Septième Lettre.
De la même.
L e voila ; il est à côté de moi ; il travaille ; il lit ; il copie ; je ne lui laisse pas un moment de relâche ; vingt pages depuis hier : l’oisiveté, dit-on, est la mère du vice, & je veux l’en préserver. Si tu le voyais… je voudrais que tu le vîsses… En vérité, il se prête de bon cœur : son amitié loin d’être affaiblie, va peut-être trop loin. Il est pour moi d’une complaisance… Il ne m’en a jamais autant marqué… Il me regarde quelquefois de cet air timide & pendard que les hommes savent si bien prendre au commencement d’un passion… Dis donc, ma sœur, s’il allait m’aimer ?… Ces Messieurs-là aiment tout le monde : rien n’est sacré pour eux. Droits de l’amitié, liens du sang… faibles barrières qu’ils franchissent sans le moindre scrupule… Oh ! que je voudrais qu’il s’en avisât !… Va, tu serais bien vengée. J’humilierais le perside, je le tourmenterais, je le desespérerais… Que je voudrais le voir pleurer !…
J’approuve beaucoup la démarche qu’Agathe a faite, sans t’en avertir, auprès de la ***. Comme il a du être surpris de se voir démasqué ! Que son idole a été punie ! Ursule, qu’à ta place, j’aurais savouré la confusion de l’un, & les regrets de l’autre ! Mais ma sœur les aura plaint tous deux.
Nous avons ici deux jeunes Beautés qui ne nous quittent pas ; l’une est la Pupille de monsieur Des Tianges, l’autre se nomme mademoiselle De Liane, la même qui doit épouser le frère de mademoiselle Des Arcis : j’ai voulu voir comme ton mari se comporterait avec elles : poliment, en homme agréable, léger, prévenant, mais insensible : il n’a goûté que le jeune Des Arcis : peut-être ils se ressemblent ? Nous verrons ; je l’observe, je l’encourage par un air d’amitié, de confiance…… il sera du moins persévérant à changer… Ne serait-il fidèle que pour nous desespérer !… Non, je ne saurais le croire. Ma sœur, un jour, ramené par sa propre inconstance, tu le verras à tes pieds plus soumis, plus tendre que jamais. Ah ! comme alors, j’userais de mes droits pour lui faire sentir… Mais que dis-je la ? Ursule n’en aura pas le courage… En vérité, je prendrais de l’humeur ; mais très-sérieusement, car je suis sûre que tu lui pardonneras tout dès la première minute… Fermeté, courage, noble fierté… vertus inconnues à ma sœur : elle est tendre, elle n’est que tendre ; elle croit avoir tout fait, lorsqu’elle a été bien tendre, bien généreuse… bien imbécille. Eh ! voila comme on les perd… Oui, je te gronderais : mais il vaut mieux quitter ce sujet. Madame, voila mon second cayer.
§ II.
Utilité des Spectacles.
Après les aveux que j’ai faits dans le premier §, on connaît assez quelles sont mes vues, lorsque je soutiens, dans celui ci, l’utilité des Spectacles : le coup-d’œil que je dois y jeter, vers la fin, sur huit questions importantes, achevera de montrer, que je ne suis rien moins qu’indulgente pour les abus dans la Représentation, & les indécences dans le Drame.
Je me rappelle d’avoir avancé, « que le Théâtre pouvait être utile, par ses Drames, par la Musique, par les Danses, par le plaisir qu’il procure ». Je veux que chacun se prouve à soi-même cette vérité, en ne consultant que la nature & la raison ; & que l’honnête-homme puisse se justifier l’emploi des heures qu’il donne aux plaisirs innocens.
