Sixième Lettre.
De madame Des Tianges.
T on oncle & ton mari viennent d’arriver ; monsieur De Longepierre gai, bruyant ; monsieur D’Alzan réservé, modeste, presque honteux ; croyant apparemment que tout le monde lit dans ses yeux, le secret de son cœur. Il est venu m’embrasser, avec un front nuagé, de cet air embarrassément fier, qui semble dire aux gens : Je boude, depeur d’être grondé. Le pauvre petit scélérat !…… S’il allait ne plus avoir pour moi cette franchise dont il s’était fait une loi, & si son inconstance se portait jusqu’à l’amitié ? Je ne le sais pas encore : mais je m’en assurerai bientôt. En tout cas, c’est tant-pis pour lui. Je viens à ta Lettre.
Madame D’Alzan prétend que l’époux tienne tous les sermens que l’amant lui a faits. Impossible. Elle me dira, qu’elle ne manque pas à ses promesses. Elle fait son devoir. Elle voudrait quasi plaire seule ; la préférence ne lui suffit pas. Ma sœur a précisément les dispositions qu’il faut pour être une épouse très-tyrannique & très-malheureuse. Elle va se récrier : mais je ne me rétracte pas ; j’ai dit vrai. Je partage sa peine ; &, plus injuste qu’elle, je hais sa Rivale. C’est à moi que tu dois l’absence de ton mari ; je n’ai voulu te confier cette malice, que lorsqu’il ne serait plus en ton pouvoir de l’en préserver : je prétens le punir, tourmenter la *** : il sied bien à ces créatures de plaire à nos époux ! de les aimer, de nous disputer leur cœur, & d’oser nous montrer de la générosité ! Elle m’a mise d’une humeur… En vérité, je ne saurais m’accoutumer à voir, à rencontrer par-tout de ces femmes qui ne sont à personne, & qui peuvent être à tout le monde ; de ces Beautés bannales, qui jouissent du droit exclusif de séduire… publiquement… sous la protection des Loix.
Depuis ma dernière, je me suis mise à réfléchir sur les moyens de réformer cet abus… & mille desordres que les Comédiennes occasionnent. D’abord emportée par un zèle amer, j’aurais voulu anéantir Comédies, Opéras, Danses, Bals… Mais, ce premier mouvement calmé, j’ai vu qu’il était insensé de chercher à diminuer les plaisirs de la vie, parce qu’ils ont des abus ; j’ai trouvé qu’il y avait un moyen fort simple de conserver des amusemens aussi piquans, aussi louables, aussi utiles, que ceux que le Théâtre nous procure, sans nous exposer aux inconvéniens. J’ai donc imaginé de maintenir la Comédie, & de supprimer les Comédiens. L’idée te paraît bizarre, le paradoxe complet ; tu te dis sans doute que l’humeur aveugle & fait déraisonner ta sœur. Un moment : je fais ce que je dis, & je ne prétens pas, comme tu pourrais le croire, faire rendre les chefs-d’œuvre de Molière, de Corneille, de Racine, &c. par des Marionètes : les talens du célèbre Vaucanson ne sont pas nécessaires pour l’exécution de mon Projet : mais je ne voudrais plus de Comédiens & de Comédiennes de Profession. Je me choisis des Acteurs plus nobles, plus relevés, & nullement dangereux. J’ai communiqué mon idée à monsieur Des Tianges, pour savoir de lui, si rien ne l’appuyait dans l’antiquité ; il m’a indiqué quelques Livres qui pouvaient m’instruire. Plus heureuse que je n’eusse oser le penser, j’ai trouvé chez la plus sage & la plus délicate des Nations, la réalité de mes rêveries. Aussitôt j’ai pris la plume ; & pour t’amuser, me satisfaire, réussir peut-être à faire goûter ma Réforme, j’ai commencé le Projet dont je t’envoie la première feuille. Tu ne sais pas le tour que je joue à ton perfide ? Je prétens qu’il travaille contre lui-même, & c’est lui que je veux charger de me recueillir des Notes* Car je prétens faire un Livre où rien ne manque, Préface, Citations & Paradoxes. Que ne me ferait pas entreprendre, l’envie de te distraire & de t’amuser !… O ma sœur ! je le tiens ici le traître ! Va, il est en bonnes mains, & je t’en répons… Il m’a fourni jusqu’à mon titre : reconnais-tu sa main ? lui-même vient de l’écrire.
