(1752) Traité sur la poésie dramatique « Traité sur la poésie dramatique —  CHAPITRE XI. Les Grecs ont-ils porté plus loin que nous la perfection de la Tragédie ? » pp. 316-335
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(1752) Traité sur la poésie dramatique « Traité sur la poésie dramatique —  CHAPITRE XI. Les Grecs ont-ils porté plus loin que nous la perfection de la Tragédie ? » pp. 316-335

CHAPITRE XI.
Les Grecs ont-ils porté plus loin que nous la perfection de la Tragédie ?

Montagne, en parlant de l’utilité des voyages, dit que nous ne devons pas aller chez les Etrangers pour y voir d’inutiles curiosités, mais pour frotter & limer notre cervelle contre celle d’autrui. En me servant de l’expression de Montagne, qui n’est pas noble, mais énergique, je dirai que si nos premiers Poëtes Dramatiques eussent frotté & limé leur cervelle contre celle des anciens Grecs, plutôt que contre celle des Italiens & des Espagnols, nous n’eussions pas eu des Opera, des Comédies sans comique, & tant de Tragédies galantes.

Celui de nos Poëtes qui a le mieux possédé ceux de la Grece, a été, comme je l’ai fait voir, le Réformateur de la Tragédie amoureuse, & enfin en a fait une sans Amour, qui est regardée comme la plus parfaite de toutes les Tragédies modernes. Je viens de montrer qu’elle étoit conforme à tous les Principes établis pour la Tragédie par Aristote. Il auroit peine cependant à l’appeller Tragédie, il ne la mettroit du moins qu’au second rang, & il n’appelleroit point Tragédie, Cinna qui n’excite ni la Crainte ni la Pitié, & dont la Catastrophe est heureuse pour tous les principaux Personnages. Auroit-il raison ? Y avoit-il de son tems des Tragédies assez supérieures aux nôtres pour le rendre si difficile ?

Aristote a une si grande autorité dans cette matiere, qu’il a trouvé par tout des Commentateurs, des Traducteurs, & qu’il a la gloire de pouvoir compter au nombre de ses Interpretes, le Maître de notre Théâtre. Corneille qui fit d’abord des Vers sans savoir qu’il étoit Poëte, fit aussi dabord des Piéces de Théâtre sans sçavoir ce que c’étoit que Poësie Dramatique. N’ayant longtems connu que les Poëtes Espagnols, & quoique avec de tels guides devenu par son seul génie supérieur dans son Art, ce fut après avoir lui-même crée parmi nous la Tragédie, qu’il voulut connoître celle des Grecs. Il étudia Aristote, prit pour commentaire, comme il le dit, ses cinquante années d’expérience, & fit après cette lecture, trois Discours sur le Poëme Dramatiques. Le Philosophe qui a médité sur l’Art, & le Poëte qui y a excellé, ne s’accordent pas en tout ; le Poëte plein de respect pour le Philosophe, le contredit quelquefois : & qui avoit plus le droit de contredire Aristote que Corneille ? Mais ordinairement il le contredit, parce qu’il y trouve son intérêt particulier.

Il est certain qu’on ne doit point lire avec une entiere confiance les Traités sur la Poësie Dramatique faits par des Auteurs de Piéces de Théâtre, comme ceux de Dryden, de Gravina, & de quelques-uns de nos Poëtes ; ils ont eu en les écrivant leurs Piéces devant les yeux, plus souvent que les vrais Principes de leur Art, & n’ont écrit leurs Reflexions que pour justifier leurs fautes. Corneille avoue qu’il élargit les Regles à cause de la contrainte de leur exactitude : il est, dit-il, facile aux spéculatifs d’être severe. Mais ce Grandhomme ne donne ses Réflexions que modestement, & les finit ainsi, voilà mes opinions, ou si voulez mes Hérésies, je ne sais point mieux accorder les Regles anciennes avec les agrémens modernes. Le succès d’Athalie où les Regles anciennes sont toutes observées dans la plus grande sévérité, prouve que ces Regles n’ont rien qui s’oppose aux agrémens modernes.