Nous sommes : être agréablement est le but de tous nos soins, le terme de tous nos vœux, de tous nos appétits : cet ambitieux que vous voyez remper, ne s’abaisse que parce qu’il espère parvenir par-là, à maîtriser : il semble qu’il essaye jusqu’où il pourra ravaler un jour impunément la triste humanité : l’avare qui se refuse le nécessaire, ne le fait que parce qu’il a mis tout son bonheur plutôt dans le pouvoir de goûter les plaisirs, que dans leur jouissance : l’Indien & le Japonois qui se déchirent en l’honneur de Fo, espèrent en souffrant des douleurs horribles, se rendre plus sensibles aux voluptés qui les attendent ; ils ressemblent à ces gourmands qui ne se livrent à de violens exercices, que pour exciter vivement l’appétit, & goûter ensuite avec plus de sensualité le plaisir de le satisfaire. Voyez ce père tendre, qui s’épuise de travail, pour qu’un jour son fils & sa fille reçoivent de sa main, en le bénissant, un bien plus considérable au jour de leur mariage ; c’est que pour lui, le plaisir d’être le bienfaiteur de ses enfans, est le plus doux de tous : jetez enfin les yeux sur l’homme assis au dernier degré, voyez-le durant la semaine se livrer aux plus rudes travaux ; c’est qu’il entrevoit qu’ils doivent, au bout de six jours, lui fournir le moyen de s’abandonner à la joie. Tout, parmi les êtres animés, tend au plaisir : mais cette pente est plus forte, plus éclairée dans l’homme ; elle le porte à rechercher avidement ce qui peut lui procurer, ou des sensations flateuses par rapport au corps, ou des perceptions agréables par rapport à l’esprit, ou de doux sentimens capables de fondre la glace de son cœur. Or l’Etre raisonable si vivement entraîné vers ces trois genres de plaisir, les trouve réunis dans le Spectacle dramatique. Voudrait-on que ce goût si naturel fût un penchant vicieux ; & l’objet qui le satisfait, sera-t-il un amusement coupable ? Oser l’avancer, ce serait accuser la Divinité même.
Jouir agréablement de son existence est le but que le Sage se propose, en suivant la vertu : il fait que le desordre & le crime n’enfantent que la douleur : si c’était-là la doctrine d’Epicure, tout honnête-homme est Epicurien. Il ne se fatigue pas, pour courir après les plaisirs honnêtes ; mais il en jouit, lorsqu’ils se présentent, il les approuve, il favorise leur existence, il aime à les voir se multiplier. Les agréables accords de la Musique transportent son âme ; ils lui peignent la divine harmonie des productions du Souverain Etre, & le remettent à l’unisson avec tout lui-même : la Danse ajoute à l’agréable sensation que produit la Musique ; ce dernier art est une émanation du premier : il réalise aux yeux, ce que les sons font percevoir à l’oreille ; une joie délicieuse, redoublée se glisse par deux sens à la fois dans son âme ravie. La manière dont ces deux Arts excitent aujourd’hui les passions, n’est qu’un chatouillement agréable. Il est vrai qu’en les joignant au Drame, c’est autre chose. Toutes nos Pièces ne sont pas également estimables : mais quoi qu’on ait dit de notre Dramatique, nous n’en avons pourtant aucune à qui l’on puisse reprocher d’autoriser le crime, & de présenter des Tableaux d’une indécence révoltante. Le gouvernement sage des Nations modernes n’a jamais souffert sur nos Théâtres des Drames licencieux comme ceux d’Aristophane & de ses Prédécesseurs ; ni de Danses comme ces Pyrrhiques obscènes, si courues des Romains. Tout se ressent chez nous, de cette excessive délicatesse, qui ne veut que des couleurs douces ; qui tempère le terrible, amoindrit le grand. Je ne crois pas que nous ayions pas plus de vertu que les Anciens ; mais nous rougissons du vice qu’ils affichaient, nous voulons qu’il se cache… Serait-ce par un rafinement de sybarisme ?… Il ne m’appartient pas de médire de mon siècle. Je dois seulement dire, que nos Drames actuels sont presque tous, tels que les plus sévères d’entre les Anciens n’y eussent trouvé rien à redire. Ce n’est pas assez pour nous, dira-t-on, dont les mœurs sérieusées par une Religion auguste, ne peuvent admettre le plaisir comme plaisir. A la bonne heure : admettons le plaisir comme délassement nécessaire ; les danses & la Musique comme procurant ce délassement : les Drames Français, comme renfermant toujours quelque leçon utile, comme éclairant l’esprit, formant le cœur, nous apprenant à nous tenir sur nos gardes ; le Théâtre de la Nation comme une Ecole du monde, où les jeunes-gens achèveront leur éducation avec moins de danger qu’au milieu de bien des cercles. Regardons notre Spectacle & ses Drames comme un moyen toujours prêt, dont la Puissance Souveraine peut faire usage pour inculquer aux Peuples telles maximes qu’elle croira convenir ; en temps de guerre, par exemple, l’héroïsme patriotique ; durant la paix, les Associations avantageuses, le goût des Arts utiles, du Commerce, des travaux profitables à la Population, &c. Il paraît que nous ignorons encore tous les usages de notre Théâtre, & que nous ne connaissons pas toute l’utilité qu’on en peut tirer, pour exciter l’émulation, donner aux recompenses de la Vertu un champ digne d’elles, au châtiment des fautes publiques un tribunal redoutable. Que les Grecs ont de ce côté-là surpassé toutes les Nations & qu’il serait glorieux pour nous de les imiter ! Déja Turenne & Saxe ont été couronnés sur le Théâtre ; & l’on y a loué l’illustre Rejetton des Condés. Voyez la Note [G].
