Neuvième Lettre.
De la même.
B onne nouvelle ! On était complaisant, caressant, empressé ; l’on me marquait ces préférences délicates, qu’on n’a que pour une Maîtresse ; & je suis sûre enfin que ce n’est pas moi qu’on aime, puisqu’on ne saurait cacher la joie qu’on a de retourner à Paris, de me quitter… Si ce n’est pas moi… dis, Ursule, c’est donc ma sœur. La conséquence est toute naturelle & fort juste. Tu sais ce qui s’est passé mardi : hier, on n’était bien qu’avec moi ; aujourd’hui, on a toujours quelque chose à me dire ; on me parle de toi, on te loue, on soupire : en honneur je crois qu’on veut me faire confidence de ses faiblesses ; car, tout-à-l’heure encore, l’on me disait : — Ma sœur, croyez-vous que je la rende heureuse ? l’est-elle ? vous lisez dans son cœur ?… Ma sœur, écoutez-moi —. On pressait ma main ; on l’a baisée ; j’écoutais, & l’on me répétait ce qu’on m’avait déja dit. On m’a montré ton portrait ; on le porte sur son cœur ; on a presque pleuré. On voulait s’en retourner dès hier, on voudrait partir aujourd’hui ; on ne saurait plus vivre sans te voir. Ne va pas te mettre dans la tête, que la *** a plus de part que toi à ce desir de s’en retourner : elle peut y en avoir ; mais beaucoup moins que toi, c’est ta sœur qui t’en répond. L’absence t’embellit : combien de femmes ont dû la conquête d’un époux infidèle, à la nécessité de vivre quelque temps dans des lieux différens ! Nous avons beau leur plaire, être belles, avoir ces charmes qui les séduisent ; l’imagination, durant l’absence, fait nous en prêter bien davantage : le desir s’éteint dès qu’on possède ; mais souvent il arrive aussi qu’il devient plus vif pour le bien qu’on n’a plus, que pour celui dont on n’a jamais joui. Malgré ces heureuses conjectures, j’engage monsieur de Longepierre, qui paraissait disposé à attendre la Tante de mademoiselle De Liane, & à charger son Neveu de ses affaires ; je l’engage, dis-je, à s’en rapporter à mon mari, & à ne pas laisser repartir seul monsieur D’Alzan. Je ne veux pas qu’il soit sur sa parole.
Tu vas donc le revoir ! O ma tendre, mon unique amie, je me figure avec quel plaisir tu le reverras ! N’empoisonne pas ta joie ; qu’elle soit pure comme ton âme sensible…
Il te dira ce qui se passe ici. L’exemple de monsieur Des Tianges n’aura pas nui, sois-en sûre. C’est un homme si digne d’être imité que monsieur Des Tianges !… En vérité, nous ne sommes pas égaux. Je trouve qu’il prend trop d’empire sur moi : & pourtant, comment pourrais-je m’en plaindre ? c’est sans le vouloir qu’il le fait : c’est par sa raison, sa vertu, son attachement, qu’il m’inspire un respect, une confiance, qui tiennent plus de la fille que de l’épouse. Qu’il est doux, ô mon Ursule, d’avoir dans son mari, un chef éclairé, vigilant ; un protecteur sage, tendre ; d’y voir un père, un ami, & sur-tout un amant ! voila ce que j’ai dans l’époux que le Ciel m’a donné, & ce que ma sœur retrouvera bientôt dans le sien.
Mes Notes sont achevées ; je regretterai moins monsieur D’Alzan. Je t’envoie le complement de mon Projet. Adieu, la plus aimée des femmes.
P. S. On m’apporte mes Lettres… Inutiles… Ah ! voici celle que je desirais… Comment ! le joli poulet… Il était pour ma sœur !… Mon amie, tu le vois bien, mes pressentimens… chère Ursule, ils ont toujours été vrais… Mais, me trompé-je ! On a cherché à s’assurer si l’avis donné à la *** venait de moi ; si les sentimens généreux qu’elle a montrés n’étaient pas mon ouvrage ! Agathe, le sait de l’Actrice elle-même, à laquelle on a écrit deux fois d’ici ! Je ne suis pas fâchée, non, je ne le suis pas, qu’on ait eue cette idée.
§ IV.ME
Conclusion.
Les mœurs sont en sûreté ; le Théâtre est honorable ; les Acteurs sont estimés autant qu’honnêtes. Il reste à montrer que la Dépense sera médiocre : si elle charge (quoique très-légèrement) le Citoyen en particulier, elle doit être nulle pour la Ville, puisque l’argent n’en sortira pas. C’aurait été encore ici une des raisons pour établir des Spectacles à Génève ; ils n’appauvriraient pas la République.