Quand Corneille contredit Aristote sur l’Unité du lieu & du tems, il est certain que l’intérêt qu’il trouve à se justifier lui-même, est cause qu’il se trompe. Il ne se trompe pas toujours quand il le contredit sur les qualités de l’Action & sur la Catastrophe, mais il peut avoir raison sans qu’Aristote ait tort, parce qu’il parle de ces choses suivant le goût de notre Tragédie, & sur l’expérience de ses cinquante années : au lieu qu’Aristote en parloit suivant le goût de la Tragédie Grecque, & suivant l’expérience qu’avoient faite les Poëtes de son tems.

Il est nécessaire de faire attention qu’il y a une différence très-grande entre notre Tragédie & la Grecque, & qu’il est impossible que cette différence ne se trouve en bien des choses.

Toutes les deux ont les mêmes Principes, & le même but, qui est d’exciter la Crainte & la Pitié : toutes les deux cependant ont une forme & un caractere très-différent, à cause de la différence des Spectacles & des Spectateurs.

Le caractere de ces deux Tragédies n’est pas le même, en voici une preuve. Si Corneille nous eût représenté Antiochus, obligeant sa Mere, comme le rapporte l’Histoire, à boire une coupe empoisonnée, il nous eût présenté un objet odieux : un Poëte Grec n’eût pas épargné aux Athéniens la vue d’un Fils empoisonnant sa Mere.

Il ne falloit pas un grand effort d’imagination pour sauver l’horreur du crime d’Oreste, qui peut avoir tué sa Mere sans la connoître : les trois grands Poëtes de la Grece ont traité ce même Sujet, sans chercher à en adoucir l’horreur.

Nous nous contentons de faire pleurer les Spectateurs par le récit de la mort d’Hippolyte : il étoit apporté sur le Théâtre d’Athenes, déchiré & respirant encore, pour qu’on le vît mourir. Œdippe paroissoit sur le même Théâtre, couvert du sang qu’il venoit de répandre en se crevant les yeux, & étendant les bras pour toucher ses enfans.

Ces objets nous feroient horreur, parce qu’ils ne sont pas respectables pour nous, comme pour les Grecs, qui y voyoient l’exécution des décrets de la Destinée : tous ces événemens avoient été ordonnés, & conduits par leurs Dieux, comme je l’ai dit, chapitres 2 & 3. Dans les Représentations des Tragédies à Athenes, tout étoit sacré. Elles étoient faites à l’honneur des Dieux, dans les grands jours de Fêtes ; les Sujets intéressoient la Religion, les Acteurs avoient sur leurs têtes des couronnes, & tout homme qui portoit une couronne, étoit comme sacré ; c’est pour cette raison que la profession de Comédien ne fut point regardée dabord à Athenes, comme méprisable.

Si donc la Tragédie Grecque, en comparaison de la nôtre, est pleine d’horreurs, de meurtres, d’incestes, de parricides, la premiere raison est la différente Religion des Spectateurs, & la seconde leur différente condition.

Nous lisons dans la Poëtique d’Aristote que ceux qui préféroient le Poëme Epique au Poëme Tragique, se fondoient sur ce que le Poëme Epique ne devoit faire son impression que sur des Spectateurs éclairés, & par conséquent, disoient-ils, l’Epopée n’a pas besoin des secours que la Tragédie emprunte pour faire son effet sur des Spectateurs qui sont d’ordinaire une vile populace.

Les places dans nos Spectacles étant occupées par des personnes qui les payent, nos Poëtes travaillent pour plaire à l’esprit d’un petit nombre de Spectateurs qui doivent avoir de l’éducation, au lieu que les Poëtes Grecs travailloient pour amuser une foule innombrable de Peuple. Or pour attacher le Peuple à un Spectacle sérieux, il faut nécessairement des objets capables de causer une grande émotion. Des Personnes qui ont de l’éducation, ne vont pas ordinairement voir attacher un homme à la potence ; la Populace le suit, & le suivra avec plus d’empressement, si on doit lui voir souffrir un supplice plus considérable. Quand nos Spectacles étoient donnés dans les places publiques, on représentoit des Sujets lamentables, la Passion de Notre Seigneur, des supplices de Martyrs. Des Innocens dans les tourmens faisoient pleurer, & la vue de leurs bourreaux faisoit frémir : la Religion contribuoit à faire accourir le Peuple à ces Spectacles, & la Religion y contribuoit aussi à Athenes. Ceux qu’on entendoit gémir sur le Théâtre étoient les objets de la vengeance des Dieux, les malheureux enfans de ces Familles, victimes de colere, que le Destin poursuivoit.

