ? C’est à ces deux questions qu’il faut répondre. On ne prescrivit aux femmes la vie retirée, que lorsque la corruption & la brutalité des hommes leur eurent fait abuser d’une familiarité jusqu’alors innocente. Ce ne sont point ici des conjectures : le plus ancien Livre du monde nous peint les habitans de la terre se conduisant, au milieu de l’Asie, comme aujourd’hui nous vivons en Europe ; & l’on apprend par lui, que ce mêlange raisonnable des deux sexes, dura tant que la trop grande inégalité des fortunes, n’eut point donné l’être à de riches corrupteurs. Mais avec la tyrannique opulence, parurent le vice & la séduction : le crime occasionna la décence, parmi des hommes assez dépravés, pour qu’il ne fût plus ni sûr ni séant de les laisser avec les femmes sur leur bonne-foi. Aujourd’hui, quoi qu’en dise la misanthropie, une de ces deux causes de la séquestration des femmes a cessé ; & nous commençons, quant à l’autre, à mieux penser du genre humain : nous avons permis, nous avons fait une loi du commerce des deux sexes ; l’expérience, venue à notre appui, nous a convaincu que les mœurs ne pouvaient qu’y gagner. C’est un fait, heureusement assez notoire, pour n’exiger aucune preuve ; quelques abus particuliers, dont les Moralistes font grand bruit, ne sont pas capables d’inconvénienter cet honorable usage de l’Europe. J’ose même vous assurer, que l’avantage qui résulte du commerce des deux sexes, sera plus sensible encore, dans nos grandes Villes, si l’on exécute le Plan de Réforme. Les Jeunes-gens se verront plus souvent ; mais, comme l’on sain, les illusions de l’imagination d’un sexe abandonné à lui-même, sont plus dangereuses que la familiarité entre tous deux. Bien envain donc, Riccoboni nous cite l’exemple des anciens, pour prouver que l’amour & les femmes sont déplacés sur nos Théâtres : nous n’avons plus leurs mœurs ; il est absurde de vouloir que nous nous amusions à leur manière.
Je n’entens pas néanmoins, justifier les Pièces ou l’Amour est employé non-convenablement ; où les Héros sont fades, doucereux ; où l’on ne présente, au lieu des grands-hommes, que des Céladons : mais je dis, avec Boileau,
De l’amour la naïve peintureEst pour aller au cœur la route la plus sûre.
Ainsi gardons-nous de proposer, comme le Réformateur-Comédien, de bannir du Théâtre, & le Cid, & Rodogune, & Phèdre : je trouve que ces Pièces si grandes en elles-mêmes, suppléent à l’importance qui manque à nos Représentations : oui, puisqu’il nous faut une Scène, ces Drames sont les plus dignes de s’y montrer (je ne parle ici que de la Tragédie) : que voudrait-on qui nous dédommageât de pareils chefs-d’œuvres, remplis d’instructions utiles ? Ces Pièces n’inspirent-elles pas l’horreur du vice, en même temps qu’elles donnent le plus grand plaisir ? Que veut-on de plus ? On reproche au Cid, l’amour ; à Bérénice, de métaphysiquer l’amour ; à Pompée, l’amour ; à Mithridate, l’amour ; à Rodogune, l’amour, la jalousie, la vengeance : ici l’Auteur confond les mœurs mauvaises, avec les défauts du Drame : il est permis de mettre de mauvaises mœurs sur le Théâtre, si elles y sont présentées de manière à en donner de l’horreur ; c’est l’effet que produit Rodogune : mais c’est un défaut, de rendre Mithridate amoureux, ou du moins, amoureux comme il l’est : pour m’en convaincre, je n’ai pas examiné, je me suis contenté de sentir : la première fois que je vis représenter Mithridate, la Pièce m’intéressa grandement, jusqu’à cet endroit de la Scène III du II Acte :
Toujours du même amour tu me vois enflamé :
ce vers détruisit dans mon esprit toute la grandeur du Héros. Mais l’amour dans Pharnace & dans Xipharès n’eut rien qui me révoltât ; il est dans la convenance. Revenons à Rodogune. L’Auteur dit, dans l’Examen de cette Pièce, que l’ambition lui paraît la seule passion digne de la Tragédie, parce qu’elle est toujours grande, & que si nous voulons y associer l’amour, il ne doit être que furieux, & jamais tendre. Ceci d’abord est contraire au précepte de Boileau, que j’aime mieux en croire ; ensuite, absolument faux en tous ses points. L’Ambition, loin d’être la plus noble des passions, est la plus basse, la plus injuste : mais c’est par cette raison même que la Tragédie doit la peindre, pour en donner de l’horreur. L’amour furieux est propre à la Tragédie, soit ; mais, loin qu’il doive exclure l’amour tendre, la peinture de ce dernier est d’une utilité plus générale ; parce que plus de gens aiment comme Britannicus, que comme Hermione ou comme Phèdre : ce n’est que la fadeur, le Céladonisme que l’on doit éviter : l’amour de Zamore & celui d’Orosmane, sont une perfection dans Alzire & dans Zaïre : en voici la raison ; dans la Tragédie, la tendresse est heureuse ou malheureuse ; si elle est malheureuse, c’est par des fautes qu’on apprend au Spectateur à éviter ; si elle est heureuse, elle présente le tableau ravissant d’une passion légitime, dont le Sage souhaite les douceurs à tous les hommes ; il est beau, il est utile, de leur enseigner non-seulement comme on est malheureux par l’amour, mais par quelles routes, cette passion, la plus noble de toutes, peut les conduire à la félicité. Riccoboni, en suivant son plan, reproche aussi l’amour au Comte d’Essex ; mais contre ses propres principes, car cet amour infortuné est puni dans tous ceux qui s’y sont livrés ; à Phèdre, l’amour incestueux ; il n’hésite pas à dire, que le Tableau en est dangereux dans cette Pièce : après avoir lu cet endroit de la Réformation je voulus, avant de me décider, consulter l’expérience de plusieurs personnes, soit éduquées, ou formées seulement par la nature : ce n’est que d’après l’épreuve réitérée des effets de cette Pièce sur elles & sur moi, que j’ose avancer que la Tragédie de Phèdre, & quelques autres Drames, ont souvent éclairé des personnes, liées par le sang, sur la manière dont elles s’aimaient, & les ont fait trembler. Je ne défendrai pas Alexandre & Vinceslas ; mais Bajazet ne mérite aucune censure : les deux amours, le tendre & le furieux, qui s’y trouvent réunis, ne peuvent que donner une double leçon au Spectateur.
Septimanie.
Cette réponse vaut bien la vôtre, mon frère.
Des Tianges.
Passons aux Comédies : ce genre de Drame, si différent de l’autre, pour la forme & par la manière, l’est également par ses effets. La Tragédie, fût-elle vicieuse, influera peu sur les mœurs : un particulier ne prend guères les vertus, ou les vices des Héros, à moins qu’il ne soit héros lui-même ; & ces gens-là sont rares ; première différence : la seconde consiste, en ce que la Tragédie n’employant pas le ridicule, il suffit qu’elle peigne assez fortement le vice, pour qu’il effraye : le scélérat impuni, au comble de la gloire, y fait horreur ; tel est Mahomet. La Comédie, au contraire, pour être utile, & même pour n’être pas dangereuse, dans le siècle de l’esprit & du rafinement des voluptés, a bien une autre tâche à remplir. Elle peint les mœurs actuelles : elle répand sur les usages & les pratiques gênantes, le sel du ridicule : quelle sagesse ne lui faudra-t-il pas, pour saisir le point précis, où la mode dégénère en abus, où les mœurs exorbitent l’aisance, & deviennent licencieuses ! Sa sœur, qui peint les extrêmes, est moins circonscrire dans sa route ; toute la difficulté gît dans l’exécution : mais la Comédie, outre l’intrigue intéressante, la convenance de style, le saillant des caractères, le coloris & la vérité des Portraits, doit marcher dans un juste milieu, & par un choix intelligent des mœurs, distinguer ce qu’aprouve la raison, de ce qu’autorise la coutume. Ainsi l’Auteur comique, outre le génie nécessaire, doit avoir un esprit juste, & la rectitude d’intention : si l’une ou l’autre de ces qualités lui manquent, il ne donnera que des Pièces mauvaises ou dangereuses : un homme qui ne court qu’après les applaudissemens, s’embarrasse assez peu que sa Pièce corrompe, pourvu qu’elle soit suivie ; il jettera le vernis du ridicule sur la vertu, ou du moins, en n’attaquant nos défauts que par une légère plaisanterie, il ne nous les fera pas haïr ; il pourrait aller même jusqu’à mettre l’honnêteté au rang des choses incommodes ; nous avons plus d’une Comédie, où les Auteurs ont cherché à se rendre agréables par ce coupable moyen, & je me suis aperçu que ces Pièces étaient les plus suivies. Je citerai pour exemple, l’Ecole-des-Maris, ouvrage où l’on ne reconnaît pas l’honnête-homme auteur du Misanthrope. Dans cette Comédie, on confond, à dessein, les maximes d’une sage conduite, avec celles que dicte au jaloux incommode sa funeste passion. Sganarelle dit des choses très-sensées, auxquelles on a soin qu’il en ajoute d’impertinentes, & l’on enveloppe ensuite le tout sous le vernis du ridicule. Ariste, de son côté, débite quelques traits honorables pour les femmes ; mais on ne tarde pas à lui faire dessiner & sancier* la conduite d’une franche Coquette, que personne ne voudrait avoir pour femme ou pour fille. Ce second tableau vient à l’appui du premier, & le fortifie pour légitimer de mauvaises mœurs. Cette dangereuse Pièce, ainsi que beaucoup d’autres du même Auteur, a fait plus de mal qu’on ne pense ; soit par la lecture, soit par la Représentation. Les Dramatiques doivent se rendre attentifs, avant de combattre un usage, un défaut apparent dans les mœurs, à considérer s’il ne tient pas à des vertus qu’on blesserait en le détruisant : il faut quelquefois laisser les mauvaises herbes dans son champ, de peur d’arracher avec elles les plantes salutaires. Dans la critique des mœurs, séparons la cause de la vertu de celle du vice : la première doit toujours triompher, & quel qu’ait été son Rôle durant la Pièce, prendre enfin le sceptre, commander en Reine, obscurcir son vil ennemi, par l’éclat de sa gloire, & disposer de son sort. Il ne devrait pas y avoir un tableau, dans les Drames imitatifs des mœurs actuelles, qui ne présentât une instruction solide : l’Auteur doit non-seulement exprimer aux yeux, nos coutumes & leurs abus, chacun avec le vernis qui caractérise l’assentiment ou l’improbation ; mais encore sonder le cœur humain, pour y découvrir la source de nos défauts, & du déclinement d’usage viciés, mais légitimes à leur naissance : c’est en dévoîlant les secrets ressorts de ce sphynx impénétrable, en mettant à nud ses tortueux détours, ses abîmes de noblesse & de grandeur, de bassesse ou de turpitude, qu’il éclairera son siècle sur les mœurs : la peinture du bien ou du mal, quoi qu’en dise Riccoboni, est également utile sur le Théâtre ; le chef-d’œuvre de Molière, sera toujours la Pièce où cet excellent Dramatique a fait le tableau de l’hypocrisie.
Des Arcis.
Il me semble que c’est-la ce que devait remarquer l’Auteur de la Réformation, au lieu d’attaquer presque toujours seule, la passion la plus générale, & par conséquent, la plus propre au Théâtre ; celle qui peut fournir plus d’instructions & d’agréables peintures.
Adelaïde.
C’est ce qui rend sa critique des Comédies à rejetter, presque toujours fausse.
Des Tianges.
Je desaprouve autant que lui les Comédies sans mœurs, & ces intrigues où les Barbons sont toujours sous & toujours dupes : je sens que de pareilles Pièces tendent à rompre la subordination de la nature ; qu’elles peuvent nous faire haïr la vieillesse dans les autres, & nous la rendre épouvantable pour nous ; ce qui est le comble de l’inconséquence & de la folie : il nous faudrait des Comédies où l’on fît tout le contraire ; a Sparte, la vieillesse était un port assuré, contre deux maux de la vie, la dépendance & le mépris. O loi sage ! par vous, l’homme qui devait être respecté vieillard, savait être respectable dès la bouillante jeunesse : il craignait de rien faire dans le cours de sa vie, qui souillât un jour la blancheur honorable de sa tête. Mon avis serait donc, que dans les Pièces a composer, on corrigeât la jeunesse par le ridicule ; & qu’on laissât aux loix seules le pouvoir de punir les vieillards : c’est un crime odieux, c’est une inhumanité plus horrible que celle des Bactriens, de moquer l’Athlète vigoureux, qui succombe, mais en atteignant le terme de la carrière ; de donner pour amusement, le Citoyen qui a rempli les devoirs de fils, d’époux, de père, de membre de l’Etat… Jeune insensé ! quels sont tes droits ? qu’as-tu fait ? que feras-tu ? peut-être un jour, la honte de ta famille, l’opprobre de ta Patrie… Va vivre, va remplir tes devoirs : après, reviens, si tu le veux, rire aux dépens de tes égaux. Je m’emporte : mais cet abus odieux m’indignerait moins, s’il n’avait passé de la société sur le Théâtre, & si le Théâtre ne le maintenait ensuite dans la société. Voila le véritable inconvénient de ces Spectacles que notre corruption rend nécessaires dans les grandes Villes : ils copient les vices de la société, les éternisent, les étendent, les généralisent, au lieu de les corriger. Voila ce que Riccoboni n’a pas vu ; ce que je n’aperçus pas d’abord moi-même, & que je n’ai compris que par l’usage. S’il est un Pays où le Théâtre soit plus utile que dangereux, c’est Paris, ou Londres, ou Rome, &c. il avertit les Citoyens que tel vice existe dans la société, & qu’on doit s’en garantir : mais dans les Provinces, il annonce que tel vice est à la mode dans la Capitale, & qu’il faut le prendre pour être comme tout le monde. Aussi, reconnaît-on aujourd’hui, que Molière, en corrigeant la Cour, infecta des vices qu’il lui reprochait, tout le reste de la France.
Adelaïde.
Mais le mal est fait.
Des Tianges.
J’en conviens : aussi ne desaprouverais-je pas qu’il y eût des Spectacles en Province, pourvu que chaque Ville n’eût d’autres Acteurs que ses jeunes Citoyens, formés de la manière que vous l’indiquez.
Adelaïde.
Ainsi, la critique de Riccoboni, sa Réformation, tout cela ne servirait de rien, sans l’honestation du Comédisme ?
Des Tianges.
Honorine.
En lisant la Réformation, il me semblait effectivement que je n’en étais pas contente : je la trouvais dure, sans trop savoir pourquoi : point d’amour, plus de femmes… voila justement.
Adelaïde.
Voila justement ! Bonne Honorine !
Septimanie.
Mon Dieu ! je m’y attendais : elle, mon frère… même langage.
Honorine.
Attendez, mon amie : si Riccoboni ne m’a pas convaincue, si les Després, les Lalouette, les François del Monacho, les Ottonelli, les Nicole, les La Grange, les Lebrun, Bossuet même, les Bordelon, les Concinæ, les Clément, le repentant Gresset, &c. m’ont quelquefois révoltée, il en est tout autrement de monsieur Rousseau : j’ai succombé sous sa mâle éloquence. Je n’avais encore vu d’impartial sur cette matière, qu’un Discours du P. Porée, & la Lettre de monsieur Le Franc à monsieur Louis Racine, dont les principes sont à-peu-près les mêmes que ceux de madame Des Tianges. Ces deux Auteurs m’avaient ébranlée ; monsieur Rousseau m’a fait craindre le Théâtre : il discute cette matière en homme instruit par l’expérience ; en Philosophe éclairé, qui a compensé les inconvéniens par les avantages : il parle à la raison : il ne s’appuie ni sur le préjugé, ni sur de fausses suppositions, comme ceux qui l’ont précédé.
Des Arcis.
Je voudrais bien, mon amie, que vous nous fissiez sentir ce que vous avez trouvé de si convaincant dans la fameuse Lettre de monsieur Rousseau ?
Honorine.
Très-volontiers ; ce grand homme, le premier Philosophe de bonne-foi,
le plus digne de ce nom, depuis Socrate, dit, si je m’en souviens
bien, que « Tout amusement inutile est un mal, pour un être
dont la vie est si courte, & le temps précieux ; Qu’un père,
un fils, un mari, un Citoyen, ont des devoirs si chers à
remplir, qu’ils ne leur laissent rien à dérober à l’ennui ; Que
la Comédie flate les passions générales, & qu’elle ne
présente sous des couleurs odieuses que celles qu’on haît
naturellement ; que l’effet du Spectacle est de donner une
nouvelle énergie à toutes les passions ; Que toutes les passions
sont sœurs, qu’une seule suffit pour en exciter mille ; Que le
Theâtre est insuffisant pour la correction, puisqu’il ne donne
pas la loi, mais qu’il la reçoit du Public ; Que le
Spectateur y va déja convaincu de toutes les
vérités qu’on y prouve ; Que la pitié qu’on y ressent ne
rejaillit sur personne, parce qu’en donnant des pleurs a des
fictions, on croit avoir satisfait à tous les droits de
l’humanité, sans avoir rien à mettre du sien ; au lieu que les
infortunés en personne exigeraient de nous des soins, des
soulagemens, des consolations, des travaux qui pourraient nous
associer à leurs peines ».
Mon ami, vous l’avez lue
comme moi ; rappelez-vous le reste ; & souvenez-vous de ce jour,
où nous lisions ensemble la première Partie de la Nouvelle-Heloïse ; vous pleuriez, ou plutôt nous
pleurions ; vous vous levates avec vivacité, en vous écriant, Quel divin genie ! eh cet homme a des ennemis ! ô
Dieu ! les humains sont-ils des monstres, qui de loin encensent
l’image de la Vertu, & de près la couvrent de boue, sans
doute pour avoir droit de la méconnaître ? Cet honnête Citoyen
ne dit pas un mot qui ne soit d’accord avec la raison dans un
cœur droit. O mon amie ! que je le respecte ! Trouvez-vous,
Monsieur, que cet accord cesse dans l’Ouvrage dont je m’appuie
aujoud’hui ?
Des Arcis.
Belle Honorine, je vous connaîs trop, pour hésiter de vous répondre : si j’ai raison, vous vous rendrez ; si j’ai tort, vous me pardonnerez : dans l’un & dans l’autre cas, je suis sûr de ne point vous offenser en soutenant librement mon opinion.
Septimanie.
Mon amie, comme une autre Cérès, vous attelez les lions à votre char.
Honorine.
Il n’est point ici question de galanterie : que Monsieur réponde selon son cœur, il sait que je ne cherche qu’à m’instruire.
Des Arcis.
Prenons le Livre, & suivons le Philosophe pas-à-pas.
Honorine.
J’ai remarqué les endroits ; je vais les lire : nous verrons ce que vous y opposerez.
Monsieur d’Alembert
est le premier Philosophe, qui jamais ait excité un Peuple
libre, une petite Ville, un Etat pauvre à se charger d’un
Spectacle public
.
Des Arcis.
Ceci est contre la vérité de l’Histoire : les Républiques, les Etats les plus pauvres ont eu des Spectacles : le manque du nécessaire n’en prive pas le Sauvage au milieu des forêts. Rome avait des fêtes spectaculeuses, dans un temps où elle ne valait pas Génève ; on découvre les restes d’Amphithéâtres magnifiques dans toutes les Villes autrefois soumises à l’Empire Romain ; & la plupart d’entr’elles valaient bien moins que Genève.
Honorine.
Tout est problême encore sur les vrais effets du
Théâtre.
Des Arcis.
Je tiens de personnes-sûres, que depuis dix ans, sur-tout, le Spectacle arrache la jeunesse des Tavernes & des Académies de jeu. Mais je sens mieux encore, que le Théâtre épuré, comme madame Des Tianges le desire, doit produire de grands biens dans l’Etat, dont l’appui le plus ferme, est la pureté des mœurs. Comparons nos Villes de Provinces sans Spectacles, avec celles qui jouissent de cet avantage. La jeunesse des premières, sans en être moins corrompue, est grossière, brutale ; vous ne la voyez occupée, dans les longues soirées d’hiver, qu’à des noirceurs, quelquefois à des violences, toujours a la calomnie. J’ai longtemps eu sous les yeux ces tableaux, qui doivent vous être inconnus.
Honorine.
Le Spectacle est un amusement… S’il est vrai qu’il faille des
amusemens à l’homme… ils ne sont permis qu’autant qu’ils sont
nécessaires. Tout amusement inutile est un mal.
Des Arcis.
Sans doute le temps pourrait être mieux employé qu’aux Spectacles ; qui en doute ? mais serait-il employé sans eux ? S’agit-il ici d’amuser le petit nombre des Sages ? je n’ignore pas que les hommes de cette classe, loin de chercher à tuer le temps, voudraient le doubler, & sauraient en remplir utilement l’étendue. Mais aussi, l’on avance une maxime atrabilaire & fausse, en disant, que tout amusement non nécessaire est un mal. Qui serait innocent, si elle était vraie ? Sans être nécessaire, tout amusement a néanmoins son utilité : & ceci est plus sensible à l’égard de la Comédie, que de tout autre divertissement.
Honorine.
L’état de l’homme a ses plaisirs, qui dérivent de sa nature…
& ces plaisirs… rendent peu sensibles à tous les autres… Une
bonne conscience éteint le goût des plaisirs
frivoles.
Des Arcis.
Voici une belle vérité : mais l’application en est nulle ; & je répéterai mille fois, qu’il ne s’agit pas d’amuser le petit nombre des hommes sages, mais le grand nombre de ces insensés, plus faibles que méchans, dont la conscience est une sentine, où ils ne peuvent se résoudre à demeurer long-temps : toute autre instruction que celle qu’assaisonne le plaisir serait infructueuse pour ces gens-là.
Honorine.
Demander si les Spectacles sont bons ou mauvais en eux mêmes,
c’est faire une question trop vague.
Des Arcis.
L’Instruction Chrétienne, répond à cette question ;
« Qu’il y a des Spectacles blâmables, & des
Spectacles
indifférens »
. La
vérité est, qu’il y a des Spectacles blâmables, tels que les Combats
de Gladiateurs, les Pyrrhiques obscènes, & quelquefois nos
Opéras ; d’indifférens, tels que les Farces, où l’on excite le rire
sans blesser la pudeur ; d’utiles, comme la Tragédie, la bonne
Comédie.
