CHAPITRE XII.
De la Déclamation Théatrale des
Anciens.
Après avoir parlé de cette beauté d’harmonie, à laquelle les anciens Poëtes Dramatiques étoient si attentifs dans la composition des Vers, afin que la Représentation de leurs Piéces procurât la satisfaction des oreilles ; il me reste à parler de la nouvelle harmonie que savoient y ajouter les Acteurs par leur Déclamation. La matiere est curieuse, propre à délasser des précédentes Réflexions, mais difficile ; & je n’ai garde de prétendre la bien expliquer. Sur cette Question aussi bien que sur la Musique des Anciens, on peut r’assembler un grand nombre de passages de leurs Ecrits, sans être plus instruit, 1°. Parce que nous n’entendons pas toujours leurs termes, 2°. Parce que quelquefois ils se sont servis des mêmes termes pour dire des choses différentes, 3°. Parce que ce qui est plaisir de sensation, ne s’explique pas par des Passages.
Je me contenterai de donner une idée de cette Déclamation, telle que je l’ai conçue, après avoir combattu quelques sentimens qui ne me paroissent pas soutenables ; & j’avoue que dans cette matiere, il est plus aisé de combattre les opinions des autres, que de bien établir la sienne. Il est malheureux pour moi de n’être pas du sentiment de M. l’Abbé Vatry, qui croit que les Tragédies anciennes se chantoient d’un bout à l’autre, à peu près comme nos Opéra.8 J’avoue que je puis me tromper, & il peut se tromper aussi. Sur une question qui est obscure, & n’est que curieuse, l’erreur n’a rien de dangereux, & la diversité de sentiment ne peut altérer l’estime ni l’amitié.
Je n’aurai pas de peine à détruire dabord une opinion singuliere, que l’Abbé du Bos a soutenue avec une grande vivacité, & un grand étalage d’érudition,9 & je ne songerois pas à la détruire, si la confiance avec laquelle il l’a avancée n’avoit engagé M. Rollin, l’Abbé Desfontaines, & plusieurs autres Ecrivains connus, à répéter après lui que chez les Romains la Déclamation Théâtrale étoit partagée entre deux Acteurs, dont l’un prononçoit, tandis que l’autre faisoit les gestes.
§. I. La Déclamation Théâtrale n’a jamais été partagée, & n’a jamais pu l’être, entre deux Acteurs destinés l’un à faire les Gestes, l’autre à prononcer les Vers.
Le silence de Scaliger, de Vossius, de M. Dacier, & de l’Abbé Fraguier, dans la vie de Roscius, sur ce prétendu partage de la voix & du geste dans la Déclamation chez les Romains, ne doit point nous faire penser que l’Abbé du Bos l’ait imaginé le premier. Ces Ecrivains n’ont pas apparemment daigné parler d’une opinion si singuliere qui se trouve dans Isidore de Seville ; ce qui ne lui donne aucune autorité, parce qu’Isidore a bien pu, comme né & écrivant en Espagne, dans le septiéme siécle, ne pas connoître les Spectacles des anciens Romains, & comme Saint ne rien entendre aux matieres de Théâtre.
Polydore Virgile [de inv. l. 3.] attribue cette opinion à l’ignorance de quelques personnes, qui s’imaginerent que Roscius ne faisoit que des gestes, interprétant mal le mot agit dans ce Passage de Cicéron, Numquam agit hunc versum Roscius, eo gestu quo potest. Ce que l’Abbé Fraguier a traduit, comme il le doit être : Jamais Roscius n’a prononcé avec le geste qu’il auroit pu, ce Vers, mais il le laisse entiérement tomber, afin de relever par sa prononciation entre-coupée, les Vers qui suivent. Voilà donc Roscius prononçant & faisant les gestes. Monsieur Rollin, sur la foi de l’Abbé du Bos, a avancé dans son Histoire ancienne, que le même Acteur ne faisoit pas les deux choses, & il a été facile à se laisser persuader, parce que rempli de ce qu’il avoit lû sur les merveilles de la Musique & de la Danse des Anciens, & ignorant les matieres de Théâtre, il a cru aussi que la Déclamation théatrale des Romains étoit toute merveilleuse.
On ne peut douter, après avoir lû Cicéron, que celle de Roscius ne fût merveilleuse : & comme elle ne pouvoit par conséquent être contraire à la Nature, le geste n’y étoit pas séparé de la voix.
Pour se convaincre que la Nature s’oppose à cette séparation, on peut essayer de prononcer un discours animé, avec les tons de la Passion, en restant immobile comme une statue, ou de faire seulement les gestes que demandent tous les mots de ce discours, en gardant un silence d’Harpocrate : quiconque voudra faire cette expérience, apprendra que malgré nous nos paroles suivent nos gestes, & nos gestes suivent nos paroles, comme le dit Quintilien, cùm ipsis vocibus naturaliter exeunt gestus … ipsa se cum gestu naturaliter fundit oratio. Souvent le geste n’est pas d’accord avec la voix dans un mauvais Comédien, parce qu’il est mauvais imitateur ; mais qu’on s’arrête dans une place publique à considérer une femme du Peuple, qui soutient une querelle, on remarquera un parfait accord entre ses gestes & ses paroles. Gestus voci consentit, dit Cicéron, & animo cum ea simul paret. Il dit encore que la Nature donne à chaque Passion son visage, son ton, & son geste, omnis motus animi suum quemdam à naturâ habet vultum, & sonum & gestum. Nos mains, dit Quintilien, parlent d’elles-mêmes ; c’est avec elles que nous promettons, que nous appellons, &c. Nous ne pouvons séparer ce que la Nature a uni.
C’est ce que remarque Quintilien dans le Chapitre sur la Prononciation, où traitant de l’Action, qu’il divise en deux parties, le geste & la voix, & demandant l’accord de ces deux parties dans l’Orateur, il lui étoit naturel d’observer qu’elle ne se trouvoit pas dans le Comédien, si en effet elle ne s’y trouvoit pas chez les Romains. Loin de nous le faire entendre, lorsqu’il parle d’un Comédien de son tems, dont les graces étoient si grandes, que les défauts qui auroient choqué dans un autre, plaisoient en lui, dans l’énumération de ses défauts, il comprend la voix & le geste, des mains jettées en l’air, & des exclamations trop longues, manus jactare & dulces exclamationes theatri causâ producere. On ne voit pas non plus la séparation de ces deux choses dans Cicéron, lorsqu’il veut que l’Acteur réunisse les inflexions de la voix, & la variété des gestes. Vocis inflexus, varias manus, diversos nutus Actor adhibebit.