Quand nos Spectacles ne furent plus ceux du Peuple, leur caractere changea, & pour occuper des Spectateurs d’un autre goût, on traita les Sujets de la Fable, & de l’Histoire profane, & nos Poëtes durent avoir en les traitant des vues que ne pouvoit avoir un Poëte Grec.

Un Poëte François dont la Piéce est mal reçue dans la premiere Représentation, espere un meilleur succès dans les suivantes : & s’il y est toujours malheureux, il espere que son Imprimeur lui fera rendre justice ; il n’en étoit pas de même d’un Poëte Grec. La récompense d’un Ouvrage qui n’étoit ordinairement écouté qu’une fois, dépendoit d’un moment. Obligé de fournir quatre Piéces, pour être Représentées de suite dans les jours destinés aux Combats poëtiques, il avoit travaillé pour que ces Piéces fussent admises dans le nombre de celles qui seroient jouées, & une Piéce quoique couronnée, pouvoit ne plus paroître sur le Théâtre. Sa victoire passagere, dépendoit des applaudissemens du Peuple, & il ne pouvoit les attirer qu’en jettant ce Peuple dans une grande émotion, par la vivacité de l’Action ; il songeoit donc plutôt à peindre les Passions dans toute leur fureur, qu’à chercher ces finesses de l’Art, que l’Art sait cacher pour donner à l’esprit le plaisir de les chercher, par cette adresse à développer les ressorts du cœur humain, par cette délicatesse de sentimens, & toutes ces beautés, qu’on ne découvre pas dans une premiére lecture, loin qu’on en puisse être frappé dans la premiere Représentation. Comment la Tragédie de Britannicus eût-elle été couronnée à Athenes, puisqu’elle a eu tant de peine à plaire à des Spectateurs qui n’étoient point Peuple ?

Qui ne veut qu’être ému & amusé, ne demande pas de la morale : ce ne sont que les Personnes sérieuses & âgées, comme dit Horace, qui veulent que l’utile soit joint à l’agréable.

Centuria seniorum agitant expertia frugis.

Mais les Piéces faites pour instruire, ennuient les autres :

Celsi prætereunt austera poemata Rhamnes.

Ainsi je ne crois pas que l’instruction fût l’objet principal des Poëtes Dramatiques de l’Antiquité : ils songeoient plutôt à dire des choses qu’on pouvoit appliquer aux affaires présentes du Gouvernement : cette utilité étoit leur principal objet.

Il est aisé de sentir maintenant pourquoi notre Tragédie est si differente de celle des Grecs. Nos Poëtes obligés depuis la suppression des Chœurs à donner plus d’étendue à l’Action, & ne pouvant soutenir le même feu des Passions dans une Action étendue, ont réuni ces deux espéces de Tragédie, dont l’une étoit appellée par les Grecs Pathétique, & l’autre ηθἱκη ; ils nous occupent par les peintures de ces grands caracteres, soutenus depuis le commencement jusqu’à la fin, par des délibérations que font tranquillement entre eux, des Personnages assis, comme Auguste avec ses Conseillers, Ptolomée avec les siens, Mithridate avec ses Fils, Scenes que ne connoissoit point la Tragédie Grecque, où il y a plus de mouvemens que de discours. La nôtre est faite aussi pour des Spectateurs plus tranquilles, qui ayant du goût & des connoissances, aiment les choses qui les instruisent & les éclairent ; & nos Poëtes ont un beau champ pour les instruire, puisqu’ils ont l’Histoire entiere du monde. Le Théâtre d’Athénes ne recevoit presque d’autres Personnages, que les anciens Héros de la Grece : le nôtre reçoit dans sa vaste enceinte, les Héros de tous les tems, & de toutes les Nations, Hébreux, Grecs, Romains, Turcs, Persans, &c. Que de mœurs, que de caracteres, que d’Actions à peindre ! Que de grands évenemens à raconter ! ce ne sont point les Sujets qui nous manquent, ce sont les Génies créateurs qui nous manquent. Que nous aurions de belles & d’utiles Tragédies, si nos deux grands Poëtes n’étoient pas venus dans un tems, où les Romans avoient répandu un goût frivole, & où l’on recevoit bien mieux Berenice que Britannicus !