Honorine.
C’est le plaisir que donnent les Spectacles, & non
l’utilité, qui détermine leur espèce. Il faut pour plaire à
chaque Peuple des Spectacles qui favorisent ses penchans, au
lieu qu’il en faudrait qui les modérassent.
Des Arcis.
Il est dans la nature du Spectacle, que le plaisir détermine son espèce, puisqu’il ne peut faire goûter l’instruction que par le plaisir : & s’il faut qu’une Comédie, pour réussir, peigne les mœurs & les abus, qui oserait dire qu’elle doit approuver les derniers ? Le plus grand nombre de nos Drames Comiques déposerait le contraire. Il est donc faux que la Comédie, pour être goûtée par un Peuple, doive fomenter ses penchans vicieux ou servir des passions desordonnées, comme la haîne contre telle & telle Nation : une Pièce, qui, même en temps de guerre, dirait de grossières injures à nos ennemis, serait fort mal reçue en France.
Honorine.
La Scène, en général, est un tableau des passions humaines,
dont l’original est dans tous les cœurs : mais si le Peintre
n’avait soin de flater ces passions, les Spectateurs seraient
bientôt rebutés, & ne voudraient plus se voir sous un
aspect, qui les fît mépriser d’eux-mêmes…
Il n’y a que la raison, qui ne soit bonne à rien sur la Scène…
Un homme sans passions ne saurait intéresser personne dans la
Tragédie… dans la Comédie, il ferait rire tout au
plus.
Des Arcis.
Ce passage renferme une définition juste de la Scène, suivie d’une assertion fausse. Les couleurs sombres & funestes, que donne aux passions l’Auteur du Drame, ne peuvent blesser personne, pas même ceux sur lesquels elles ont le plus d’empire ; l’amour-propre y met bon ordre, sans que l’effet du correctif en devienne moins efficace : ces défauts, ou ces vices trop réels qu’on se dissimule, frappent, au Théâtre, ils effraient ; on s’examine enfin, & l’on bannit peu-à-peu des imperfections, auxquelles on ne croit que fermer la porte de son cœur. La raison n’est bonne à rien sur le Théâtre : oui, si l’on entend par raison, le calme des passions ; car ce calme ne peut être mis sur la Scène ; il y faut des Actions, qui, se succédant avec rapidité, n’offrent à l’esprit qu’un seul tableau à par raison, l’on entend la sagesse de conduite, la Scène Française a plus d’un exemple de Drames où la raison seule intéresse ; & l’on a déja cité à monsieur Rousseau, le Zopire de Mahomet, & l’Ariste du Méchant.
Honorine.
Jamais une bonne Pièce ne choque les mœurs de son temps. Qu’on
n’attribue donc pas au Théâtre, le pouvoir de changer des
sentimens ni des mœurs, qu’il ne peut que suivre & embellir.
Un Auteur qui voudrait heurter le goût général, composerait
bientôt pour lui seul.
Des Arcis.
Cette proposition, si vraie, dans le sens qu’elle offre d’abord, est un sophisme, comme monsieur Rousseau la présente. Il prétend faire entendre, que la Comédie ne peut attaquer avec succès les vices favoris ; & qu’elle n’ose, comme l’Ane de la Fable, insulter que les ridicules expirans. Il s’ensuivrait de-là, qu’un vice à la mode, tel, par exemple, qu’est l’égoïsme, ne pourrait être choisi pour objet de reprimande & de correction, par un Auteur qui veut réussir ; ce qui est évidemment faux : car il faudrait que tous les Spectateurs fussent également susceptibles de la passion jouée, ou qu’ils pussent la voir dans les autres, sans craindre d’en être les victimes : or l’expérience nous apprend assez, que nous haïrons notre vice favori, vu dans les autres, & que nous applaudirons à sa punition dans le personnage du Drame : monsieur Rousseau en convient ailleurs, & met cette vérité dans le plus beau jour.
Honorine.
Le Spectacle renforçant le caractère national, il semblerait
que la Comédie serait bonne aux Bons, & mauvaise aux
Méchans.
Des Arcis.
Ceci demande une distinction. La Comédie, comme excitant les passions, est dangereuse pour les Spectateurs mal-disposés, cela est incontestable : mais elle est utile à trois sortes de personnes ; aux Bons, aux Indifférens, & aux plus Méchans que les personnages du Drame : elle est encore d’une utilité générale, dans un pays où les scélératesses scéniques n’apprennent rien aux Citoyens ; & où le mépris de toute morale, ne laisse que le Théâtre, pour reprendre fructueusement les abus. Pour que le Spectacle y soit réprimant, il faut le rendre, comme madame Des Tianges l’a fait, agréable, intéressant, autant qu’honnête & châtié.
Honorine.
Le Théâtre purge les passions qu’on n’a pas, & fomente
celles qu’on a.
Des Arcis.
Nous avons toutes les passions. Le Spectacle peut réveiller celles qui sont assoupies, & les fomenter : quant à celles qui dominent dans le cœur du Spectateur, il ne les purgera pas ; mais il enseignera qu’il est toujours dangereux de ne pas les règler.
Honorine.
Imaginez la Comédie aussi parfaite qu’il vous plaîra : où est
celui qui s’y rendant pour la première fois, n’y va pas déja
convaincu de ce qu’on y prouve ?
Des Arcis.
Ce raisonnement est le plus mauvais de tous ceux qu’on pouvait faire sur cette matière. La Comédie, en nous montrant le juste & l’honnête, ne nous apprend que ce que nous savons ; que ce que la raison & l’éducation nous ont enseigné : mais en nous peignant la vertu, en s’efforçant de nous la faire aimer, de sages parens se répètent mille fois ; doivent-ils cesser leurs sages instructions, parce que nous sommes convaincus de leur vérité ? le Sage qui lit des Livres de morale, n’y trouve que ce qu’il sait ; mais cette lecture nourrit son cœur, & l’excite plus vivement au bien : le tableau d’un honnête Père-de-famille, d’une Mère desabusée sur les égaremens de son fils, d’une épouse vertueuse qui regagne le cœur de son mari, nous représentent ce que nous savons ; mais ils nous le font savoir plus efficacement pour notre conduite. Si le Méchant applaudit à la vertu dans les autres, sans en vouloir pour lui, comme monsieur Rousseau le dit ensuite, que faire à cela ? soyons bons, & gardons-nous des méchans.
Honorine.
Une émotion passagère & vaine n’a jamais produit le
moindre acte d’humanité… Quand un homme est allé admirer de
belles actions, dans des Fables, ne s’est-il pas acquitté de
tout ce qu’il doit à la vertu par l’hommage qu’il vient de lui
rendre ?
Des Arcis.
Ceci n’est pas un inconvénient, c’est un manque d’efficacité : on ne peut en prendre occasion d’accuser le Théâtre : il ne fait pas tout le bien qu’on en pourrait attendre : que de causes y contribuent, qui lui sont étrangères ! mais l’attendrissement sur des malheurs imaginaires, ne fut jamais un obstacle à la compassion pour les infortunés qu’on a sous les yeux ; l’exemple de Sylla & du Tyran de Phère ne prouvera pas ce paradoxe.
Honorine.
Voila donc à quoi servent ces grands sentimens, & toutes
ces brillantes maximes, qu’on vante avec tant d’emphase ; à les
reléguer à jamais sur la Scène ; & à nous montrer la vertu
comme un jeu de Théâtre, bon pour amuser le Public.
Des Arcis.
Cette crimination n’en impose à personne : la vertu qui se montre, n’amuse pas le Public, elle le subjugue : son droit, par-tout où elle daigne paraître, est de plaire & d’être aimée, ou de faire trembler.
Honorine.
On peut, il est vrai, donner un appareil plus simple à la
Scène, & rapprocher, dans la Comédie, le ton du Théâtre de
celui du monde : mais de cette manière, on ne corrige pas les
mœurs, on les peint : un laid visage ne paraît point laid à
celui qui le porte. Si l’on veut les corriger par la charge, on
quitte la vraisemblance. La charge ne rend pas les objets
haïssables, elle ne les rend que ridicules : de-là résulte un
très-grand inconvénient ; à force de craindre les ridicules, les
vices n’effrayent plus. Les Bons ne tournent point les Méchans
en dérision, mais les écrasent de leur mépris : rien n’est moins
plaisant & risible que l’indignation de la
vertu.
Des Arcis.
On l’a dit dans le Plan de Réforme, il suffit de peindre la difformité ou le vice, pour le faire haïr, & la beauté morale, c’est-à-dire, la vertu, pour la faire aimer. L’amour-propre, quelque grand qu’il soit, ne nous fait jamais regarder nos défauts comme des qualités ; un laid visage est aussi laid pour celui qui le porte, que pour les autres. Le reste de cet Article est vrai : mais le poids de la critique ne tombe que sur les Drames que le Projet propose de rejetter ou de corriger. J’observe cependant, que le ridicule est quelquefois aussi l’arme de la vertu.
Honorine.
Ainsi tout nous force d’abandonner cette vaine idée de
perfection qu’on nous veut donner de la forme des Spectacles
dirigés vers l’utilité publique : c’est une erreur, disait le
grave Muralt, d’espérer qu’on y montre
fidèlement les véritables rapports des choses : le Poète les
altère ; dans le Comique, il les diminue ; dans le Tragique, il
les étend, & les met au-dessus de l’humanité : jamais ils ne
sont à sa mesure, & toujours nous voyons au Théâtre d’autres
êtres que nos semblables… Or si le bien est nul, reste le mal ;
& comme celui-ci n’est pas douteux, la question paraît
décidée.
Des Arcis.
Oui, dans le système actuel, l’idée de diriger la forme des Spectacles vers l’utilité publique, est vaine & chimérique ; non, dans le système des Grecs, & dans celui que nous venons de voir. Le Projet de madame Des Tianges satisfait à tout, prévient tout, & doit fermer la bouche aux Misomimes de tous les siècles. Je me rappelle que monsieur Rousseau ajoute sur-le-champ, que le Théâtre Français est à-peu-près aussi parfait qu’il peut l’être, soit pour l’agrément, soit pour l’utilité, & que ces deux avantages y sont dans un rapport qu’on ne peut troubler, sans ôter à l’un plus qu’on ne donnerait à l’autre ; ce qui rendrait ce même Théâtre moins parfait encore. Madame Des Tianges a du moins rempli l’à-peu-près ; & le Théâtre n’aura plus que les inconvéniens inséparables de toute institution humaine.
Honorine.
Monsieur Rousseau dit plus bas, que la Scène française est la plus
parfaite qui ait encore existé. (Je continue de lire). On me
dira, que dans les Pièces, le vice est toujours puni, & la
vertu recompensée. Je réponds… en niant le fait.
Des Arcis.
Que le vice soit peint de manière à être improuvé, cela suffit le plus souvent sur la Scène, où les Spectateurs doivent juger, & se décider par les lumières de leur raison, autant que par le sentiment. Doit-on les conduire comme des enfans, dont on détermine toutes les idées, & dont on dicte les jugemens ? Ce serait les priver du plus doux des plaisirs, & de l’exercice de la plus noble de leurs facultés. Aussi, plus indulgent que madame Des Tianges, pensé-je qu’il est peu de Pièces qu’on doive rebuter, parce qu’il en est peu où le ridicule soit jeté sur la vertu en faveur du vice.
Honorine.
Monsieur Rousseau passe ensuite à l’examen de quelques Pièces : il
convient qu’il ne faut pas toujours regarder à la catastrophe, pour
juger de l’effet moral d’une Tragédie, & qu’à cet égard l’objet
est rempli, quand on s’intéresse pour un infortuné vertueux. Mais il
ne saurait excuser le Catilina, l’Atrée, le Mahomet : il attaque l’Œdipe, la Phèdre, la Médée, l’Electre, &c.
L’Auteur, ajoute-t-il, pour
faire parler chacun selon son caractère, est forcé de mettre
dans la bouche des Méchans leurs maximes & leurs principes,
revétus de tout l’éclat des beaux vers.
Des Arcis.
Jamais on ne prouvera, qu’Atrée, Catilina, Mahomet, Œdipe, Phèdre, laissent, après la Représentation, le Spectateur moins pénétré d’horreur, pour le parricide, la félonie, l’inceste, qu’auparavant. Ces traits affreux du Tableau, qui représentent un Fils, qui tue son Père, épouse sa Mère, & se trouve le père de ses Enfans ; un Brigand favorisé de la fortune, qui trompe un Fils & lui fait égorger son propre Père ; un Frère dénaturé, qui fait boire à son Frère le sang… ces traits feront toujours frissonner le Peuple le plus doux & le plus humain qui soit sur la terre : mais les Drames qui les lui retracent, ne les lui font pas connaître ; il a vu ces traits dans la Fable & dans l’Histoire : si donc la Tragédie les lui peint abominables, ces peintures lui sont utiles, parce que ce Peuple, un jour, malgré sa douceur, pourrait tomber dans ces forfaits, & n’en sentir toute l’horreur, qu’après les avoir commis : la Tragédie l’instruit aux dépens des siècles passés, pour le préserver du malheur de l’être jamais aux siens. Ceci vient encore à l’appui de ce qu’a dit monsieur Des Tianges, que notre Théâtre, tel qu’il est (& non pas les Spectacles en général) pourrait être dangereux chez un Peuple innocent, qui ne connaîtrait ni les écarts de notre siècle, ni les crimes des temps écoulés : mais pour nous, qui avons la science du bien & du mal, il ne peut être qu’avantageux : lorsqu’une fois le mal est connu, il n’y a plus à barguigner ; il faut le montrer sous toutes ses formes, pour en garantir le Bon, dût-on risquer par-là d’éclairer le Méchant. Il importe assez peu que ce dernier empire ; mais il est de la dernière conséquence que le Juste sache se préserver de ses embuches. Ainsi la maxime, que tout appartient aux Saints, est vraie dans ce sens, Que ce sont eux que toute législation sage doit avoir continuellement en vue, que c’est à eux à qui elle doit tout immoler. Les tragiques évènemens de l’ancienne Histoire étaient, à la vérité, d’une utilité plus prochaine chez les Grecs ; mais les Tragédies nationales & patriotiques seront dans le même cas à notre égard. Quant à ce qu’on ajoute, que le méchant débite sentencieusement des maximes pernicieuses ; à moins d’être des Enfans, ne sent-on pas, que le nom du personnage, & sa qualité de bon ou de méchant, dans le Drame, les fait prendre comme elles le doivent être ?
Honorine.
Dans la Comédie, dont les mœurs ont avec les nôtres un rapport
plus immédiat, & dont les personnages ressemblent mieux à
des hommes ; tout est mauvais & pernicieux ; tout tire à
conséquence pour les Spectateurs ; & le plaisir même du
Comique étant fondé sur un vice du cœur humain, c’est une suite
de ce principe, que plus la Comédie est agréable & parfaite,
plus son effet est funeste aux mœurs… Molière est le plus
parfait Auteur comique… mais qui peut disconvenir que ses Pièces
ne soient une école de mauvaises mœurs ?… Son plus grand soin
est de tourner la bonté & la simplicité en
ridicule…
Des Arcis.
Les effets dangereux du Théâtre sont ici généralisés, on ne sait pourquoi : ce qu’on applique à tout le genre Comique, n’est vrai que des Pièces où l’on emploie le ridicule, & nous n’avons pas intérêt de les défendre ; or ce n’est que dans ces Comédies, où le plaisir du Spectateur est fondé sur un vice du cœur humain ; parce que ce n’est que dans celles-là, où l’on cherche à nous faire rire des défauts naturels, de balourdises qui ne devraient exciter que de la pitié, ou de fourberies de Valets qui ne méritent que l’indignation : mais le plaisir que donne la vertu de Constance dans le Préjugé, est-il fondé sur la méchanceté ? Je n’excuserai pas Molière ni ses imitateurs ; toutes les criminations que monsieur Rousseau entasse contr’eux ne sont que trop fondées, & l’examen sévère qu’il fait de quelques-unes de leurs Pièces, est dicté par la raison : mais que de Comédies où sa critique n’eût trouvé rien à reprendre ! presque toutes celles de Lachaussée, plusieurs de Destouches, celles de monsieur de Voltaire, &c. sont de ce nombre.
Septimanie.
Oh ! bien ou mal, vous répondez à tout, mon frère. Cependant j’imagine que des choses très-permises dans l’intérieur des familles, sont illicites sur le Théâtre : qu’opposerez-vous à l’exemple cité du Patricien Manilius, exclus du Sénat de Rome, pour une caresse honnête, mais faite à sa femme en présence de sa fille ?
Des Arcis.
Rien, ma sœur ; les Censeurs eurent tort, si ce n’était qu’un baiser.
Honorine.
Qu’on nous peigne l’amour comme on voudra, il séduit, ou ce
n’est pas lui.
Des Arcis.
Qu’entend-on par séduire ? Toucher, attendrir, faire desirer d’aimer & de l’être ? Oui ; j’imagine que la Comédie doit toujours produire cet effet, & celle qui le rendra plus sensible, doit aussi passer pour la plus utile. Si l’on entend, corrompre le cœur, inspirer le goût de la débauche ; cet effet ne peut résulter que de quelques Pièces, proscrites par le Plan de Réforme. J’ajoute…
Septimanie.
N’ajoutez rien, mon frère ; vous vous répéteriez : l’amour est le plus grand des biens… & mille autres belles choses que je me tiens pour dites…
Des Tianges.
Cinq heures ! Des Arcis & moi, sommes obligés de vous laisser : Mesdames, nous allons prendre des soins bien doux ; ils auront pour but de vous rendre inséparables.
SECOND ENTRETIEN.
Septimanie.
Nous parlames beaucoup hier des Misomimes : mais, dans le fond, que nous importe leur sentiment, sur un Spectacle que nous regardons tous comme imparfait, & que notre respectable amie cherche à réformer ? Je me sens aujourd’hui, une envie extrême, de savoir, si le système de madame Des Tianges est suffisant, pour prévenir tous les abus : j’attens de l’aimable Auteur & de monsieur Des Tianges les lumières dont j’ai besoin. Je ne connais pas nos Spectacles, ainsi, je veux croire, qu’il est à propos que les Théâtres Comiques soient comme le veut le premier Titre du Règlement.
Adelaïde.
C’est le fond de mon Projet que vous voulez que nous examinions. J’y consens : & je vais rendre raison de la disposition de chacun de mes Articles.
Nos Salles comiques étant fort petites, & devant l’être, il m’a semblé, qu’il n’y aurait aucun inconvénient à mettre les mêmes Pièces sur les deux Théâtres de la Capitale, en les fesant jouer par différens Acteurs ; que le Spectacle étant pour tout le monde, & sur-tout pour les gens dont la fortune est modique, il fallait que le Parterre fût vaste : en effet, les Riches ont des amusemens variés à l’infini ; ils peuvent s’en procurer de tous les genres ; le Peuple n’a guères à choisir : les Spectacles qui adoucissent les mœurs, lui sont donc plus nécessaires qu’aux Grands : il est par conséquent visible, que c’est à lui qu’il faut procurer les moyens de se divertir, non-seulement à peu de frais, mais de la manière la plus utile pour la sociabilité. Le même motif a déterminé les dispositions des autres Articles : Le second demande que l’Amphithéâtre devienne comme le Parterre des femmes, & que les hommes n’y soient plus admis. Le troisième supprime, comme abusives dans un Spectacle public, les Loges à l’année : on y voit que les deux sexes pourront s’y réunir aux Loges, afin qu’un mari jouisse du plaisir d’accompagner son épouse, un père sa fille, &c. Le quatrième Article parle des Places honorables telles que les Premieres Loges, &c. je n’ai pas hésité à les surtaxer, parce qu’elles ne doivent être occupées que par les Premiers, ou du moins par les plus opulens de la Nation, dont la fortune est au-dessus de ce petit surcroît de dépense*.
Des Tianges.
Votre attention, mon amie, pour le moral, vous fait quelquefois oublier le physique : ce dernier a son importance : voici ce que j’ai lu quelque part : « Dans les lieux où il y a beaucoup de monde assemblé, comme aux Spectacles, l’air se remplit en peu de temps d’exhalaisons animales très-dangereuses par leur prompte corruption : au bout d’une heure on ne respire plus que des exhalaisons humaines ; on admet dans ses poumons un air infecté sorti de mille poitrines, & rendu avec tous les corpuscules qu’il a pu entrainer de l’intérieur de toutes ces poitrines, souvent corrompues ».
Septimanie.
Ah ! ciel ! vous m’effrayez : je ne veux jamais y mettre le pied.
Adelaïde.
Vous avez raison, Monsieur ; mais je ne pouvais prévoir ce que j’ignorais. On y remédiera sans doute.
Des Tianges.
Soit, Voyons votre Titre second. Je ne dis rien de ce long préambule, où vous bronchez souvent : la droiture de l’intention y donne quelque prix : parlons de vos Articles.
Adelaïde.
Mais vous pensez donc sérieusement, que j’ai bien besoin d’indulgence ?
Des Tianges.
Vous, à mes yeux ? jamais, mon amie.
Adelaïde.
Des Tianges.
Des Tianges. C’est l’Opéra : ce que vous en dites est pour ne rien omettre ; d’ailleurs, je suis de votre avis.
Adelaïde.
Des Tianges.
Les petits arrangemens de cet Article me plaisent assez : on n’y trouve pas le style règlementaire ; mais votre sexe n’est pas obligé de le connaître comme monsieur D’Alzan. Vos idées sur le genre de Tragédies à préférer ; vos Couronnes pour la Tragédie patriotique, tout cela me paraît fort sage : vous êtes bonne citoyenne, mon amie.
Adelaïde.
Nous en sommes aux Drames comiques, dont le choix est le plus important par rapport aux mœurs : pour le faciliter, j’ai rangé nos Comédies sous treize Classes différentes.
Des Tianges.
Vous mettez à la tête les grandes Pièces de caractère, telles que le Misanthrope, avec celles que vous nommez Pièces d’Instruction : mais presque toutes les Comédies sont Pièces d’Instruction ?
Adelaïde.