Les Personnages de femmes étoient exécutés chez les Anciens par des hommes. Plutarque rapporte qu’un Acteur devant jouer à Athenes le Personnage de la Reine, demanda un masque de Reine. Le Comédien dont parle Horace qui ayant trop bu, s’endormit, & n’entendoit point la voix de l’Ombre de Polydore qui lui crioit ma mere je vous appelle, jouoit le Rôle d’Ilionnée endormie ; & celui qui prit l’urne où étoient les cendres de son propre fils, représentoit Electre tenant l’urne des cendres de son frere. Enfin ce Passage de saint Jérôme prouve que les hommes jouoient les Personnages de femmes. Quomodo unus Histrio nunc Herculem robustus astendit, nunc mollis in Venerens frangitur… tot habemus Personarum similitudines quot peccata. Les femmes qui dansoient sur le Théâtre, pouvoient jouer dans la Comédie, mais non pas dans la Tragédie, parce qu’elles n’auroient pas en la force de pousser leur voix comme des hommes ; mais elles eussent possédé aussi-bien qu’eux, & peut être plus finement qu’eux, l’Art de faire les gestes : pourquoi ne les en chargeoit-on pas, si la Déclamation étoit partagée en deux Parties ?
Dans laquelle de ces deux Parties excelloit Roscius ? Il est certain qu’il excelloit dans toutes les deux, par le Passage que j’ai cité, puisque Cicéron parle de ses gestes, quand il dit, numquam agit hunc versum quo gestu potest, & quand il fait remarquer de quelle maniere il savoit ménager sa voix. Il la laissoit tomber, abjicit prorsus, en prononçant un Vers, pour la relever au Vers suivant qui demandoit toute son Action. Cicéron rapporte avec plaisir de quelle maniere le Peuple fut attendri à son sujet, lorsqu’Esopus jouant une Piéce d’Accius, fit ensorte par son jeu que le Peuple appliquât à Cicéron certains Vers qu’Esopus en montrant les Senateurs & les Chevaliers, prononçoit avec peine à cause de l’abondance de ses larmes, cùm omnes Ordines demonstraret … & vox ejus illa praclara lachrymis impediretur. Voilà donc Esopus prononçant & faisant les gestes.
Quoique l’opinion de l’Abbé du Bos soit contraire à toute vraisemblance, il faudroit pourtant l’adopter, si on y étoit forcé par des témoignages incontestables : mais les Passages qu’il rapporte ne la prouvent jamais, & souvent la détruisent.
Il se fonde sur Suetone, qui rapporte que Caligula ayant fait venir à son audience les principaux Personnages de l’Etat, entra au son des instrumens dans la chambre où ils étoient assemblés, & desultato cantico abiit, ce qui signifie suivant l’Abbé du Bos, il fit les gestes d’un monologue. Un fou est capable de tout : mais est-il vraisemblable que Caligula fît les gestes d’une Scene, dont personne ne prononçoit les Vers ? Voulant se mocquer des personnes qu’il avoit mandées comme pour leur communiquer des affaires d’Etat, il entre avec des instrumens, danse un intermede & s’en va : Desultate cantico abiit, comme nous dirions après avoir dansé une Chaconne. J’expliquerai dans la suite ce qu’étoit le Canticum.
L’Abbé du Bos cite un passage de Lucien, qui lui est très-favorable, de la maniere dont il le traduit, autrefois c’étoient les mêmes personnes qui recitoient & faisoient les gestes : depuis on a donné à ceux qui font les Gestes des Chanteurs qui prononçassent pour eux. C’est ce que n’a jamais pensé Lucien, qui ne parle en cet endroit que de la séparation de la danse & du chant, & que d’Ablancour a traduit, autrefois un même Baladin chantoit & dansoit ; mais comme le mouvement empêchoit la respiration, on trouva plus à propos de faire danser les uns & chanter les autres.
Pourquoi l’Abbé du Bos a t-il traduit Lucien très-différemment ? Parce que l’amour de son opinion l’aveugloit : ce qui me dispense d’expliquer plusieurs autres passages, dans lesquels il a cru trouver de même, l’idée dont il étoit rempli : il a même cité des passages qui la détruisent, comme celui où Seneque dit qu’on admire dans les habiles Comédiens la promptitude avec laquelle leurs mains sont prêtes à répondre aux sentimens dont ils sont affectés, & la maniere dont leurs gestes suivent leurs paroles. Mirari solemus Scœnæ peritos, quòd in omnem significationem rerum & affectuum parata illorum est manus, & verborum velocitatem gestus assequitur. L’Abbé du Bos s’imagine que dans cet endroit Seneque admire l’accord qui regnoit entre l’Acteur qui parloit, & celui qui faisoit les gestes. Cet accord selon lui n’auroit rien d’admirable dans un seul homme, puisque rien n’est si naturel. C’est bien peu connoître la Déclamation que d’en parler ainsi. S’il est si aisé à un homme d’accorder ces deux parties de la Déclamation, les gestes & la voix, pourquoi les bons Acteurs sont-ils si rares, & pourquoi les admire-t-on ? Rien n’est si naturel, sans doute : mais rien n’est si difficile à l’Art que de bien imiter la Nature.
Si l’on accabloit de passages un homme dans l’opinion de l’Abbé du Bos, pour lui prouver qu’un Acteur sur le Théâtre parloit & faisoit les gestes, il seroit forcé de répondre que le partage du geste & de la voix entre deux Acteurs ne se faisoit pas toujours, mais qu’il a pu se faire quelquefois. J’ai fait voir d’abord que la Nature s’opposoit à ce partage : en supposant qu’elle ne s’y oppose pas, il sera toujours certain que ce partage seroit du moins ridicule : & pourquoi voulons-nous que les Romains ayent eû quelquefois un Spectacle ridicule ?
La cause de cette erreur est l’obscurité d’un passage de Tite-Live, qui regarde le partage du chant & de la danse, dont a parlé aussi Lucien, que j’ai cité plus haut. Tite-Live L. 7. rapporte qu’Andronicus s’étant enroué demanda la permission de mettre à sa place un homme qui chantât avec le Joueur de flutte, & ayant obtenu cette permission, dicitur cantum egisse aliquanto magis vigente motu, quia nihil vocis usus impediebat. Inde ad manum cantari Histrionibus cæptum… diverbiaque tantum ipsorum voci relicta.10 M. Dacier dans son discours sur la Satyre, a traduit ainsi ce passage : Andronicus ayant obtenu cette permission, dansa avec plus de vigeur ses intermédes, débarrassé du chant qui lui étoit la respiration : de-là vint la coutume de donner des chanteurs aux danseurs, & de laisser à ces derniers les rôles des Scenes, pour lesquelles on leur conservoit toute leur voix. Vossius rapportant ce même passage, l’explique aussi d’un partage du Chant & de la Danse, & n’a jamais songé à un partage du geste & de la voix.
Valere Maxime rapportant le même fait, dit qu’Andronicus gesticulationem tacitus peregit, dansa sans chanter. Ce mot gesticulatio voulant dire Danse pleine de gestes. Suetone dit de Néron, Carmina gesticulatus est.
J’ai rapporté dans l’Histoire de la Poësie Dramatique chez les Grecs, que dans les premieres Représentations faites à Athénes le Chœur chantoit & dansoit en même tems, & que pour le soulager on établit qu’une partie danseroit pendant que l’autre chanteroit. La même chose arriva à Rome. Andronicus dansoit & chantoit à la fois l’interméde : il demanda à être soulagé, on lui donna un Chanteur : de-là vint, dit Tite-Live, la coutume de chanter ad manum, c’est-à-dire de suivre en chantant les mouvemens & les gestes du Danseur. Lucien rapportant la même chose se sert de cette expression υπαδειν, qui répond à celle-ci ad manum cantari : le Danseur imitant une Action par ses gestes, se livroit à son enthousiasme, celui qui chantoit les paroles de cet interméde (le Canticum) suivoit dans son Chant les gestes du Danseur, & chantoit ad manum.