Voici comme je débute. Observe que ce n’est plus à toi seule que je parle : je prens le ton de nos Auteurs : comme eux j’improuve & je loue ; comme eux, je me donne l’air d’instruire le Sage, qui sourit en silence, & plaint ma témérité ; comme eux, je dirai peut-être plus d’une sotise ; & comme eux sans doute je n’en croirai rien, lors même qu’on me le prouvera.
LES AXIOMIMES*.
*** Préface.
J e suis femme, & par conséquent ignorante. Cependant j’ai des idées ; je veux les raisonner, & que le Public juge de leur solidité. Heureusement il ne faut avoir lu ni ce Savant qu’on nomme Aristote, ni ses Commentateurs, ou ses Critiques, qui sans doute sont beaucoup plus savans encore, pour traiter la matière que j’embrasse. Beaucoup d’honnêteté, avec une légère dose de sens-commun, que ces Etres relevés, qu’on appelle hommes, veulent bien accorder à celles d’entre nous qui leur plaisent, suffiront pour me tirer d’affaire. « J’entreprens de donner un moyen simple, facile, qui n’exige aucune dépense onéreuse, de corriger les abus du Théâtre ; d’en augmenter l’agrément ; l’utilité, la dignité ». Voila ma Préface : elle est courte : c’est que je ne veux pas qu’elle ennuie. D’autres n’en font point, parce qu’un certain Public n’en veut plus, (& notez que l’on calomnie les femmes d’être ce Public-là) : il a tort ; un Ouvrage sans Préface est un Château sans avenue, un Jardin sans allées, un Apartement sans porte, une Femme sans toilette ; & quiconque ne les lit pas, est un génie superficiel, un ignorant paresseux, une tête à l’évent, un suffisant présomptueux ; ou tout cela en un seul mot, un Petit-maître. J’entre en matière.
L e Mimisme [A], ou l’Art de donner, par l’imitation, les grâces & la vie aux personnages d’un Drame ; de leur prêter ses organes d’une manière convenable à leur caractère ; de les animer de ce feu que l’Auteur n’a pu que leur supposer ; en un mot, l’Art aussi noble qu’utile en lui-même, d’exprimer avec énergie les diverses passions des hommes, m’avait toujours paru mériter d’aller au moins de pair avec la Musique & la Peinture. Comme le premier de ces deux Arts, tantôt il ennivre l’âme d’une joie vive & pure ; tantôt il y porte l’étonnement, y excite la pitié, la terreur, ou la remplit de courage : Comme le second, il fait des Tableaux ; mais (& j’ose le dire) il est en ce cas, bien au-dessus de la Peinture. Celle-ci ne présente que des Figures matérielles & mortes ; l’autre offre en même-temps l’imitation & la réalité : l’Art de l’Acteur rend la laideur du vice plus impressionnante, plus terrible ; il donne à la vertu les couleurs séduisantes qui la font aimer ; souvent l’Auteur mal-habile n’a fait qu’ébaucher le tableau ; une Actrice aimable l’achève ; elle y joint le pathétique, la dégradation, la vaguesse & le coloris *.Je le demande à ces Pédans maussades, pour qui les plaisirs des autres sont un supplice, & qui cependant se livrent sans réserve au plus doux de tous pour leurs cœurs ulcérés, à celui de fronder, Quel crime y a-t-il à rire du tableau vivant des ridicules ; à s’attendrir à la vue des misères humaines ; à se livrer à l’admiration, à l’enthousiasme qu’excite l’héroïsme de la vertu ; à ressentir la douce, la délicieuse émotion d’un amour honnête ? Quoi ! l’homme, plus malheureux que la brute, serait-il donc un forçat, auquel le moindre délassement est interdit ? Non ; le Dieu de l’Univers est le Père des hommes, & non leur tyran : point de Religion qui puisse établir ce dogme affreux, Que nous devons vivre dans l’angoisse, & ne manger qu’un pain arrosé de nos larmes *. Au dedans de nous, le Souverain Etre a mis une lumière innée, qui ne nous égare jamais, à moins qu’elle ne soit obscurcie par quelques préjugés, elle nous montre que tout divertissement qui nous donne beaucoup de plaisir, sans préjudicier à notre conservation, ni faire de mal à nos semblables, est légitime & permis.
En effet ; qu’est-ce, dans le fond, que nos Spectacles ? L’amusement le plus naturel, le plus proportionné à l’humanité, dont le premier des droits est sans doute de s’amuser d’elle-même. Une jeune Beauté voit également, dans une glasse fidelle, ses attraits & ses défauts : elle sourit aux premiers ; une main adroite diminue & fait disparaître les seconds. Notre Spectacle est le grand miroir moral où les deux sexes se voient au naturel ; tantôt jeunes, charmans ; tantôt laids à faire peur : ils doivent s’aimer, applaudir à leurs charmes, lorsqu’on les peint en beau ; se haïr, rougir d’eux-mêmes, quand on ne leur présente que leurs vices. L’intriguant le plus décidé, en sortant d’une représentation du Méchant, se trouverait insulté du nom de Cléon ; & le plus insoutenable fat se fâcherait très-sérieusement, contre quiconque lui dirait qu’il ressemble au Marquis de la Pupille.
