(1770) La Mimographe, ou Idées d’une honnête-femme pour la réformation du théâtre national « La Mimographe, ou Le Théâtre réformé. — [Première partie.] — Treizième Lettre. De madame Des Tianges. » pp. 254-259
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(1770) La Mimographe, ou Idées d’une honnête-femme pour la réformation du théâtre national « La Mimographe, ou Le Théâtre réformé. — [Première partie.] — Treizième Lettre. De madame Des Tianges. » pp. 254-259

Treizième Lettre.

De madame Des Tianges.

T es projets m’inquiètent, ma vertueuse amie : mais, quels qu’ils soient, le mal qu’ils doivent réparer est si grand, que je ne chercherais pas à les combattre… Oh ! ma sœur ! femme généreuse & trop sensible ! voila ce que tu m’as demandé.

Lettre de mons.r D’Alzan, à son Beaufrère.

Des Tianges ! mon ami, j’ai trop long-temps dissimulé. Ouvre-moi ton âme sainte, pure comme la Divinité dont elle émane, & daigne recueillir celui qui n’a plus d’autre refuge que ton cœur. Ah ! mon frère, que je suis indigne, & d’Ursule & Ta de toi ! Ce que je vais t’apprendre doit te faire horreur… Ces larmes que tu surpris un jour lorsque j’étais à Poitiers… ô mon ami ! je n’avais pas autant de sujet de les répandre… Tu le sais ; je te l’ai répété mille fois, j’aime, j’adore mon épouse ; elle m’est plus chère que la vie… Eh bien… cependant… une autre… s’est placée malgré moi dans mon cœur à côté d’elle. Que va penser de moi le respectable ami que je ne méritais pas ? Des Tianges ! si tu connaissais celle qui me rend coupable ! Quand je la vis pour la première fois, elle retraçait le tableau d’une Amante courageuse, qui s’est envain immolée, pour conserver la fortune & la vie de son Amant*. Quels accens ! Ils retentirent jusqu’au fond de mon cœur, de ce cœur faible & perfide, qui s’occupa trop d’elle. Depuis, je la revis toujours plus séduisante. Tantôt Inès, tantôt… ô comble de honte, cette Constance qu’un époux injuste n’ose adorer. Tu le vois, c’est une Comédienne, qui, dans mon cœur, marche l’égale de mon ép… de la vertueuse, de la tendre Ursule… Ce n’est pas tout, mon ami, de l’avoir admirée, d’avoir applaudi à ses talens, & de m’être soumis à ses attraits ; je n’ai pu m’empêcher de chercher à l’approcher ; je l’ai vue ; j’ai su l’attendrir ; moi ! chercher à attendrir une autre femme qu’Ursule !… Elle ne m’a point fait mystère de ses sentimens : alors également honteux de mon ingratitude envers l’une, & de mes succès auprès de l’autre, je résolus de lui dévoîler mon crime. Ce fut dans ce dessein que je retournai chez elle. Je la trouvai triste, éplorée : je me hâtai de parler. Un instant plus tard, j’étais deshonoré dans son esprit ; elle venait de tout apprendre, je ne sais comment ; si la première elle eût entâmé ce discours, moi-même, je me fusse cru forcé par la nécessité ; je n’aurais pu m’honorer à mes yeux de ma franchise & de mes remords… Le mystère qu’elle découvrait, l’idée d’enlever… à la plus vertueuse épouse, le cœur de son mari… cette idée parut lui faire horreur. D’abord elle combattit mon penchant ; elle m’assura qu’elle allait vaincre le sien : je sortis d’auprès d’elle moins injuste envers Ursule. Ma reconnaissance… fatale erreur ! je croyais ne la revoir que par reconnaissance ! ce fut ce qui me ramena près d’elle… Hier… O Dieu ! puis-je me l’avouer… en nous jurant de ne plus nous aimer… de nous oublier mutuellement… nous oubliames, moi, mon devoir ; elle, ce qu’elle s’était promis… Au fond de l’abîme, où tous deux nous étions tombés, notre turpitude s’est offerte à nos regards. Quel monstre odieux ! comme il nous épouvanta !… Grand Dieu ! Ursule ! elle que je préfère… que j’ai toujours préférée ; elle sans qui je ne saurais vivre… l’avoir trahie… m’être privé de mes droits à sa fidélité ! avoir mérité son mépris, sa haîne, sa vengeance… Eh ! qu’a donc sa Rivale ? moins belle, moins tendre… moins… Ah !… est-ce à moi d’oser le dire !… Un goût, que je n’ai pu détruire, joint à des applaudissemens mérités, m’a jeté loin de moi-même… Voila la cause de ma ruine… Ursule ignore mes torts… mais je les sais ; mais le remords me ronge, me déchire… Et cependant, lorsque je promets de renoncer à ***, je la vois sur la Scène, suivie des Grâces, des Ris & des Talens, enviée, adorée, desirée, l’objet des hommages de tous les cœurs… ma résolution s’affaiblit ; le charme renaît… Non, je ne suis pas digne de vivre… Quand je vois Ursule… Ursule, & mon fils que je serais au desespoir qui me ressemblât un jour, je meurs de confusion. Insensé, vil… Mon ami, il faut m’aider à me fuir moi-même, à éviter le dangereux Objet… Elle partage mon desespoir… Si tu savais comment nous sommes devenus coupables… Je parlais d’Ursule ; je fesais son éloge ; son adorable image enflamait mon imagination : je me croyais loin du crime… C’en est fait… j’ai mon ignominie & les remords de ma Complice à supporter. Ah ! Des Tianges, faut-il l’avoir vue ! Non, jamais ! jamais, je le jure, jamais je ne m’exposerai… Viens me sauver, mon ami : mon sort est de te devoir tout.

Les voila donc, ces traîtres ! ils se desespèrent, après nous avoir assassinées ! Où trouveront-ils assez de larmes… Ils nous aiment, ils nous trahissent… eh ! que feraient-ils donc, s’ils nous haïssaient ? Ursule ! ma sœur ! que de regrets j’éprouve ! que de reproches ta douceur m’épargne !… je me les fais à moi-même.

Mademoiselle De Liane se liera mardi par des nœuds éternels : puissent-ils être heureux ! Cependant nous restons encore ici près d’un mois : tu sais qu’il le faut absolument, pour les arrangemens que monsieur Des Tianges doit terminer : mais si tu le veux, je le devancerai. Périssent à jamais… Je ne sais où j’en suis. Ursule, aime toujours ta sœur ; tu ne lui fus jamais si chère.

P. S. J’observe que monsieur D’Alzan s’est découvert lui-même… Une lueur d’espérance semble sortir de ce goufre d’horreurs… Oui, ma sœur, il aime encore la vertu. Cette idée me console : elle me rend le courage de te transcrire quelques Entretiens que nous avons eu tous ensemble sur mon Projet. Ils serviront de Réponse à la question que tu me fais au commencement de ta dernière.