J’en conviens ; & je n’ai donné cette dénomination a quelques Drames, que parce qu’ils ne pouvaient se nommer Pièces de caractère. La seconde Classe est aussi composée de Pièces de caractère, & de Comédies, où plusieurs personnages fixent également l’attention : mais je les assimile par leur manière de corriger. Quoique je place, dans la troisième Classe, l’Homme-à-bonnes-fortunes à côté de la Métromanie, je ne leur suppose ni l’identité, ni le même degré de mérite ; je dis seulement que ces deux Comédies corrigent par le ridicule. La quatrième Classe, des Pièces sérieuses, que d’autres ont confondue avec le Comique larmoyant, m’a paru mériter d’en être distinguée : ces Drames auraient dû plutôt être nommés Comédies familières, parcequ’elles peignent les mœurs les plus ordinaires de la société ; des actions communes, qui n’excitent pas le rire éclatant, comme elles ne présentent pas des malheurs qui fassent frissonner. La cinquième Classe n’est qu’une nuance de la quatrième. La sixième Classe prend un caractère à part ; on peut en tirer un excellent parti, contre les abus commençans. La septième Classe est, je pense, dans le rang qui lui convient ; ainsi que la huitième, où vous regretterez peut-être de trouver Mélanide ; tandis que Cénie est dans la quatrième : mais j’ai cru voir assez de différence entre ces deux Ouvrages, pour les éloigner ainsi. Je fais autant de cas que je le dois des Pièces de Féerie ; mais je ne les crois dignes que du neuvième rang. Vous voyez, par la dixième Classe, à quel genre de Comédies je laisserais la dénomination de Comique-larmoyant : j’avouerai que je me suis presque repentie d’y avoir placé l’Orfelin-Anglais. Les Comédies-Farces sont reléguées dans la onzième Classe, ainsi que les Pièces de simple amusement, & généralement presque toutes celles des Auteurs-Comédiens, dont l’inutilité morale ferait toute seule un assez grand défaut, quand le trop libre de l’Actricisme & de l’expression, ne les rendrais pas repréhensibles. On dira peut-être que la prévention, plutôt que la justice, a dicté le jugement des Pièces de la douzième Classe…
Des Arcis.
Je pense le contraire, Madame ; j’ai toujours oui dire que le Public de la Capitale dédaignait aujourd’hui les Pièces de pure intrigue ; que le plus grand nombre des Spectateurs était révolté, lorsqu’on hazardait celles que vous rangez sous votre dernière Classe comme absolument à rejeter. Effectivement, combien de Pièces, où l’on charge de ridicule, en les outrant, en les masquant, les vertus d’un guide sage ! Qu’un Père, un Tuteur, préservent une Jeune-personne des piéges que lui tendent sans cesse d’adroits séducteurs, n’ont-ils pas raison ? Arrive-t-il souvent qu’un Père mourant laisse à un Tuteur étranger, tout pouvoir sur sa Fille, & que ce vieux Tuteur forme le dessein de la contraindre à l’épouser ? Qu’apprend-on d’utile à l’Ecole-des-femmes, & à toutes les Comédies de ce genre ? quel était le but de leurs Auteurs ? Comme l’a dit monsieur Rousseau, de faire rire le Parterre. Ces Pièces, je veux le croire, ne satyrisent pas la vertu, mais elles en nuagent l’éclat, elles la font redouter ; à-peu-près comme en Espagne le Livre de Cervantes, qui, dit-on, y substitua la couardise, au noble enthousiasme de la Chevalerie.
Des Tianges.
Mais la dernière disposition de cet Article est cruelle, mon amie : comment l’avez-vous imaginée ?… vous voulez qu’une mauvaise Pièce assomme trois fois le Public, avant qu’il puisse la juger : y avez-vous bien réfléchi ?
Adelaïde.
Oui, monsieur. J’ai pensé qu’une Chambrée n’est pas le Public ; que c’est non l’assommer, mais réaliser son droit ; j’ai pensé que des gens ennuyés par la première Représentation, se garderont de la seconde, qui sera pour ceux qui n’auront pu trouver de places ; ainsi que la troisième satisfera quiconque n’aura pu voir les deux premières : si la Pièce est mauvaise, tous ces Spectateurs desireront de se venger de l’ennui qu’elle leur aura donné, en accourant la faire tomber à la quatrième. Dans tout cela, je vois pour un inconvénient que vous avez remarqué, plusieurs avantages : le premier, c’est que la curiosité du Public sera satisfaite ; ce qui ne peut se faire par une Représentation eu égard à la petitesse de nos Salles ; la seconde, que l’Auteur ne pourra se plaindre, parce que ces quatre Représentations suffisent pour faire triompher de la cabale une Pièce passable : la troisième, qu’on ne s’écrasera pas aux Premières Représentations ; objet que l’on doit considérer, pour la salubrité de l’air dans les Salles de Spectacles, & quand on ne regarde pas le Peuple avec le sot mépris de l’opulence ; la quatrième enfin, que le Théâtre retirera suffisamment pour les frais des Décorations, qu’il serait à propos qui fussent toujours faites exprès pour les Pièces nouvelles. Quant aux recompenses, ou si l’on veut, les honoraires des Auteurs, la manière dont je propose de les dispenser, me paraît officace efficace pour que nous n’ayions que très-rarement des Pièces dans les genres les moins estimables.
Honorine.
Vous conserverez l’Ariette, à ce qu’il m’a semblé, mon amie ?
Adelaïde.
Comme un mal nécessaire.
Septimanie.
Dès que vous approuvez les Spectacles, d’où vient n’admettre ce nouveau genre qu’avec répugnance ? Vos Moissonneurs, durant six mois la coqueluche de Paris, ne réunissent-ils pas l’agréable à l’utile ? A la vérité, l’on y trouve peu de naturel ; des vertus outrées ; un tableau des champs… quel tableau !… il est bien du temps du bon-homme Booz. Ah ! que c’est bien-là qu’on put dire, que le beau-monde allait s’attendrir sur des Moissonneurs en peinture…
Des Tianges.
Je partage cette humeur, Mademoiselle ; vous avez raison : j’ai vu pleurer sur des chimères ces mêmes gens, qui refusent au Moissonneur errant dans leur Ville en attendant sa location, le quart d’un sou qu’il leur demande pour subsister.
Septimanie.
C’est par une politique sage : ils craignent d’encourager le Mendicisme.
Des Tianges.
Malheureuse politique qui laisse périr dix hommes de bien ! depeur de secourir un fripon. C’est au Gouvernement seul d’anéantir cet état humiliant, par des loix que lui suggéreront sa sagesse & l’examen : mais le particulier, qui peut donner, & qui refuse a son semblable un morceau de pain, ou l’équivalent, est un monstre à étouffer : il répond des meurtres, des vols, que commettra le pauvre au desespoir… Aussi l’inégalité est trop grande parmi nous : on ne voit que des fortunes immenses, qui multiplient les indigences extrêmes, & les crimes qui en sont la suite. Revenons a notre sujet. Je ne vois encore que très-peu de Comédies-Ariettes dignes du Théâtre national.
Des Arcis.
Le nombre peut en augmenter.
Adelaïde.
Article V : j’y rends compte des motifs qui m’ont portée à donner les Pièces de rebut aux Baladins ; telles qu’elles sont, je les regarde comme moins libres & moins indécentes que les Farces des T***, des N***, des H***, des D***, des Q**, des Du*, des B***, &c.
Des Arcis.
Je pense, Madame, qu’il convient d’en agir ainsi, pour bien des raisons : il ne faut pas ordonner aux autres de se divertir exclusivement à notre manière, & ressembler aux dévots intolérans ; il est toujours ridicule à une Nation d’arborer le purisme : ira qui voudra ; liberté entière : nous avons beaucoup de Pièces qui ne laissent pas d’être utiles, quoiqu’on ne les regarde pas comme propres à être jouées par les Acteurs-Citoyens ; ce sera leur lot.
Adelaïde.
Je crois avoir enfin trouvé le vrai moyen de donner au Public toujours du nouveau, & de ne jamais le rebuter. Rien de plus facile, puisque les Acteurs seront en grand nombre, & que tous joueront des Pièces différentes. Ainsi les Pièces, les Acteurs, tout piquera la curiosité*. On pourra même faire revivre beaucoup d’anciennes Tragédies, autrefois goutées : on satisferait de cette manière la curiosité du Public ; en commençant par les plus anciennes, & passant successivement aux plus modernes, on nous ferait suivre les progrès de l’Art Dramatique : il n’est d’ailleurs aucune de ces vieilles Pièces, où l’on ne trouve quelques morceaux, qui feraient plaisir : on éviterait le dégoût, en ne les donnant qu’une ou deux fois. En temps de guerre, nos jeunes Actrices feraient sur le Théâtre l’éloge des Guerriers morts pour la Patrie ; celui des Officiers & des Corps qui se seraient distingués ; on irait jusqu’à louer l’obéissance & les belles dispositions de la Jeunesse Militaire ; les Actrices chargées de l’éloge de cette dernière, seraient, les Amantes même des Jeunes-gens, si elles étaient au Théâtre. L’on sent quel nouveau ressort l’on donnerait par cet usage, à l’amour de la gloire, & l’impression qu’il devra faire, non-seulement sur les jeunes Acteurs destinés au Service, mais sur tous les Militaires. En étendant cette pratique, on pourrait décerner l’Eloge Théâtral au bon Magistrat, au Citoyen utile d’une manière grande & générale, de quelque condition qu’il fût. Les Eloges seront précédés d’une Pièce patriotique, dont les Français seront les Héros. C’est ainsi qu’un moyen de plaisir, en deviendrait un très-efficace d’élever la Nation au-dessus d’elle-même ; chaque particulier aura l’âme d’un Républicain, & la soumission d’un sujet fidèle ; le Monarque d’un Peuple de Héros, déja le plus grand des Rois, sèra lui-même un Demidieu. Article VI. Le renversement que je propose ici dans l’usage, est-il bien fondé ?
Des Tianges.
Je vois, par cet Article, que vous cherchez à rendre les émotions plus durables & plus vives : auriez-vous oublié, mon amie, que c’est-là précisément le moyen d’exciter dans le Spectateur le dérèglement, ou si vous voulez, le trouble des passions, & de le mettre à l’unisson, avec les personnages du Drame ? or, de cet accord, résultera le surcroît du danger de la Représentation : le Spectateur, dont les passions seront exaltées en sortant de la Représentation, sera moins en état d’y résister : en augmentant le plaisir, vous aurez doublé les inconvéniens. Quant à ces contrastes entre la Grande & la Petite Pièce, ils sont quelquefois utiles, pour détruire cette même émotion dangereuse dont je viens de parler.
Adelaïde.
Sans vouloir passer pour sage contre vous, Monsieur, je crois qu’on peut vous répondre : Qu’est ce donc que ces émotions, ces passions excitées, ce plaisir donné qui vous effraient ? Vous conviendrez, mon ami, que si la source en est pure, l’écoulement le sera : partons de ce principe : Une Pyrrhique honnête (je n’en admets que de telles) mais savante, expressive, précédera Mérope, dont elle aura dessiné les situations : de jeunes & vertueuses Citoyennes y laisseront, à la vérité, voir la finesse de leur taille, les grâces & la souplesse de leurs mouvemens ; de Jeunes-gens bien faits y déploieront tous les talens qu’ils tiennent de la nature & de l’art ; ils plairont tous : mais, mon ami, quelle différence de ce qu’inspirera cette Jeunesse considérée, honnête, respectée au fond de tous les cœurs, d’avec ce que peuvent faire sentir des Baladins, des femmes dérèglées ? Une Pièce, décente, vertueuse succédera : l’émotion qu’elle occasionnera sera-t-elle viciée par l’Actrice innocente & naïve, le Jeune-homme estimable & méritant qui la représenteront ? Je ne saurais le croire. Loin de-là, il me semble que je vois tous les Spectateurs pénétrés des vérités qu’ils entendent, verser des larmes de joie sur la riche espérance de la Nation, qui se forme à la vertu dans les mêmes lieux, où triomphaient auparavant le vice & la corruption. Oui, je veux des impressions durables, parce que, avec les Pièces que j’admets, & les Acteurs que je propose, j’ose penser, mon ami, que l’humanité n’est pas assez dépravée pour en éprouver de mauvaises.
Des Arcis.
J’entre avec transport dans cette idée : oui, c’est la vérité… Cependant, j’aurais lieu d’être mécontent de la fin de votre Article, Madame ; des sarcasmes… Vous !…
Adelaïde.
Pardonnez-les-moi, tous deux : si vous saviez tout, vous excuseriez un moment d’humeur.
Nous sommes enfin au troisième Titre.
Honorine.
Je ne trouve rien contre votre premier Article ; car j’ai pensé, que c’est la rareté des Voix convenables, qui vous a portée à rendre les Opéradiens Acteurs de profession : l’anaphonèse, où l’exercice du chant, leur est d’ailleurs absolument nécessaire.
Adelaïde.
Je vous avouerai, que j’avais encore un autre motif. J’ai desaprouvé ce genre de Drames : je répugnais à mettre les fadeurs de Quinaut, & de ses successeurs dans la bouche de nos jeunes Citoyennes.
Honorine.
Les précautions de l’Article II, sont fort sages ; je sens les avantages exposés dans l’Article III, pour opérer l’illusion : je ne comprens pas trop bien le but de l’Article IV ; l’Article V me parait bien imaginé ; le VI, le VII, ce sont des arrangemens nécessaires ; mais le VIII, révoltera la Noblesse. Mon amie, la Noblesse, sur le Théâtre !
Adelaïde.
Je vais d’abord vous éclaircir l’Article que vous n’entendez pas. Vous sentez, ma chère Honorine, que le plaisir du Spectacle est d’autant plus grand, que l’illusion est plus complette : il serait aussi parfait qu’il peut l’être, si le Spectateur, oubliant le Théâtre & le Comédien, ne voyait que le personnage & l’action. Hé-bien, sur les Théâtres de la Capitale, cette illusion, source d’une volupté qui n’est sûrement pas dangereuse, devient absolument impossible ; non de la part des Acteurs, mais, ce qui va vous surprendre, de celle des Spectateurs eux-mêmes, ou plutôt de cette partie des Spectateurs, qui ne sentant rien, & ne se connaissant pas même en plaisir, veut persuader qu’elle sent beaucoup, & qu’elle sait parfaitement saisir les beautés d’un Drame : cette foule peu sage de Jeunes-gens, & de Vieillards non mûris, dans le plus bel endroit, lorsque les larmes devraient couler, s’échappe en longs battemens de mains, qu’elle redouble encore quand l’Acteur, aussi sot qu’elle, quittant son personnage & redevenu Comédien, s’incline d’une manière orgueilleusement modeste, pour remercier bassement ces étourdis, de ce qu’ils l’empêchent de remplir dignement son Rôle.
Honorine.
Vous m’étonnez ! ainsi je n’aurai pas à vos Spectacles tout le plaisir que je me promettais ?
Septimanie.
Madame, ne pourrait-on pas faire taire ces enfans-là ?
Adelaïde.
Il n’y aurait qu’un moyen efficace pour cela ; ce serait de les convaincre, que l’homme sensible n’applaudit pas ; qu’il savoure, qu’il jouit de son attendrissement ; & que pour goûter cette volupté si-douce, il faut, non sortir de soi-même, mais s’y concentrer : notre siècle affiche le sentiment ; c’est une mode que cette affectation, & personne ne voudra paraître s’en écarter. Mais je dois répondre à quelque chose de plus grave : Honorine a paru révoltée, lorsque j’ai lu l’endroit de mon Règlement, où je propose de faire de nos Jeunes-gens des deux sexes les plus honnêtes, nos Acteurs & nos Actrices. Je ne crois pas, ma charmante amie, que la force du préjugé vous empêche de comprendre, qu’il n’y aura plus d’infamie attachée à cet état ; Que ce sera le premier des beaux Arts, exercé par des gens libres ; Que le Théâtre deviendra par ce moyen une école de vertu ; Qu’il cessera tout-à-fait d’être dangereux ; Que les passions même que la beauté des Actrices pourra faire naître, n’auront jamais de suite, ou n’en auront que d’heureuses, si elles inspirent de l’amour à leur égal ; que dans le cas contraire, une Actrice paraissant rarement sur le Théâtre, & tous les jours y étant remplacée par d’autres qui la valent, l’impression passagère de ses charmes, sera le lendemain effacée par celle que fera quelqu’une de ses Compagnes ; Que jamais les règles de la plus sévère décence ne seront éludées ; Que des Exercices enfin, que feront en public les Jeunes-gens des deux sexes, en présence de leurs parens & de leurs Concitoyens, où tous pourront prendre part, ne seront jamais, ni deshonorans, ni, bas, ni dangereux ; mais plutôt tout le contraire, & un salutaire encouragement, pour la Jeunesse, à se rendre digne de l’estime & des applaudissemens du Public ; les louanges qu’ils recevront, étant d’autant plus flateuses, qu’elles seront le prix de l’exactitude à remplir tous ses devoirs, aussi bien que des talens* Voyez-vous-là quelque chose qui soit indigne de notre jeune Noblesse ?…
Des Arcis.
Je ne sais si vous serez convaincue ; mais quant à moi, mon amie, je suis très-satisfait de ces raisons-là*.
Honorine.
Je sens tout cela, & je desire, que les Spectacles puissent être utiles : un moyen d’épurement pour les mœurs, qui procure un plaisir de plus à l’humanité, ne saurait être trop accueilli, trop encouragé, trop protégé par le Gouvernement : mais convenez que la Noblesse sur le Théâtre choque furieusement les préjugés : d’où vient toutes les Nations sont-elles d’accord là-dessus ?
Des Tianges.
Toutes les Nations, Mademoiselle ? Le plus grand nombre est contre cette manière d’envisager le Comédisme. C’est une vérité dont il est aisé de vous convaincre, par une histoire abrégée du Théâtre, que je me propose de vous lire demain. En attendant, je pourrais vous citer toute l’antiquité, Grecs, Romains, Persans, Egyptiens, Gaulois : chez tous ces Peuples ce furent les premiers Citoyens qui furent Poètes & Acteurs ; le Comédisme était même une dépendance du Sacerdoce chez les trois derniers. N’est-ce pas assez ? passons en Amérique, vous trouverez des Acteurs Citoyens dans l’Etat le plus policé de cette partie du monde. Les Amautas étaient des Philosophes du Pérou, sous le règne des Incas : ils enseignaient les sciences aux Princes & aux Gentilshommes : ils composaient des Comédies & des Tragédies, qu’ils représentaient devant leurs Rois & les Seigneurs de la Cour aux Fêtes solennelles. Les sujets de leurs Tragédies étaient des actions militaires, les triomphes de leurs Rois, & d’autres hommes illustres. Dans les Comédies, ils parlaient de l’Agriculture, des affaires domestiques, & des divers évènemens de la vie humaine. On n’y remarquait rien d’obscène ni de rampant ; tout au contraire y était grâve, sentencieux, conforme aux bonnes mœurs & à la vertu : les Acteurs étaient des Personnes qualifiées ; & quand la Pièce était jouée, ils venaient reprendre leur place dans l’assemblée, chacun selon sa dignité : ceux qui avaient le mieux réussi dans leurs Rôles, recevaient pour prix, des joyaux, ou d’autres présens considérables.
Adelaïde.
Mon ami, les lumières de la raison éclairent en Amérique comme en Europe. Lorsque j’ai conçu l’idée de mon Projet de Réforme, & que j’ai trouvé les moyens d’honester le Comédisme, j’ignorais également ce qu’avaient pensé les Grecs & les Péruviens.
Des Arcis.
En France même, on n’avilit l’état de Comédien que par réflexion. Il faut se rapeller la manière dont le grand nombre envisagent cette profession, pour la trouver basse : si quelqu’un commençait à jouer dans un Pays où la Comédie fût inconnue, il serait fêté, chéri. Ce qui vient d’arriver dans la petite Ville de B… en fournit une preuve convaincante. Vous étiez présente, ma sœur, lorsqu’on a raconté ce trait.
Il n’y a pas ordinairement de Spectacle à B… ce fut par cas fortuit, qu’il s’y trouva dernièrement la moitié d’une de ces mauvaises Troupes qui courent les Provinces. Elle était si mal composée, qu’il ne fut pas possible de leur faire jouer passablement soit une Tragédie, soit une Comédie. Un Bourgeois, homme de sens, résolut de faire à la hâte une Rapsodie de différentes Pièces, à laquelle il cousit quelques Scènes de sa façon, pour la leur faire jouer, & ne pas laisser échapper cette occasion, de donner à ses Concitoyens, l’idée d’un Spectacle dramatique. Quelqu’attention qu’il eût apportée à proportionner ses Rôles aux Acteurs, il se trouva cependant que le principal aurait été trop mal rendu, en l’abandonnant à ces Histrions : l’Auteur s’en chargea : mais il en fit un secret, & voulut jouer masqué. Il s’en acquitta de manière à causer des transports d’admiration à tous les Spectateurs. A la fin de la Pièce, quelque Parterrien petit-maître, fraîchement arrivé de la Capitale, s’avisa de crier l’Auteur ! l’Auteur ! Aux clameurs répétées, l’Acteur qui avait joué masqué, revient sur la Scène, & s’avançant jusque sur le bord de l’Echaufaud, toujours sous le masque, & couvert d’un domino de taffetas, dont il s’était servi comme d’habit de Théâtre, il s’exprima de la sorte : Messieurs, j’ai lieu de me féliciter doublement que la Pièce vous ait plu ; car dans le même homme, vous venez d’applaudir l’Auteur & l’Acteur. Ce jour est le plus heureux de ma vie, puisque je suis sûr de vous avoir plu & de vous avoir divertis. Oui, Messieurs (ajoûta-t-il en jetant son masque) voila l’Auteur ; (puis ôtant son domino, & recevant son chapeau, dont il se couvrit) & voici votre Egal, votre Concitoyen, votre Ami. La surprise qu’il venait de causer, lui donna lieu d’achever paisiblement ce petit discours : mais lorsqu’il se disposait à se retirer, toute la Salle retentit d’applaudissemens, de cris de joie ; on combla d’éloges ce bon Citoyen ; on le glorifiait ; on s’honorait d’avoir la même patrie : il fut reporté chez lui aux acclamations de ceux qui venaient de l’admirer. C’est ainsi que ce qui l’eût deshonoré dans les Villes éclairées, le rend cher & considéré au fond d’une Province ignorante*.