A cette définition du Spectacle dramatique en particulier, j’en ajoute une plus générale, que je trouve heureusement dans un Livre fameux*.
On y définit le mot Spectacles,
Représentations publiques, imaginées pour amuser, pour plaire, pour toucher, pour émouvoir, pour tenir l’âme occupé agitée, & quelquefois déchirée. Tous les Spectacles inventés par les hommes, offrent aux yeux du corps & de l’esprit, des choses réelles ou feintes : voici comme on envisage ce genre de plaisir.« L’homme est né spectateur ; l’appareil de tout l’Univers, que le Créateur semble étaler pour être vu & admiré, nous le dit assez clairement. Aussi de tous nos sens, n’y en a-t-il point de si vif, & qui nous enrichisse d’idées plus que la vue. Mais plus ce sens est actif, plus il a besoin de changer d’objet ; aussitôt qu’il a transmis à l’esprit l’image de ceux qui l’ont frappé, son activité le porté à en chercher de nouveaux, & s’il en trouve, il ne manque point de les saisir avidement. C’est de-là que sont venus les Spectacles établis chez presque toutes les Nations. Il en faut aux hommes, de quelqu’espèce que ce soit : & s’il est vrai que la Nature, dans ses effets, la Société dans ses évènemens, ne leur en fournissent de piquans, que de loin à loin, ils auront grande obligation à quiconque aura le talent d’en créer pour eux, ne fût-ce que des fantômes, & des ressemblances, sans nulle réalité.
» Les grimaces, les prestiges d’un Charlatan monté sur des trétaux, quelqu’animal peu connu, ou instruit à quelque manége extraordinaire, attirent tout un Peuple, l’attachent, le retiennent comme malgré lui ; & cela dans tout Pays. La nature étant la même par-tout, & dans tous les hommes, savans & ignorans, grands & petits, peuple & non peuple, il n’était pas possible qu’avec le tems, les Spectacles n’eussent pas lieu dans la société humaine : mais de quelle espèce devaient-ils être, pour faire la plus grande impression de plaisir ?
» On peut représenter les effets de la nature, une rivière débordée, des rochers escarpés, des plaines, des forêts, des villes, des combats d’animaux ; mais ces objets, qui ont peu de rapport avec notre être, qui ne nous menacent d’aucun mal, ni ne nous promettent aucun bien, sont de pures curiosités ; ils ne frappent que la première fois, & parce qu’ils sont nouveaux : s’ils plaisent une seconde fois, ce n’est que par l’art heureusement exécuté.
» Il faut donc nous donner quelqu’objet plus intéressant, qui nous touche de plus près : Quel sera cet objet ? Nous-mêmes. Qu’on nous fasse voir dans d’autres hommes ce que nous sommes, c’est de quoi nous intéresser, nous attacher, nous remuer vivement.
» L’homme étant composé d’un corps & d’une âme, il y a deux sortes de Spectacles qui peuvent l’intéresser. Les Nations qui ont cultivé le corps plus que l’esprit, ont donné la préférence aux Spectacles où la force du corps & la souplesse des membres se montraient. Celles qui ont cultivé l’esprit plus que le corps, ont préféré les Spectacles où on voit les ressources du génie & les ressorts des passions. Il y en a qui ont cultivé l’un & l’autre également, & les Spectacles des deux espèces ont été en honneur chez elles.
» Mais il y a cette différence entre ces deux sortes de Spectacles, que dans ceux qui ont rapport au corps, il peut y avoir réalité, c’est-à-dire que les choses peuvent s’y passer sans feintes & tout de bon, comme dans les Spectacles des Gladiateurs, où il s’agissoit pour eux de la vie. Il peut se faire aussi que ce ne soit qu’une imitation de la réalité, comme dans ces batailles navales où les Romains flateurs représentoient la victoire d’Actium. Ainsi dans ces sortes de Spectacles, l’action peut être ou réelle, ou seulement imitée.