C’est s’arrêter trop long-tems à combattre une opinion qui n’a eû pour fondement que l’erreur de quelques Personnes, qui ont entendu un partage du geste & de la voix dans les passages des Anciens sur le partage qui fut fait entre la Danse & le Chant.
§. IIa. La Déclamation Théatrale des Anciens n’étoit pas un Chant Musical.
Les termes dont les Anciens se servoient en parlant de la Déclamation de la Tragédie & de celle de la Comédie, étant les mêmes, cette Déclamation étoit dans le même goût : cependant nous ne nous imaginons pas que celle de la Comédie ait été un Chant musical : & comment pourroit-on chanter une conversation familiere ? Les Comédiens l’imitoient, suivant ce passage de Quintilien, les Acteurs de la Comédie ne s’éloignent pas beaucoup de la Nature, non procul à Natura recedunt : ils s’en éloignoient un peu, à cause de la mesure des Vers, & de la modulation de la Piéce ; & par leur Déclamation ils ajoutoient à la Comédie une certaine dignité appellée par Quintilien, decus comicum : ils s’élevoient un peu au-dessus du ton familier de la conversation, sans pourtant s’en éloigner beaucoup. Voilà donc dans la Comédie des Anciens une Déclamation à peu près telle que la nôtre. Pourquoi voulons-nous que dans la Tragédie elle ait été toute différente ? La grandeur du stile de la Tragédie nous le persuade ; mais cette grandeur du stile n’étoit que pour imiter le stile d’une conversation noble. Les Anciens vouloient en tout l’imitation de la Nature ; & c’étoit pour rapprocher du ton de la Nature le stile de la Tragédie, qu’ils avoient choisi pour ce dialogue le Vers Iambe. Auroient-ils voulu que ce Vers eût été chanté, c’est-à-dire mis sur des tons que la Nature n’inspire point, puisque dans les Passions elle ne nous fait jamais chanter ?
Après que j’ai fait voir que le caractere des anciennes Tragédies étoit d’être très-pathétiques, & que les Spectateurs vouloient être vivement remués ; croirai-je que les Représentations de ces Piéces étoient pareilles à celles de nos Opéra, qui ne causent jamais d’émotion, ou qui n’en causent qu’une très-foible, & qui malgré le plaisir de l’oreille qu’elles procurent, ennuyent bientôt, parce que tout Spectacle, où le cœur n’est point remué, paroît froid, & par conséquent ennuye ?
J’ai dit plus haut que l’impression que fait sur nous la Musique est causée, non par les paroles que nous entendons chanter, mais par l’Harmonie des tons, & la beauté de la voix, & que cependant cette impression n’étoit pas ordinairement assez vive pour nous faire verser des larmes. Je n’ai jamais entendu dire qu’on ait vu à l’Opéra tous les Spectateurs & les Acteurs en larmes, ce qui arrivoit souvent chez les Anciens, dans les Représentations des Tragédies : elles n’étoient donc pas chantées.
Quintilien nous rapporte qu’il a vu souvent des Comédiens, sortis de la Scene, & déposant leurs masques, pleurer encore. Des Acteurs qui dans leur jeu éprouvoient la vérité des Passions qu’ils imitoient, n’étoient pas occupés de tons de Musique : ce n’étoit pas en chantant que celui qui représentoit la douleur d’Electre, prit l’urne où étoient les cendres du Fils qu’il venoit de perdre, & ce n’étoit pas en chantant qu’Esopus représentant les fureurs d’Atrée, tua un Esclave qui s’approcha de lui imprudemment.
Chez les Anciens, à la Représentation d’une Tragédie succédoit une Piéce boufonne, pour ramener la gayeté dans les Spectateurs, & ce même usage s’est établi parmi nous : un ancien Scholiaste de Juvenal nous dit, qu’un Farceur entroit sur le Théâtre, pour faire succéder les ris à la tristesse, & afin qu’on essuyât ses larmes. Ut quidquid lachrymarum atque tristitiæ coegissent ex tragicis affectibus, hujus spectandi risus detergeret. Après un Spectacle tout en Musique, quelque Tragique qu’en ait été le Sujet, après un Opéra, a-t-on besoin d’un pareil reméde ?
N’étoit-ce donc qu’un Chanteur que Ciceron admiroit dans Roscius, dans cet homme qui avoit mis par écrit les principes de la Déclamation, & qui en avoit donné des leçons à Ciceron ? Demosthéne avoit aussi pris les siennes d’un Comédien. Ces deux grands Orateurs qui regardoient la Déclamation comme la premiére, la seconde & la troisiéme partie de l’Eloquence, auroient-ils été en demander des leçons à des Chanteurs ? Quintilien veut qu’on envoye aux Comédiens le jeune Orateur. Un Pere qui parmi nous, voudroit former son Fils à bien parler en public, l’enverroit peut-être à un Baron : mais songeroit-il jamais à l’envoyer à un Acteur de l’Opéra ?
Il est vrai que le Comédien chez les Anciens est souvent nommé Cantor, & qu’il est dit de Néron, Tragedias cantavit personatus. Mais qui ne sait que les premiers Poëtes ayant chanté leurs Vers, dans la suite, pour dire reciter des Vers, le mot chanter resta, & a même passé dans notre Langue Poëtique ? Nous commençons par je chante un Poëme, qui n’est nullement fait pour être chanté.
On m’objectera Lucien qui peint l’Acteur Tragique, chantant des Iambes, modulant des calamités. Il faut faire attention que Lucien écrit en plaisantant. Il rapporte qu’un Philosophe étant entré dans le lieu où l’on représentoit une Tragédie, racontoit en ces termes à Solon, ce qu’il avoit vu : J’ai vu des Hommes élevés sur des chaussures si hautes, que j’ignore comment ils pouvoient se soutenir. Avec de belles robes, des têtes ridicules, & de grandes bouches, ils poussoient de grands cris, (ils s’égueuloient, dit d’Ablancour,) on les écoutoit tristement, on avoit apparemment pitié d’eux, a cause de leurs chaussures qu’ils traînoient comme des entraves. Solon répond gravement, Ce qui attristoit & faisoit pitié, ce n’étoit point ces Acteurs ; mais une Action triste qu’ils représentoient avec des paroles tristes. On voit assez que Lucien plaisante, & il pouvoit avec raison railler les mauvais Comédiens, qui ne faisoient que pousser de grands cris : ce que ne faisoient pas les bons Comédiens, puisqu’Aristote dit que quand Théodore jouoit, ce n’étoit point Théodore qu’on croyoit entendre, mais le Personnage qu’il représentoit. Voila donc une Déclamation naturelle, puisqu’on croit entendre la personne même ; ce ne sont donc point des Chants qu’on entend, & ce ne sont point des cris.