Notre Tragédie sans doute est plus propre que celle des Grecs à faire les délices de l’Esprit, elle est plus faire pour être lue que pour être représentée : cependant la Poësie Dramatique n’a pas été dans son origine, destinée à être lue, mais à être représentée : elle n’eut pas pour objet le plaisir de l’Esprit, mais celui du Cœur, qui consiste à être dans l’émotion. La Tragédie de Britannicus est parfaite en son genre, & il seroit à souhaiter que nous en eussions plusieurs dans le même genre : son succès fut cependant long-tems douteux, au lieu que celui d’Iphigénie fut tout d’un coup certain, parce qu’elle occupe le cœur plus que l’esprit. On lit avec attention Britannicus : pour en découvrir toutes les beautés, il faut refléchir, & l’on ne va point au Spectacle pour refléchir, ni même pour admirer. L’admiration nous laisse dans la tranquillité, & nous allons au Spectacle pour être arrachés à notre tranquillité, par une vive image de nos Passions. Nous voulons être dans le trouble, nous aimons à nous abandonner à cette violente tempête, & nous avons obligation à celui qui nous y jette. Tant qu’il nous entretient dans la crainte & dans les larmes, nous n’examinons point si le Sujet qu’il a traitté, est bien conduit : jamais Spectateur qui pleure, ne critique celui qui le fait pleurer, & il applaudit bien plus à la Piéce, en pleurant, qu’en battant des mains. Tant que mes auditeurs, dit Saint Augustin, me témoignoient leur admiration par des exclamations, je croiois n’avoir rien fait ; je n’étois content que quand je les voiois pleurer. Non tamen egisse aliquid me putavi, cùm eos audirem acclamantes, sed cùm flentes viderem.

Ce n’est donc point par les peintures des mœurs, par la délicatesse des sentimens, par les pensées ingénieuses, que la Tragédie produit son plus grand effet : & les Grecs, qui dans tous les Arts destinés au plaisir excellerent sur les autres Nations, pour leur gloire & pour leur malheur, puisque leur Passion pour les amusemens frivoles, fut enfin la cause de leur ruine, eurent la véritable idée de la Tragédie, quand ils y donnerent tout au Pathétique & à la vivacité de l’Action. Aristote qui parle peu des caracteres & des sentimens, ne paroît occupé que de l’Action, & des moyens de la rendre capable de produire le plus grand trouble.

L’Action est en effet le principal objet d’un Poëme qui par la Représentation doit faire une prompte impression. Le Sujet d’Œdipe n’est recommandable, ni par les mœurs, ni par les sentimens, ni par les caracteres, & jamais Sujet ne fut plus heureux pour la Tragédie : c’est le sujet qu’Aristote avoit toujours en vue. Et ce même Sujet qui nous a toujours plu, montre la différence de la Tragédie Grecque & de la nôtre. Quel Poëte oseroit faire revenir Œdippe sur notre Théâtre après qu’il s’est crevé les yeux, comme il revenoit sur celui d’Athénes, couvert de sang, ayant sur les yeux un voile ensanglanté, étendant ses mains tremblantes pour chercher ses Enfans, & poussant de grands cris ?

Je n’examine point si nous avons raison de ne point aimer de tels objets : les Grecs alloient peut-être dans un excès & nous dans un autre. Le défaut ordinaire de notre Tragédie est de n’être point assez Pathétique, & de remettre presque toujours à la fin, l’Ame dans sa tranquillité. C’est ce que doit faire le Poëme Epique par les raisons que j’ai dites, & ce que cependant ne fait point l’Iliade, parce qu’elle est toute Pathétique. Lorsque tout le Camp des Grecs a pleuré Patrocle, qu’Achille & Priam se sont rassasiés de larmes, & que l’arrivée du corps d’Hector à Troye y fait pousser tant de lamentations, Homere finit son Poëme & laisse son Lecteur au milieu des gémissemens. Nos Poëtes Tragiques, ménagent beaucoup plus nos larmes, au lieu que ceux des Grecs ne songeoient qu’a frapper cette Partie pleureuse de notre Ame, qui, comme dit Platon, n’aime que les sanglots, & ne peut se rassasier de lamentations.