» Dans les Spectacles où l’âme fait ses preuves, il n’est pas possible qu’il y ait autre chose qu’imitation, parce que le dessein seul d’être vu contredit la réalité des passions : un homme qui ne se met en colère, que pour paraître fâché, n’a que l’image de la colère ; ainsi toute passion, dès qu’elle n’est que pour le Spectacle, est nécessairement passion imitée, feinte, contrefaite : & comme les opérations de l’esprit sont intimement liées avec celles du cœur, en pareil cas, elles sont de même que celles du cœur, feintes & artificielles.
» D’où il suit deux choses : la première que les spectacles où on voit la force du corps & la souplesse, ne demandent presque point d’art, puisque le jeu en est franc, sérieux, & réel, & qu’au contraire ceux où l’on voit l’action de l’áme, demandent un art infini, puisque tout y est mensonge, & qu’on veut le faire passer pour vérité.
» La seconde conséquence est que les Spectacles du corps doivent faire une impression plus vive, plus forte : les secousses qu’ils donnent à l’âme doivent la rendre ferme, dure, quelquefois cruelle. Les Spectacles de l’âme au contraire, font une impression plus douce, propre à humaniser, à attendrir le cœur, plutôt qu’à l’endurcir. Un homme égorgé dans l’arène, accoutume le spectateur à voir le sang avec plaisir. Hippolyte, déchiré derrière la Scène, l’accoutume à pleurer sur le sort des malheureux. Le premier Spectacle convient à un Peuple guerrier, c’est-à-dire destructeur ; l’autre est vraiment un art de la paix, puisqu’il lie entr’eux les Citoyens par la compassion & l’humanité.
» Les derniers Spectacles sont sans doute les plus dignes de nous, quoique les autres soient une passion qui remue l’âme & la tient occupée. Tels étaient chez les Anciens le Spectacle des Gladiateurs, les Jeux Olympiques, Circenses & funèbres ; & chez les Modernes, les Combats à outrance, & les Joutes à fer émoulu qui ont cessé. La plupart des Peuples polis, ne goûtent plus que les Spectacles mensongers qui ont rapport à l’âme, les Opéras, les Comédies, les Tragédies, les Pantomimes. Mais une chose certaine, c’est que dans toute espèce de Spectacle, on veut être ému, touché, agité, ou par le plaisir de l’épanouissement du cœur, ou par son déchirement, espèce de plaisir : quand les Acteurs nous laissent immobiles, on a regret à la tranquilité qu’on emporte, & on est indigné de ce qu’ils n’ont pas su troubler notre repos.
» C’est le même attrait d’émotion qui fait aimer les inquiétudes & les allarmes que causent les périls où l’on voit d’autres hommes exposés, sans avoir part à leurs dangers. Il est touchant, dit Lucrèce, de considérer du rivage un vaisseau luttant contre les vagues qui le veulent engloutir, comme de regarder une bataille d’une hauteur d’où l’on voit en sûreté la mêlée.
» Personne n’ignore la dépense excessive des Grecs & des Romains en fait de Spectacles, & sur-tout de ceux qui tendoient à exciter l’attrait de l’émotion. La représentation de trois Tragédies de Sophocle coûta plus aux Athéniens que la guerre du Péloponnèse. On sait les dépenses immenses des Romains pour élever des Théâtres, des Amphithéâtres & des Cirques, même dans les Villes des Provinces. Quelques-uns de ces bâtimens qui subsistent encore dans leur entier, sont les monumens les plus précieux de l’Architecture antique. On admire même les ruines de ceux qui sont tombés. L’Histoire Romaine est encore remplie de faits qui prouvent la passion démesurée du Peuple pour les Spectacles, & que les Princes & les Particuliers fesaient des frais immenses pour la contenter. Je ne parlerai cependant ici que du payement des Acteurs. Esopus, célèbre Comédien tragique & le contemporain de Cicéron, laissa en mourant à ce fils, dont Horace & Pline font mention comme d’un fameux dissipateur, une succession de cinq millions qu’il avait amassés à jouer la Comédie. Le Comédien Roscius, l’ami de Cicéron, avait par an plus de cent mille francs de gages. Il faut même qu’on eût augmenté les appointemens depuis l’état que Pline en avait vu dressé, puisque Macrobe dit que ce Comédien touchait des deniers publics près de neuf cens francs par jour, & que cette somme était pour lui seul : il n’en partageait rien avec sa Troupe.