Mais, avec quel avantage n’établit-on pas l’utilité morale de nos Spectacles, s’il est certain, que le but de la plupart des Pièces modernes, est de nous peindre la Vertu toujours aimable, & de rendre le vice toujours odieux ? De pareils Spectacles sont bien au-dessus de tous ceux des Romains, & même des Comédies Grecques les plus décentes : en rassemblant les hommes, ils doivent adoucir leurs mœurs, par le plaisir ; les corriger, au moins des vices grossiers, & surt-tout de l’insociabilité. L’homme isolé, sauvage, est vicieux sans honte, comme sans remords : l’homme en société, a pour aimer l’honnête & le beau, un aiguillon puissant, dans l’approbation de ses semblables : c’est donc une grande vérité que celle-ci,
Il n’est pas bon à l’homme d’être seul. Mais en reconnaissant que la Comédie peut & doit être un correctif salutaire, j’ose dire que la manière de représenter en a jusqu’ici retardé, ou même anéanti les effets. C’est à quoi je me propose de remédier dans le § III.« Si les Représentations théâtrales sont utiles aux mœurs » ; voila la question qu’un certain Auteur nommé Cicéron 1, a, dit-on, jadis décidée à leur desavantage ; & qu’un homme plus connu des femmes par la Nouvelle Héloïse & le Devin de Village, décide bien plus sévèrement encore : puisqu’il prétend qu’elles sont pernicieuses ; destructives pour les bonnes mœurs & pour notre vertu 2. Quelque grands que soient les noms de ces deux hommes, on a vu que je n’étais pas en tout de leur avis. Le premier, probablement, parlait des anciennes Tragédies Grecques, où l’on voit les trahisons, les meurtres, les incestes, les parricides ; des Pièces satyriques d’Aristophane ; des Comédies de Plaute & de Térence, qu’une Française lui abandonne de bon cœur : l’autre n’a sans doute en vue que de conserver à sa bicocque de Genève, dont je me soucie très-peu, son urbanité suisse, le droit de s’ennivrer, l’agrément de médire à son aise, & le plaisir, un peu plus réel pour la jeunesse des deux sexes, de danser quelquefois ensemble. Mais dans notre Patrie, & dans toutes les grandes Villes du Royaume, où il se trouve beaucoup de Riches, que le Spectacle ne dérangera pas, comme les Citoyens de Genève, de leurs importantes occupations, il est essenciel qu’il y en ait. Il ne l’est pas moins, que le Peuple lui-même ait la satisfaction de partager au moins une fois dans la semaine, les plaisirs des Grands : c’est le moyen de le consoler de six jours de travaux & d’humiliation*. Cette raison suffirait, indépendamment des autres, pour prouver l’utilité des Spectacles, c’est un objet important, noble, relevé, digne de toute l’attention du Gouvernement, de chercher à satisfaire le peuple, en lui procurant des délassemens honnêtes. Il en résulte de grands avantages ; outre l’aménité de mœurs qu’ils procurent, c’est par le Théâtre qu’une aimable Philosophie pénètre dans tous les Ordres de l’Etat ; (ceci prouve combien on doit épurer la source des amusemens publics) : l’enchantement des Représentations, & de leur brillant Spectacle, distrait les hommes d’objets desagréables ; au sein des Ris & des Jeux, ils se trouvent forcés d’oublier jusqu’à leurs calamités : par-là l’on fait aimer au Citoyen un pays où il trouve des plaisirs inconnus ailleurs. Combien d’Etrangers les Spectacles seuls de la Capitale n’y retiennent-ils pas ? Le Genevois lui même, resterait au sein de sa famille & de sa Patrie, s’il pouvait y jouir de l’amusement qui lui fait aimer Paris ? Au lieu d’improuver ces divertissemens publics, il serait à desirer qu’on les protégeât plus spécialement, qu’on les annoblît, qu’on en fît, comme chez les Grecs & les Romains, une affaire d’Etat ; que, s’il était possible, le Citoyen y fût admis sans paraître contribuer en rien à la dépense*. Mais on ne peut rendre au Théâtre l’ingénuité de condition, qu’en lui fesant subir des changemens aussi considérables qu’avantageux, sans pourtant adopter tous ceux qu’a proposé Riccoboni.