On peut dire aussi que de leur tems, cette Partie étoit pleureuse beaucoup plus qu’aujourd’hui. Les Héros s’abandonnoient avec violence à la douleur, comme aux autres Passions. Priam, Achille, Agamemnon, ne se contentent pas de pleurer dans Homere, ils se frappent la tête, la couvrent de poussiere, se donnent des coups dans la poitrine, se roulent à terre. Lorsqu’Achille avec ses soldats pleure Patrocle, sa Mere Thétis, au lieu d’essuyer leurs larmes, excite en eux la facilité de pleurer, ce qu’ils appellent un plaisir, Τεταρπωμεσϑα γέοιο : leurs armes sont arrosées de leurs pleurs, & le sable du rivage en est trempé, [Iliade 22.] Les Poëtes ont peint les Hommes tels qu’ils étoient alors.

Notre Tragédie doit donc nécessairement être très-différente de la Grecque par le fond des choses : elle l’est aussi par la forme, à cause de la suppression des Chœurs, dans la Versification, & dans la forme même du Dialogue. Comme notre Action se passe ordinairement dans une chambre, notre Dialogue est plus conforme à la conversation ordinaire, & convient à nos Représentations qui se font dans un lieu fermé, & très-étroit, en comparaison des lieux vastes & découverts, qui étoient destinés chez les Anciens, aux Représentations.

La Versification qui est toujours la même dans nos Tragédies, étoit extrêmement variée dans les Grecques. Que d’espece de Vers y entroient, & que d’especes de pieds entroient dans les Vers ! Les Poëtes toujours occupés de l’Harmonie, cette partie essentielle de la Poësie, suivoient, dans les Vers faits pour être recités, une autre mesure, que dans les Vers faits pour être chantés : ils preféroient dans les premiers l’Iambe trimettre au tetramettre, & souvent ils y changeoient de mesure, quand la Passion en demandoit une plus vive. Que de soins se donnoit un Poëte Grec pour la Versification d’une Piece qui ne devoit être jouée qu’une fois, quoique pour la conserver il n’eût pas le secours de l’Imprimerie ! Et nos Poëtes Modernes qui ont ce secours, qui veulent rester longtems sur le Théâtre, & n’ont dans la Versification qu’une loi un peu gênante, qui est celle de la Rime, ou l’observent mal, ou ne l’observent point du tout, & parce qu’ils veulent être Poëtes sans peine, veulent nous faire accroire que cet usage est barbare. Ah ! quand viendra le tems, s’écrie Roscommon, où notre Langue rejettera entiérement cette barbare beauté, & paroîtra dans la majesté Romaine, qu’elle connoît mieux qu’un autre, & dont elle est plus près qu’une autre,

And in the Roman majesty appear,
Wich none know better, and none come se near.

Quand nous parlerons Grec ou Latin, nous ne rimerons plus : jusques-là des Vers sans rime dans nos Langues, ne seront pas des Vers.

A l’harmonie de la Versification se joignoit chez les Grecs, celle d’une Déclamation qui, sans être un chant Musical (comme je tâcherai de le prouver dans la suite) étoit une espece de Musique continuelle, par l’attention des Acteurs à observer dans les lenteurs & les vîtesses dans les élévations & les abbaissemens de la voix, la quantité des syllabes & des accens, & à observer outre cela une modulation composée par le Poëte même.

Puisque nous ne pouvons juger que très-imparfaitement de Piéces qui étant composées pour le plaisir du cœur & la satisfaction des oreilles, produisoient leur effet par la Représentation, & qu’elles nous paroissent dans leur caractere comme dans leur forme si différentes des nôtres ; comment les comparer ensemble ? Cependant comme la grande qualité d’une Tragédie est que dans une Action conduite avec vivacité & vraisemblance, le nœud accroisse le trouble de Scene en Scene, jusqu’à la Catastrophe, & que cette perfection se trouve dans l’Œdippe de Sophocle & dans Athalie, on pourroit peut-être mettre ces deux Piéces dans la balance.