Presque toutes les Villes un peu considérables ont déja un Théâtre : il ne s’agirait plus que de quelques Décorations, objet peu dispendieux pour nos Comédies ordinaires. Mais rien n’empêcherait qu’une Ville opulente n’étalât, dans son Théâtre, une magnificence proportionnée à ses richesses. Celles qui le seront moins, se contenteraient de ce qui est indispensable. Les unes & les autres auront, dans la Caisse de leur Théâtre, une ressource toujours prête pour les besoins subits & les dépenses imprévues : ce sera pour elles comme une Loterie, dont la Recette excédera toujours considérablement les frais de perception.
Supposé donc que la Dépense, par année, se monte, à Paris,
SAVOIR ;
Prix annuels, pour le premier Acteur & la première Actrice de chacun des deux Théâtres, cent louis chaque Prix : quatre Prix formeront une somme de neuf mille six cents livres, ci…… 9,600 l. Accessits, au nombre de trente à chacun des Théâtres, distingués en trois décuries ; ceux de la I.re à mille livres, les dix suivans, à sept cents livres, & la dernière dixaine à cinq cents liv. les 60 Accessits font en tout 44,000 l. ci… 44,000 l. Prix & Accessits des premiers Danseurs : huit Prix à deux mille livres, trente Accessits à mille livres, sur les deux Théâtres : Total, 46 mille livres, ci…… 46,000 l. De l’autre part…… 99,600 l. Frais journaliers, comme payemens des Gagistes, tels que les Musiciens, Soufleurs, Receveurs, Ouvreurs de Loges, &c. Concierges, Valets de Théâtre, Gardes, avec le Luminaire, & quelques Rafraîchissemens pour les Acteurs, cinq cents livres par jour à chaque Théâtre ; & par an, la somme de trois cents soixante-six mille, l. ci…… 366,000 l. Réparations & Entretiens des Salles, Décorations, &c. par an, une somme de 100,000 l. Total, pour les deux Théâtres, 500 soixante-cinq mille six cents liv. ci* 565,600 l. Je ne fais pas entrer les honoraires des Auteurs dans la Dépense : on pourrait néanmoins supposer à peu près, qu’ils monteront, par an, à la somme de trente cinq mille livres : ce qui joint au Total, complèterait les 600,000 livres : mais cet article de Dépense sera comme nul, par la sur-taxe des Places, aux quatre premières Représentations.
***La Recette journalière, pourrait être à chaque Théâtre, l’un portant l’autre, grands & petits jours,
SAVOIR ;
Le Parterre aggrandi, quatre cents livres, ci…… 400 l. L’Amphithéâtre destiné aux femmes seulement, deux cents livres, ci…… 200 l. Quatrièmes Loges, tant à l’année, que journalières, cent livres, ci…… 100 l. Troisièmes Loges, cent livres, ci…… 100 l. Secondes Loges, deux cents livres, ci…… 200 l. I.res Loges, Balcons, Loges grillées, Parquet, ensemble cinq cents livres, ci…… 500 l. Total pour les deux Théâtres, par jour, trois mille livres, ci…… 3,000 l. Par an, (365 jours) un million quatre-vingt-quinze mille livres, ci…… 1,095,000 l. Par conséquent la Dépense excédera la Recette de la somme de cinq cents vingt-neuf mille quatre cents livres… Excédent…… 529,400 l. ***On voit que par cette Taxe, je ne suppose que 500 personnes au Parterre en toute occasion ; 134 à l’Amphithéâtre, 100 au Quatrièmes Loges, y compris les Abonnés ; 66 au Troisièmes ; environ autant aux Secondes, & moins de 100 personnes à toutes les Premières Places. Si je n’ai pas choisi le juste milieu, dans l’Economie actuelle, je suis sûre d’avoir pris bien au-dessous dans le Système proposé*.
Or si la Troupe actuelle, chargée, outre ses Dépenses ordinaires, de 24,000 liv. de Pensions, parvient chaque année à mettre en caisse une somme à partager d’environ 100,000 liv. n’a-t-on pas lieu de présumer que les deux Théâtres des Acteurs-Citoyens, au moyen des Nouveautés continuelles, pourront facilement, toutes Dépenses supportées, laisser celle de plus de 500,000 livres, dont on disposera, soit pour des ouvrages qui contribueront à l’embellissement de la Ville ou à la commodité des Citoyens, soit pour des encouragemens à la campagne.
Mais ce n’est pas sur un profit pécuniaire, que l’on établit l’utilité de la Réformation du Théâtre & du nouveau Règlement : C’est l’épurement des mœurs ; c’est la perspective flateuse de plaisirs inconnus, innocens, inexprimables procurés au Genre-humain, qui en est le louable motif. Dans un siècle, éclairé, le siècle des Sciences, de la Philosophie, de l’humanité, l’on doit abolir tous les abus, perfectionner tout le bien existant, diminuer tout le mal nécessaire, porter l’attention sur tous les états, & travailler pour tous les âges.