Personne sans doute n’aurait plus d’intérêt que nous à desirer, comme le voulait cet Auteur, que les Comédiennes fussent pour jamais bannies du Théâtre réformé : mais cette proposition me paraît également odieuse à faire, injuste & inadmissible. Je ne saurais croire que les peintures de l’amour & la présence des femmes, fassent tout l’inconvénient de nos Spectacles. Loin de-là, je soutiens que si, d’un côté, ces deux objets peuvent être dangereux sur la Scène ; de l’autre, l’expression honnête & délicate du plus doux sentiment de notre âme, est ce qui peut donner aux Pièces tragiques ou comiques, un plus grand degré d’utilité ; & que la présence, le jeu des femmes sera précisément, lors de la Réforme proposée, ce qui rendra le Spectacle national plus réservé, plus digne de notre respect & de notre vénération. Quel ennemi du genre humain entreprendrait de bannir de nos plaisirs l’amour & les femmes ? Ignore-t-on, que dans un Pays tel que le nôtre, où elles sont réellement la moitié de la Nation, puisqu’elles y sont admises au gouvernement public & particulier des familles ; qu’elles y font l’ornement de la Cour ; l’embellissement des Villes ; que leurs atours & leurs charmes augmentent la pompe des plus augustes cérémonies ; ignore-t-on, dis-je, qu’on ne peut les exclure d’aucun divertissement, soit comme Actrices, soit comme Spectatrices, sans s’exposer à le voir bientôt deserter par les hommes ? Un Français, pour se réjouir, veut être animé par les regards des Belles ; loin d’elles il languit. Un Anglais, en se noyant de punch & de thé, s’amuse à règler l’Etat, fronde le Ministère, & souscrit pour Wilkes ; le Germain oublie tout à force de rasades ; le Français existe par les femmes : si quelquefois elles l’amolissent, plus souvent encore un coup-d’œil, un sourire de leur part ont suffi pour faire des héros. Riccoboni, convenons-en, avait trouvé, ainsi qu’il le desirait en proposant d’ôter les rôles aux femmes, le vrai moyen d’anéantir le Théâtre. Eh ! pourquoi l’anéantir ? N’est-il pas, comme on l’a prouvé si souvent, utile par le plaisir qu’il donne, par la morale que renferment ses Pièces, par les occupations dangereuses & le jeu ruineux qu’il fait éviter à tant de gens ; par cette politesse, cette urbanité, qu’il introduit parmi le Peuple, sur lequel tout ce qu’il voit au Théâtre impressionne toujours beaucoup ? Non, l’homme sensé, & même l’homme religieux, n’auront plus rien à reprocher au Théâtre, si l’on exécute notre Projet ; le demi-vertueux n’y verrait aussi rien à desirer : le méchant pourra peut-être en abuser encore, mais le sage en profitera.
Monsieur Rousseau n’envisageait pas le Théâtre sous ce point de vue, lorsqu’il demandait :
« 1. Si les Spectacles sont bons ou mauvais en eux-mêmes ?
» 2. S’ils peuvent s’allier avec les mœurs ?
» 3. Si l’austérité républicaine les peut comporter ?
» 4. S’il faut les souffrir dans une petite ville ?
» 5. Si la profession de Comédien peut être honnête ?
» 6. Si les Comédiennes peuvent être aussi sages que d’autres femmes ?
» 7. Si de bonnes Loix suffisent pour réprimer les abus ?
» 8. Si ces Loix peuvent être bien observées ?
