CHAPITRE VII.
Histoire de la Poësie Dramatique moderne.
Quintilien compare le respect qu’imprimoient encore aux Romains de son tems, les noms d’Ennius & de Pacuvius, à ce respect religieux qu’impriment dans les forêts ces vieux troncs, qui ont par leur antiquité quelque chose de vénérable. Quand à tout les noms de Troubadours, nous ajouterions ceux de Maître Eustache, Gacebrulés, Grognet, Guillaume de Lorris, appellé notre Ennius par Marot, ceux même de Jodelle & de Garnier, nos premiers Poëtes de Théâtre, tous ces noms ne nous imprimeroient aucun respect. Notre Langue ne s’étant formée que fort tard, nous accordons aux Italiens qu’ils ont eu une Poësie noble & digne de vivre encore, long-tems avant nous. Ils prétendent aussi, & les Espagnols comme les Anglois prétendent comme eux, avoir eu longtems avant nous une Poësie Dramatique : nous leur accordons qu’ils ont eu des Théâtres avant nous, & nous ne leur envions point cette gloire, parce que, comme tout ce qui s’exécute en Dialogue sur un Théâtre, n’est pas Poësie Dramatique, nous croyons ne devoir placer le tems de la véritable renaissance en Europe, de la Tragédie & de la Comédie, qu’au tems de Corneille & de Moliere. C’est ce que fera connoître une Histoire très-abrégée, dans laquelle je ne prétens point discuter des questions obscures sur les origines & les antiquités des Théâtres, questions où les recherches sont très-difficiles, & les découvertes très-peu importantes.
Les Théâtres ne tomberent pas avec l’Empire Romain en Italie, s’il est vrai, comme le soutiennent quelques personnes, que la Farce Italienne, Spectacle très-ancien & très-constant en Italie, est une suite de ces Spectacles bouffons dont les Romains dans les derniers tems étoient si amoureux, & que les Zanni rendent ce Personnage nommé par Ciceron Sannio, Acteur qui, au rapport de Ciceron, faisoit rire par sa voix, son visage, ses gestes, & toute sa figure, ore, vultu, motibus, voce, denique corpore ridetur ipso. C’est par ce Passage d’un Ecrivain si grave, qu’on croit découvrir l’origine d’un Acteur, qui portant le nom bizarre d’Arlequin, est couvert d’un habit qui n’a aucun rapport à l’habit d’aucune Nation, & est un mélange de morceaux de drap, de différentes couleurs, coupés en triangles ; Baladin qui porte un petit chapeau sur une tête rasée, un masque dont le nez est écrasé, &, comme le Planipes des Romains, a des souliers sans talons ; Acteur principal d’un Spectacle dont le langage est aussi bigarré que son habit, puisque les Acteurs y doivent parler différens idiomes, le Vénitien, le Boulonnois, le Bergamasche, le Florentin ; Mime dans son jeu comme dans son habit, puisque le Mime (comme on le voit dans un Passage d’Apulée) étoit vétu centuncuculo d’un habit de piéces & de morceaux, Personnage qui est toujours prêt à recevoir des soufflets, suivant un Passage du Traité de Tertulien sur les Spectacles, faciem suam contumeliis alaparum objicit. On peut aussi rapporter à la même antiquité le Polichinelle, puisque le P. Saverio nous apprend que le masque de cet Acteur est semblable à un masque antique, qu’on conserve dans l’Italie, & dont on voit la figure dans Ficoronius de larvis scenicis. On trouve aussi l’origine de ce petit manteau qui ne sert que de badinage à un Scapin, dans les Figures du Manuscrit de Terence qui est à la Bibliotheque du Vatican. Tous les Esclaves ont un pareil manteau, avec lequel ils ne font que badiner.
Voilà assez d’érudition, au sujet d’Arlequin, pour conclure que ces Spectacles assez semblables à ceux des Pantomimes, & où regnoient les Lazzi, ont survécu à la Tragédie & à la Comédie. Ils ont leur beauté. Hanno veramente il suo bello, dit le P. Saverio, qui observe que les Piéces régulieres, quand elles parurent en Italie, ne les firent pas tomber. Nous avons eû aussi nos Farceurs. Charlemagne les chassa, & la sagesse de nos Rois a plus d’une fois mis un frein à la licence de pareils Spectacles. Les Troubadours donnoient quelquefois les noms de Tragédie & de Comédie, aux Fabliaux qu’ils récitoient ; mais on connoissoit si peu alors ce que signifioient ces termes, que Dante appelle Comédie son Poëme sur l’Enfer, le Paradis, & le Purgatoire, & appelle Tragédie l’Æneide. Sa raison étoit que toute Poësie en stile élevé devoit être appellée Tragédie, & celle en stile plus simple devoit être appellée Comédie. Par la même raison un homme qui traduisit en Vers Italiens, les Epîtres d’Ovide, intitula sa Traduction, Comedia de l’Epistole d’Ovidio [Maffei des Traduct.]