Tout concourt donc à prouver l’honnêteté de l’Art ; il manquait peut-être celle du Comédien ; le moyen de la procurer est trouvé : le Comédisme honorera desormais le Citoyen & la Noblesse elle-même.
Honorine.
Je vois bien qu’il faudra vous sacrifier mes préjugés, mon amie.
Septimanie.
Pour moi, je tiens davantage à mes premiers sentimens : tant de graves personages qui ont regardé le Comédisme comme flétrissant, parce que les Spectacles sont le plus souvent dangereux pour les mœurs, ne les ont pas jugés à la légère ; l’expérience les guidait ; la connaissance des consciences les avait éclairés.
Des Arcis.
Ma sœur, n’avez-vous pas remarqué, qu’il est très-agréable pour l’amour-propre, de se disculper par l’instigation de l’Esprit-rebelle, des fautes que l’intérêt ou la fragilité nous ont fait commettre ? même en s’accusant, un coupable est charmé de pouvoir attribuer ses crimes ou ses vices, aux circonstances, aux occasions ; l’orgueil s’attache à tout cela, pour nous faire rejeter nos dérèglemens sur d’innocens plaisirs, que notre corruption seule a souillés. Honorine. Voyons la suite du Règlement. Article IX.
Des Tianges.
Belle Dissertation ! mon amie. J’en approuve tout néanmoins ; la Scène majestueuse que vous destinez aux Tragédies, vos idées sur la tempérance de jeu pour l’Acteur, & jusqu’aux Vers blancs.
Adelaïde.
La Danse vous scandalisera-t-elle ?
Des Tianges.
Pourquoi, si vos Pyrrhiques sont plus pittoresques que voluptueuses ? Ce que vous dites encore ici sur les Exercices propres à former la jeunesse, est très-bien vu.
Adelaïde.
Les autres articles sont destinés à différens arrangemens nécessaires pour le nouveau Théâtre ; les Rôles de Vieillards, la Direction, les jours de Représentation, les Répétitions, les Places destinées aux Jeunes-gens admis à jouer lorsqu’ils assisteront au Spectacle, les Souffleurs, l’Emploi de la Recette, les Parts-d’Auteur, les Prix, & les Représentations devant le Monarque. Il résulte de tout ce Règlement, que les Jeunes-gens reçus au Théâtre, après leur éducation achevée, devant étaler aux yeux du Public tous les talens qu’ils auront acquis, on connaître leur mérite ; il sera employé, recompensé : ce ne seront pas des esclaves qui divertiront leurs maîtres, comme chez les Romains corrompus par le luxe, ennivrés de sang & de victoires ; mais de pieux enfans qui réjouiront la vieillesse de leurs Pères, comme à Sparte.
Des Arcis.
Oui, Madame, ce que vous dites-là suffirait pour me convaincre ; je sens cette vérité consolante ; elle m’enflâme : je dirais à M. Rousseau : O Jean-Jacques, bon Jean-Jacques, dont j’aime tant les Ouvrages, considérez je vous prie de quels plaisirs vous privez vos Genevois ! Des assemblées telles qu’en formeront les nouveaux Théâtres Français, ne valent-elles pas mieux que vos cohues d’hommes où l’on s’ennivre, & vos sabbats de femelles où l’on médit ? Il est vrai, & j’en conviens avec vous, cette médisance tant blâmée, est un frein salutaire, qui retient les demi-vertueuses, & qui châtie les coupables : mais estimez-vous l’instrument qui châtie de la sorte ? Je suis bien sûr que non ; vous aimerez le bon effet que produit la médisance, mais vous détesterez celle qui médit.
Adelaïde.
Que ce Sage ne craigne rien ; les Spectacles ne priveront pas sa patrie de ce précieux avantage ; nous avons des Théâtres, & Dieu sait si l’on ne médit pas autant, & plus à Paris, qu’en aucun lieu du monde. Les nouveaux Spectacles, devenus deux ou trois heures par jour, le rendez-vous de la Ville, réuniront tous les avantages des cercles Genevois, sans en avoir les inconvéniens. Les mœurs de nos Acteurs seront pures : quel est le Jeune-homme, la Jeune-fille, connus, estimés d’une Ville entière, qui oseront se manquer à eux-mêmes* ? leur deshonneur deviendrait public ; le crime serait aussitôt puni que commis. Vous craigniez, dirais je à mon tour à M. Rousseau, que les Comédiens ne corrompissent les mœurs de votre Ville ? vous aviez raison : quoique femme, je décide hardiment entre M. D’Alembert & vous ; vous aviez raison : mais il falait conseiller de recevoir la Comédie sans les Comédiens, & de vos Concitoyens, vous former d’estimables Acteurs ; dans peu la République aurait eu des Auteurs qui vous eussent créé un genre nouveau, & propre pour elle ; vous auriez sans doute vous-même avantageusement ouvert la carrière.
Septimanie.
Mais, & j’en reviendrai toujours-là, le temps qu’on donne aux Spectacles pourrait être mieux
employé : monsieur Rousseau l’a dit,
c’est un
temps perdu
.
Adelaïde.
J’ai montré qu’il ne l’était pas. Mais le bonheur de la vie serait-il donc si peu de chose, qu’on dût regretter le temps qu’on y consacre ? Eh ! quelle source de nouveaux plaisirs ne découvre-t-on pas dans le Règlement proposé ? La réalité des Mariages succédant souvent au jeu de la Comédie : d’heureux parens s’ennivrant les premiers de la fumée de l’encens prodigué à leurs fils, à leurs filles : une bouche honnête, jamais souillée ; un cœur innocent & pur, d’accord pour dire un Je vous aime, qui portera dans l’âme des Spectateurs, non des desirs effrénés, mais, une douce, une délicieuse émotion. Méprisons l’anathême que les Interprêtes atrabilaires d’une Religion instituée pour le bonheur des hommes, ont osé dire à toutes les douceurs de l’amour vertueux : il est permis à ces Mystiques de se rendre heureux par leurs anagogies, leurs extases & leurs chimères ; à nous, de l’être par les plaisirs de la nature, qui ne firent jamais de fanatiques ni d’insensés.
Honorine.
Mon amie, je suis intéressée à vous voir aussi bien avec l’amour.
Des Arcis.
J’ai lu ce matin quelque chose sur cette passion, dont je veux vous faire part, Mesdames.
Le véritable amour , disait-on, interdit même à la pensée toute idée sensuelle, tout essor de l’imagination dont la délicatesse de l’Objet aimé pourrait être offensée, s’il était possible qu’il en fût instruit. Qu’on aime véritablement, & l’amour ne fera jamais commettre de fautes qui blessent la conscience ou l’honneur.
Un amour vrai, sans feinte & sans caprice,Est en effet le plus grand ennemi du vice ;Dans ses liens qui sait se retenir,Est honnête-homme, ou va le devenir.[Enfant-ProdiguesQuiconque est capable d’aimer est vertueux ; j’oserais même dire, que quiconque est vertueux, est aussi capable d’aimer : comme ce serait un vice de conformation, pour le corps, d’être inepte à la génération ; c’en est un aussi pour l’âme d’être incapable d’amour.
Adelaïde.
Tous les desordres qui pourraient résulter du commerce entre les deux sexes sont prévus : les Acteurs & les Actrices ne seront point confondus ; les Mères des Jeunes-filles accompagneront toujours celles-ci, ou du-moins une femme de leur part : les Pères, ou les Instituteurs conduiront pareillement les Jeunes-hommes au Théâtre, & jamais ni les unes, ni les autres n’y seront abandonnés à eux-mêmes.
Ce que je dis du produit de la Recette & de son emploi, n’est qu’une idée présentée : le Théâtre pourrait, dans la suite, être regardé comme une sorte d’impôt volontaire, où chacun ne sera chargé qu’à proportion de ses facultés ; & dans des cas pressans, l’Etat ferais, des fonds en caisse de tous les Théâtres du Royaume, l’usage le plus convenable & le plus avantageux.
Il n’est pas, je crois, nécessaire de s’étendre beaucoup sur l’utilité des Prix : j’ajoute seulement, qu’il en est un, le plus flateur de tous pour la Jeunesse, duquel je n’ai pas parlé. C’est que le mérite & la Beauté brillant dans tous leur jour, ne courront plus risque de rester ensevelis dans la foule obscure. Combien de filles charmantes, retenues chez elles par la modestie de leur sexe, deviennent le partage d’un malôtru qui ne sent ni leur mérite ni son bonheur, auquel une automate qui lui ressemblerait, eût également donné le seul genre de plaisir qu’il soit capable de goûter ? Le vrai mérite, dans les deux sexes, trouvera donc, par ce moyen, un établissement digne de lui.
Je reviens encore à la Noblesse. Quel mal voit-on dans ce que je propose à son sujet ? L’honneur règne sur le Théâtre ; il n’efféminera plus, il ne rendra plus fat, impertinent ; mais honnête, sensible, généreux, vertueux enfin : ces qualités ont plus d’éclat dans les Nobles que dans les autres hommes : ils seront d’autant moins déplacés sur la nouvelle Scène, que les Auteurs Dramatiques devront faire leurs Pièces de manière que, sans s’éloigner de la nature, ou plutôt en l’imitant de plus près, il ne s’y trouve rien qui ne soit convenable dans la bouche de tels Acteurs & de telles Actrices. Qu’on n’aille pas leur faire tenir un langage empesé : celui de la nature, de la belle nature, dégagée des préjugés, mais soumise aux bienséances, ne le fut & ne saurait jamais l’être : sur-tout que les mœurs soient exprimées telles qu’elles sont.
Vous concevrez sans doute, ce que j’ai voulu dire, lorsque j’ai avancé que le jeu des Comédies pour mariage, pourrait être plus libre que celui des autres Drames ? C’est que dans ce cas il ne sera pas indécent qu’un Amant presse dans les siennes la main de son Amante, qu’il tombe à ses genoux ; qu’il aille même jusqu’à lui ravir un baiser. Le but de ces Comédies, est d’augmenter la somme de nos plaisirs, en donnant le Spectacle nouveau de la réalité, au sein de l’illusion : nous verrons le bonheur de ceux qui nous auront touchés, attendris ; nous le sentirons presqu’aussi vivement qu’eux.
Des Arcis.
Monsieur Rousseau ! monsieur Rousseau ! il fallait du moins suggérer ce genre de Spectacle à vos Genevois.
Adelaïde.
Les Directeurs pourraient abuser de leur autorité de bien des manières. On les choisirait vertueux. Mais l’homme est si fragile ! de jeunes Actrices sont si séduisantes ! … l’on ne saurait trop prendre de précautions.
Des Tianges.
Oui… vous avez raison !
Adelaïde.
Les Jeunes-gens des deux sexes qui manqueront à l’honnêteté publique, seront punis rigoureusement : il le faut. Les Danseurs seront regardés comme les Acteurs : leur talent est moins sublime ; il est tout matériel ; mais quel état ne serait pas annobli par le motif qui le leur fait exercer ? Plaire à sa Nation, l’amuser en se formant soi-même, à ses momens de loisir, sans négliger ses devoirs, il y a là quelque chose de noble & de grand, que les âmes bien faites sentiront, & qu’à Sparte on ne dédaigna pas.
Les Actrices de la première qualité joueront seules à la Cour, à cause des dangers & de l’incommodité que les Actrices du commun trouveraient à s’y rendre. Hé-bien, ma chère Honorine croit-elle toujours, qu’il vaudrait mieux supprimer les Spectacles ?
Honorine.
Votre sentiment est devenu le mien.
Adelaïde.
Et Septimanie ?
Septimanie.
Mais… je m’en rapporte à vos lumières.
Adelaïde.
Elle n’est pas convaincue.
Des Arcis.
Songeons que demain monsieur Des Tianges nous a promis l’Histoire du Théâtre : peut-être elle achèvera de lever les doutes de ma sœur.
TROISIÈME ENTRETIEN.
Des Arcis.
Monsieur Des Tianges vient de me dire, que madame D’Alzan est satisfaite de votre Projet, Madame ?
Adelaïde.
Elle n’entre pas dans mes vues avec autant de chaleur, que je l’espérais, & qu’elle le devrait.
Honorine.
L’amitié vous rend cependant toujours du même avis.
Adelaïde.
Nous n’en différons pas : mais ma sœur a des embarras, des peines ; le soin de nos Enfans, le gouvernement de sa maison & de la nôtre : on n’est pas a soi, avec tant d’affaires.
Septimanie.
J’aperçois monsieur Des Tianges un papier à la main : c’est la lecture promise hier.
Des Arcis.
L’Histoire du Théâtre.
Honorine.
Mon amie, voudrez-vous faire part de ce que vous fesiez tant écrire à monsieur D’Alzan ? vous m’avez dit, que c’était des Notes sur les différens genres de Spectacles.
Des Arcis.
Je serai votre Lecteur, Madame.
Adelaïde.
Si cela peut vous amuser, j’y consentirai volontiers.
Des Tianges.
La lecture que je dois vous faire, Mesdames, est assez longue pour employer tout le temps de notre récréation : commençons.
Histoire du Théatre.
Du Comédisme chez les Anciens.
On a peine à concevoir, comment les Auteurs qui ont traité de l’origine du Théâtre, ont tous adopté la chimère, qui rend Thespis l’inventeur du Spectacle Dramatique. Le festin que donna le Vigneron Iscarias, après avoir tué le bouc qui ravageait sa vigne ; le bouffon Thespis parcourant les Villages barbouillé de lie, peuvent avoir fourni le nom, le premier à quelques Vaudevilles, appelés Tragédies, ou Chansons du Bouc ; l’autre, à quelque Satyre, designée par le mot Comédie, ou Chant Satyrique * ; on peut avoir chanté ces Vaudevilles & ces Satyres durant les Vendanges, pour amuser les hommes rassemblés ; dans des Fêtes publiques, avant ou après les Spectacles, & le nom peut en être resté au genre Dramatique ; mais ni l’un ni l’autre de ces deux Grecs ne doit passer pour l’avoir inventé : le Mimisme, l’art d’imiter les actions humaines, de peindre l’homme dans les circonstances les plus critiques & les plus intéressantes de la vie (car tel est le but du Drame) exista dès qu’il y eut une Société. Les premiers Acteurs furent nos Prêtres ; nos premiers Théâtres, les Temples sacrés ; c’est au culte de la Divinité que les hommes doivent tous les divertissemens où il y a Représentation : la plupart des pratiques qui parurent, dans la succession des temps, si contraires à l’esprit de la Religion, eurent leur principe dans les Cérémonies religieuses elles-mêmes. Vous avez vu quelles furent les causes de l’abus de l’amour * ; je vais tâcher de vous montrer ici la naissance & le berceau de la Dramatique aux pieds des Autels.
Les Religions, simples d’abord, comme la Divinité unique qui en était l’objet, n’eurent presque point de cérémonies. Un Vieillard respectable par les seuls droits de la nature, était Prêtre & Roi de la Peuplade sortie de lui. Les devoirs de la Religion, dans cette société bornée, étaient les seuls Spectacles que pussent avoir les hommes. Le Patriarche invoquait le matin l’Etre-suprême, avant que sa famille se dispersât pour les diffêrens travaux. Il bénissait la provision que chacun d’eux emportait pour sa journée ; cela se fesait avec un certain appareil, pour inspirer du respect : voila le sacrifice du matin. A la fin du jour, lorsque tout le monde était rassemblé, le Père-de-famille bénissait de même ce que chacun avait rapporté des champs, comme des fruit ; & dans la suite, du gibier ; postérieurement encore, il tuait lui-même, une agneau, un mouton, un bœuf de ses troupeaux, suivant que sa famille était nombreuse : on le fesait rôtir sur le champ pour le souper ; mais on n’y touchait qu’après que le Vieillard en avait offert les prémices au Père de tout. C’est le sacrifice du soir, qui dans toutes les anciennes Religions fut toujours le plus solemnel ; parce qu’on avait plus de temps, & que le repos & la réfection sont toujours plus agréables après le travail.
On ajouta, dès les premiers temps, au culte de la Divinité unique, une commémoration honorable des Grands-hommes ; c’est-à-dire, de celui qui le premier laboura la terre, découvrit & cultiva les légumes les plus nourrissantes, planta les arbres qui portaient les meilleurs fruits ; du premier qui fut contraindre le bœuf à tracer un pénible sillon, ou diminuer la fatigue de la marche, en se fesant porter par l’âne docile, & par le cheval qu’il avait su dompter ; de celui qui trouva le secret de moudre le blé, d’en faire de la farine, des gâteaux, le pain ; invention divine, digne de l’apothéose, s’il était au pouvoir de l’humanité d’accorder ce prix à ses Bienfaiteurs ; du premier qui sut extraire le suo du raisin : enfin de ces hommes utiles qui découvrirent les arts, & forgèrent les instrumens propres à faciliter l’agriculture ; de ceux qui trouvèrent les principes des Sciences, l’art admirable de l’Ecriture, & de parler avec cet ordre dont l’effet est de persuader. Voila les Héros de la Société naissante ; ceux envers qui la postérité ne peut jamais s’acquitter. Dans les Agapes, ou repas de famille, on mettait à part une portion honorable, en mémoire de ces vénérables mortels, & cette portion était consumée par la famille entière ; ou, dans l’occasion, consacrée à l’exercice de l’hospitalité : par la suite, elle devint la proie du Théocrate usurpateur.
Les hommes se sont multipliés, ils se sont rapprochés ; l’agriculture a succédé à la vie pastorale : les bourgs se sont formés, & commencent à se changer en cités. Les jours ne sont plus égaux pour des êtres attachés à tout ce qui les environne, & qui ont multiplié leurs besoins : il y eut des jours d’allégresse, & des occasions de douleur. Les moissons sont heureusement finies : l’aire du Père-de-famille regorge de froment : les travaux de la récolte ont été rudes ; on a supporté le poids de la chaleur : le repos succède, une Fête l’annonce : le premier objet de cette Fête, c’est Dieu : le Père-de-famille compose un Cantique d’actions de grâces : il en arrange les paroles avec une certaine régularité, parce qu’il est plus facile de faire des paroles qu’un air, & qu’il veut que son Cantique, prolixe comme toutes les productions des Vieillards, puisse se mettre sur le ton du premier Couplet. Il mesure une Strophe ; voila la Poésie : il le chante ensuite, répète l’air pour ne perdre pas de vue ses sons primitifs ; voila la Musique. Il continue sur la même mesure, jusqu’à ce qu’il ait tout exprimé. On sent bien que ce n’est pas le Vieillard qui doit exécuter : ses organes rauques & cassés sont peu propres à cette fonction : mais il a des fils, & surtout des filles, dont la voix gracieuse & flexible doit donner un nouveau prix à l’air qu’il a composé : les fils & les filles chantent alternativement sans doute ; voila déja, le Poème, la Musique & les Chœurs, avant qu’il y eût même des Temples. Ce n’est pas tout. Durant les moissons, & les vendanges qui vont suivre, il s’est trouvé parmi ses enfans, des Ouvriers actifs, laborieux, & des lâches ; les uns ont fait prospérer tout ce qui leur a été confié ; les autres ont tout laissé dépérir : il faut louer les uns, humilier les autres : après la réjouissance des vendanges, le Père-de-famille, le Prince, le Roi, le Prêtre de la peuplade, assemble toute sa maison ; & dans une Pièce qu’il fait chanter, il détaille les vertus de ceux-là, & reprend vivement les vices de ceux-ci. Voila donc la Poésie, la Musique, les Chœurs, la critique des mœurs : l’origine, je le répète, la véritable origine de la Comédie, la voila ; elle existait au sein des familles avant de se montrer en public : la suite confirmera cette vérité.
Les champs cultivés par des mains laborieuses, offrent de toutes parts un océan d’épis ondulans : les arbres sont chargés de fruits ; la vigne, proprement taillée, pousse un jet vigoureux, & cache sous le pampre des grappes bien nourries ; les troupeaux, sous des gardiens vigilans, trouvent les meilleurs paturages, & sont préservés de la gueule du lion terrible, du tigre sanguinaire, & du loup lâche & rusé mais hélas, l’air s’obscurcit, le tonnerre gronde, les vents furieux, enfans des orages, déracinent le fruitier, dont les branches étayées ployaient sous les dons de Pomone ; une grêle horrible tombe avec la foudre sur les guérets jaunissans ; tout est ravagé, & l’espoir de l’année se trouve enseveli sous des flots de sable & de limon. Le Père-de-famille, au desespoir, cherche à se consoler en jettant un coup-d’œil sur ses génisses bondissantes, sur ses agneaux que couvre une riche toison. Les premières, en mugissant, refusent la nourriture ; les seconds, comme frappés de vertige, tournoient, & tombent expirans. Dans ce malheur inattendu, l’homme faible & timide, voit le bras d’un Dieu irrité : il reste d’abord muet d’étonnement & de crainte ; mais bientôt il fait chanter des sons lugubres ; il retrace aux yeux du Dieu qu’il implore les maux qu’il vient d’éprouver, & croit l’attendrir par les expressions touchantes qu’animent sa Poésie & sa Musique : ses enfans l’imitent, & célèbrent leurs pertes en pleurant ; leurs cœurs se fondent, ils poussent de longs gémissemens, qui, s’ils ne touchent pas la Divinité, attendrissent au moins les cœurs des hommes, & forcent une dangereuse mélancolie à s’exhaler au dehors. Voila la première ébauche de la Tragédie. Quelqu’éloignée qu’elle paraisse de la perfection, elle en est bien plus proche que la mort du Bouc ravageur, qui n’excita que de la joie.
Mais à peine l’embryon informe de l’art Dramatique est reconnaissable dans ce premier âge. Il va se développer.