» Voila comment la République Romaine payait les gens de Théâtre. L’Histoire dit que Jules César donna vingt mille écus à Laberius, pour engager ce Poète à jouer lui-même dans une Pièce qu’il avait composée. Nous trouverions bien d’autres profusions sous les autres Empereurs. Enfin Marc-Aurele, qui souvent est désigné par la dénomination d’Antonin le Philosophe, ordonna que les Acteurs qui joueraient dans les Spectacles que certains Magistrats étaient tenus de donner au Peuple, ne pourraient point exiger plus de cinq pièces d’or par représentation, & que celui qui en faisait les frais ne pourrait pas leur donner plus du double. Ces pièces d’or étaient à peu près de la valeur de nos louis, de trente au marc, & qui ont cours pour vingt-quatre francs. Tite-Live finit sa Dissertation sur l’origine & le progrès des représentations théâtrales à Rome, par dire qu’un divertissement, dont les commencemens avaient été peu de chose, était dégénéré en des Spectacles si somptueux, que les Royaumes les plus riches auraient eu peine à en soutenir la dépense.
» Quant aux beaux Arts qui préparent les lieux de la Scène des Spectacles, c’était une chose magnifique chez les Romains. L’Architecture, après avoir formé ces lieux, les embellissait par le secours de la Peinture & de la Sculpture Comme les Dieux habitent dans l’Olympe, les Rois dans des Palais, le Citoyen dans sa maison, & que le Berger est assis à l’ombre des bois, c’est aux Arts qu’il appartient de représenter toutes ces choses avec goût dans les endroits destinés aux Spectacles. Ovide ne pouvait rendre le Palais du Soleil trop brillant, ni Milton le jardin d’Eden trop délicieux : mais si cette magnificence est au-dessus des forces des Rois, il faut avouer d’un autre côté que nos décorations sont fort mesquines, & que nos lieux de Spectacles, dont les entrées ressemblent à celles des prisons, offrent une perspective des plus ignobles. »
De tous les genres de Spectacles en usage chez les Anciens, il ne nous reste, à proprement parler, que le Théâtre Dramatique. (Car ceux dont il sera question à la fin des Notes de cet Ouvrage [R], ne sont que des amusemens passagers, ou des Farces indignes du nom de Spectacle). C’est cette unité de genre, que nous avons adoptée, qui paraît être la principale cause de la perfection que le Drame a déjà acquise parmi nous, & qu’on peut porter beaucoup plus loin.
Tu verras, dans la suite, chère Ursule, par qui le plaisir de la Représentation doit nous être procuré : si des maximes saines sont efficaces dans une bouche impure : quel serait le moyen de parer à cet inconvénient, & de rendre en tout sens notre Théâtre une école de vertu.
§ I.ER
Inconvéniens des Spectacles.
Ce qu’on vient de lire, ne concerne que le fond des Spectacles, considérés comme objets de curiosité, ou comme peinture de nos mœurs. Mais si nous les examinons quant à la forme, qu’il reste de choses à faire pour les rendre légitimes ; c’est-à-dire, pour détruire cette opposition trop marquée à la Religion du pays, & à quelques-unes des Loix civiles !
La forme de nos Spectacles consiste dans le genre du Drame, le jeu des Acteurs, & dans la Musique & les Danses qui peuvent les accompagner. Si l’on considère chacun de ces objets en particulier, l’on n’en trouve aucun qui n’ait ses inconvéniens, puisqu’il n’en est aucun qui n’excite les passions, & qui ne puisse en rendre l’émotion dangereuse : la Musique, par ses accens efféminés ; la Danse, par ses voluptueuses attitudes : je ne dois m’arrêter ici qu’aux principales sources du danger des Représentations : je renvoie pour les autres au § II, où je les envisage par le côté favorable.