Enfin les Anciens n’ont pas toujours dit, chanter une Tragédie : ils se sont servis aussi de ce mot prononcer, reciter. Les Auteurs Tragiques se forment long-tems en particulier, dit Ciceron, avant que de reciter sur le Théâtre, antequam pronuntient. Donat se sert de cette expression, diverbia Histriones pronuntiabant, & les Comédiens sont appellés par Quintilien artifices pronuntiandi. Afin, dit-il, que Niobé paroisse triste, Médée furieuse, Ajax étonné, les Comédiens prennent des masques convenables aux Passions qu’ils ont à imiter : Artifices pronuntiandi à Personis quoque affectus mutuantur. Je parlerai bientôt du Sens bizarre que l’Abbé du Bos a donné à ce passage, qui ne me suffit maintenant qu’à montrer, que les Comédiens ayant été nommés par Quintilien, Artifices pronuntiandi, n’étoient donc pas des Chanteurs. Pline parlant d’une Femme qui avoit joué dans la Comédie jusqu’à cent ans, se sert du même terme : Lucceia mima centum annis in Scenâ pronuntiavit.
Je puis encore, pour confirmer mon sentiment, rapporter deux endroits d’Aristophane. Dans sa Comédie des Oiseaux, on dit à un Poëte qui arrive en chantant un dythirambe, cesse de chanter, dis ce que tu as à dire, τἱ λεγεις ειπε. Lorsque dans une autre Comédie on demande à Eschyle un de ses Prologues, on lui dit de le réciter λεγειν ; mais quand on demande à un Euripide un de ses Chœurs, & qu’on parle d’apporter une lyre, Aristophane fait répondre satyriquement, qu’on n’a pas besoin d’une lyre, & que pour chanter de pareils Vers Ταυτ᾿ αδειν μελη, le plus vil instrument suffit. Ces Passages ne font-ils pas sentir que les Chœurs seuls étoient chantés ?
§. IIb. La Déclamation Théatrale des Anciens n’étoit point notée.
La mélodie des Piéces Tragiques des Anciens n’étoit point, dit l’Abbé du Bos, un Chant Musical, mais une simple Déclamation, & la Déclamation de la Comédie étoit, selon lui, des plus unies. Jusques-là il a raison : mais comment le concilier avec lui-même, lorsqu’il soutient que cette Déclamation pareille à la nôtre, étoit notée, & composée par des hommes consommés dans la science des Arts Musicaux, dont la profession étoit de noter & de faire représenter les Piéces Dramatiques des Poëtes ? Il trouve ces Compositeurs nommés par Quintilien dans ce Passage que j’ai déja rapporté : Artifices pronuntiandi à Personis quoque affectus mutuantur. Ce Passage ne nous présente jamais que les Acteurs prenant des masques convenables aux Personnages qu’ils ont à faire, un masque où la fureur soit peinte, pour jouer le Rôle de Médée, & c’est ainsi que l’Abbé Gédoin traduit : C’est pour cela qu’au Théâtre les Acteurs peignent leurs sentimens jusques sur leurs masques. L’Abbé du Bos dans ce Passage ne voit que les Compositeurs de la Déclamation, qui étoient appellés, à ce qu’il prétend, artifices pronuntiandi. Quand ce qu’il imagine, seroit véritable, que voudroit dire Quintilien ? Ces Compositeurs pouvoient-ils avoir besoin des masques de Théâtre ? Et que veut dire l’Abbé du Bos quand il traduit ainsi ce Passage : Les Compositeurs de Déclamation, lorsqu’ils mettent une Piéce au Théâtre, savent tirer des masques mêmes, le pathétique. Cette Traduction si bizarre d’un Passage si clair, montre avec quelle précaution on doit lire un Ouvrage où les Anciens sont si souvent cités & si peu entendus.
Je ne nie pas qu’on ne puisse noter toute la Déclamation d’une Piéce, & celle même d’un Discours : je ne nie pas non plus qu’un Poëte ne puisse donner aux Comédiens leurs Rôles notés, & qu’un Comédien ne puisse, avec le secours de ces Notes, étudier son Rôle, & remarquer les endroits où il doit élever, baisser, ralentir, précipiter sa voix. Mais il faudra dire à ce Comédien ce qui est dit à l’Orateur dans Cicéron, vous pouvez étudier chez vous vos tons avec un joueur de flutte, & quand vous irez au barreau vous laisserez dans votre maison ce joueur de flutte. Fistulatorem domi relinquetis. Le Comédien, après avoir étudié son Rôle noté, le laissera chez lui ; si quand il est sur le Théâtre, il vouloit toujours se rappeller ces notes, il seroit un froid Acteur. Tout bon Déclamateur entre dans l’enthousiasme, & saisi des Passions qu’il imite, prend les tons qu’elles lui inspirent.
Un Roscius se seroit-il asservi aux loix d’un Compositeur de Déclamation, lui qui donnoit les siennes aux Orateurs ? Et pourquoi les Poëtes ne se donnoient-ils pas la peine de noter eux-mêmes leurs Piéces ? Etoient-ils obligés de les abandonner à ces Compositeurs de Déclamation ? Ces Compositeurs étoient-ils en charge ? On ne les connoît que par le Livre de M. l’Abbé du Bos.
Les mauvais Poëtes eussent eu quelquefois de grandes obligations à ces Compositeurs : cependant c’étoient, au rapport de Quintilien [L. 11] les Comédiens qui par les graces de leur Déclamation trouvoient des Auditeurs à des Piéces qui ne trouvoient point de Lecteurs. Scenici Actores vilissimis etiam quibusdam impetrant aures, ut quibus nullus est in Bibliothecis locus, sit etiam frequens in Theatris. Quintilien ne dit pas que les Poëtes eussent obligation à d’autres qu’aux Comédiens. Mais c’est trop s’arrêter à une opinion singuliere de l’Abbé du Bos.
§. III. Nous ne pouvons avoir qu’une idée imparfaite de l’attention des Anciens à l’harmonie dans l’arrangement des mots, & dans leur prononciation.
Jusqu’ici en parlant de la Déclamation Théatrale des Anciens, j’ai dit ce qu’elle n’étoit pas : pourrai-je enfin dire ce qu’elle étoit ?
Il me paroît certain qu’elle n’étoit pas un Chant Musical, & cependant elle étoit une espece de Chant, non seulement parce que toute Piéce de Poësie avoit une Modulation, mais parce que la Prose même en avoit une, & la Déclamation des Orateurs étoit aussi, comme dit Cicéron, une espece de Chant.
Les Peuples qui mesuroient leur discours sur la quantité des syllabes & des accens, avoient à l’harmonie une attention bien différente de la nôtre, & y étoient si sensibles, qu’ils sembloient ne demander (sur tout les Grecs) que le plaisir des oreilles. Les Romains qui n’eurent jamais pour la Musique la même Passion que les Grecs, eurent enfin comme eux, une grande attention à l’harmonie de leur Langue. Je montrerai donc que leur Déclamation, loin d’être ridicule & contraire à la Nature, devoit, parce qu’ils y étoient si sensibles, être admirable, & en même tems je montrerai qu’elle est aujourd’hui inexplicable, en faisant voir que nous n’entendons rien à leur délicatesse d’harmonie & à leur Prononciation.