Mais on peut lui répondre : 1. En eux-mêmes, les Spectacles sont bons, louables, utiles : tout ce qu’on a dit jusqu’à présent tend à le prouver : & si cela ne suffit pas, le Sage de Genève, lui-même, dans une Note tirée de l’Instruction Chrétienne, convient que non-seulement les Spectacles en général sont bons (ce qui ne pouvait être révoqué en doute) ; mais que nos Pièces de Théâtre,
« en tant qu’on y trouve une peinture des caractères & des actions des hommes, peuvent donner des leçons utiles & agréables pour toutes les conditions ».2. La réponse à la première question, résout aussi celle-ci : les Spectacles, s’ils sont utiles, peuvent s’allier avec les mœurs. C’est en confondant exprés trois choses, fort distinctes, quoique liées entr’elles, que monsieur Rousseau a paru attaquer victorieusement les Théâtres dramatiques ; ces trois choses sont le Spectacle, le Drame & l’Histrionisme. Examinons-les tour-à-tour. Le Spectacle est un amusement permis de droit divin & de droit humain : il se trouve par-tout dans la nature ; le plus beau de tous est le Ciel lui-même : la majestueuse étendue des mers, la variété des sites & des campagnes, la sombreté des forêts, l’éclat des montagnes de neige, l’émail des prairies, nous en offrent de moins beaux à la vérité, mais plus à notre portée : les Armées, les Combats, les Assemblées, les Fêtes, les Cérémonies des Religions en sont un autre genre plus rapproché de l’homme : enfin, il y a des Spectacles proprement dits, que l’homme social se prépare, qu’il assaisonne de tout ce qui peut flatter cette avidité de voir qui lui est naturelle : les uns consistent en courses, en combats d’hommes & d’animaux, & sont purement matériels ; les autres (& c’est de ceux-ci dont il est question) satisfont la vue par les décorations d’un Théâtre, le jeu des Acteurs, en même-tems que par le Drame ils parlent au cœur & à l’esprit. Le Drame peut corriger les mœurs, il peut les corrompre ; ces deux effets opposés résultent non seulement de la nature de la Pièce, mais encore des qualités ou des vices du Comédien. Si la Pièce est sage, instructive, comme le Misanthrope, le Menteur &c. en elle-même, elle doit corriger, épurer les mœurs : Si l’Acteur, si l’Actrice ont un autre but que de seconder le but du Drame ; si l’envie de plaire, de séduire leur fait chercher à réveiller dans les sens une volupté dangereuse ; si leur conduite expose à la dérision les maximes que le Poète met dans leur bouche, c’est alors l’Histrionisme qui devient contraire aux mœurs ; c’est lui qui ne peut manquer de vicier & d’anéantir l’effet naturel qui devait suivre le Drame ; non que ce soit un inconvénient réel, que la plupart des Spectateurs se trouvent attirés aux représentations dramatiques par le plaisir que donne le jeu de tel Acteur ou de telle Actrice ; cet attrait non-seulement augmente leur nombre, mais contribue infiniment à leur faire goûter la morale & les leçons : cependant s’il est nécessaire que l’attente ne soit pas trompée, & qu’on trouve ce genre de plaisir à nos Théâtres, il est clair en même-temps qu’une Pièce est bien imparfaite, & loin du but où doit tendre la bonne Comédie, lorsque son Auteur, sacrifiant le principal à l’accessoire, n’a cherché qu’à donner le plaisir résultant de la Représentation : la Pièce est dangereuse, lorsqu’elle nous divertit par des scélératesses* dans le Drame ; elle est inadmissible, lorsqu’elle ne plaît que par la volupté qu’y réveillent à chaque mot les mines provoquantes de l’Actrice, ou le jeu libre & sémillant de l’Acteur.
3. Je conviendrai donc, que l’austérité Républicaine ne peut comporter les Drames de ces deux derniers genres, parce que, eu égard au besoin qu’ont les hommes d’un contrepoids qui balance cette consentanéité dont jouit le vice, ils sont presque toujours pernicieux ; non pas absolument par l’action en elle-même, mais par la manière dont elle est présentée, & parce que l’Auteur n’ayant cherché qu’à donner du plaisir, il a laissé toute leur force aux inconvéniens de l’Histrionisme. Je conviens encore que l’Auteur d’un Drame sachant que ce n’est pas dans sa Pièce seule qu’est la source du plaisir qu’on va chercher au Spectacle, il peut légitimement compter sur le jeu des Acteurs & les grâces des Actrices ; supposer que sa Pièce tirera son principal agrément & sa plus grande force, de la bouche qui doit la débiter : mais, par cette raison même, c’est à lui, s’il prétend au mérite solide d’être un Citoyen utile, estimable, à ne fournir au Comédien qu’un jeu décent ; à ne rien mettre dans la bouche des Actrices qui puisse par elles se changer en poison pour les Spectateurs. Il doit, s’il est honnête-homme, racheter autant qu’il est en lui, par le châtié de sa