Mais lorsqu’il s’agit de se former une idée des véritables inconvéniens des Spectacles, si l’on ne fait que consulter les Livres, on s’expose à se tromper, en copiant ce que le préjugé, un faux zèle, ou l’intérêt ont fait avancer de tout temps aux Misomimes* ; gens dont on peut dire que les griefs n’ont été jamais accompagnés de cette justice qui pouvait y donner du poids. Ils ont tous envisagé le Théâtre comme dangereux, non-seulement par ses Pièces, par la Musique, par les Danses, par le temps que les Spectacles consument, mais encore par le plaisir qu’ils procurent au Spectateur : c’est ainsi que par un excès de sévérité, ils n’ont fait que révolter l’homme raisonnable, qui sait bien qu’il peut se réjouir sans crime, que le plaisir est un don du Créateur, & qu’en prendre avec la modération convenable pour ne pas le détruire, c’est user du plus incontestable de ses droits. Pour moi, qui suis la première femme qui traite cette matière ; qui n’ai lu les Ouvrages des hommes que pour les contredire, je vais prendre un juste milieu : J’avance que le Théâtre peut être utile ou dangereux par ses Drames, par la Musique, par les Danses ; mais qu’il est toujours avantageux par le plaisir qu’il procure ; je dois le prouver dans un autre endroit. Cependant les Représentations théâtrales ne sont que trop souvent nuisibles ; c’est une triste vérité, que l’on ne saurait se dissimuler, puisque l’expérience paraît la confirmer chaque jour, & que jusqu’à présent, leurs impressions dangereuses ont balancé leur utilité. Pour remédier au mal, recherchons-en les véritables causes. J’en découvre de deux sortes : les unes viennent de nous ; les autres de l’extérieur du Spectacle. Pour connaître celles de la première espèce, il ne faut que rentrer en soi-même & s’intéroger : Qu’éprouvons nous au Spectacle ? Une émotion relative aux dispositions que nous y avons portées. Ainsi qu’un mauvais estomac change en poisons les mets les plus salubres, de même, les Spectacles ne sont pour plusieurs qu’une Ecole de persiflage, de fourberie, d’audace, d’indépendance & de volupté. C’est donc principalement par notre corruption antécédente, que les Spectacles inconvénientent aux mœurs. Pour rendre cette vérité plus sensible, recourons à l’expérience : Si vous menez au Théâtre des Jeunes-gens que l’air contagieux d’un certain monde n’ait point encore imbus, fût ce à nos Pièces les plus libres, ils néprouveront qu’une joie innocente, un délicieux épanouissement : au contraire, si vous conduisez un cœur gâté au Préjugé-à-la-mode, au Tartuffe, &c. il n’en rapportera qu’une émotion dangereuse. Le Théâtre étend & généralise la corruption, en raison de nos dispositions, & cette première source des effets corruptifs des Représentations, est la plus abondante.
La seconde manière dont le Théâtre blesse les mœurs, résulte des accessoires du Drame, & surtout du Comédisme ou de la manière d’être de nos Comédiens : ce dernier objet est d’une si grande importance, que pour opérer une véritable réforme, on doit commencer par honester la condition & sur-tout les mœurs de nos Acteurs. En effet, qu’une femme galante, connue pour telle, tienne des propos indifférens, devant des gens corrompus, ils sauront impudiquer tout ce qu’elle dit, & dans les moindres choses, ils lui prêteront des vues, des desseins ; ils jugeront toutes ses paroles à la rigueur d’après ses vices ordinaires, l’impudence & la légèreté. Que sera ce, si elle laisse échapper, quoique sans intention mauvaise, quelqu’une de ces expressions dont le double sens prête à l’obscénité ? dans sa bouche une phrase vide deviendra scandaleuse. Mais qu’une jeune Beauté, dont l’innocence n’est point un problème, parle le même langage, les plus libertins seront forcés d’y reconnaître, d’y respecter sa candeur & son ingénuité.
C’est donc une erreur, de croire, que les inconvéniens du Spectacle ne soient, absolument, que dans le Drame, dans la pompe du Spectacle, la Musique & les Danses, la dissipation, la volupté qui l’accompagne, puisqu’en elles-mêmes toutes ces choses peuvent être très-innocentes ; ils sont, essenciellement, dans la façon de penser du siècle, que le Drame n’a point donnée, mais qu’il a suivie ; ils sont, accidentellement, dans l’Actricisme, ou la manière de jouer ; dans la personne même des Comédiens & des Comédiennes de profession. S’ensuivrait il delà, que lorsque la corruption est portée à un certain point, il faille supprimer les Spectacles, qui ne peuvent plus être que pernicieux ? Un pareil