En lisant Cicéron nous sommes enchantés par une harmonie que nous ne trouvons point dans Seneque. Nous sentons nos oreilles agréablement frappées par une prose nombreuse ; mais ferons-nous à Cicéron le procès que lui fait Quintilien, pour avoir écrit, quo me vertam nescio, parce que c’est la fin d’un trimetre, & d’avoir écrit pro misero dicere liceat, qui est un trimetre presque entier ?
Ciceron dans son Livre de l’Orateur nous apprend l’attention qu’il avoit à placer les pieds qui conviennent au commencement, au milieu, & à la fin d’une Période, & il nous rapporte que cette Phrase, Patris dictum sapiens, temeritas Filii comprobavit, fut, quand il la prononça, extrêmement applaudie, à cause du Dichorée qui la termine. Qu’on change l’ordre de ces mots, comprobavit Filii temeritas, plus d’Harmonie. On aura, dit Ciceron, contenté l’esprit, & non pas les oreilles, animo satis, auribus non satis. Nos oreilles seroient-elles offensées, si elles ne trouvoient pas à la fin de cette phrase un Dichorée ?
Entendons-nous Quintilien quand il approuve servare quàm plurimos, parce que le Gétique vaut mieux redoublé que précédé d’un Chorée, comme dans ces mots, quis non turpe duceret ? Et quand il fait remarquer qu’on dit fort bien virus timeres, & non pas venena timeres, parce que le Bacchius s’accorde mal avec le Chorée ? Que dirons-nous de cette attention continuelle aux pieds, que Cicéron garde jusque dans ses Lettres, parce que le stile Epistolaire a aussi ses pieds, dit Quintilien, & peut-être sont-ils plus difficiles. Habet suos quosdam & fortasse difficiliores etiam pedes. Avons-nous attention à une pareille harmonie quand nous écrivons des Lettres ? Quintilien [L. 9.] nous dit qu’un leger changement dans l’arrangement des mots d’une phrase de Cicéron suffit pour en faire perdre toute la force & la beauté. Nam neque me divitiæ movent, quibus omnes Africanos & Lælios, multi venalitii, mercatoresque superarunt. Nous serions également contens si nous lisions multi superarunt mercatores, & Quintilien compareroit alors la période à un trait jetté de travers, qui n’a pas la force d’aller au but, & tombe à moitié chemin.
Lorsque Quintilien demande pourquoi Cicéron a mis per hosce dies, & non pas per hos dies, il répond qu’il est plus aisé d’en sentir la raison que de la dire. Comment la pourrions nous dire, nous qui ne la sentons pas ? Les Ecrits de Cicéron, malgré cet Art qui y regne, lui paroissent n’être point travaillés, fluunt illaborata, parce que Cicéron qui n’avoit pas d’oreille pour les Vers, ni peut-être pour la Musique, étoit pour ainsi dire, Musicien en Prose, par cette harmonie qu’il trouvoit naturâ duce melius quàm arte.
Ce n’étoit pas seulement pour les oreilles délicates que Cicéron recherchoit ces finesses d’harmonie, c’étoit aussi pour celles du Peuple. Le Peuple, comme il le remarque dans son Orateur, ignore les regles du nombre, & cependant il se récrioit quand il entendoit tomber harmonieusement une période ; parce que, dit Ciceron, c’est cette chute qu’attendent les oreilles. Conciones sæpe exclamare vidi cum aptè verba cecidissent, id enim expectant aures.
Les Romains faisoient des fautes en faveur de l’oreille : ils disoient nescire pour non scire, nolle pour non velle, ignoti pour innoti, insipiens pour insapiens, iniquus pour inæquus, & Ciceron dit que sur ces fautes on est condamné par les Regles & absous par les oreilles, consule veritatem, reprehendet : refer ad aures, probabunt.
Quand nous faisons attention à toutes ces choses, pouvons-nous nous vanter d’avoir une Langue harmonieuse, lorsque les Romains, en se comparant aux Grecs, se plaignoient d’avoir une Langue rude, pleine de lettres tristes & sauvages ? C’est la plainte de Quintilien L. 12. Il envioit aux Grecs ces mots qui paroissent inutiles, & qui servoient à rendre le nombre parfait, ces mots que dans Homere nos ignorans appellent des chevilles, & que Cicéron appelloit complementa numerorum.
Pouvons nous comprendre la beauté que Denys d’Halicarnasse trouve dans ce Vers de Phedre, rendu ainsi dans notre Langue ?
Que ces vains ornemens, que ces voiles me pèsent !
Voici les Vers d’Euripide,
Βαρύ μοι κεφαλῆες ἐπικρανον ἔχειν.
Il est admirable, suivant Denys d’Halicarnasse, à cause de cet anapeste qui convient aux grandes choses, & est propre à exciter les grandes Passions : & pouvons-nous seulement, lorsque nous lisons cet excellent Critique, entendre tout ce qu’il dit sur l’usage des demi-voyelles ? Il en compte huit, dont cinq sont simples, trois sont doubles. Le Sigma est selon lui une lettre ingratte dont les anciens Ecrivains faisoient peu d’usage.
Platon étoit si attentif à arranger ses mots, qu’il changea plusieurs fois l’ordre des quatre premiers mots de ses Livres de la République : ce qui étoit cause que du tems de Quintilien ces mots ne se trouvoient pas rangés de même dans tous les Exemplaires.
Nous ne comprenons pas non plus la prononciation des Anciens, lorsque nous entendons Quintilien se plaindre de ce que celle de sa Langue n’avoit pas la douceur de celle des Grecs, parce qu’elle avoit des lettres rudes. L’F rend un son, dit-il, qui n’est presque pas de la voix humaine, il faut la souffler entre ses dents. La plûpart de nos mots finissent par un M dont le son fait une espece de mugissement, au lieu que les mots Grecs finissent souvent par un U, lettre qui rend un son agréable, surtout en terminant un mot. Jucundam & in fine quasi tinnientem. Il se plaint du B, du D, enfin des accens qui n’ont pas la même douceur que ceux des Grecs. Il envie aux Grecs deux lettres, qui répandent, dit-il, l’amenité dans un discours, hilarior renidet oratio, parce que rien n’est plus doux, nullæ dulcius spirant. Il donne pour exemple ce mot zephiri. Ce même mot, dit-il, écrit avec nos lettres, rendra un son dur & barbare, surdum quiddam & barbarum.
Les Romains dans leur prononciation faisoient quelquefois breves des syllabes longues. Cicéron dit que dans ces mots inclytus, composuit, concrepuit, ils faisoient les premieres syllabes breves : pourrions-nous les faire breves en prononçant ces mots ? Horace fait breve la premiere syllabe de Tecmessæ, aussi bien que de Cygni. Ovide a fait breve la premiere syllabe de Progné. En prononçant ces trois mots : pouvons-nous faire breves ces trois syllabes ? S. Augustin dans son Traité de la Doctrine Chrétienne, nous apprend que Virgile a fait dans Italia la premiere syllabe longue, que jusqu’à lui les Poëtes avoient fait breve. Quelle différence y sentons-nous, & comment la faisons-nous sentir en lisant dans Virgile Italiam, Italiam ? &c.