Les sociétés sont aggrandies ; les familles multipliées, n’ont pourtant qu’un Chef : il faut que le centre de réunion soit plus marqué, pour fraper de loin les membres épars : l’appareil augmente : les notions simples d’un Dieu père des hommes, parlant à tous le même langage, commencent à s’obscurcir ; on croit que le Directeur de la Peuplade le voit de plus près : cet homme, fils de l’aîné des frères d’une nombreuse famille, cesse d’être le Père de son Peuple ; il commence à regarder les plus éloignés comme des étrangers. Enorgueilli de leurs respects, il devient presque leur Dieu. Les Temples, effets de l’aveuglement des hommes, commencent à s’élever ; comme si l’Autel de gazon construit par le Père d’Ismael & d’Isaac n’était pas aussi digne de Dieu, que le Temple somptueux de Salomon. Un culte d’autant plus ridicule, qu’il était plus composé, succède à l’hommage des cœurs. Etrange effet de la faiblesse des hommes ! la Puissance suprême eut des Ministres ! Dites donc, insensés ? pouvez-vous donner à Dieu de nouveaux droits sur vous ? Vous vous consacrez !… Eh ne sommes-nous pas tous ses Ministres, ses enfans, une portion de sa divine essence ?… ô folie !… ce fut aux Temples, & non pas à la Divinité, à qui vous assignates des Prêtres : vous crutes vous décharger sur eux de ce que vous deviez à votre Source auguste ; comme si un homme pouvait se substituer à un autre auprès de la Divinité ; comme si les vœux d’un autre, pouvaient être de quelqu’utilité pour vous ! A t il un instant, celui qui vous remplace, qui ne soit à Dieu ! Que peut-il donc lui donner en votre nom, si ce n’est ce qu’il doit pour lui-même ?… Ce fut-là le comble de l’absurdité.
Dès que le Prêtre se crut plus qu’un homme ordinaire, il inventa le cérémonial, pour en imposer à la multitude. Je ne répéterai pas ici ce qu’un jeune Philosophe, victime d’un cœur trop tendre, & moissonné dans l’été de sa vie, a si lumineusement dévoilé sur le gouvernement Théocratique, qui suivit le pouvoir paternel. Les hommes du premier âge voyaient Dieu dans ses ouvrages ; sa voix, pour eux, n’était autre que celle de la nature, & leur sens intime : mais le Théocrate avait intérêt d’étouffer cette voix commune, & claire pour tout le monde. Au lieu de s’élever jusqu’à la Divinité, ce qui était impossible, il prit le parti (sacrilége audace !) de faire descendre la Divinité jusqu’à lui. Il fit agir & parler Dieu comme les hommes ; il prêta à l’Etre des êtres, nos passions ?… Nos passions, à nous, vils vermisseaux qui rampons dans la poussière, prêtées à l’Etre souverainement parfait ! la raison se révolté, s’indigne… Et pour comble d’avilissement, ce ne fut qu’à lui que l’Ame de la Nature entière daigna se communiquer, & parler le langage des hommes. Trop simples pour examiner, trop respectueux pour contredire, les Peuples crurent tout.
L’on vit alors, pour la première fois, des hommes vivre aux dépens & du travail des autres, remplir pour eux les devoirs de la Religion, s’attribuer exclusivement le droit de faire parvenir leurs Prières aux pieds du trône de Dieu. Eh ! le pouvaient-ils, ô mortel abusé, puisque ce trône est dans ton cœur ; & que tu trouves Dieu sans sortir de toi-même ! Mais on crut qu’ils le pouvaient. De pompeuses Cérémonies succédèrent à la bénédiction affectueuse du Père-de-famille : au lieu du paisible festin du soir, dont les prémices, quoique consacrées à la Divinité, n’en étaient pas moins distribuées à la famille, il fallut des sacrifices somptueux ; dont l’Oblateur recevait à peine une petite partie : le reste passait soit au Théocrate au nom de Dieu, soit aux Prêtres comme un droit sur toutes les choses saintes. Au lieu du Cantique d’action de grâces, qui terminait le souper du Père-de-famille, & qui consistait en une chanson, où l’on louait d’abord le Père du Soleil & de la Terre, en suite les Membres de la petite Société qui fesaient leur de voir ; où l’on célébrait quelques-unes de leurs aventures, lorsqu’elles paraissaient extraordinaires ; au lieu, dis-je, de ce simple Deolo * qu’on me passe le terme, les Prêtres mirent en usage des Hymnes élégantes, c’est-à-dire d’une Poésie recherchée & difficile pour les autres hommes ; ils les mesurèrent sur des airs plus agréables & mieux composés. Le Peuple étonné les admirait, & sur-tout les écoutait en silence, & se privait ainsi de lui-même de son droit de chanter les louanges de Dieu & de ses semblables. Les Danses du Père-de-famille avaient été simples, comme sa Musique : celles des Prêtres, que le loisir rendait propres à perfectionner les arts agréables, devinrent compliquées, vives ; elles parurent des merveilles. Ce ne furent plus des hommes qui avaient fait ces Hymnes versifiées avec art ; cette Musique harmonieuse ; qui avaient inventé ces Danses aussi difficiles que légères ; c’était Dieu qui les avait données à ses favoris. Ainsi les sciences & les arts, dans ces temps de simplicité, commencèrent à former lentement les chaînes du genre humain. L’admiration qu’on eut pour les Prêtres, seuls Acteurs, inspirait la soumission, la confiance pour des êtres qu’on était porté à croire plus parfaits que soi. Cet effet se manifeste aujourd’hui, d’une manière diffêrente. Les enfans qui n’ont vu que des Prêtres, desirent d’entrer dans le Sacerdoce jusqu’à ce que la raison les ait éclairés ; nos Jeunes-gens qui commencent à fréquenter le Théâtre, mettent la profession de Comédien au-dessus de tout*. Les Prêtres seuls représentaient en public. Dans les Fêtes de réjouissances, comme dans les calamités, on les voyait chargés de toutes les fonctions publiques. Ils offraient les sacrifices, ils imploraient le secours de la Divinité, ils chantaient, ils dansaient, ils jugeaient les différends : le monde était gouverné par ses Acteurs.
Mais une révolution s’apprête, dont il n’est pas de mon sujet de rechercher les causes : le Théocrate va perdre une partie de ses droits. De hardis Particuliers s’emparent de la souveraine puissance, & ne laissent au Sacerdoce que le soin des choses saintes : le Prêtre ne sera plus que Prêtre & Comédien : encore les Rois partagèrent-ils eux-mêmes fort souvent ces deux fonctions. David danse publiquement devant l’Arche qu’il fait transporter ; action qui pourtant dérogeait à la Majesté Royale, puisque la Reine Michol s’en moqua, & que la raillerie qu’elle en fit, parut si piquante au saint Roi, qu’il résolut de s’en venger, en privant sa légitime épouse de l’honneur d’être mère. Ce Prince ne fut pas le seul roi Comédien. Les premiers Souverains se donnaient en Spectacle : postérieurement, nous voyons les Chefs des Républiques Grecques empressés à mériter sur le Théâtre les applaudissemens de la multitude : quelques siècles après le fils d’Enobarbus se méle parmi ses Histrions. Mais depuis le retablissement de la Comédie, les Peuples éclairés n’ont pas besoin d’un vain éclat pour reconnaître leurs Princes ; ils mesurent leur Majesté par leurs bienfaits.
Occupé du seul ministère des Autels, & de l’appareil des Sacrifices, le Prêtre (au moins chez les Nations civilisées) n’a plus d’autre moyen de se faire considérer, que l’éclat de la représentation. Il y donne tous ses soins. Les Temples retentissent d’Hymnes mélodieuses ; des Danses énergiques & spectaculeuses fixent l’attention du Peuple : les enfans, cette portion de l’humanité, pour qui les moindres choses sont des merveilles, parce qu’elle ne connaît rien ; qui veut tout voir, tout imiter ; les enfans se réunissent, & comme de nos jours, élèvent de leurs débiles mains, des Temples fragiles, pour y représenter le service Divin. Ils répètent dans un âge plus avancé, cet amusement de leur première jeunesse, mais d’une manière plus majestueuse, qui approche de la vérité. Les hommes faits ne dédaignent pas quelque fois de s’arréter à leurs jeux.
A cette époque, il dut se faire un nouveau changement dans les idées des hommes. Nous venons de voir les Théocrates dépossédés, renfermés dans leurs Temples par les Rois. Il falait à ceux-ci des titres qui servissent d’appui à leur usurpation. Comment s’y prirent-ils ? Ils feignirent de descendre de ces Grands-hommes dont j’ai parlé plus haut, Inventeurs des Arts utiles, dont ils ne firent plus des hommes, mais des dieux. Le peuple, longtemps abruti sous la Théocratie, n’était que trop disposé à croire, que ceux qui l’avaient soumis, étaient d’une nature plus excellente : la vanité, l’orgueil trouvèrent leur compte à se le persuader : les Prêtres, auxquels on laissait l’administration des Temples élevés en l’honneur de ces Mortels déifiés, virent qu’il était de leur intérêt de confirmer l’imposture de leurs Maîtres. On publia des miracles ; on multiplia les exemples de punitions contre les inobservateurs des Fêtes ; les Mynêides deviennent chauve-souris ; des Paysans sont changés en grenouilles par Latone qu’ils ont moquée ; &c. Comme les Rois se disaient Fils des Dieux, les premiers d’entr’eux qui firent des conquêtes, furent des Dieux à leur tour, aux yeux des peuples épouvantés : souvent ils substituèrent leur propre statue à celle du Dieu leur père : c’est ainsi que l’impie Jupiter, aura supprimé l’image du vieux Saturne, après l’avoir mutilée, pour se placer lui-même sur l’autel. Les actions de ces troisièmes Dieux étaient connues : avec quelques additions, que la tradition orale rendit monstrueuses au bout d’un siècle, on composa ce qu’on nomme la Fable ; & l’on représenta les actions de ces Héros dans les Temples.
Une autre source d’erreur, c’est que les noms qui dans les langues primitives designaient le Principe de toutes choses, ou des êtres purement métaphysiques, tels que la Vertu productrice & conservatrice, l’Humidité, la Chaleur, le Froid, l’Air, les Vents, la Puissance, la Justice, la Force, la Vengeance, la Punition, tous ces noms, dis-je, furent appliqués aux premiers Rois qui règnèrent, selon qu’ils convenaient à leurs caractères : & cela est très-naturel, car cet usage, chez les Hébreux, avait lieu même pour les particuliers*. Lorsque ces Langues eurent passé, on oublia la signification des termes ; on ne se souvint plus que des hommes : on forgea des êtres monstrueux, sans vraisemblance, que les Poètes embellirent long-temps après. Quoi de plus ridicule en effet, que de faire une femme de la Beauté personnifiée, & de lui donner les aventures, d’une Courtisane célèbre ? de l’Amour, principe universel, un être particulier ? de représenter la Souveraine puissance comme un Roi qui séduit des femmes, & s’est matériellement changé en pluie d’or pour Danaé, en taureau pour Europe ? de la Chaleur, le fils d’une femme, un Blondin inventeur de la Lyre ? Lorsque j’entends quelquefois dire que la Religion Payenne animait tout, qu’elle était riante & variée, je doute si l’on parle sérieusement. La Religion Payenne défigurait tout, rapetissait tout, ridiculisait tout. Riante, elle ! & comment ? est-ce en nous montrant le Maître du monde dans un Jupiter ? La beauté dans une Vénus adultère ? l’Amour, dans un enfant imbécile ? l’Humidité, qui est la vraie force productrice, dans une Junon vindicative & jalouse ? Etait-elle riante dans les tristes cérémonies des Egyptiens ? dans le culte de la fameuse Déesse Syrienne à Hiérapolis ? Ce sont des images : il y a là-dessous de grandes instructions. Belles images en vérité * ! Et peut-on nous donner des images matérielles des principes généraux, qui remplissent tout, que l’on sent, mais qu’on ne voit nulle part ? Voila quelle est l’origine des Dieux du Paganisme. La nature personnifiée ; non par des Philosophes qui suivaient les analogies ; mais par des Imposteurs, ou tout au moins, par un vulgaire grossier ; qui donna d’abord, en vertu de certains rapports, le nom des Elémens aux hommes & aux femmes ; & qui, dans la fuite, plus déraisonnablement encore, donna aux Elémens le nom de ces hommes & de ces femmes. On voit combien dans cette espèce d’autonomase, ou de rénomination, les hommes doivent avoir négligé les véritables rapports.
Le genre humain est donc presqu’idolâtre : l’hommage au lieu d’aller droit au souverain Principe, passe, pour ainsi dire, par le canal des créatures : ces créatures ont eu des passions, des vices : nouvel & grand objet d’imitation pour les Prêtres. Aussi ne tarda-t-on pas à voir aux pieds des Autels la prostitution, en l’honneur de Vénus, comme la séduction s’y était introduite à l’exemple de Jupiter. Les hommes, plus grossiers que méchans, avaient tout bonnement les vices de leurs Dieux, ou plutôt, de leurs Rois déifiés.
Nous avons laissé l’art Dramatique entre les mains des Jeunes-gens, qui sont toujours guidés par les Prêtres. Les Peuples gouvernés par deux Puissances, la Theocratique & le Royale, vont avoir des Fêtes différentes de celles de la Religion & consacrées uniquement au plaisir : cependant on y verra toujours des actes de respect pour la Divinité : des sacrifices ouvrent ces Fêtes, & les terminent : telles furent chez les Hébreux les Danses de Silho, dans lesquelles on enleva les filles, pour donner des femmes à la Tribu de Benjamin, presqu’exterminée. Tels étaient différens Jeux de la Grèce & ceux des Etrusques. Ainsi les sujets d’imitation ayant considérablement augmenté dans le nouveau culte, les Enfans prennent toujours les plus frappans : ils les secularisent, si l’on peut se servir de cette expression. Mais le respect pour les Choses saintes, que les Prêtres tâchent chaque jour d’éloigner des communes ou profanes, firent que bientôt nos petits Comédiens ne jouèrent plus que des sujets fantastiques, ou même les ridicules de leurs propres Camarades ; peut-être ceux d’un Pédagogue trop sévère. Tels furent les premiers Spectacles des Romains, dont les Comédies Atellanes furent une suite : elles étaient connues chez les Peuples d’Italie longtemps avant la fondation de Rome*.
Il s’ensuit de-là que les Latins ne tinrent pas l’invention de la Comédie des Grecs, ni par conséquent de leur Bouc (Τράγος), ni de leur Thespis. Il est vrai de même, que les Grecs ne tirèrent pas des Latins leur Dramatique : les progrès de l’esprit humain parallélaient chez les deux Peuples : dans la suite, l’une avança bien plus que l’autre, & lui communiqua, mais après des siècles, des idées perfectionnées, plutôt que des idées inconnues.
Puisque nous sommes arrivés au temps de Thespis, premier Dramatiste nommé dans l’Histoire, il ne sera pas mal de parler de l’origine du mot Tragédie. Les uns prétendent qu’il est formé du mot Trágos (bouc), & d’odê (chant) ; d’autres, de Trugáô (vendanger), & du même mot odê ; d’autres enfin, de Trugías (lie), & d’odê. Voici ce qu’on a conclu de ces étimologies. Les premiers ont dit, que les Fêtes de Bacchus, auquel on immolait un bouc, étaient l’origine de la Tragédie, qui s’était par cette raison, d’abord appelée Chant du Bouc. Ces Fêtes étaient licencieuses : les Comiques y attaquaient les passans par de mordantes satyres ; les Bacchantes mettaient quelquefois en pièces les hommes qu’elles rencontraient. Malgré tout cela, les Fêtes de Bacchus ne sont pas plus l’origine de la Tragédie, que celles des autres Dieux. Quelques-uns, plus fondés en raison, ont avancé que la Tragédie (toujours regardée comme Chant du Bouc) était ainsi nommée, parce que le Chanteur qui réussissait le mieux avait pour son prix, un Bouc (& cela semble très-naturel dans ces temps de simplicité). Ceux qui font dériver Tragédie de Trugáô, disent que dans son origine, ce fut un Drame que jouaient les Vendangeurs, après avoir mis le vin nouveau dans les outres, ou peaux de Bouc, pour le conserver ; que c’était aussi le nom d’une Fête, célébrée par des Chants (odê), par des Danses & des Mimes, après cette dernière Récolte des fruits de la terre ; que cette Fête durait plusieurs jours ; parce qu’alors les hommes se trouvaient de loisir, les travaux de l’Agriculture ne les pressant plus comme dans les autres saisons [Ce sentiment paraît le mieux fondé]. Mais ceux qui prétendent que Tragédie sort de Trugías (lie), auront pour eux la raison dans le système ordinaire, qui fait Thespis inventeur du Drame ; rien n’étant plus naturel, que d’appeler Chanson de la lie, ou Chanson des Barbouillés de lie, les Pièces satyriques débitées sur un Charriot, par des gens qui déguisaient leurs visages, avant l’invention des Masques, en se barbouillant de lie de vin.
Toutes ces étimologies du matériel du mot Tragédie, n’ont avec la chose qu’un faux rapport. Ce mot devint le nom générique des Odes chantées par des Chœurs, longtemps avant que le Drame héroïque qui porte aujourd’hui ce nom, eût été perfectionné par Eschyle : mais je ne crois pas que jamais il ait été appliqué par les contemporains aux Chants satyriques de Thespis ; les Grecs avaient un terme, pour exprimer ce genre de chant ; il s’appelait Κωμῳδια (chant rustique ou satyrique)* ; & cela pour deux raisons : la première, parceque cette Satyre grossière ne se chantait que dans les bourgs, au temps où tout le monde s’y trouvait rassemblé pour les Vendanges ; la seconde, parce qu’elle était censée une imitation des Chansons & des Danses des Dieux Rustiques, qu’on nommait Satyres. [Ces Satyres, Faunes, &c. avaient été de vrais Bergers, auxquels le grand loisir dont ils jouissaient, donna le temps de composer des Chansons, d’inventer les premiers Instrumens de Musique, différens arts, des Sciences, &c. on leur supposa des pieds de chèvre, des cornes, &c. parce que ne paraissant dans les villes que couverts des peaux de ces animaux, on les designa, comme on avait fait les Centaures : il parut plaisant de dire, L’homme à la peau le chèvre, aux pieds de bouc ; de la même manière qu’on disait, L’homme demi-cheval. Peut-être se donnèrent-ils eux-mêmes ces noms, dans des Chansons satyriques. Mais c’est une risible simplicité, d’assurer, comme Arnauld D’Andilli, que ce sont des êtres réels, qu’on en a vus, & que l’anachorète Antoine conversa avec l’un d’entr’eux. Nicole, qui avait de la raison, aurait bien dû éclairer son ami]. Tel fut donc vraisemblablement le nom des Odes de Thespis, qui n’avaient rien de plus Dramatique que notre Satyre Ménippée, ou celles de Régnier & de Despréaux, si ce n’est le débit qu’on en fesait de vive voix, & peut-être une sorte de Dialogue où le même homme interrogeait & repondait. La Tragédie religieuse, la Comédie des Jeunes-gens qui l’avaient imitée, existèrent auparavant, ou en même-temps que la Satyre*. Thespis fut un Farceur, un Satyrique, mais non pas un Comédien. Ce nom & celui de Dramatiste, n’est dû qu’a Eschyle : ce dernier fit une Pièce, & ne sachant quel nom lui donner, il examina ceux qui étaient en usage : il ne pouvait choisir celui de Comédie, trop éloigné d’exprimer le genre de son Ouvrage : il trouva que celui de Tragédie, consacré par la Religion aux chants des Sacrifices de Bacchus, quoiqu’il n’exprimât guère mieux ce qu’il voulait designer, convenait davantage à un Ouvrage sérieux. De-là ce mot du Peuple d’Athènes, aux premières Tragédies : Cela est fort beau, mais on n’y voit rien de Bacchus.
Mais où Eschyle puisa-t-il l’idée du Drame tragique ? Dans la même source où Homère avait puisé celle du Poème épique, dans le Sanctuaire, dans la Religion. Où prit-il une idée de ses Décorations, de ses Chœurs, de ses Danses ? Dans les Temples des Dieux, en consultant les Ministres des Autels. Qui lui donna la hardiesse de composer un Drame, chef-d’œuvre de l’esprit humain plus difficile, je ne dis pas à imaginer, mais à exécuter, que le Poème épique ? Les assemblées des Républiques, où il y avait des Combats & des Prix, les petites Pièces que les Enfans jouaient eutr’eux. Car au lieu d’attribuer l’invention de la Tragédie à la Satyre, n’aurait-il pas été plus naturel d’en voir l’origine, dans ces Combats où le victorieux était couronné ; Combats spectaculeux, ainsi que les Exercices de la Religion dont ils fesaient partie ?
Si la Comédie publique avait précédé la Tragédie dans la Grèce, je n’aurais pas hésité à voir dans la première une préparation à la seconde : mais ce fut la Comédie qui succéda. En effet, il était dans la nature que les hommes commençassent de s’occuper du grand & du pathétique, avant de songer au badinage, & à jeter du ridicule sur des vices trop grossiers, pour en être susceptibles1. C’était la Tragédie qui devait d’abord corriger les hommes, parce qu’elle montre de grands exemples, capables de frapper une Nation, qui est encore tout Peuple. Au lieu que la Comédie, pour naître, veut une Nation oisive, opulente, qui commence a penser finement, & qui sait déja déguiser ses vices. Voila la raison pour laquelle Aristote & tous les Auteurs qui ont traité de l’art Dramatique, se réunissent à convenir que la Tragédie à précédé la Comédie. Mais tous ces grands-hommes ne fesaient pas réflexion à la contradiction où ils tombaient, en regardant Thespis comme l’instituteur du Drame ; car alors, c’eût été la Comédie, qui aurait été l’aînée de la Tragédie2.
Lors donc que le Sicilien Epicharmus & son disciple Phormus, eurent élevé le Drame satyrique sur des tréteaux, ils prirent pour le nouveau genre, le nom qu’Eschyle avait dédaigné. Voila donc la Comédie publique née en Sicile. Il y a apparence qu’elle devait être bien imparfaite, puisqu’Aristophane, au milieu d’Athènes, dans le centre de la politesse, ne donna d’abord, en suivant le même genre, que d’indignes Satyres, où les gens de bien étaient sacrifiés à la basse jalousie.