dessein, s’il était exécuté, mettrait le comble au mal ; puisqu’un Peuple corrompu, au lieu des amusemens où les passions sont quelquefois chatouillées, excitées, réveillées, chercherait des divertissemens où il pût les assouvir. Il y a bien de la différence entre peindre aux yeux, comme on le fait dans nos plus mauvaises Comédies, un jeune fou, qu’une jeune folle aime en dépit d’un père ou d’un tuteur ; entre, les voir tout employer pour parvenir à leurs fins par des tromperies ; & aller soi-même s’occuper à leurrer une fille, fourber d’honnêtes parens, pour les forcer à légitimer par leur consentement une union tout-à-fait opposée à leurs vues. En jouissant de la Représentation, on approuve rarement de telles actions ; presque toujours ou les a en horreur, on les déteste, & l’on juge la Pièce & l’Auteur d’après les lumières d’une saine raison. Une Musique & des Danses voluptueuses peuvent enflamer les désirs ; mais tout cela peut aussi, & doit naturellement ne réveiller que des sensations agréables, innocentes autant que délicieuses. Ajoutons, que comme toutes ces choses sont pourtant réellement dangereuses sur nos Théâtres actuels, on n’entreprend de les défendre que dans le Système de Réforme qu’on exposera dans le III § : s’il subsistait quelques inconvéniens après l’exécution du Projet, on se rappellera que les meilleures choses ont les leurs. Qu’on épure les Drames licencieux, qu’on retouche les Pièces d’intrigue dont le but n’est que de divertir, & que je nomme Comédies dans le genre inutile ; sans doute on le doit ; & je suppose cette correction exécutée dans mon Règlement ; cependant elle serait vaine sans celle du Comédisme. La première & la plus efficace des réformes sans doute, serait celle des mœurs : mais on sent qu’ici, leur corruption est tout à-la-fois la cause & l’effet : le Théâtre réformé peut, lentement, contribuer à les épurer ; mais les mœurs épurées réformeraient, en un jour, le Théâtre, les Pièces & les Acteurs. Malheureusement cet agent capable de produire des effets si grands & si avantageux, est au-dessus de toutes les forces humaines ; ce serait celui qu’emploierait un Dieu : le moyen de corriger les mœurs par les Loix & par le Théâtre, est le seul qui reste à des hommes ; quelqu’imparfait qu’il soit, mettons-le en usage, après avoir détruit tous les abus ; châtions le Drame, puisqu’il le faut, mais appliquons-nous d’abord à desinconvénienter la Représentation. Or on ne peut y parvenir qu’en se donnant des Acteurs qui soient pour le Public des objets chéris, que lui-même aurait horreur de corrompre, dont l’innocence & la candeur répandront un vernis d’honnêteté sur un exercice que les mœurs des Histrions ont deshonoré, & que l’air de licence qu’on respire sur les Théâtres actuels n’a que trop souvent rendu funeste. On ne saurait assez fortement le dire, ni trop le répéter : Chez un Peuple vertueux, la Comédie réformatrice des mœurs, en deviendrait la corruptrice, avec d’indignes Baladins : Chez une Nation dérèglée, la bonne Comédie peut rappeller à la vertu, jouée par des Acteurs estimables.
Les Nations modernes n’ont pas encore joui de ce précieux avantage, qui ferait disparaître les abus. Non que je veuille insulter de gaîté de cœur à nos Acteurs & nos Actrices actuels ; je fais profession d’estimer leur talent : & leurs personnes, loin de m’être odieuses, trouveraient en moi, si j’avais quelque pouvoir, une protectrice zèlée. Ce n’est pas leur faute s’ils ne sont pas ce que je proposerai que soient ceux qui, dans la suite, pourraient les remplacer. Une partie de la Nation est fort indifférente sur leurs mœurs, tandis que l’autre ne cesse d’objecter, que la conduite de nos Comédiens contraste trop avec la plupart des Pièces qu’ils jouent*. (C’est convenir que nous avons un grand nombre de Drames estimables). Tant pis, si les mœurs de nos Acteurs ne s’accordent pas avec les maximes qu’ils sont chargés de nous débiter ; je viens de faire comprendre qu’il est indispensable de détruire cette opposition. Cependant doit-on leur en faire un crime irrémissible, & n’est-ce qu’à eux que l’on peut s’en prendre… j’hésiterais à le dire, dans un Pays moins libre que le nôtre… mais c’est la faute à bien des gens. Tâchons de faire entendre ma pensée, sans offenser personne.
D’abord, c’est la faute du Public : une aventure scandaleuse ne l’indispose jamais contre un Acteur ou une Actrice qu’il aime.
On peut en accuser la trop grande facilité d’aborder les Actrices durant & après les Représentations.