Pièce, l’inconvénient trop réel de la séduction qu’opère la Représentation. Lorsque la Pièce est vertueuse, comme le Préjugé, Cénie, Nanine, la Gouvernante, la Pupille, &c. le cœur de la jeunesse est attendri, ou plutôt, amolli comme la cire ; il est prêt à suivre la première impression qu’on lui voudra donner ; tout dépend de la société que le jeune-homme ou la jeune-fille vont trouver en sortant du Spectacle : les honnêtes-gens leur feront chérir l’union sainte du mariage ; une Catin, un Célibataire égoïste, les plongeront dans la débauche. Le jeune-homme qui vient d’être ému, troublé, transporté hors de lui-même, s’est mis à la place de l’Amant ; il a cru voir dans celle qui représentait l’Amante, l’objet qui doit faire sa félicité ; son âme abusée ; s’est élancée vers l’Actrice ; la personne a fait oublier le rôle : dès le lendemain, il court revoir son enchanteresse, & dans la bouche de cette femme, les maximes saines, salutaires ne font plus que parer des charmes de la vertu l’idole de la volupté. Voila l’inconvénient de l’Histrionisme, même dans les Pièces estimables. Combien le danger ne croîtra-t-il pas, si la Pièce n’offre qu’une intrigue amoureuse, où de jeunes fous dupent un vieillard insensé ! Le tumulte des desirs, c’est donc tout ce qu’une telle Pièce excitera dans les uns ; un rire vide, un épanouissement machinale, seront tout ce qu’elle réveillera dans les autres. Supposons qu’un jeune-homme lise dans son cabinet, ou l’Amphitrion, ou les Folies amoureuses, Zénéïde, l’Oracle, ou les Fausses Infidélités, &c. &c. Il sourit aux duperies, à l’ingénuité, aux plaisanteries, il s’amuse presqu’innocemment ; car il n’est pas assez affecté pour que ses passions soient émues d’une manière dangereuse : mais qu’il voye représenter ces mêmes Pièces ; l’Alcmène séduisante, dont il se peint vivement la situation, qu’une gaze claire couvre à peine lorsqu’on la suppose entre les bras d’un Amant-dieu, remue furieusement son jeune cœur. Quel sera le correctif des Folies amoureuses ? Lorsque Lucinde & Zénéïde auront porté la flâme au fond de son cœur, qui la dirigera, la modérera ? Je sais que ces deux petites Comédies ne peignent qu’une innocente tendresse dans l’amant ; mais l’amante fort des bornes, & des Représentations de ce genre, doivent être interdites aux jeunes filles dont on veut que le cœur ne reçoive des loix que d’une raison sage & soumise. Dans ces trois Pièces, le jeune-homme ne voit que des objets séduisans ; il n’entend que des maximes libres ou mondaines ; on allume la volupté dans ses sens, l’on parle à son cœur un langage passionné ; mais il n’y trouve pas un petit mot dont il puisse profiter. Les Fausses Infidélités présentent trois Originaux, le froid Valsain, le trépignant d’Ormilli ; le présomptueux Mondor. On ridiculise le dernier avec raison comme avec succès. Le premier n’est-là que pour le contraste, pour faire saillir le caractère du bouillant d’Ormilli ; caractère bien dans la nature, dont la Comédie fait un joli Tableau, mais que l’Auteur n’a pas eu l’art de présenter de manière à nous corriger : au contraire, l’on peut dire que le jeu de l’Acteur n’est propre qu’à rendre charmant un original vicieux, à porter nos Petits-maîtres, à se donner de plus-en-plus son ridicule brillanté ; ils en seront plus insupportables aux yeux des femmes sensées, plus courus des folles ; ils ne prétendent que cela. Une Comédie qui ne corrige pas le vice, & n’attaque que le ridicule, est une mauvaise Comédie. Une Pièce qui connive au mauvais goût de son siècle, ne fronde que le vice & les ridicules qui déplaisent, caresse celui qu’on aime, est une Pièce dangereuse. En effet, on persiffle Mondor, qui le mérite, & dont le personnage est odieux pour plus d’une raison ; & l’on ne condamne dans d’Ormilli que sa jalousie : sa ridicule vivacité, ce vice de caractère qui rend les hommes d’un commerce difficile, souvent insupportable, loin de lui nuire, lui donne un air plus piquant. Mais on en veut à sa jalousie : prenons-y garde ; cette attention à toujours poursuivre la jalousie, à ne lui faire aucun quartier, pourrait bien déceler qu’on la trouve plus incommode que vicieuse, & qu’elle déplaît davantage aux hommes qu’elle gêne, qu’aux femmes qui en sont l’objet. Est-ce donc un si grand mal que cette jalousie ? Elle n’afflige point la femme honnête & tendre, qui sait trop que ce sentiment accompagne toujours le véritable amour ; elle n’est un fardeau que pour la coquette. Malheur aux époux qui cessent d’en sentir l’aiguillon ; c’est une preuve qu’ils vont tomber dans la léthargie de l’indifférence, & qu’ils ne se réveilleront de ce triste état que pour se haïr. Mais ce n’est pas-là ce qu’on peut dire de plus fort sur cet acharnement contre la jalousie. Il opère une révolution funeste dans les mœurs : nos jeunes-hommes, parvenus à craindre ce ridicule, plus que nos femmes ne redoutent le crime de l’infidélité, les dernières suivent leur penchant que la Comédie n’a point attaqué, flétri ; & les seconds souffrent le desordre, de peur d’être honnis. Oh ! le bel effet de cette imprudente critique d’une passion naturelle, qui ne peut, tout considéré, que produire une plus grande sévérité de mœurs !