Nous ne pouvons comprendre Cicéron quand il nous dit, Je prononçois autrefois pulcros, triumpos. Rappelé par le reproche de mes oreilles, me conformant au Peuple pour la pratique, & me reservant la théorie, j’ai prononcé pulchros, triumphos. Le discours, selon lui, doit toujours obéir au plaisir de l’oreille. Voluptati aurium morigerari debet oratio. Ainsi quand nous trouvons dans Virgile des syllabes longues qui doivent être breves, des voyelles qui se rencontrent sans qu’il y ait une élision, nous devons être certains que les graces de la prononciation en étoient la cause.
Omnia vincit amor, & nos cedamus amori.Limenque Laurus que Dei,Te amice nequiviCredimus, an qui amant, &c.Et bis io Arethusa, io Arethusa vocavit.
Quintilien nous dit qu’en prononçant multum ille, on ne prononçoit pas l’m. Nous sommes obligés de la prononcer. Il nous apprend qu’il y avoit un son qui tenoit le milieu entre l’u & l’i ; qu’on ne prononçoit pas optimum, comme opimum ; que dans Here on ne faisoit entendre pleinement ni l’e, ni l’i, & qu’en prononçant dans Virgile,
Quæ circum littora, circum
Les personnes attentives faisoient entendre que circum, n’étoit pas l’accusatif de Circus.
Quoique toute syllabe longue, dit-il dans un autre endroit, ait deux tems, & qu’une breve n’ait qu’un tems, il y a cependant des longues & des breves plus longues & plus breves les unes que les autres. Cette différence entre bréve & breve, longue & longue, qui ne nous est pas connue, étoit si sensible à la populace de Rome, que quand un Comédien manquoit tant soit peu paululum à cette mesure, en allongeant un peu trop une syllabe longue, ou rendant un peu trop breve, une syllabe breve, toute l’Assemblée se récrioit, theatra tota reclamant.
Saint Augustin nous a prévenus qu’on ne pouvoit entendre ses Livres sur la Musique, si l’on n’avoit quelqu’un qui sût prononcer, nisi auditorem pronuntiator informet. Je les ai voulu lire, & j’ai été puni de n’avoir cherché dans Saint Augustin que des connoissances frivoles, qu’il appelle nugacitates : je n’y ai rien pu comprendre dès l’entrée. Ce Dialogue commence par cette question : Lorsque je prononce pone Verbe ou ponè Adverbe (comme ponè sequens ou pone metum) je prononce deux mots qui ont les mêmes lettres & la même quantité, entendez-vous les mêmes sons ? L’interlocuteur répond non, sans doute, j’entens un son très-différent. Pouvons-nous prononcer différemment ces deux mots ?
Saint Augustin met une grande différence entre Rythme, mêtre, & Vers : il veut qu’en prononçant un Vers on fasse un silence, il ne mesure pas le Vers par pieds, mais par tems ; il compare les pieds des Vers aux nôtres, & dit que comme nous ne marchons qu’en levant & abaissant les pieds, de même à chaque pied d’un Vers, il faut élever & abaisser la voix. Voilà donc une espece de chant. Enfin il paroît dire que si dans ce Vers de Virgile,
Cornua velatarum obvertimus antennarum,
au lieu d’obvertimus, on lit vertimus, le mêtre y sera, mais le Vers n’y sera plus. Il est certain qu’Horace distingue les nombres des modes, quand il dit,
Accessit numerisque modisque licentia major.
S’il est le premier Poëte Lyrique Latin, c’est pour avoir le premier su donner a des Vers Saphiques & Alcaïques, les Modes de la Langue Latine,
Æolium carmen ad ItalosDeduxisse modos.
Il recommande à celle qui chantera son Poëme Seculaire, d’observer deux choses, le mêtre, Lesbium servate pedem, & le Mode, dont il marque la cadence avec son poulce, meique pollicis ictum, & il ajoute qu’un jour elle se vantera d’avoir chanté des Vers,
Docilis modorumVatis Horatî.
Ce ne sont point les Modes de Sapho, mais ceux d’Horace : ainsi je crois que ni Commentateur, ni Traducteur ne nous a expliqué l’éloge qu’il se donne dans l’Ep. 19 du l. 1. d’avoir, en suivant les nombres d’Archiloque, tempéré sa Muse avec celle de Sapho & d’Alcée, d’avoir su
Mutare modos & carminis artem.
Voilà pourquoi il n’est point un servile imitateur, & il marche le premier dans une route non frayée,
Libera per vacuum posui vestigia princeps.
Les Vers Iambes & Saphiques qu’avoit fait Catulle, avec les mêmes pieds, n’ont donc pas les mêmes nombres, les mêmes modes : sentons-nous cette différence ?
Je rapporte ces choses, ou je ne comprens rien, pour faire voir qu’il est impossible de bien expliquer la Déclamation des Anciens, puisque nous ne comprenons pas leur Prononciation, mais que chez des Peuples si attentifs à l’harmonie, la Déclamation a dû être admirable, & par conséquent n’étoit pas outrée comme nous nous l’imaginons.
§. IV. De l’idée qu’on peut se former de la Déclamation Théatrale des Anciens.
Par tout ce que je viens de dire de l’attention des Anciens au plaisir des oreilles, & de cette prononciation pleine d’inflexions de voix, d’élévations & d’abaissemens, pour faire sentir non seulement la quantité des accens & des syllabes, mais la différence entre breves & breves, longues & longues ; il est aisé de comprendre que toute Déclamation publique avoit une harmonie musicale : mais il est vrai qu’il étoit aisé dans cette espece de chant très-agréable, de se laisser emporter jusqu’à un véritable chant très-vicieux. C’étoit ce qu’avoient à craindre les Orateurs & les Comédiens, & de la vient ce mot rapporté par Quintilien, de César à un Orateur : Si vous voulez parler, vous chantez ; si vous voulez chanter, vous chantez mal. Ce mot suffit pour nous donner une idée de la Déclamation des Comédiens & des Orateurs, & par-là nous pouvons comprendre de quelle utilité pouvoit être à Gracchus ce Flutteur qu’il faisoit mettre auprès de lui, quand il haranguoit le Peuple. Ce Flutteur que l’Assemblée ne voyoit ni n’entendoit, n’accompagnoit pas tout le discours de l’Orateur, mais de tems en tems lui donnoit ses tons avec un instrument appellé dans Cicéron tonorium.
Y a-t-il apparence, dit Aulugelle, que la Flutte ait accompagné un Orateur, comme un Danseur ? Il ne dit pas comme un Acteur. La Flutte accompagnoit toujours la Danse, & non point la Déclamation ; elle ne pouvoit être utile aux Acteurs, quand ils récitoient, que pour relever de tems en tems leur voix, & la ramener quand elle alloit jusqu’au Chant.