Le Dramatisme existe dans deux branches séparées. Nous voyons d’un même coup-d’œil la Tragédie & la Comédie, ainsi que les premiers Auteurs-Acteurs connus. Plaçons à la tête, pour satisfaire à l’ancien préjugé, Thespis 3, & même Iscarias, Phrynicus, Cherylus, qui composerent dans le goût de Thespis : descendons à Eschyle ; passons à Epicharmus & à Phormus : nous viendrons ensuite à Aristophane ; au Tragique Sophocle, à son émule Euripide ; aux Comiques Cratinus & Eupolis, qui suivirent le genre d’Aristophane ; enfin à Ménandre, à Dyphille, à Philémon : la Tragédie commença de tomber, entre les mains de Lycophron & de Sosithée, qui marchèrent sur les traces de Sophocle & d’Euripide. Il se présente peu d’Acteurs Grecs : on connaît un Néoptolème : Tragédien, un Archélaüs, cet Aristodème qui fut envoyé en ambassade auprès de Philippe de Macédoine, & quelques autres : ce qui ne doit pas surprendre, d’après ce que l’on fait du Comédisme des Grecs, qui ne formait pas un état particulier. Comme je l’ai dit, la Grèce avait sous les yeux l’origine de la Comédie & de la Tragédie : elle sortait de ses Temples, de ses Assemblées publiques : elle fesait partie de ses Fêtes & du culte de ses Dieux : elle vit dans les Acteurs des hommes d’Etat, aussi dignes de sa considération, de son estime, que ses Prêtres eux-mêmes.
Tel fut l’état des Tragédiens & des Comédiens, chez une Nation éclairée, la plus avide de la véritable gloire qui ait jamais existé. Dans la seconde Partie de cette Note, je dois revenir aux Grecs ; & donner la comparaison de l’établissement du Dramatisme parmi eux, avec sa renaissance chez les Modernes.
Dans le simple coup-d’œil que nous jetons ici sur l’etat des Acteurs chez les Anciens, l’étendue que nous avons à parcourir, n’est pas grande : deux Nations connues, voilà tout. Des Grecs, nous passons aux Romains. Ce que nous savons des Représentateurs Chaldéens, Babyloniens, Syriens, Egyptiens, Persans, &c, est assez ressemblant à ce que l’on rapporte des Amautas du Pérou. Ces Peuples avaient des Fêtes spectaculeuses : les Prêtres les célébraient, quant à la partie religieuse ; des Musiciens, des Danseurs, quant à la partie profane. Quel nom portaient ces derniers ? Ce ne pouvait être que l’omonyme de Comédien, d’Acteur. Il faut en dire autant de tous les Peuples, même des moins policés, tels que nos anciens Gaulois, les Germains, les Scandinaves, & les Scythes. Par-tout où la Nation s’est assemblée, il y a eu Spectacle, & des Particuliers, plus adroits, plus spirituels que les autres, ont fixé l’attention publique. Je demande s’ils pouvaient être méprisés ?
Nous en sommes aux Romains. En ouvrant tous les livres, on voit que l’état de Comédien était vil à Rome*. Il n’y a qu’une voix pour cela : monsieur Rousseau lui-même, faute de distinguer suffisamment les temps, tombe dans l’erreur commune : il cite la loi :
Quisquis in scenam prodierit, ait Pretor, infamis est.(En trois mots : l’infamie suit le Théâtre.) Il ajoute ensuite, que cet opprobre tombait moins sur la Représentation même, que sur l’état où l’on en fesait un métier ; puisque la Jeunesse de Rome représentait publiquement, à la fin des grandes Pièces, les Atellanes, sans deshonneur. Cependant l’on disait communément à Rome, au rapport de Tacite, qu’un honnête-homme ne dérogeait pas, en paraissant sur le Théâtre. Tac. L. 14. n. 21.Mais quelle foule de réflexions se présentent ! Laissons la route battue, desavouée par la raison, & suivons ses lumières ; elles sont plus sûres que la lueur d’une vaine science, qui n’a pour fondement que la lecture peu réfléchie. Nous avons vu que les Romains avaient, ainsi que les Grecs, des Spectacles publics ; que dans son origine, l’art Dramatique marchait d’un pas égal chez les Grecs & chez les Latins. Celui des deux Peuples qui cultivait les Sciences, nous a laissé l’histoire du progrès de ses amusemens, de ses jeux, des divertissements qui accompagnaient ses Fêtes. L’autre, célébrait de même des réjouissances publiques ; mais content d’en jouir, il se soucia très-peu d’en transmettre la mémoire. Ce ne fut que dans le siècle des Césars que le Théatre eut des Historiens ; auparavant, à peine le Romain daignait-il parler de ses triomphes, Spectacle d’une importance si grande pour lui. Cependant, ainsi qu’en Grèce, & qu’à Sparte1 en particulier, Rome n’avait d’Acteurs que sa propre Jeunesse. C’était elle qui amusait les Vieillards. On connait ces Exercices des Etrusques 2, où celui des Jeunes-gens qui s’était le plus distingué choisissait pour son épouse la plus belle des filles. On sait que dans toutes les Fêtes, des chœurs de jeunes Romains & de jeunes Romaines chantaient les louanges des Dieux, & représentaient leurs principales actions. L’Esclave n’était pas alors destiné à amuser ses Maîtres ; on le réservait pour les travaux pénibles & les fonctions basses. En Italie comme en Grèce, les mœurs étaient les mêmes pour la simplicité. Et la preuve sans replique, c’est que les Atellanes jouées dans toute l’Italie, puis a Rome par la Jeunesse, forment le premier genre de Comédies connu dans cette contrée. Lorsqu’en 390, selon Tite-Live, on établit à Rome des Jeux scéniques en l’honneur des Dieux, pour obtenir la cessation de la Peste, fut-ce des infâmes qu’on chargea de ces Représentations ? La raison s’y refuse : & si nous y réfléchissons, nous verrons que les faits ne s’y opposent pas moins. Considérons ces Fêtes expiatoires dont parle Tite-Live. Elles furent célébrées par des Pièces Dramatiques, par des courses & des combats de Gladiateurs. Je m’arrête à ces derniers. Le Gladiatorat était une suite des sacrifices anciens, où le sang humain avait coulé : ils étaient abolis depuis long-temps chez toutes les Nations policées, & lorsqu’Homère fait immoler par Achille douze jeunes Troyens sur le Tombeau de Patrocle, le Poète donne cette action comme une marque extraordinaire de l’attachement du Héros pour son ami ; d’ailleurs cet Achille est représenté comme le plus implacable de tous les hommes dans sa colère & dans sa douleur. Dans la suite, lorsque les Romains donnèrent les premiers combats de Gladiateurs, ce n’était pas des coupables condannés, mais des prisonniers de Guerre, postérieurement des hommes qui se vouaient à ce dangereux métier, par zèle pour le bien Public, & dans la suite, sous l’espoir d’une récompense, s’ils demeuraient vainqueurs : la République eût cru s’attirer la colère des Dieux, en leur offrant des victimes avilies par le crime. Ainsi rien de méprisable dans les premiers Spectacles des Romains. Les courses de chars en l’honneur des Dieux, se fesaient par les premiers de la Nation : les Drames joués d’abord par les Histers ou Histrions Osques & Tusques, attirés à Rome par le Sénat, furent dans la suite imités, sans deshonneur, par la jeunesse Romaine la plus distinguée. Mais quelle impression terrible devaient faire sur les Spectateurs, les combats sanglans de ces hommes qui s’étaient dévoués à la mort pour le salut Public ! quel frissonnement à ces cris aigus d’un malheureux qui reçoit le coup mortel ! on le voit, blessé, chanceler, tomber, se traîner encore sur la poussière, tandis que son sang s’échappe à gros bouillons : une sombre horreur se peint sur tous les visages ; car les Romains n’en sont pas encore à ces temps de férocité qu’amena le despotisme des Empereurs, où l’on se plaisait à voir périr par centaines des malheureux sans défense*.
Mais, (& voici la cause de l’erreur où tous les Mimographes sont tombés,) la République Romaine eut un sort bien différent des Républiques Grecques. L’empire de celles-ci fut toujours très borné : leurs Citoyens ne se crurent jamais au-dessus des Monarques ; la médiocrité volontaire ou forcée était leur appanage. Remarquons bien que tant qu’on en put dire autant du Peuple de Rome, l’Italie regarda les Acteurs du même œil que la Grèce. Les idées vont changer : sera-ce la Comédie, ou si ce seront les Acteurs qui produiront cet effet ? Non : ce sera la grandeur du Peuple. Les Romains entassent conquêtes sur conquêtes : les richesses s’introduisent dans la Ville & corrompent les mœurs. Le Citoyen, qui n’avait auparavant des Esclaves que pour labourer son champ, & moudre son blé, en un mot des hommes nécessaires, s’en trouve alors dont il peut disposer pour ses plaisirs. Les enfans du pauvre comme ceux du riche, trouvent leur avantage & leur gloire à composer les Légions. Cette vie active, mais pourtant moins dure, moins règlée que celle de l’Agriculteur, inspire une certaine fierté, qui fait dédaigner tous les arts qui exigent de l’étude, du travail, & qu’on s’y livre tout entier. Les divertissemens, les courses, les Comédies simples & sans art, telles que les Atellanes, restent à la jeunesse Romaine ; mais elle dédaigne, elle abandonne aux Etrangers, le commerce, qu’elle méprisait depuis les guerres qu’elle soutint contre Carthage, les Arts, tels que la Sculpture, la Peinture, le Dramatisme : dans le siècle des Scipions vainqueurs de l’Afrique & de l’Asie, c’était déja des Acteurs gagés qui jouaient les Comédies de Plaute & de Térence. Le Comédien Calliopius vivait dans ce temps-la. Après que la Grèce eut subi le joug de Rome, de toutes les sciences qui florissaient à Athènes, les vainqueurs ne cultivèrent avec succès que celle qui paraissait avec éclat dans le Public, l’art Oratoire : on vit les Cotta, les Crassus, les Hortensius, & celui qui les effaça tous, l’immortel Cicéron. Les autres sciences & le reste des beaux arts furent laissés aux Grecs ; comme trop pénibles pour les Maîtres du monde : les Romains se contentaient d’en prendre une légère teinture : ils allèrent jusqu’à faire instruire leurs Esclaves, pour en former les Instituteurs de leurs enfans. L’on sent combien, par cette conduite, les Sciences & les Arts furent avilis : aussi, ne peut-on citer que très-peu de leurs Peintres & de leurs Sculpteurs : à la vérité, pour les Arts d’obstentation, de magnificence, de grandeur, d’utilité, ils ne les méprisèrent pas : mais les Grecs les avaient inventés ; & il est à présumer que les Romains ne construisirent ces chefs-d’œuvres d’architecture qui nous étonnent, que par le secours des Artistes Grecs, ou du moins à leur imitation. Ces trois Ordres admirables, Dorique, Ionique & Corinthien, appartenaient aux Grecs ; les Romains ne formèrent leur Composite qu’en réunissant deux de ces Ordres ; car pour leur Toscan, c’est un Dorique grossier.
Qu’y a-t-il d’étonnant, que dans un Pays, où les Sciences étaient méprisées, les Arts abandonnés aux Esclaves, & par conséquent avilis, la Tragédie & la Comédie ayent subi le même sort ? Elles exigeaient des accompagnemens, il falait les jouer avec soin ; n’en était-ce pas assez pour que les Romains les fissent exécuter par les derniers des hommes, sur lesquels ils étaient accoutumés à se reposer de tout ce qui exigeait quelque contention d’esprit ? La paresse des Romains, dans ce qui était du ressort de l’intelligence, voila ce qui leur fit laisser à leurs Esclaves, le soin d’exercer les beaux Arts, de se charger la mémoire de vers, d’apprendre des gestes difficiles : ajoutez, à cela, qu’un Peuple Soldat n’était pas assez souple, & trop fier pour se donner en Spectacle, & que l’étude ayant été d’abord méprisée, ce préjugé passa des Grands aux Petits*. Cependant on ne s’avise pas aujourd’hui de conserver pour les autres Arts & pour le Commerce, ce mépris, effets de la constitution Romaine ? Pourquoi le Théâtre est-il seul excepté ? Nous pourrions en donner ici les raisons, mais elles trouveront leur place plus à propos dans l’Etat des Acteurs chez les Nations modernes.
Oui, les Comédiens, respectés des Grecs, parce qu’ils n’avaient que des Acteurs-citoyens, sont avilis, méprisés à Rome, non comme Acteurs, non pas même comme Farceurs ou Histrions, mais comme Esclaves : c’est l’état des personnes, qui deshonora la profession, & non pas la profession qui deshonora les personnes. Mille fois les Sciences les plus relevées subirent le même sort : les Philosophes, les Mathématiciens furent à différentes fois expulsés de la Métropole de l’univers* ; il fut quelquefois défendu d’y raisonner tout comme à présent : la Philosophie, si cultivée dans la Grèce, ne le fut que médiocrement à Rome : après Cicéron, on voit les Sénèques, les Plines ; les autres Philosophes qui acquirent quelque célébrité, ce sont des Grecs. La grossièreté flétrit le Théâtre. Il faut croire pourtant qu’elle ne manqua pas de prétextes.
Les Romains, lorsqu’ils eurent une communication ouverte avec la Grèce, furent épris des beaux Arts qu’ils y virent règner, & cherchèrent à les introduire chez eux. Ils y attirèrent des Maîtres de toute espèce ; mais rarement ils accordèrent à ces étrangers le titre de Citoyens : on aimait l’Art, mais le Maître était vil : car d’un Citoyen Romain, jouissant des plus belles prérogatives, à un homme qui ne l’était pas, il y avait autant de différence, qu’entre le Roi & le Sujet. Faut-il après cela s’étonner du peu de progrès que firent les Arts ? La Comédie Grecque excita l’admiration de ces Républicains, par sa perfection : ils résolurent de l’imiter, de se l’approprier ; car l’art Dramatique ne pouvait pas se transplanter comme la Peinture, la Sculpture, l’Architecture : ces derniers Arts sont comme les arbres qu’on enlève, & qu’il suffit de placer dans un terrein convenable, pour qu’ils reprennent ; au lieu que la Comédie, ressemble à un Edifice, qu’on peut copier, imiter, mais qui reste attaché au sol sur lequel il a été élevé. Andronicus, un étranger protégé par Livius Salinator, dont il prit le nom, donna les premières Comédies dans le goût des Grecs environ cent ans après Sophocle & Aristophane ; Névius, Ennius, Pacuvius, le Gaulois Cæcilius, le sentencieux Accius, Afranius, dont les Pièces passent pour avoir été trop libres, le suivirent, & polirent un peu le Théâtre : mais c’est Plaute, à proprement parler, qui le premier donna de vraies Comédies Latines ; cet aimable Auteur n’était qu’un malheureux esclave occupé à tourner la meule : il composait ses Pièces dans la boulangerie, aux heures destinées a prendre quelque repos ; le principal Acteur qui joua les Pièces de cet excellent Comique, était un Calliopius, un Grec, comme son nom le démontre assez. L’esprit, les sciences, les talens, les métiers étaient le partage des Esclaves & des Etrangers : le Citoyen Romain, brave, fier, était ignorant comme un Bernardin. Ce que j’avance est si vrai, que dans leurs repas, les Romains étaient obligés d’admettre des Esclaves pour faire la dépense d’esprit, dont on charge de nos jours les Petits-Collets.
« On permettait aux Esclaves qui avaient de la vivacité, de dire de bons mots, de railler dans un festin les conviés qu’ils servaient, sans épargner leur Maître même, ce qu’ils fesaient néanmoins avec respect : de-là est venu urbanitas vernilis *, pour dire une galanterie spirituelle ; car on disait communément vernaliter pour argutè (finement). »Jugez donc, si l’esprit, la bonne plaisanterie, ce qui distingue aujourd’hui tant de gens, & les fait passer pour bonne compagnie, si ces avantages, dis-je, si précieux aux Petits-maîtres Français, étaient le lot des Esclaves, ce qu’on devait penser de ceux qui sur les nouveaux Théâtres, débitaient les bonnes plaisanteries, les traits d’une Satyre délicate, mais composée par un autre ; qui souvent était esclave lui-même. Un Romain, c’est-a-dire, un Citoyen conservé dans tous les droits & dans toutes les prérogatives de l’homme-roi, pouvait-il rendre en public, pour amuser ses Concitoyens, les faillies d’un Esclave, lui qui ne se croyait pas fait pour exciter le rire parmi ses convives, ses proches, ses amis ? Voila comme j’ai cherché l’origine des idées singulières : c’est en sondant le cœur de l’homme, en examinant ses usages, sa manière de penser, la place qu’il occupe dans l’univers, l’opinion qu’il a de lui-même & des autres. L’Actricisme était un art libre a Athènes : il y fut honoré : c’était un métier à Rome ; il y fut avili : c’est une profession particulière parmi nous, & la condition de l’Acteur y est légalement la même que chez les Romains.A Plaute, succéda Térence, un Africain affranchi. On connaît encore un Plautius : Virginius & Roscius composérent des Drames qui, au rapport de Cicéron & de Pline-le-Jeune, étaient irreprochables, quant aux mœurs.
Mais tous ces Auteurs appartiennent à la nouvelle Comédie. Nous avons vu que les Romains avaient une Dramatique indépendante de celle des Grecs : c’est ce qu’on nomme l’ancienne Comédie (Comœdia vetus.) Celle que cultivèrent Plaute & Térence est la Comédie Grecque, ou la Comédie nouvelle. Distinguons donc : l’ancienne Comédie ne deshonorait pas à Rome ; elle n’eut que des Acteurs-citoyens : la Comédie nouvelle eut des Comédiens de profession, qui tous furent étrangers ou esclaves. C’est ce qu’on verra par les noms de quelques-uns des principaux Acteurs, que j’ai recueillis, tant de ceux qui jouaient dans les Comédies, que des Tragédiens, des Pantomimes, des Psaltristes, & des Danseurs : tels sont, Apollinaire, Bathylle, Calliopius, Datus Esopus, Favo Hylas, Ménécrate, Mnester, Paris I, sous Néron ; Paris II, sous Domitien, poignardé par ordre de cet Empereur, à cause de son commerce avec l’Impératrice ; Martial lui a composé une Epitaphe honorable : l’Elève de ce dernier, esclave de naissance, mis à mort, quoique malade, pour n’avoir pu jouer aussi-bien que son Maître : Pylades, Roscius, Spicillus, Stéphanion, Syrus, Terpnus, &c.
Une autre raison, qui fit descendre la Comédie au-dessous des autres beaux Arts, c’est que les Romains, en la recevant des Grecs, introduisirent des changemens dans la manière de représenter : ils admirent des femmes parmi leurs Comédiens, pour donner apparemment plus de naturel à leurs Rôles. Ils violèrent ainsi les premiers une règle de décence respectée dans toute l’Antiquité ; ce qui ne doit pas sembler étonnant, dès que les Acteurs étaient des Esclaves. On sait que les Anciens ne ménageaient pas la pudeur de leurs semblables, lorsque le sort les avait réduits dans la servitude, on se croyait dispensé envers eux de tous les égards ; c’était comme des êtres d’une autre espèce, qui n’avaient plus rien de commun avec l’homme libre que la figure. Au lieu que chez les Grecs, des femmes libres n’eussent jamais consenti à se donner en Spectacle, & les Loix ne l’eussent pas permis. Dès que les femmes parurent sur le Théâtre, elles y jouirent des droits de leur sexe : elles plurent. Les Actrices Romaines firent des passions parmi la Jeunesse : les pères, qui virent souvent leurs fils s’abandonner au dérèglement avec ces femmes, qui étaient en très-grand nombre, résolurent de prendre un moyen efficace pour prévenir cet abus*. Le fait est révoltant, mais il est vrai : apres chaque Représentation, on exposait nue, en plein Théâtre, aux yeux des Spectateurs une des Actrices qui venait de jouer ; afin que cette ignominie dont on la couvrait, fît succéder dans ceux qu’elle aurait pu charmer, une confusion salutaire. On sent combien cet usage rendait la profession du Théâtre infamante, & qu’il était tout naturel après cela, de regarder les Actrices comme des Prostituées. Quel coup ne devait pas porter à la passion d’un jeune homme, cette publicité des appas les plus secrets de sa maîtresse ! c’était ôter la délicatesse à sa passion, l’en faire rougir, en ne lui montrant qu’une vile esclave dans sa divinité.
Mais ce n’était pas encore assez : si nous descendons au temps des Empereurs, nous verrons les Comédiennes obligées à se prêter à tout ce que la débauche & la corruption ont de plus révoltant. Pour faire concevoir tout ce qu’on exigea d’elles, sans mettre sous les yeux des tableaux trop libres, il suffira de dire, que Tibère se fit donner le Spectacle d’une débauche complette, par une troupe de Comédiens des deux sexes, qu’il força de se prostituer les uns aux autres en sa présence, à Caprées, où il s’était retiré : Que Néron fit exécuter plusieurs traits de la Fable, où l’Actrice était forcée de se prêter à tout ce que portait l’argument de la Pièce ; telle fut la Représentation de l’histoire de Pasiphaé ; la Comédienne fut renfermée dans l’effigie d’une Vache en osier, couverte d’une peau, qui la fit paraître si naturelle, que le Taureau s’y trompa : Que Domitien, non content de donner des combats d’hommes, obligea les femmes destinées aux Spectacles publics à se battre avec des armes meurtrières : ainsi pour la première fois, on vit, par l’ordre de ce monstre, des Gladiatrices : on vit le sang des femmes, jusqu’alors respecté, couler à grands flots, & souiller l’arène. Ce même Empereur donna des courses de Jeunes-filles, à l’imitation des Lacédémoniens ; mais il s’en fallait bien qu’elles fussent dans le Stade de Rome corrompue, couvertes, comme à Sparte ; du voîle de l’honnêteté publique *.
Une nouvelle raison du mépris des Romains pour les Histrions, c’est que la bonne Comédie Grecque, ne fut pas long-temps en usage à Rome : dès le temps d’Auguste, on laissa les Pièces de Plaute & de Térence, pour ne donner que des Pantomimes : le goût que Pylade, & Bathylle inspirèrent aux Romains pour ce genre frivole, tint de la fureur, & ne peut mieux se comparer, qu’à l’enthousiasme des Français pour la Comédie-Ariette 1. Mais, il faut le dire à notre honneur, il y a une grande différence dans la manière dont ce goût se manifeste : chez nous, c’est une simple affluence, un vif empressement ; on reconnaît un Peuple poli, léger, qui court se réjouir. A Rome, c’était une populace intraitable, qui s’occupait du talent de ses Mimes comme s’il se fût agi de l’élection des Consuls. On la vit sous Domitien ensanglanter le Colysée pour des factions Théâtrales. Aux Pantomimes succédèrent ces Spectacles odieux dont j’ai parlé plus haut ; & ceux-ci furent remplacés par les Farces barbares où la Comédie finissait comme elle avait commencé, par jouer les Mystères de différentes Religions2.
