(1770) La Mimographe, ou Idées d’une honnête-femme pour la réformation du théâtre national « La Mimographe, ou Le Théâtre réformé. — [Première partie.] — Première Lettre. De madame d’Alzan, À madame Des Tianges, sa sœur. » pp. 18-20
/ 1079
(1770) La Mimographe, ou Idées d’une honnête-femme pour la réformation du théâtre national « La Mimographe, ou Le Théâtre réformé. — [Première partie.] — Première Lettre. De madame d’Alzan, À madame Des Tianges, sa sœur. » pp. 18-20

Première Lettre.

De madame d’Alzan, À madame Des Tianges, sa sœur.

M oi ! regarder votre éloignement comme une marque d’indifférence ! Vous ne m’aurez pas fait l’injustice de croire que je me plaignais de vous ? Rassurez-moi, je vous prie, & ne vous justifiez pas. Ah ma chère Adelaïde ! je n’accuse que mon malheur…Il ne me reste qu’un moyen de me dédommager ; ardente à le saisir, je vais faire un Journal fidèle, & votre absence ne vous dérobera rien de ce qui se passe dans mon cœur.

Toujours comme avant votre départ, voila ma réponse à l’égard de mon mari. Quant à moi, c’est tout autre chose ; plus affligée, moins consolée, je suis ce que je dois être loin de vous. Il n’est que trop vrai, nous n’étions pas faites pour être séparées : le temps, l’espace ne devaient jamais se trouver entre nous. Vous savez ce que coûte l’absence d’un époux ; vous vous étiez promise de ne plus vous y exposer : mais vous n’éprouvates jamais ce vide que laissent l’indifférence de l’époux, & l’absence d’une amie… Ah ! pour le sentir… Cela n’est pas possible : moi seule je puis connaître ce qu’on souffre loin d’une amie telle que vous.

O ma sœur ! je ne suis pas tranquille : mon sommeil, agité par des songes… le tems de la veille plus onduleux encore… tout me fait présager la tempête. Triste, rêveur au moins, je le vois, monsieur d’Alzan n’est pas heureux… Il ne le serait pas ! lui, dont le sourire, un seul regard, ranime mon cœur abattu par l’ombre… la plus légère de l’indifférence !… Je pénétrerai dans son âme, j’y lirai ; … mais il ne s’en doutera pas.

Heureuse Adélaïde ! c’est un sort tel que le vôtre que vous m’aviez fait espérer : hélas ! quelle différence ! Cet amant si tendre, cet époux si complaisant, il est déjà changé ! Le gage précieux de notre tendresse, ce fils que je lui ai donné n’a pas retardé ce cruel changement ! On dirait que mon attachement le fatigue… A ce mot, la vanité se révolte, ma fierté s’éveille, & je me sens prête à rougir de mes larmes.

Depuis votre départ, il ne s’absente que le soir, pour aller au Spectacle ; presque tous les jours, il se rend au même Théâtre de fort bonne heure ; le desir de le voir m’y conduit quelque-fois sur ses pas ; monsieur de Longepierre, qui me croit passionnée pour la Comédie, quitte tout pour m’accompagner : je cherche des yeux monsieur d’Alzan dans la foule de l’Orquestre ; je l’ai bientôt démêlé : je le vois ; & le calme renaît dans mon cœur ; je me trouve presque contente.

Mandez-moi ce que vous faites à Poitiers ; si vous y prenez quelques divertissemens ; si vous songez à moi, si vous m’aimez autant que le fait votre sincère

Ursule d’Alzan.

P.S. Votre fille & mon fils se portent bien : la petite Sophie demande sa maman ; elle dit qu’elle la veut, du même ton dont elle se fait donner sa poupée. C’est un joujou qui lui manque, & qu’on ne peut remplacer. Depuis votre départ, Agathe & moi ne pouvons la contenter.