… Si donc, l’Actrice fait souvent éprouver au Spectateur demi-vertueux, des mouvemens dérèglés dans les Drames les plus sérieux tels que la Tragédie, les Comédies les plus instructives, comme le Tartufe, le Dissipateur, &c. que veut on qu’il ressente durant la Représentation des Pièces que je viens de citer ? Que leur apprend le Tuteur dupé, dont on a laissé l’Auteur s’applaudir tout seul de cultiver ce qu’il nomme l’ancien genre * ? (Quel genre, bondieu ! où l’on ne débite que des fadaises ; où l’on ne voit que des espiègleries d’enfant & des balourdises de vieillard hors de la nature !) La bagatelle Heureusement est-elle faite pour donner aux Dames & aux Martons beaucoup de défiance, bien de l’éloignement pour nos jeunes Militaires ? Ces Pièces, ou plutôt ces jolis colifichets, par qui le vice est peigné, fleuri, ne sont rien moins que propres à en inspirer de l’horreur, dans un siècle où le plaisir conduit doucement au Vice sur le palanquin de l’Indolence. Que serait-ce si je parlais de ces Farces, si courues de nos pères, & beaucoup moins dangereuses pour eux, qu’elles ne le seraient pour nous ?… Concluons donc, que le Théâtre, uniquement composé des Pièces dans le genre dont je viens de parler, « ne peut être comporté par l’austérité Républicaine » : mais convenons, en consultant la raison, qu’en eux-mêmes, les Spectacles, sont légitimes, utiles ; qu’ils peuvent, par leur argument ou leur sujet, instruire les hommes, adoucir ; épurer les mœurs, aussi bien qu’ils pourraient les corrompre ; que de bonnes loix (comme je le prouverai en deux mots, en répondant aux questions 6 & 7,) que de bonnes loix, dis-je, suffisent pour réprimer les abus : le Comédisme réformé, le Drame intéressant & châtié produiront cet avantage, écarteront tous les inconvéniens. On n’ignore pas d’ailleurs, que durant longtems les Spectacles se sont alliés chez les Romains, avec l’austérité de la vertu. Les causes du Sybarisme dans les mœurs, furent aussi celles de l’indécence & du dévergondage dans la Dramatique. On peut en dire autant à l’égard des Athéniens ; & quoique, chez l’une & l’autre Nation, les Drames n’aient paru dans leur plus grande gloire, que lors d’une corruption de mœurs presque générale, comme on ne connaît la source, qui n’est pas dans les Spectacles, je me dispenserai de les justifier. A la vérité, lorsqu’Auguste voulut amollir les Romains par le plaisir, il abusa des Spectacles, des Arts, des Sciences en tout genre qu’il protégea ; il parut encourager un Pylade, un Bathylle, dont les Mimes licencieuses achevèrent d’anéantir la pudeur, la décence, & même la pudicité Romaine : mais en sera-t-il moins vrai, que la Tragédie Grecque était plus propre à échauffer le patriotisme, qu’à corrompre les mœurs ? Octave sentit bien que ce n’était pas les Antiquités de la République qu’il fallait mettre sur le Théâtre ; il n’eut garde de rappeller la mémoire des Brutus, des Camille, des Coriolan, des Regulus ; de retracer la catastrophe des Tarquins, des Decemvirs, des Manlius Capitolinus &c. il ne mit sous les yeux des Romains que d’obscènes Pantomimes. Ce fut peut-être, depuis Sylla, la politique des Grands qui priva seule les Romains de Tragédies patriotiques, comme celles des Grecs, dont quelques-unes sont les plus beaux monumens, qui nous restent de l’antiquité. Le Drame tragique, pour atteindre au degré d’utilité & de majesté dont il est susceptible, ne doit jamais être un Roman. La Grèce libre put voir avec satisfaction la fabuleuse histoire des familles de ses Rois qui s’étaient entredétruites, lorsqu’on représentait les Œdipe, les Agamemnon, les Atrée, les Eriphile : mais avec quels transports n’admira-t-elle pas, dans les Perses d’Eschyle, les Héros auxquels elle devait sa liberté ? La Tragédie nationale aurait ici le même effet, si nous célébrions nos grands hommes ; ces Drames ne pourraient qu’échauffer dans nos jeunes Citoyens l’amour de la gloire, du Prince* & de la Patrie. Oui, loin que la Tragédie & la bonne Comédie ne puissent s’allier avec l’austérité Républicaine, ce n’est que dans les Etats, ou Républicains, ou libres sous un Monarque, qu’elles peuvent se montrer, la première avec une majesté, la seconde avec une liberté inconnues par-tout ailleurs.