L’Action dans Œdippe est conduite avec un ordre & une vivacité admirable. Les incidens naissent naturellement les uns des autres, & deviennent tous si contraires à cet homme si heureux jusqu’au moment qu’il est entre sur la Scene, que ceux qui paroissent lui devoir être favorables, n’arrivent que pour hâter son malheur. La réponse d’un Devin qu’il interroge l’inquiette, & quand Jocaste pour le rassurer veut lui prouver que les Devins se trompent souvent, la preuve même qu’elle lui en veut donner redouble ses inquiétudes. Un Etranger accourt de Corinthe pour lui apprendre qu’on y est prêt à l’y nommer Roi à la place de Polybe qui vient de mourir. Cet Etranger qui est venu dans l’intention de lui apporter une heureuse nouvelle, est cause que l’affreux mystere se dévoile, & que quand le vieux Domestique de Laïus, qu’Œdippe fait venir & force à parler, s’écrie,

O terrible secret que je vais révéler !
Vous le voulez. Et bien, il faut donc vous l’apprendre,
Ie suis prêt à le dire,

la douleur fait répondre à Œdippe,

Et moi prêt à l’entendre.

Il apprend ce qu’il est, & cette Reconnoissance produit la plus étonnante des révolutions. Un Prince qui regne depuis vingt ans, aimé dans sa Ville & dans sa Famille, se trouve un objet d’horreur pour ses Sujets, pour tous les hommes, pour sa femme, pour ses enfans, pour lui-même : & parce que ce Prince ne mérite pas ses malheurs, & cependant s’y est précipité par son emportement, son imprudence, & sa curiosité, il excite à la fois la Terreur & la Compassion.

La lecture de cette seule Piéce nous jette dans une émotion que ne nous cause point celle d’Athalie, où la Reconnoissance produit une Catastrophe qui remet le Spectateur dans la tranquillité ; mais en même tems cette Piéce aussi recommandable que celle de Sophocle, par la simplicité, la vraisemblance de la conduite, & la vivacité de l’Action, d’où naît un très-grand intérêt, étant outre cela recommandable par la beauté des caracteres, & les vérités qu’elle enseigne, forme un Tout ensemble, qui la rend digne d’être comparée au Chef-d’œuvre de la Grece.

Ceux qui la voudroient préférer diroient qu’elle est entiérement conforme à l’Histoire, au lieu que le Sujet d’Œdippe paroît ajusté au Théâtre, liberté que se donnoient les Poëtes Grecs. Suivant Homere, plus voisin qu’eux du tems d’Œdippe, Jocaste, sitôt qu’elle eut découvert qu’il étoit son Fils, se donna la mort, & il paroît par Homere qu’elle n’en eut point d’enfans. Les Poëtes Tragiques, pour augmenter les malheurs d’Œdippe, lui en donnent quatre, assez éloignés de l’enfance, d’où il résulte un défaut de vraisemblance. Puisqu’Œdippe a vécu plusieurs années avec Jocaste, comment n’a-t-il jamais songé à faire la recherche des meurtriers d’un Roi dont il possede le Trône & la Veuve ?

On pourroit dire encore que l’arrivée de l’homme de Corinthe, quoique très-possible, tient un peu du Merveilleux, ce qui contribue à faire croire que ce Sujet a été ajusté au Théâtre par Sophocle : & n’est-ce pas un plus grand effort de génie, de savoir ajuster les Regles de son Art à un Sujet dont on conserve toute la vérité historique ?

Quoi qu’il en soit, on pourroit, à ce qu’il me semble, mettre dans la balance ces deux Piéces, & proposer cette question, l’Œdippe doit-il faire donner aux Grecs la supériorité dans la Tragédie sur les François ? Athalie la doit-elle faire donner aux François sur les Grecs.

Je n’entreprendrai point de décider, parce que je sais que l’Auteur d’Athalie, qui se flattoit d’être appellé le Rival d’Euripide, regarda toujours Sophocle comme son Maître, & disoit qu’il n’avoit jamais pris un de ses Sujets, n’étant pas assez hardi pour joûter (c’étoit son terme) contre Sophocle.