De quelle difficulté devoit être la Déclamation de ces Acteurs obligés de se faire entendre dans un lieu qui pouvoit contenir tant de milliers d’hommes ! Ils prenoient d’abord des leçons d’un Maître à former la voix, apellé Phonascus, & nous lisons dans Ciceron qu’avant que de monter sur le Théâtre, ils déclamoient chez eux plusieurs années, en se tenant assis & élevoient peu à peu la voix, la ramenant du son le plus aigu, au plus grave. Le Passage de Cicéron est curieux. Annos complures sedentes declamitant, & quotidie antequam pronuntient, vocem cubantes sensim excitant, eandemque, cùm egerunt, sedentes ab acutissimo sono usque ad gravissimum sonum recipiunt, & quasi quodammodo colligunt. Voilà leur apprentissage pour se rendre capables, non pas de chanter, mais de prononcer, antequam pronuntient, avec une voix très-forte.
Saint Ambroise dans son Traité du Jeûne, nous dit la même chose, ut Tragædiarum Actores primo sensim vocem excitant, donec vocis aperiatur iter, ut postea magnis possent personare clamoribus. Non seulement les Comédiens travailloient de bonne heure à se procurer une voix sorte : les Jeunes-Gens alors devoient avoir le même soin, puisqu’il falloit souvent parler à une multitude en plein air, comme les Orateurs, les Généraux d’Armée, les Empereurs dans les Allocutions. Caton, au rapport de Plutarque, vouloit qu’un Soldat fût terrible par le son de sa voix. Homere vante cette qualité dans ses Héros. La voix des Comédiens étoit la plus forte de toutes à cause du masque : mais dans un tems où la voix des hommes étoit ordinairement très-forte, les oreilles y étoient accoutumées. Si un de ces Comédiens anciens venoit sur notre Théâtre dans un lieu étroit & fermé, pousser sa voix comme il la poussoit sur le Théâtre de Rome, nos oreilles seroient étourdies. C’est ce qui arriva dans une petite Ville d’Espagne, où un Comédien de Rome s’avisa de vouloir donner le Spectacle d’une Tragédie à un Peuple qui n’en avoit jamais vu un pareil. Ce fait est rapporté par Philostrate dans la vie d’Apollonius. Le Peuple fut d’abord effrayé de voir paroître sur un Théâtre un homme monté sur des échasses, que sa chaussure, son masque, & ses habillemens faisoient paroître si grand & si gros ; mais dans l’instant que ce Comédien éleva sa voix, tous les Spectateurs qui se crurent frappés d’un coup de tonnerre, s’enfuirent.
Les Comédiens qui savoient ménager & rendre agréable cette voix de Stentor, étoient rares, & il est aisé de concevoir qu’ils pouvoient se servir comme Gracchus, d’un Joueur de Flutte, qui de tems en tems leur donnoit leurs tons, & les ramenoit à ceux de la Nature quand ils s’emportoient.
Je crois que dans les Représentations Tragiques la Flutte pouvoit faire un véritable accompagnement ; mais je crois aussi que ce n’étoit que dans les endroits tristes, dans les lamentations. Ce qui me le fait croire est ce que dit l’Auteur du Traité des Spectacles attribué à Saint Cyprien, de ces sons lugubres qu’on y tiroit d’une Flutte, lugubres sonos spiritu tibiam inflante moderatur, & de ce que dit Cicéron de l’Ombre de Polidore, adressant des Plaintes très-lugubres à Hecube : elle les adressoit au son de la Flutte, cùm fundat ad tibiam. Les Anciens pouvoient ajouter cet agrément aux lamentations. L’Elégie, suivant Dydime, étoit un Poëme fait pour être chanté avec la Flutte. On jouoit de la Flutte dans les funérailles ; les Anciens avoient des Fluttes de toute espece, & celles pour les chants tristes, suivant l’expression de Claudien, ferale gemiscunt.
Par cette raison, je comprens que Roscius qui jouoit aussi dans les Tragédies se faisoit accompagner dans sa vieillesse par des Fluttes plus lentes, tardiores fecerat tibias, quand il avoit besoin d’être accompagné. Dans les Comédies le son des Fluttes ne se faisoit entendre que dans le Prélude, les Intermedes, ou quand il n’y en avoit point, dans les entre-Actes. D’où vient ce mot de Plaute aux Spectateurs : Tibicen vos interea hic delectabit.
Je crois donc qu’excepté quelques plaintes lugubres dans les Tragédies, & les endroits où la voix de l’Acteur avoit besoin d’être soutenue, la Flutte n’accompagnoit que le Chant & la Danse. Aspirare Choris erat utilis, dit Horace.
Une Comédie étoit appellée un Ouvrage de Musique, comme dans Térence, qui hanc artem tractant Musicam, parce que toute Piéce de Théâtre étoit l’ouvrage de deux hommes, du Poëte, & du maître de l’Art qui avoit fait la Musique, Cantica temperabantur modis non à Poeta, sed à perito Artis Musicæ factis. C’est pourquoi on voit à la tête des Comédies de Térence, le nom de celui qui avoit fait les Modes. Quand on changeoit les Modes du Cantique, ce qui arrivoit quelquefois, on mettoit à la tête de la Piéce, M.M.C. c’est-à-dire, Mutatis Modis Cantici.
Il faut distinguer, Diverbium, Charitum, Canticum.
Le Diverbium étoit le dialogue, l’Ouvrage du Poëte, recité par les Acteurs : le reste étoit l’Ouvrage du Musicien.
Le Choricum étoit la Musique du Chœur, qui commençoit avant la Piéce, par une ouverture. Quand les Personnes accoutumées à aller aux Spectacles entendoient l’ouverture, elles disoient, C’est Antiope, c’est Andromaque qu’on va jouer : & Ciceron avoue qu’il n’avoit pas cette connoissance, parce qu’il n’alloit pas assez souvent aux Spectacles.
Le Canticum s’exécutoit ainsi. Une voix seule chantoit accompagnée de la flute, pendant qu’un Danseur imitoit par ses gestes une Action, qui avoit ordinairement rapport à la Piéce. Si c’étoit Andromaque, il dansoit les malheurs d’Andromaque. Ce Canticum étoit aussi nommé Soliloquium, (mot que nous rendons mal par Monologue) à cause qu’une voix seule chantoit, au lieu que dans le Choricum toutes les voix s’accordoient ensemble. On pouvoit dire également danser & chanter le Canticum, parce qu’il étoit dansé & chanté.
Toute Piéce de Théâtre pouvoit être intitulée à Rome Tragédie-Ballet ou Comédie-Ballet, de même que Moliere a intitulé le Bourgeois Gentilhomme, Comédie-Ballet, & Psiché Tragi-Comédie-Ballet, & de même qu’un Ouvrage de Symphonie de Lulli, est intitulé, Armide, Phaéton, &c. La Musique faite pour une Piéce, portoit le nom de la Piéce, ainsi que la Danse de cette Piéce, la Musique & la Danse étant faites pour cette Piéce. Le Sujet de la Piéce, dit Lucien, est commun au Ballet & à la Tragédie. Par cette raison les Anciens employoient indifféremment ces mots, qui nous embarrassent quelquefois, jouer Andromaque, chanter Andromaque, & danser Andromaque. Ovide écrit :
Carmina cum pleno saltari nostra Theatro,Versibus & plaudi scribis, amice, meis.
