(1770) La Mimographe, ou Idées d’une honnête-femme pour la réformation du théâtre national « La Mimographe, ou Le Théâtre réformé. — [Première partie.] — Cinquième Lettre. De madame D’Alzan. » pp. 33-39
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(1770) La Mimographe, ou Idées d’une honnête-femme pour la réformation du théâtre national « La Mimographe, ou Le Théâtre réformé. — [Première partie.] — Cinquième Lettre. De madame D’Alzan. » pp. 33-39

Cinquième Lettre.

De madame D’Alzan.

O h !… Mais, j’entreprendrais en vain de vous peindre mon trouble… Je vous écris toute hors de moi… En voulez-vous voir… voulez-vous voir de son style, à cette Rivale ?…

Agathe vient de me le remettre ; je le copie… Le voici ce Billet :

Eh  ! que me demandez-vous, Monsieur ? quel sera le fruit de ma condescendance, je ne dis pas pour vos desirs seulement, mais pour ma faiblesse ?… O Ciel !… j’ai peine à me l’avouer… j’ai porté dans une âme innocente, pure, le poison de la douleur… Monsieur, c’est assez que vous m’ayiez rendu malheureuse, sans associer à mes peines une victime, dont la vue me ferait mourir de honte. D’Alzan, tout-à-l’heure, on m’entretenait d’elle, de ses vertus, de sa douceur, de sa tendresse envers vous ; une femme qui la connaît comme vous-même, celle qui m’a révélé ce secret qu’il m’eût été moins cruel d’apprendre de votre bouche, une inconnue en un mot qui me fit promettre, avant de parler, de ne point chercher à la deviner, vient de m’assurer qu’elle est toute belle, cette épouse que vous aimez………

Oui, vous l’aimez ; je connais trop bien votre cœur pour en douter : il n’est point fait pour l’ingratitude, l’inhumanité, la perfidie ; vous aimez votre épouse bien plus que vous ne le croyez : vous l’aimez plus que moi, plus que vous ne vous aimez vous-même. Lorsqu’on m’a peint cet air touchant, enchanteur, ce charme inexprimable répandu sur toute sa personne, j’ai senti combien vous deviez l’aimer ; qu’il n’était dans le monde aucun homme qui pût résister à la douceur de ses regards. Ah ! dites-le moi, vous qui jouissez à chaque instant de sa présence, de son entretien, n’avez-vous pas fait mille fois entr’elle & moi une comparaison qui ne serait que trop capable de m’humilier ?

Que vous me paraissez injuste, je ne dis pas, de cesser de la préférer ; vous la préférez Monsieur : mais en voulant me tromper, moi, qui ne le méritais pas, qui vous distinguais, que vous aviez su rendre sensible ? Pourquoi vous étiez-vous persuadé que vous m’aimiez ?… Vous m’estimez, Monsieur, malgré vos entreprises, & le criminel déguisement qui vous a fait me cacher que vous n’étiez pas libre, vous m’estimez, je crois m’en être apperçue : je veux redoubler ce sentiment, le seul de votre part qui soit aujourd’hui flateur pour moi ; je veux qu’il soit le seul lien qui desormais nous rapproche. Venez donc ce soir ; j’y consens.

***.

Voila ma Rivale. Ah ! ce n’est plus elle que je crains. Monsieur D’Alzan est un ingrat. Je me l’avoue, & je sens couler des larmes amères. Où sont tous ses sermens ? hélas ! que sont-ils devenus, ces tems heureux, si proches encore !… Car, je ne le crois pas, qu’il me préfère. Et puis, me préférât-il ; est-ce là tout ce que j’ai lieu d’attendre ? C’est moi qu’il doit aimer, seule, sans partage, comme je l’aime.

J’ai suivi vos avis, ma sœur : je vais au Spectacle ; j’y vois ma Rivale : je m’attache à saisir son ton ; j’imite sa voix, son sourire, jusqu’à son geste. Elle s’est nommée ; vous la connaissez : vous n’ignorez pas combien elle est séduisante : la voix publique lui donne la vertu : puisse-t-elle ne jamais se démentir !… Ma sœur, l’eussiez-vous pensé ? c’est moi, moi qui tremble pour la possession d’un cœur dont je croyais être sûre, & qui, pour le conserver, cherche à ressembler… Ma sœur ! était-ce là le sort qui m’attendait ?

Monsieur de Longepierre vint hier-soir : j’étais seule : il a trouvé mauvais que monsieur D’Alzan soit rentré tard ; il n’a pas assez pris de ménagemens pour le lui faire sentir ; il l’aura peut-être affligé, peut-être aigri ; en quittant son oncle, monsieur D’Alzan était triste ; j’ai cru l’entendre soupirer. Mon Dieu ! qu’il serait quelquefois à souhaiter qu’un tiers ne se mêlât pas de nos affaires !

Lorsque nous avons été seuls, j’ai fait l’essai de mes nouveaux talens ; comme sans dessein, j’employais quelques-unes des armes dérobées à ma Rivale ; son enjoûment, sa légèreté. Monsieur D’Alzan n’a pu me cacher deux ou trois fois une flatteuse admiration. J’ai du sans doute quelques marques d’attention aux grâces d’une Rivale ! Cette idée… elle est cruelle, n’est-il pas vrai, ma sœur ?…… Adieu, mon amie.

P.S. J’oubliais de vous dire, qu’il est décidé que monsieur D’Alzan accompagnera monsieur de Longepierre, qui va vous rejoindre. Pourquoi n’en suis-je pas fâchée ? Que je suis différente de moi-même ! Je vous recommande mon époux. Prenez garde qu’il ne s’ennuie. Hélas ! je n’en serais plus la cause.

Nos enfans continuent à se bien porter.

Je ne saurais m’empêcher de vous dire, que j’ai trouvé votre jugement sur nos Comédiens, trop rigoureux ou trop général. On vient de donner une Pièce célèbre, dans laquelle l’Acteur qui fait le rôle de Saint-Albin a mis un intérêt, une chaleur, une intelligence qui lui ont concilié tous les suffrages. J’ai vu dernièrement encore, une représentation de la Mérope, qui ne laissait rien à desirer, que plus de jeunesse à l’inimitable Actrice, dont le Théâtre ne réparera que difficilement la perte. Feriez-vous à notre Dave l’injustice de ne pas l’admirer ? La Coquette du Misantrope ne vous enchante-t-elle pas, par la finesse & le bien-senti de son jeu ? Ma sœur, il ne manque peut-être à plusieurs que le goût du travail : notre siècle est celui de la paresse ; ce vice gagne tous les états : on veut jouir tout-d’un-coup, & se reposer avant de s’être lassé. Un engourdissement funeste, est le fruit de cette dangereuse façon de penser*