On ne vit, en aucun temps, la belle Tragédie Grecque en usage sur le Théâtre des Romains : j’entends par ce mot Tragédie Grecque, des Drames consacrés à représenter les Héros de la Nation.
« Tous les sujets des Pièces Grecques, dit monsieur Rousseau, n’étant tirés que des antiquités nationales, dont les Grecs étaient idolâtres, ils voyaient dans leurs Acteurs, moins des gens qui jouaient des Fables, que des Citoyens instruits, qui représentaient aux yeux de leurs Compatriotes l’histoire de leur Pays. »Et plus haut :« Comme la Tragédie avait quelque chose de sacré dans son origine, d’abord les Acteurs furent plutôt regardés comme des Prêtres, que comme des Baladins. »Mais chez les Romains, l’on ne donna que quelques chétives Tragédies, qui ne pouvaient faire une impression bien vive, parce qu’elles n’offraient que des Fables étrangères à la Nation ; telles étaient le Thyeste de Gracchus ; l’Alcméon de Catulle ; l’Adraste & l’Œdipe de Jules César ; l’Ajax d’Auguste, dont il fut si peu content lui-même, que ses amis lui ayant demandé un jour, ce que fesait Ajax, il leur répondu en riant, qu’il était sous l’éponge * ; la Médée d’Ovide. L’Octavie de Mécène était néanmoins un sujet Romain ; mais elle était l’ouvrage d’un Amateur, qui avait cru pouvoir courrir la carrière de ceux qu’il protégeait, & qui le louaient. C’était un Corneille qu’il fallait aux Vainqueurs des Nations. Quel Spectacle pour des Romains, que les Horaces, la Mort de Pompée, Sertorius, ou Manlius Capitolinus !Récapitulons : il paraît incontestable, que les premiers Spectacles eurent la même origine & la même faveur chez toutes les Nations : que ceux qui les exécutaient ne furent deshonorés nulle part : qu’accidentellement néanmoins le mépris accompagna la seconde Comédie chez les Romains, pour des raisons étrangères : savoir ; parce que parmi ces Républicains, la Comédie, moins respectable en elle-même que la Tragédie, précéda celle-ci, & l’étouffa presque toujours ; que ces Drames, contraires à la gravité Romaine, furent les ouvrages des Esclaves, & que des Esclaves les représentèrent ; qu’on ne s’en tint pas à ces Pièces, qui furent jouées rarement, mais qu’on leur substitua des Bouffoneries ; que le Comédisme fut un métier ; qu’enfin les Actrices, introduites sur le Théâtre, amenèrent une corruption, qui demanda un remède honteux, dont l’opprobre rejaillit sur une profession honnête en elle-même, mais qui exigeait des Règlemens sages & sévères.
Etat des Acteurs chez les Nations modernes.
Les Comédiens ne sont parmi nous, ni comme chez les Grecs, ni même comme chez les Romains. Adorés par les uns, avilis par les autres ; leur sort est encore un problème.
Dans Athènes, le Citoyen-Acteur était chéri, fêté. A Rome, les Comédiens-esclaves étaient le jouet du Peuple, & l’objet de son mépris. De nos jours, l’enjoué Napolitain, quitte le Barreau ou sa Boutique, & va le soir sur le Théâtre public divertir ses Concitoyens, dans une Pièce à cannevas, où brille la vivacité de son imagination. Dans le reste de l’Europe, le Comédisme est un état proscrit par la Religion, toléré par les loix.
Reprenons la Comédie où nous l’avons laissée. Elle est à son tombeau : on ne reconnaît plus Thalie ; c’est une Vieille en enfance, qui radote, & se fait mépriser : or le radotage de la Comédie, c’est la Farce. Sa chute est néanmoins plus naturelle qu’on ne l’imaginerait d’abord : elle est née de la Religion Payenne : cette Religion est sappée sourdement depuis le règne de Tibère ; elle trébûche sous Constantin, elle est presqu’anéantie sous Théodose : la Comédie jusqu’alors ménagée, quoique les Acteurs fussent méprisés, est flétrie enfin par le Christianisme, en son propre nom, comme une des filles du Paganisme. Les Pères de l’Eglise font entendre leur voix : on l’accuse de mille desordres, & malheureusement les apparences ne sont que trop évidemment contr’elle ; on invente même des prodiges*, pour en inspirer plus d’horreur aux nouveaux Chrétiens. Comment résister ? La Comédie expire, mais en enviant le sort de sa sœur la Tragédie, qui avait cessé quelques siècles auparavant, & qui n’était point, comme elle, morte deshonorée. Sa proscription fut comme le dernier coup porté à la Religion des Grecs & des Romains. Peut-être le Christianisme lui-même l’eût-il bientôt fait renaître de sa cendre sous une forme différente ; mais dans ce temps, les Barbares inondent l’Empire ; toutes les Sciences, tous les Arts subissent le sort du Dramatisme : l’abrutissement féroce, suite des troubles & des ravages de la guerre, accable tout de sa lourde masse.
Des Huns, des Vandales, des Goths, Visigoths, Cattes, Germains, Ripuaires, Bourguignons, Sarrasins, Lombards, Danois, &c. toutes ces Nations grossières, sorties de leurs deserts, refluent sur l’Empire, le demembrent, en chassent les Sciences, y font règner d’abord la barbarie, puis le bigotisme enfant de l’ignorance. L’univers n’est qu’un coupe-gorge jusqu’à Charlemagne. Ce Prince était digne d’être grand homme ; mais pouvait-il l’être ? conduit par les Prêtres, au lieu d’épurer les Farces qu’il trouva établies pour l’amusement d’un Peuple d’Esclaves & de Tyrans, il chassa les Jongleurs. L’imbécille Louis I lui succède : quel règne ! quels Sujets ! quels Prêtres ! quels Enfans ! ô pauvres Peuples, qu’aviez-vous fait au Ciel, pour naître dans ce siècle de fer ! Mille ans s’écoulent. En les rayant des Fastes de l’univers, on ne ferait que couvrir d’un voîle prudent la honte de l’humanité. Durant mille ans les Peuples végétèrent sous l’empire Sacerdotal : un degré de ténèbres de plus, la Théocratie despotique allait, comme autrefois, régir le monde. Que vit-on ? le plus odieux esclavage, celui du barbare féodisme : des Peuples entiers réduits en servitude dans leur propre Pays ; chose inouie, dont jamais les Anciens n’avaient vu d’exemple ; des gens pauvres par état, par devoir, par Religion, envahir, engloutir tous les biens ; des Croisades ; des guerres de Religion pour des sornettes ; des Inquisitions, des Indulgences ; des proscriptions de Provinces entières. Un nouveau-monde est nécessaire pour assouvir la rage des Européens ; il fut découvert : ses malheureux habitans sont égorgés, ou mis aux fers & condamnés aux mines. Alors, rassasié de carnage, le Chrétien commença de s’épargner lui même : le noir Africain, l’Américain infortuné, voila des victimes qui suffisent à la soif de sang qui le dévore. Monstres abhorrés ! osez accuser les Caligula, les Néron, les Domitien, les Caracalla, les Heliogabale ; comparés à vous, ces tygres déchaînés contre le genre humain n’étaient que des méchans ordinaires. Vos pères furent des bêtes féroces, & leurs cruautés ne vous effraient pas : que voulez-vous que pense la postérité, lorsqu’elle apprendra que les mêmes abus du pouvoir qui dépeuplèrent le nouveau-monde, subsistent encore au dix-huitième siècle, & qu’un Chrétien ensevelit encore des hommes tout vivans dans les entrailles de la terre ?… Périsse a jamais ce vil tyran du monde, cet or, dont la soif insatiable… Mais détournons les yeux de ces horreurs, puisque nous ne pouvons les faire cesser. C’est de notre Comédie dont il est question ; & ce n’est pas encore en Amérique qu’il faut la chercher : ces Peuples dégradés ont eu des Spectacles, des Fêtes, des réjouissances publiques : grâces aux Chrétiens, ils n’en ont plus. La joie nous est si naturelle, que les plus malheureux des hommes, les Californiens avaient aussi deux Fêtes célèbres, où ils se livraient aux plaisirs. Les Jesuites, en s’efforçant de convertir ces malheureux, les ont privés de ce dernier allégement à leurs peines : ils les ont faits Chrétiens pour les rendre esclaves du plus odieux de tous les Peuples, dont le nom sans doute, sera une injure chez nos descendans.
O favorables ténèbres, qui voîlez les temps de la Théocratie & de l’origine des Rois ; temps affreux sans doute, puisque vous vîtes expirer le pouvoir paternel, & que les hommes, au lieu d’un père, n’eurent plus que des maîtres ; répandez votre ombre impénétrable sur toutes ces taches de l’humanité, enveloppez-les, couvrez-les, & que la mémoire s’en efface pour toujours.
Lorsque j’ai avancé, que le Christianisme sur le trône, aurait lui-même rétabli la Comédie par politique, mais sous une forme différente, je n’ai rien dit que de conforme à la raison & aux évènemens. Elle ne le fut pas : elle demeura ensevelie dans un même tombeau, avec la politesse, l’urbanité, la Philosophie & les Sciences : mais ce fut l’effet du malheur des temps. L’époque du rétablissement des Lettres en Occident, est, de l’aveu de tout le monde, l’extinction de l’Empire Grec. Le Turc fut pour l’ancien monde ce que l’Espagnol est pour le nouveau. Il est des Nations féroces, dont les succès semblent accuser la Providence, & dont l’existence est l’opprobre de la nature. Ce conquérant barbare, dont le Gouvernement est le pire de tous & la Religion, la plus absurde, la plus ridicule, la plus détestable des superstitions, traînait à sa suite deux monstres, qui toujours dégradent, abâtardissent les Nations ; l’Ignorance & le Despotisme. Toute Religion, dont les dogmes sont contraires à la raison, craint les lumières de la Philosophie & la liberté. Le Mahométisme, dès son origine, travailla à les éloigner des Pays où il domine. La Bibliothèque d’Alexandrie fut brûlée par les Sarasins ; à la conquête de Constantinople par Mahomet, les Savans furent chassés, & vinrent presque tous se réfugier en Italie, ou en France. Le moment favorable est arrivé, où les Sciences transplantées d’un sol où elles languissaient, vont reprendre, dans une terre neuve, une force & une vigueur plus grande que jamais.
Cependant il ne faut pas croire que durant tant de siècles écoulés depuis l’invasion des Barbares, les hommes n’aient pas eus au moins l’ombre des Spectacles. Les Turcs eux-mêmes ne purent s’en passer : ce furent leurs Moines qui devinrent leurs Farceurs : ainsi les Imailers ou Imaums, paraissent dans les carrefours, un Livre à la main, rempli de Chansons assez libres ; le Peuple s’assemble pour les écouter, & leur donne de l’argent. Les Calenders vont par-tout lire des Rimes qu’ils ont composées. Les Dervisen mangent d’une certaine herbe nommée Asserad ou Marslach, qui les ennivre, & leur fait faire des extravagances que le Peuple admire, plus ils paraissent frénétiques, plus la populace les honore. Ce sont ces Dervisen ou Derviches, qui donnent tous les Vendredi, en présence de leur Assambaba ou Supérieur, le Spectacle de ces Danses singulières, où ils tournent avec une rapidité surprenante, & s’arrêtent sur le champ, avec une précision qui ne l’est pas moins, au signal que donne l’Assambaba ; le peuple Musulman, pénétré de respect, voit toutes ces saintes pirouettes avec un grand plaisir. Les Torlachs sont comme le Diseurs-de-bonne-aventure chez les Mahométans, profession qu’ils exercent utilement, par l’adresse avec laquelle ils escamotent la bourse des bonnes-femmes dont ils examinent la main. Lorsqu’ils veulent mettre à contribution quelque riche Particulier, ils vont chez lui, prédisent la ruine de sa maison ; & ce n’est qu’en donnant une somme à leur Chef, qu’on se garantit des effets de la Prophétie. Voila ceux qui chez les aveugles Sectateurs d’Omar & d’Ali, font profession d’amuser le Peuple. Des Comédiens sans doute seraient moins dangereux que ces scélérats, qui, outre les talens que je viens de citer, volent encore sur les grands chemins, & commettent des crimes de toute espèce. Mais la véritable Comédie est la compagne des Arts, & depuis longtemps ils sont bannis de l’Afrique, & de l’Asie.
Dans notre Europe, on eut de même un culte & des Fêtes spectaculeuses (car il faut du spectacle, le Peuple en veut ; si les Ministres de sa Religion le lui refusaient, il faudrait ou lui donner de vrais Farceurs, ou que ses Magistrats, son Roi, les Chefs de la Nation, célébrassent des Fêtes, indiquassent des Tournois, des Joûtes ; qu’ils eussent en outre un cortége, & se montrassent avec un appareil capables de fixer sur eux tous les regards des hommes ; il faudrait qu’eux-mêmes devinssent ainsi les objets de la curiosité du Peuple & de son admiration*. Le Rit Chrétien, le moins cérémonieux qui fut jamais, lorsqu’il fut devenu la Religion des Empereurs, abandonna son appareil simple, & prit, comme les autres, une pompe extérieure. On introduisit le Chant & les Danses dans les Eglises : l’art Oratoire, anéanti par-tout, s’y réfugia ; lorsque la nuit de l’ignorance se fut épaissie, les Prédicateurs Chrétiens firent des Sermons, sinon majestueux, instructifs, comme ceux des Ambroise, des Augustin, des Basile, des Grégoire ; du moins récréatifs, amusans, propres à attirer une foule avide de tout ce qui sert d’aliment à la curiosité.
Peu de temps après Charlemagne (qui bannit les Jongleurs & les Parceurs) on donna quelques Représentations d’actions saintes dans les Eglises : ainsi le Dramatisme va renaître comme il avait commencé. Durant la Semaine-sainte, les Ministres s’étudièrent à présenter au Peuple le Spectacle le plus pathétique & le plus grand : ils firent exécuter la Passion en parties : Un Personnage couronné d’épines, était au milieu de l’autel, & chantait tout ce que devait dire Jésus : d’autres représentaient les Disciples ; on choisissait au sort entre les Serfs, un Roux qui, sous le nom de Judas, donnait à son Maître le baiser de trahison : on y voyait Malchus ; un homme fort laid, habillé en femme, fesait la Servante du Gouverneur : le Grand-Prêtre Caïphe, Pilate, Hérode y jouaient leur personnage ; un chœur de Juifs chantait le Crucifige ; on y plaçait Barrabas, Simon-le-Cyrénien, les saintes Femmes, le bon & le mauvais Larron, les Bourreaux armés de fouets & de clous, &c. Le Peuple fondait en larmes. Malheur à l’Enfant d’Israèl quï se serait trouvé dans les rues lorsqu’on sortait de cette pieuse Tragédie. Aussi fut-ce après ces Représentations, que Philippe I, Philippe-Auguste, Louis VIII, Philippe-le-Hardi, Philippe-le-Bel, Philippe-de-Valois, &c. sévirent contre les Juifs de leurs Etats.
Cependant l’Eglise, après en avoir fourni l’idée, l’abandonna bientôt tout-à-fait. On avait fu profiter de la fermentation que causa ce Spectacle perfectionné, pour exciter les Peuples & les Rois à se croiser ; & l’on ne réussit malheureusement que trop : dès que le but fut rempli, on négligea le Spectacle. Mais des Particuliers, témoins de l’effet-surprenant qu’il avait eu, y virent le moyen de faire un profit considérable, en le représentant : ils résolurent de donner plus d’action & de mouvement à leurs Personnages, qu’il n’était convenable de le faire dans les Temples d’une Religion aussi sévère que la Chrétienne1 : des Pélerins, de retour de la Croisade, où ils s’étaient ruinés, employèrent ce moyen pour subsister, & se joignirent à ceux qui avaient commencé ces Représentations. Telle est l’origine des Confrères de la Passion, qui s’établirent à Paris, après avoir couru toutes les Provinces : & voila comme le Dramatisme moderne doit, ainsi que l’ancien, son établissement au culte en usage.
Tous les Auteurs qui ont traité de la renaissance de l’art Dramatique, se sont contentés de remonter aux Troubadours Provençaux. Mais ces Poètes ne doivent être regardés tout-au-plus que comme les sécularisateurs du Drame : saint Ambroise introduisant le chant à deux chœurs dans l’Eglise de Milan, y déposa, sans le savoir, le germe qui devait reproduire un jour la Tragédie. Les Troubadours ou Trouvères [deux mots qui ont parfaitement la même acception que Poètes, c’est-à-dire inventeurs] les Troubadours parurent dans le temps où ce germe commençait à se féconder, par le concours de plusieurs circonstances. J’observe en passant, que c’est à la France, & non à l’Italie, que sont dues les premières étincelles de ce feu créateur qui ranima les arts : il semble que la Provence, autrefois peuplée de Grecs à son extrémité, contînt les germes enfouis des Sciences, qui ne demandaient qu’une influence favorable pour se développer. Il est certain que la Langue Provençale enrichit, ou plutôt tira de la barbarie la Langue Italienne2. Charles d’Anjou, qui parvint alors au Royaume de Naples, porta la Poésie Provençale à Florence, où il avait été appelé : le séjour de la Cour de Rome dans le Comtat Vénaissin, acheva de communiquer aux Italiens le goût de la belle Littérature d’alors, dont la Provence était devenue le centre.
Il est donc certain que la Tragédie est une seconde fois née au pied des Autels. Comparons sa marche, dans son renouvellement, nous verrons qu’elle est la même que chez les Grecs, à beaucoup d’égards. Elle est produite comme elle ; bientôt elle est étouffée par la Farce : des Thespis modernes inventent un genre burlesque & satyrique1. Antoine Faydit donna une Pièce intitulée : Les Egaremens des Prêtres 2. Dans le xiv siècle, on trouve Parasols, Limosin, qui fit une Tragédie, Des Gestes de Jeanne, Reine de Naples. Dans le xv, la Troupe du Prince des Sots, ou des Enfans sans soucis, Jeunes-gens qui jouèrent d’abord des Farces pour leur amusement, se réunit aux Confrères de la Passion ; le Peuple qui pleurait auparavant, vint aux Mystères pour y rire. Ce fut alors qu’il put dire, à l’imitation des Athéniens : Cela nous amuse beaucoup, mais l’on n’y trouve plus rien qui nourrisse la dévotion. Dans le même temps, les Clercs Basochiens imitèrent Aristophane, leurs Pièces, qu’ils apelaient Moralités, dégénérèrent en Satyres personnelles ; le Parlement fut obligé de les réprimer. Ces changemens dans la Représentation des Mystères, faits mal-à-propos, & les abus qu’introduisirent sur les, Théâtres les Clercs de la Basoche, devinrent fatals à l’art naissant. La Religion Chrétienne était trop différente de celle des anciens Grecs, pour voir du même œil ses Mystères devenir l’amusement du Peuple : l’Eglise, qui s’était montrée d’abord si complaisante pour cette espèce de Tragédie, qu’on avait avancé l’heure des Vêpres les Fêtes & Dimanches, afin que les Fidèles pussent assister aux Représentations des Mystères à changea bientôt cette bonne volonté, en de très-sévères censures. Les bouffonneries n’en furent pourtant pas la seule cause. On se rappela que le Dramatisme avait été flétti par les Docteurs de la première Eglise ; on vit une faible image de l’ancienne Comédie dans la manière dont on jouait les Moralités & la Passion, & sur-tout les Prêtres sentirent qu’ils ne devaient pas laisser partager le droit de Représentation, qui leur appartient éminemment dans tous les temps & dans tous les cultes. Lorsque, dans la suite, on donna des Pièces instructives & sérieuses, ils durent n’y voir qu’une entreprise plus criminelle encore : Polyeucte, qui acquit au Théâtre la protection de Louis-le-Juste, ne méritera jamais d’être approuvé par le Ministre, dont le fonction est d’enseigner le dogme, & de célébrer les vertus des Saints : aussi la nouvelle Dramatique fut-elle frappée du même anathême que les Farces de Genie, auxquelles les Mystères ressemblaient assez. La permission de les jouer publiquement avait été donnée par Charles-le-Sage, le 4 Décembre 1402 ; elle fut révoquée le 19 novembre 1548, par le Parlement.
Sous François I, Antoine Forestier & Jacques Bourgeois firent des Comédies qui sont perdues. La première de toutes les Tragédies françaises, est la Cléopâtre de Jodelle : le même Auteur fit une Didon, & deux Comédies. Les mœurs de ces pièces étaient très-licencieuses : aussi le siècle de Henri II joignait-il au mépris de la vertu celui des bienséances. Vinrent ensuite Jean-Antoine Baïf & Jean de la Péruse ; ce dernier donna une Comédie, sous le titre bien singulier, du Pécheur justifié par la Foi. Robert Garnier parut sous Henri III ; à Garnier, succéda Alexandre Hardy ; cet Auteur a fait 600 Pièces.