Par le premier Vers, il veut dire seulement, vous m’apprenez qu’on joue mes Piéces, & par le second il veut dire, & qu’on applaudit à mes Vers.
Comme la Danse étoit une imitation par gestes d’une Action, on disoit également danser, & gesticuler, gesticulatio, c’est-à-dire, saltatio Carminis. On faisoit moins d’attention aux pas d’un Danseur, qu’à ses bras, à ses gestes, comme dit Ovide :
Brachia saltantis, vocem mirare canentis.
Quintilien ne voulant pas que l’Orateur fasse des gestes outrés, dit, je veux un Orateur & non un Danseur, c’est-à-dire, un gesticulateur de Théâtre.
Cette Danse gesticulante, qui avoit commencé dans la Grece, fut separée sous Auguste des Piéces Dramatiques ; & la Danse des Pantomimes, dont on a écrit tant de merveilles, s’exécutoit sans aucune Piéce de Poësie.
Voilà l’idée que je me suis faite des Représentations Théâtrales des Anciens : tout m’y paroît vraisemblable, & il n’y reste que deux merveilles à admirer, qui sont certaines. Celle de la Danse des Pantomimes, que nous avons peine à comprendre, & celle d’une Déclamation si belle & si exacte, que dans cette Assemblée si nombreuse & si tumultueuse, une seule syllabe prononcée un peu trop rapidement, ou un peu trop lentement, excitoit des murmures, & cependant le Comédien, étoit obligé de pousser avec une grande force sa voix hors d’un Masque qui lui enfermoit la tête jusqu’aux épaules.
Toute Action appartenant à l’Ame, comme dit Ciceron, & le visage étant l’image de l’Ame, Animi est omnis Actio, & imago animi vultus est ; il est certain que le Masque qui avoit plusieurs utilités, faisoit un tort considérable à l’Acteur. Nos Anciens, est-il dit dans Ciceron, n’admiroient plus tant Roscius lui-même, quand il avoit un Masque, nostri illi Senes personatum ne Roscium quidem magnopere laudabant. Puisque ce Roscius dont on voioit briller les yeux au travers de son Masque, savoit jetter le trouble des Passions dans les Spectateurs, & les faire pleurer, il falloit qu’il eût su pousser à une extrême perfection, une Déclamation dont l’exécution étoit si difficile.
Il ne faut donc pas prendre à la lettre ce Vers de Juvenal,
Grande Sophocleo carmen bacchatur hiatu,
ni quelques autres passages des Anciens qui semblent faire entendre qu’au lieu d’une voix naturelle, l’Acteur Tragique poussoit de grands cris, & pour ainsi dire heurloit. C’est ce qui arrivoit souvent, parce que les mauvais Comédiens sont plus communs que les bons, & les cris des mauvais Acteurs Tragiques, donnerent lieu aux railleries de Lucien : mais puisque par d’autres passages, nous apprenons que souvent les Spectateurs étoient en larmes, nous ne devons pas douter que la Déclamation ne fût alors très-naturelle.
Je me suis attaché dans ce Chapitre à détruire quelques opinions de l’Abbé du Bos, parce que par la maniere dont il explique quelquefois les passages qu’il cite des Anciens, ceux qui sans remonter aux sources se contentent de lire son Ouvrage, peuvent être souvent trompés. Je n’en rapporterai plus qu’un exemple.
Le Spectacle que donnoient les Pantomimes étoit celui où le Geste & le Chant étoient véritablement partagés entre deux hommes, le Chanteur & le Gesticulateur, suivant cette ancienne Epigramme :
Quæ resonat Cantor, motibus ipse probat, &c.
Pour expliquer ce Spectacle étonnant, dans lequel un Acteur, toujours muet, exécutoit lui seul toute l’Action d’une Tragédie, l’Abbé du Bos distingue deux sortes de Gestes, ceux qui sont naturels, & ceux qui étant d’institution, ont une signification arbitraire : selon lui les Pantomimes employoient les uns & les autres, & n’avoient pas encore trop de moyens de se faire entendre.
Puisque leur langue factice étoit pareille à celle des Muets du Grand Seigneur, que sont obligés d’apprendre, comme le dit M. de Tournefort, ceux qui sont reçus dans le Sérail ; comment le Peuple pouvoit-il tant aimer des Acteurs qu’il ne pouvoit entendre ? Les Anciens nous disent que le Pantomime avec un Geste éloquent, eloquente gestu, rendoit tout intelligible : Tout ce qu’il imitera, dit Manilius, vous le croirez voir, surpris de l’image de la vérité,
Quodque aget, id credes stupefactus imagine veri.
Un Spectateur qu’étonne l’image de la vérité, n’est pas attentif à des gestes d’institution, & à comprendre une Langue arbitraire. Un Pantomime se faisoit entendre de toutes les Nations, puisqu’un Prince Etranger en demanda un à Néron, afin, disoit-il, qu’il me serve d’Interprete avec tous les Ambassadeurs. Ce seul mot prouve la fausseté de l’opinion de l’Abbé du Bos : il est étonnant qu’il veuille persuader une opinion si inconcevable, & encore plus étonnant qu’il la croie autorisée par le Passage suivant de Saint Augustin.
Autrefois, dit S. Augustin, quand les Pantomimes commencerent à jouer sur le Théâtre de Carthage, un Crieur public annonçoit au Peuple ce qu’ils alloient jouer. Nous avons encore aujourd’hui des Vieillards qui se souviennent d’avoir vu cet usage, & nous ne devons pas avoir de peine à les croire, puisqu’encore aujourd’hui, si quelqu’un qui n’a encore aucune connoissance de ces bagatelles, va au Spectacle, il n’entend rien, si son voisin ne lui explique ce que veulent dire tous ces gestes. Comment pourroit-on nous expliquer sur le champ, tous les mots d’une Langue inconnue, que quelqu’un parleroit devant nous rapidement ? Ce que Saint Augustin veut dire est très-clair, & n’a aucun rapport au sentiment de l’Abbé du Bos.
Les Sujets qu’exécutoient les Pantomimes étant très-connus à Rome, ils n’avoient pas besoin, avant que de commencer une Piéce, de faire crier, c’est Andromaque, c’est Priam, c’est Hercule, &c. que nous allons représenter : ils furent dans cette nécessité lorsqu’ils vinrent s’établir à Carthage, chez un Peuple à qui tous ces Sujets étoient nouveaux : quand il y fut accoutumé, cet usage cessa, il ne falloit instruire du Sujet de la Piéce, que celui qui la voyoit pour la premiere fois.
En relevant ainsi quelques erreurs de l’Abbé du Bos, je ne prétens pas lui faire un tort considérable. Un homme n’en est pas moins estimable, pour être (je rappelle ici les termes de Saint Augustin) peu instruit de toutes ces bagatelles : talium nugarum imperitus.