4. Pourquoi les Citoyens d’une Ville médiocre seraient-ils pour jamais privés des plaisirs que le Spectacle procure, surtout si l’on considère, que les desordres publics des Acteurs, & des Particuliers avec les Actrices, y seront plus rares ; parce que le deshonneur qui suit le vice, est toujours sûr dans un pays où tout le monde se connaît ? Je vois même un avantage considérable à donner de-temps-en-temps cet amusement aux Provinces éloignées ; il consiste en ce que le Spectacle dramatique, quoique momentané, retiendra chez eux les gens aisés, qui ne se verront pas dans la nécessité de venir le chercher coûteusement à la Capitale.
5. Il est hors de doute que la profession de Comédien peut être honnête : la rendre telle, est le but du Plan de Réforme, & j’y renvoie*.
6. Non, jusqu’à présent, les Comédiennes n’ont pu que difficilement être sages ; & ce qui est difficile, est rare. On va voir les moyens que j’indique, afin que les honnêtes-gens n’ayent plus rien à desirer de ce côté-là.
7. Pour que des loix soient efficaces, il ne suffit pas qu’on les ait rendues exécutables, & qu’elles partent d’une puissance aussi légitime qu’absolue : il faut encore, qu’elles trouvent des sujets disposés à les aimer. Des loix sévères, réprimantes, ne seront jamais aimées par des Histrions ; on en a donné la raison plus haut : il faut donc trouver des Acteurs que leur condition, leur état, leurs espérances obligent à penser différemment de ces gens-là. On verra, dans la suite* de quelle manière je propose de les former.
8. Les Règlemens seront suivis, lorsque les bonnes dispositions des Sujets en assureront l’exécution. Nulle puissance humaine ne peut obliger les hommes à observer une loi, qui aura plus d’inconvéniens que d’utilité ; ou, si l’on veut, qui serait en sa majeure partie, contraire aux intérêts de ceux qu’elle doit régir. Si d’un côté, vous ôtez aux Comédiens actuels la considération, l’estime publique, les honneurs, en un mot, tout ce qui a du pouvoir sur l’âme des honnêtes-gens ; & que de l’autre vous accumuliez les obligations, les devoirs ; que voulez-vous qui les soutienne, & comment la balance gardera-t-elle l’équilibre ? Mais, diront les Misomimes, prétendez-vous que des Baladins… Je ne veux rien qui soit contraire à la plus exacte décence : j’ai prévu vos objections ; elles m’ont paru si fortes, que je n’ai pas cru qu’on pût les lever autrement, qu’en traçant une route toute nouvelle. Par cette manière de défendre les Spectacles, on voit que j’abandonne tout ce qui peut blesser en eux la Religion & les mœurs ; comme d’un autre côté, je soutiens ce qu’ils ont de légitime, d’honnête & d’utile.
Vous commencez à entrevoir où je veux en venir : à ma première, vous serez entièrement au fait.
Votre aimable, votre charmant petit traître avance son Ouvrage………
Ah ma chère ! il vient de recevoir une de tes Lettres ; il me l’a montrée : que j’en suis contente ! elle est comme je la desirais pour lui, & pour moi. Il me répète avec satisfaction les douceurs que tu me dis… Cependant je trouve que tu t’es bien pressée ! à peine est-il ici… faible épouse !… Tu sais mes conjectures : ce soir je verrai : je veux lui ménager un tête-à-tête… Adieu : Monsieur Des Tianges, qui paraît, t’embrasse un million de fois : & moi, chère Ursule, je ne saurais te peindre la vivacité de mes sentimens pour toi.