On doit sur-tout l’attribuer au trop de liberté qu’on laisse aux Actrices : on ne daigne imposer aucuns devoirs à des femmes destinées à l’emploi sublime de faire passer dans nos âmes le sentiment vif, animé de toutes les beautés de notre Corneille, de notre Racine, de notre Voltaire. Le Public regarde comme une chose indifférente, que celle qui lui peint la Vertu, soit estimable par la pureté de ses mœurs, ou la maîtresse d’un Mondor, vil oppresseur des Peuples ; d’un Magistrat inique qui vend la justice ; d’un Seigneur débauché qui deshonore sa naissance & trahit ses ayeux. Quoi ! la Nation aurait-elle donc abjuré la délicatesse ? N’est-elle donc pas blessée de voir l’objet qui l’enchante soumise aux caprices d’un Libertin ? Peut-elle souffrir que l’âme de ses jeunes Citoyennes & des jeunes-gens, sa glorieuse espérance, soit attendrie, émue, échauffée, ravie par une Pr… ? Ne craint-elle pas la contagion* ! Quelle mollesse dangereuse portait dans les âmes cette Actrice fameuse par sa beauté, son pathétique, & sa criminelle facilité ? Ses voluptueux accens demandaient les cœurs avec le langage de la vertu ; mais c’était pour les livrer à la corruption. Eh ! pourquoi ne voulons-nous pas honorer celles que nous admirons ? Un Peuple de Héros punissait d’une mort cruelle ses Prêtresses qui s’étaient oubliées, parce que le salut de la République dépendait de leur pureté. Dans la vérité, le nôtre ne dépend-il pas de celle de nos mœurs, & des atteintes qu’y porteraient nos Actrices ? Ne peuvent-elles pas amollit nos Guerriers, séduire nos Magistrats, corrompre tous les Spectateurs ? Elles sont bien d’une autre conséquence pour nous, que les Vestales ne l’étaient pour les Romains. Sortons de notre léthargie : destinons dès l’enfance, comme ces Républicains au culte de Vesta, de jeunes & chastes Beautés à l’emploi important & sublime de nous attendrit. Nous en sacrifions tant à vivre inutiles, malheureuses… Ne verra-t-on prospérer que les Etablissemens destructifs de la société !
Les injustes censures qui avilissent l’art de la déclamation, sous de frivoles prétextes qui cachent le véritable, sont une nouvelle cause de la dépravation des mœurs, parmi les jeunes gens des deux sexes qui se destinent au Théâtre.
Il est presqu’impossible que ceux qu’on avilie, qui font un état à part dans la société, se respectent eux-mêmes. Dès que la considération que nous nous devons les uns aux autres ceste de peser sur nous, le frein le plus puissant nous est ôté. Voila pourquoi ces infortunées, dont on a parlé dans le premier Volume de cet Ouvrage, lorsqu’une fois elles sont connues & deshonorées, ne gardent plus de mesures, & que notre sexe, dont la modestie & la décence sont le caractère, est, dans ce malheureux état, d’une impudence qui révolte jusqu’aux plus Libertins : Ayez des Comédiens que leur conduite précédente n’ait pas avilis à leurs propres yeux ; rendez à ceux qui cultiveront un art plus utile & plus estimable que ses partisans même ne l’imaginent, la place qu’ils doivent occuper parmi les Citoyens, place que le préjugé, de fausses vues & la jalousie leur ont ôtée, & vous verrez, s’il est possible que les Comédiennes soient aussi sages que d’autres femmes.
Enfin il semble que ceux dont les Troupes dépendent immédiatement, pourraient y faire règner un ordre exact, sans employer la voie honteuse des châtimens, qui ne serait propre qu’à rétrécir le génie, & à abâtardir le talent : des hommes & des femmes comme la plupart de nos Comédiens formés, ne sont pas des machines qu’on ne remue que par la force : ils ont de l’esprit, du bon sens ; & la manière la plus efficace avec des gens de cette trempe, ce serait des distinctions flateuses, lorsqu’ils quitteraient le Théâtre. Mais je ne dois entrer dans aucun détail là-dessus. Comme le Plan de Réforme que je vais proposer, lève d’un seul coup les difficultés, tout le bien desirable en résultera nécessairement.
Les mœurs des Comédiens sont dérèglées ; il est vrai : mais, à la honte de notre siècle, telle Actrice, dont les aventures sont célèbres dans tout le Royaume, n’a fait qu’imiter les femmes de la Capitale : je doute même qu’elle ait toujours atteint ses modèles. Tel Acteur, dont l’audace a fait commotion*, est demeuré fort en arrière de nos Petits maîtres à bonnes-fortunes. Nos Comédiens ont nos mœurs. Beau sujet de s’étonner ! Mais nos Comédiens pourraient donner l’exemple des bonnes mœurs. But sage, desirable, auquel il serait bien beau de tendre, par un Règlement & des mesures efficaces.
Pour diminuer les dangers du Théâtre, en augmenter les avantages, deux moyens se présentent donc naturellement : supprimer tout le licencieux dans les Drames, & rendre nul l’inconvénient du Comédisme. Après cette Réformation, il se trouvera sans doute encore quelques Spectateurs qui abuseront d’un Exercice instructif, honnête, utile, comme l’on voit des gens, que des vues criminelles conduisent seules dans nos Temples : l’homme sensé les plaindra ; mais il ne desirera pas que pour eux, l’on prive la Nation du plus noble de ses amusemens.
Voila, mon aimable sœur, ce que j’examinerai dans un autre cayer Je t’embrasse, mon amie, de tout mon cœur.