Ce n’est pas en France seulement qu’on représenta des Mystères ; en Italie, on jouait l’Enfer & le Purgatoire, dans le même temps où la Passion commençait à devenir le Spectacle favori des Français. L’an 1304, les Habitans du Bourg de San-Priano, répandirent un Avis au Public, par lequel ils annonçaient que, Quiconque voudrait savoir des nouvelles de l’autre-monde, eût à se trouver le 1 de mai auprès de la rivière d’Arno. Ils y rassemblèrent des bateaux & des barques, sur lesquels ils dressèrent un Théâtre, où ils représentèrent l’Enfer. Des nommes fesaient le personnage de Démons ; d’autres, des âmes livrées à différentes sortes de tourmens. L’Auteur qui rapporte ce trait (Jean Villani, liv. 2, chap. 70) dit que la nouveauté du Spectacle y attira une si grande foule, que le Pont trop chargé, se rompit à la fin de la Pièce, & qu’il s’y noya beaucoup de monde. Ce fut ce Spectacle ridicule, qui donna au Dante l’idée de la fameuse Comédie* de L’Enfer-du-Purgatoire, qui fut si goûtée par les hommes de ce temps-là. Ce qui ne doit pas étonner. La doctrine de l’Enfer a quelque chose de consolant pour des peuples infortunés, abbatus sous le plus dur esclavage, exposés a toutes les horreurs des guerres civiles ; ils aimaient a se flater, qu’un jour les tyrans gémiraient a leur tour victimes des supplices éternels ; & cette idée consola toujours les opprimés. Les mœurs de ces temps se retrouvent encore dans les Villages où le Paysan est mal à son aise. Qu’on aille jouer dans quelques Cantons de la France, Zénéïde, l’Oracle, les Grâces, ou même quelqu’une de nos Tragédies, les Paysans hausseront les épaules, & par un sentiment qui ne laisse pas d’avoir son sublime, ils penseront & ils diront, A quoi des hommes s’amusent-ils-là ? ou comme ce Germain,
Les Habitans des Villes n’ont-ils donc ni femmes, ni enfans, & sont-ils sans affaires ?Mais qu’on leur donne la Passion, le Purgatoire ; qu’on leur présente ces objets forts & terribles, où la Réligion attache le bonheur ou le malheur éternel des hommes ; voila ce que ces âmes d’une trempe grossière, mais plus mâle que celle des habitans des Villes, mélancoliques, neuves ; voila, dis-je, ce que l’homme non-poli trouverait digne de l’homme : vous verriez alors, s’il est capable de sentir ; ses sanglots, sa religieuse frayeur porteraient le trouble dans l’âme du Philosophe le plus aguerri. Il faut au Peuple pour qui la vie est dure, des Spectacles comme ses alimens ; nos Drames ne sont pas plus faits pour l’esprit & le cœur de l’homme non-cultivé, que nos bisques, nos crêmes & nos coulis pour son estomac.Le premier sujet traité par les Italiens sous le nom de Tragédie, est la Sophonisbe du Trissin : mais la plus spirituelle des Nations semble ne pouvoir s’élever jusqu’au vrai Tragique : un Tribunal odieux met chez elle des entraves au génie : le Prêtre veut bien qu’on se donne en spectacle ; mais sous une forme ridicule : la décence tragique excite sa jalousie. Un pays où le goût des Belles-Lettres rendait suspect d’hérésie, était indigne d’avoir des Corneille, des Racine & des Molières : on vit en Italie des Farceurs & des Andreino. Les Espagnols de leur côté, avaient alors Lopez de Véga, qui composa deux mille Pièces : les Anglais, Johnson, Shakespear, &c. les Allemans Reuchlin, leur Thespis ; ils en sont encore là.
Mais, comme je viens de l’insinuer, les peintures fortes, tristes, dégoûtantes même, ne sont propres que pour les siècles de barbarie, & pour les villages ; parce que l’homme isolé est naturellement mélancolique, & qu’il aime les images sombres & grandes. Une Nation polie au-contraire n’en veut que de riantes. C’est ici où l’on doit convenir que le Paganisme était bien plus favorable à la Poésie & aux Arts, tels que le Dramatisme, la Musique, la Danse, la Sculpture, la Peinture, que les Religions modernes. Les Allégories de l’Ancien-Testament n’ont rien de cette gaîté saillante de la Mythologie : le Mahométisme est l’abrutissement de la raison, & l’opprobre de l’humanité ; Religion bien digne de l’Arabe héros & fou qui l’inventa ; bien digne, à tous égards, de ses succès, si l’on doit mesurer ceux des Religions par les absurdités dont elles sont remplies. Aussi la Comédie, qui fit des progrès si rapides en Grèce, dès qu’Epicharmus l’eut fait connaître, se cacha longtemps à Paris dans des Tavernes & des Jeux-de-Paume, sûre d’être proscrite dès qu’elle oserait se montrer au grand jour. C’était à la Tragédie qu’était réservée la gloire d’obtenir au Théâtre la protection du Gouvernement. L’homme qui fit ce prodige, c’est Corneille, & la Pièce qui en fut l’occasion, c’est Polyeucte ; Drame, il faut l’avouer, qui réunissait pour les Chrétiens, une partie des choses qui firent le succès des anciennes Tragédies Grecques. Quel sujet plus digne d’être traité, que l’héroïsme d’un homme qui professe la Réligion à laquelle nous sommes attachés ; qui sacrifie à cette Réligion les biens les plus précieux ; qui brave pour elle, les supplices, la mort même ; sur-tout si l’on considère que la Pièce parut dans un temps où venaient de cesser les guerres sanglantes qui n’avaient pour cause que la conservation de cette même Religion ! Le succès répondit à cet heureux choix du sujet & des circonstances : Louis XIII vit la Pièce, & sa piété n’y découvrit rien que de louable : le 16 avril 1641, il donna une Déclaration, qui porte qu’
on ne pourra imputer à blâme l’exercice de la profession de Comédien, qui peut innocemment divertir les peuples de diverses occupations mauvaises*. A la faveur de cette protection du Prince, la Comédie se montra sur le même Théâtre que la Tragédie, qui n’était pas suffisante pour entretenir la Troupe. L’on représenta les Pièces burlesques de Scarron, dans lesquelles brilla le fameux Acteur Jodelet. Le Père, ou le restaurateur de la vraie Tragédie, donna le Menteur, première Comédie française raisonnable : un seul homme devint ainsi le Père du Théâtre dans les deux genres.D’autres Dramatistes, que j’ai nommés plus haut, avaient préparé la voie à notre Corneille : le Poète Hardy, qui le premier encouragea les talens de ce grand-homme, & Rotrou, que Corneille lui-même nommait son père, brillaient sous Louis XIII ; la Mariamne de Tristan eut un succès prodigieux On vit dans le même temps, Mairet, Scudéry, Du Ryer courrir la carriére du Tragique : mais tel qu’un soleil brillant, Corneille effaça ces faibles astres, dont la lueur vacillante n’avait pu dissiper la nuit.
Le Comédien Bellerose secondait Corneille : ce fut sur lui que le Sophocle Français modela le Rôle de Cinna. Les talens de l’Acteur lui mériterent la faveur du Ministre [Richelieu] ; mais la profession de Comédien n’en fut pas plus relevée aux yeux d’un Peuple, dont la Religion avait flétri la Comédie.
Moliére qui parut bientôt après, Moliére l’honneur de son pays, qui mit le Comique français au-dessus de tout ce qu’avaient produit l’antiquité & les Langues modernes, ne put, avec un mérite distingué, la qualité d’excellent Auteur & d’honnête-homme, jointe à la faveur de Roi ; il ne put, dis-je, laver la tache imprimée à son état : une partie de la Nation fesait son apothéose à sa mort, tandis que l’autre opinait à lui refuser la sépulture.
Ne cherchons pas ailleurs que dans notre Religion, les causes de cette maniére d’envisager les Spectacles : ni la raison ni les mœurs les plus sévères ne peuvent improuver les Pièces de notre tendre Racine : mais un Chrétien ne peut se dissimuler, que la Représentation d’Athalie ou de Polyeucte est viciée sur les Théatres actuels. Je dis plus ; en condannant toute espèce d’amusement, de Spectacles, & les Drames de quelque genre qu’ils soient, le Chrétien raisonne conséquemment.
Le Gouvernement a pris un milieu fort sage : pour ne point heurter de front la Religion établie, il a laissé les Comédiens sous l’anathême ; & d’un autre côté, pour donner à la Nation un divertissement utile & même nécessaire, il a permis les Représentations. Convenons qu’il a fait tout ce qu’il pouvait faire, dans l’état actuel des choses : mais on ne saurait se dissimuler que la contradiction est frappante, & que le Projet que nous avons lu, est le seul moyen qui nous reste pour concilier la Religion & la Politique ; accord ordinairement aussi rare qu’il serait desirable.
Des Arcis.
Permettez, Monsieur, que je vous fasse part d’une réflexion, que cette lecture me suggère. L’opposition règnera toujours entre le Sacerdoce & le Comédisme : Mais pourquoi les Prêtres & les Comédiens font-ils des états a part dans la Société ? pourquoi les Ministres composent-ils le premier Ordre de l’Etat ? Quel ordre de Citoyens, que celui qui ne peut subsister par lui-même ? Par quel abus les Enfans, sans travail, sans mérite, sans talens le plus souvent, se trouvent-ils placés au-dessus des Pères-de-famille ; que dis-je ? au-dessus de leurs propres Pères ? Pourquoi voir dans nos Prêtres, autre chose que des Citoyens estimables, qui se consacrent à la concorde publique ; des Professeurs de bénignité, d’humanité, de bonhommie chrétienne ? Quels titres glorieux, & pourquoi en ambitionnent-ils d’autres ? Pourquoi se séparent-ils de nous ? Pourquoi recherchent-ils de vains honneurs, de futiles distinctions, qu’ils doivent nous faire desirer avec modération, & par les seules voies légitimes ? Le Prêtre est d’un Corps qui a des intérêts particuliers ! O Ministres de charité, soyez nos Pères, nos Guides, nos amis, & ne formez qu’un même Corps avec nous ; la prérogative engendre, d’un côté, l’orgueil, l’exigence présomptueuse ; de l’autre, l’envie, la haîne, l’esprit de révolte… Les Comédiens se recrutent dans un autre état que le leur ; les talens ne sont pas héréditaires : il faut que ces derniers rentrent aussi dans les deux ordres de citoyens, la Noblesse & la Roture, les seuls légitimes : le premier est nécessaire, parce qu’il faut qu’il y ait des distinctions pour encourager le mérite & la vertu ; qu’il y ait un Prix toujours existant, proposé à celui qui s’occupe des moyens d’être utile à ses semblables : le second, compose le genre humain ; il est le corps dont la Noblesse doit être l’âme. Que le l’asteur soit le lien qui unissent les deux Ordres, mais qu’eux-mêmes ne fassent pas un Ordre dans l’Etat. Que le Théâtre soit l’exercice de la Jeunesse, & ne soit le métier de personne.
Des Tianges.
Ce moyen de conciliation ne sera pas adopté.
Septimanie.
Cela ne valait pas le peine d’intérompre notre lecture.
Des Tianges.
Pardonnez, Mademoiselle. Je continue.
Nous avons vu que les Comédiens furent avilis à Rome, dès qu’ils cessèrent d’être Citoyens ; nous voyons qu’ils sont Létris parmi nous. Le Peuple Romain, en recevant la vraie Comédie, la Comédie Grecque, en laissa la Représentation à des Esclaves ; on ajouta des Actrices, dont les Rôles, chez les Grecs étaient remplis par des hommes ; ce qui ne contribua pas peu à dégrader encore la profession. Un homme libre se fût deshonoré, en se mêlant parmi les troupes serviles destinées à l’amusement de leurs Maîtres ; sont comme s’il se fût chargé de quelqu’emploi bas, tel que ceux de Courtier, de Notaire, Copiste, &c. Une Romaine, qui aurait embrassé le Comédisme, se fût par-là mise au-dessous des Quartilla, des Lycisca, des Laïs, des Chioné : on en a vu la raison particulière. Mais la Religion des Romains n’improuvait pas les Spectacles, & le mépris en était par conséquent chez eux beaucoup moins fondé que parmi nous.
On a tout dit sur les dangers du Théâtre : le sévère Nicole & M. Rousseau sont de même avis. Le Traité de la Comédie, du premier, qu’on peut voir, Tome III des Essais de Morale, est l’Ouvrage d’un homme qui suit moins ses propres lumières, que les accès d’une piété triste & sauvage. M. Formey dit que si Nicole avait vu les Pièces de Lachaussée, de Boissi, & la Cénie, il aurait changé de langage. Et moi, j’ose assurer que M. Nicole n’en aurait été que plus ardent à condanner le Théâtre : soyons sûrs qu’il nous pardonnerait plutôt des Pièces qui n’excitent que le rire, sans intéresser le cœur, qu’une intrigue attachante, où le sentiment domine. C’est encore aujourd’hui le sentiment de tous les Théophilomanes, qui criminent le doux penchant de la Nature, & par de fausses conséquences d’un principe vrai, regardent le chef-d’œuvre de la Sagesse divine, comme une imperfection de la nature humaine ; qui voudraient que l’Epoux aimât sa Femme comme ne l’aimant pas, qu’il en usat comme n’en usant point : plaisante manière en vérité ! je la trouve excellente, quand il s’agira des objets de l’attachement de ces saints Personnages, qui n’ont d’existence que dans leur imagination : Mais une tendre Epouse, mais l’Etat à qui nous devons des Citoyens, ont bien une autre importance que toutes les chimères de Cagotisme.
M. Rousseau, que j’ai nommé après M. Nicole, est un homme sage, qui a cru voir, par les lumières de la raison, que la Comédie était contraire à la pureté des mœurs, ou tout au moins une perte de temps, & dèslors un amusement condannable ; qu’il est une foule d’inconvéniens inséparables de la Représentation, & sur-tout de la profession de Comédien. L’on convient ici, que les dangers du Théâtre seront aussi réels, aussi grâves qu’il les a trouvés, tant que les Comédiens, avilis par la Religion & par les Loix, s’attireront néanmoins une sorte de culte public. Quoi ! ne voit-on pas que faire contraster le goût, les amusemens, les plaisirs d’un Peuple avec sa Religion & ses Loix, c’est chercher à détruire ces dernières ? Point de milieu ; supprimons nos Spectacles, ou que la Religion & les Loix puissent les approuver. Le Projet de Réforme rendra le Théâtre tel qu’il doit être pour cela.
Quant à nos Comédiens dans l’état actuel, la Religion & les Loix n’ont que trop sujet de les improuver : & par une fatalité singulière, c’est à la Religion & aux Loix qu’il faut s’en prendre. Examinons un moment ce que sont nos Acteurs & nos Actrices, & voyons si leurs mœurs peuvent être celles des Citoyens ordinaires honnêtes gens, estimables en tout.
De ce que l’Acteur, en montant sur le Théâtre, est privé des droits dont jouissent les autres hommes, il s’ensuit que cet état ne peut tenter que ceux d’entre les Citoyens, qui méprisent les bienséances : parmi ceux qui pensent de la sorte, il s’en trouve qui ont une âme exemple de préjugés, & qu’un talent décidé pour un Art honorable, fait renoncer à tous les avantages des Citoyens, parce qu’ils espèrent de forcer un jour leur patrie, à leur rendre l’estime que cette première démarche ne peut manquer de leur faire perdre, & de réparer avantageusement le tort que leur fortune aura souffert : sur cent Comédiens, à peine s’en trouve-t-il un de ceux-ci. Les Jeunes-gens de la seconde espèce, & qui forment le général, sont ceux qui entrent dans la profession du Théâtre par la porte du libertinage : on sent bien que les Sujets de cette classe ne sont pas propres à honorer le Comédisme par leur mœurs. Des Enfans échappés, desobéissans, dont souvent l’âme est le réceptacle de tous les vices, ne se corrigeront pas sur la Scène ; son principal attrait pour eux, fut d’abord la facilité qu’ils y envisagèrent de satisfaire leurs penchans vicieux.
Si tels sont les hommes, que dirons-nous des femmes ? Celles qui sont nées de parens Comédiens, paraissent naturellement destinées au Théâtre : elles pourraient avoir des mœurs ; mais en ont-elles ? Pour les Jeunes-filles qui, placées dans une autre condition, prennent ensuite le parti de se faire Comédiennes, la perte de leur vertu, ou tout au moins le dessein formé de la perdre, a toujours précédé cette résolution, que mille desordres ont suivie.
Ces Acteurs & ces Actrices, tels que les voila, sont-ils bien dignes de l’estime publique ? C’est en exposant des faits connus que j’attaquerais les Comédiens, si je pensais comme les Misomimes, & non en dépréciant une profession honnéte. Laissons à l’Auteur des Causes de la Décadence du Théâtre, ces ridicules Questions :
« Si les Comédiens sont hommes-a-talent ; S’ils prendront le nom de Troupe ou de Compagnie »&c. mais voyons les dérèglemens des Personnes ; remontons à leur source, & cherchons les moyens de la tarir : ce sera, je crois, bien mériter du genre humain.Si les Censures étaient levées ; que les Loix missent l’art Dramatique au rang des arts honorés, qu’en résulterait-il ? Deux biens trop considérables, pour ne pas rendre une telle réhabilitation en faveur des Comédiens, aussi desirable qu’elle est nécessaire. Le premier, c’est que des Citoyens honnêtes, de mœurs irreprochables, pourraient se destiner au Théâtre, épurer le Comédisme, en bannir tous les desordres. Le second, c’est que les talens sublimes pourraient enfin y briller. Si l’estime générale était le prix de l’art de peindre les passions, combien se trouverait-il de ces hommes rares que la nature a formés pour instruire & charmer les autres, qui ne dédaigneraient plus de courir cette carrière ? C’est alors que nous verrions des situations bien senties, & les chefs-d’œuvres de nos grands hommes, passer par des organes véritablement dignes d’eux ; c’est alors que le danger n’existerait plus au Théâtre ; qu’il deviendrait aussi respectable qu’utile : enfin, c’est alors qu’on aurait droit d’imposer silence au Bigotisme, & qu’on le ferait rougir de sa basse jalousie. Qu’on se représente pour un moment, le Spectacle ainsi monté, que l’Affiche nous annonce un Auteur célèbre, qui doit faire le premier personnage de son Drame ; nous y courons : quelle force, quelle énergie, quelle expression il saura donner à tout ce qu’il dira ! Il n’écumera pas ; il ne se mouvra pas comme par ressorts ; il ne mugira pas ; on ne verra pas un éclair terrible, suivi d’un petit coup de tonnerre : il mettra du feu, du pathétique, du déchirant, mais sans rien outrer. La Dramatique, pour la première fois, fera mentir Aristote, & fermera la bouche aux Misomimes ; elle ne peindra plus ce qui n’est pas : l’Auteur ne sacrifiera plus de véritables beautés aux capricieuses idées de l’Acteur ou de l’Actrice. Eh ! quel poids n’auront pas les maximes dans la bouche de l’Auteur ! De quel charme seront accompagnées les leçons ou les exemples de la vertu, transmis par une Citoyenne honnête, plus considérée par son mérite que par ses talens !
A présent au-contraire, que d’abus ! Le Théâtre est une pierre d’achoppement pour nos Jeunes-filles, pour nos Jeunes-hommes : combien ne s’en trouve-t-il pas des premières & des seconds, qui ne vont plus au Spectacle que pour voir tel Acteur ou telle Actrice ? Un nombre, plus grand qu’on ne saurait l’imaginer, de Jeunes-gens bouillans, se passionnent pour celle-ci, pour celle-là, vont l’adorer en silence au Parterre, aiguiser les desirs par cette dangereuse vue… Je n’ose suivre plus loin cette triste vérité. Quant aux Jeunes-personnes, on se rappelle le trait de cette Beauté qui répétait passionnément chaque mot sorti de la bouche du Comédien Baron : on se rappelle.… Une fille possédée de la passion des Théâtres, ne sera pas fort sévère pour l’Amant qui saura saisir le geste & le ton de l’Acteur à la mode*.
Je conclus de ce que je viens de lire, que les Spectacles sont bons ; mais que les effets peuvent en être dangereux les mœurs des Acteurs, leur état, leur condition de Comédiens de profession, leur avilissement, leur licence, en sont la principale cause : les Pièces libres en sont une autre. Détruisons ces deux sources du mal, en nous procurant de dignes Acteurs, & rejetant toutes les Pièces libres ; en excitant nos Dramatistes, à nous donner des Pièces châtiées, à traiter mille sujets neufs qu’on n’a pas encore entâmés, à reprendre même ceux déja traités par les grands-Maîtres, tels que l’Ecole-des-Maris, l’Ecole-des-Femmes, l’Ecole-des-Mères ; à nous donner une Ecole-des-Epoux, des-Fils ; un nouveau Tartufe ; cette matière fournirait plutôt encore deux Pièces qu’une. Suivons les vues sages de quelques Ecrivains, qui ont proposé de donner à la Comédie une nouvelle importance, en la rendant le censeur de tous les abus, même de ceux du Gouvernement : qu’elle aille attaquer jusque dans leurs derniers retranchemens nos vices favoris ; le servile intérêt, le dur égoïsme, l’indifférence pour la Patrie, déguisée sous une fausse apparence d’amour & de respect pour le Prince ; en un mot tout ce qui, nuisant à la Société, est néanmoins à l’abri de l’animadversion des Loix. Alors, sur un Théâtre appartenant à l’Etat, que nos Citoyens les plus favorisés des dons de la nature, viennent chaque jour nous donner le plaisir de les admirer, & goûter celui de l’être. Plus de passions, plus de dangers : les Actrices seront jeunes & belles ; mais leur nombre, la rareté des jours où elles paraîtront sur le Théâtre, le peu d’années qu’elles y resteront, le pouvoir d’y prétendre & de les épouser, ne donneront plus lieu qu’à l’amour honnête ; & le Sage de Genève convient qu’il est une vertu. Laissons à leurs sombres idées le reste des Misomimes ; il est des gens qui n’ont jamais connu la nature ; toujours guindés au-dessus de l’humanité, ils se font un fantôme de vertu, dont la base est la misanthropie, unie à l’absurdité.
Il me reste à vous lire un essai de Plan, que j’ai tracé, tout opposé à celui de madame Des Tianges. Nous le verrons une autre fois*.
Des Arcis.
Ma sœur saurait-elle actuellement de quelle manière elle doit envisager nos Spectacles ?
Septimanie.
Oui, mon frère : comme très-dangereux, s’ils ne sont réformés.
Honorine.
Vous vous rendriez donc, si le Projet avait lieu ?
Septimanie.
Très-assurément, & je ferais plus encore.
Des Arcis.
Vous consentiriez à jouer ?
Septimanie.
Si ce goût me prenait, ne le regarderiez-vous pas comme innocent ?
Adelaïde.
Nous n’en sommes pas-là, mon amie.
Septimanie.
Mais, si tout était comme vous le voulez ?
Adelaïde.
Je vous approuverais, & vous conduirais moi-même.
QUATRIÈME ENTRETIEN.
Des Arcis.
Monsieur Des Tianges nous quitte pour tout le jour, Madame : comme je ne lui suis pas nécessaire, je viens m’offrir à vous faire la lecture dont vous avez parlé.
Adelaïde.
Nous nous proposions déja de la remettre à demain : mais puisque vous êtes libre, voila le cayer de monsieur D’Alzan, nous allons vous écouter.