Nous n’avons eu longtems d’autres Spectacles que ces pieuses mascarades, par lesquelles sous prétexte de célébrer les Fêtes, on profanoit les Eglises. Enfin, comme si la Religion devoit toujours avoir part à la naissance de la Poësie Dramatique, on attribue l’établissement des Représentations Théâtrales, sérieuses, à ces Pelerins qui revenant de la Terre Sainte le bourdon à la main, voulurent amuser le Peuple. Ils reconnurent bientôt, sans avoir lû Aristote, que pour l’amuser il falloit le faire pleurer : & ne trouvant pas de Sujet plus lamentable que la Passion de Notre Seigneur, ils la représenterent. Dans ce Sujet il leur étoit aisé, en faisant paroître des Diables, d’exciter la Terreur & la Pitié. Le premier Essai du Spectacle Tragique se fit à S. Maur : on y représenta la Passion de Notre Seigneur, & le Prevôt de Paris scandalisé de cette nouveauté, défendit de pareils Spectacles par son Ordonnance du 3 Juin 1398. Les Acteurs se pourvurent à la Cour, & pour se la rendre favorable, erigerent leur Société en Confrairie, sous le titre de la Passion de Notre Seigneur. Le Roi voulut voir leurs Spectacles, & en ayant été édifié, approuva leur Confrairie par Lettres Patentes du 4 Décembre 1402, leur permettant de représenter la Passion & les Vies des Saints. Lorsqu’en 1420 les Rois de France & d’Angleterre firent leur entrée dans Paris, on représenta, disent nos Historiens, un molt piteux mystere de la Passion, & n’étoit homme qui le vît, à qui le cœur ne apiteast.
Les Italiens eurent de pareils Représentations. Une de leurs anciennes Piéces de Théâtre est intitulée della Passione di Nostro Signor Giesu Christo, & le principal institut de la Confrairie del Gonfalone, étoit de représenter la Passion. Par tout, ce Sujet parut le plus propre à la Tragédie, comme étant un Sujet tout de larmes, & par tout on exécutoit sur le Théâtre des Sujets saints.
On a connoissance d’une Requête que le Clergé d’Angleterre présenta à Richard II, parce qu’ayant fait de grandes dépenses pour représenter à Noël l’Histoire du vieux Testament, il supplioit Sa Majesté de ne point permettre à d’autres, de la représenter.
L’Enfant dans son Histoire du Concile de Constance rapporte que quand l’Empereur y arriva, les Evêques Anglois firent représenter devant lui en 1417 une Comédie ou Moralité sur la Naissance du Sauveur, l’arrivée des Mages, & le massacre des Innocens, Sujet fort Tragique, qui a aussi paru sur notre Théâtre, aussi bien que la Décollation de S. Jean-Baptiste.
Les Spectacles donnés par les Evêques Anglois au Concile de Constance, parurent très-nouveaux aux Allemans. Les Représentations de ces premiéres Piéces qui contenoient plusieurs Actions, étoient fort longues. Il y en eut une à Angers qui dura quatre jours, & qui fut précédée par une Grand-Messe, dont on avança l’heure, de même qu’on retarda celle de Vêpres, afin que le Clergé y pût assister. On se faisoit un pieux devoir dans les Eglises de prêter des habillemens aux Acteurs, & un Sacristain des Cordeliers fut cruellement puni, suivant Rabelais, pour n’avoir pas voulu prêter à Dieu le Pere une pauvre Châpe.
Quand les Confreres de la Passion furent établis à Paris par Lettres Patentes, les Beaux Esprits travaillerent pour eux. Les deux Grebans furent leurs Poëtes, & parce que les premieres Piéces avoient été appellées Mysteres, toute Piéce de Théâtre sainte ou prophane, serieuse ou bouffonne, fut appellée Mystere. On disoit le Mystere de Griselidis, le Mystere du Chevalier qui donne sa femme au Diable. Les Etres Moraux, si en usage dans notre premiere Poësie, étoient les Personnages de ces Piéces, Espérance, Contrition, Chasteté, Regnabo, Regnavi.
Les Italiens avoient quitté avant nous les représentations pieuses, puisqu’on croit que la Calandra fut jouée au commencement du seiziéme siecle. L’Auteur ayant été fait Cardinal en 1514, on doit croire charitablement, qu’il l’avoit composée avant que d’être du Sacré Collége. Elle fut imprimée en 1523, sous ce titre, Comedia nobilissima è ridiculosa per il Reverendissimo Cardinale da Bibiena : cette Piéce ridiculosa paroissant faire beaucoup d’honneur à son Auteur, Reverendissimo.
La Comédie le tre Tiranni, indigne de paroître devant de graves Spectateurs, fut représentée à Bologne, en présence du Pape, de l’Empereur, & des Cardinaux : ces deux Piéces sont comptées par les Italiens, comme leurs deux premieres Piéces réguliéres. Ce n’étoient que des Farces que jouoit la Troupe Comique de Sienne, Troupe si excellente que Leon X, qui molte di tali componimenti se dilettava, dit le P. Saverio, la faisoit venir tous les ans à Rome pendant le Carnaval, attention qu’eut pendant tout le tems de son Pontificat ce grand Mæcenas des Gens de Lettres.
La réputation de la Celestine, Piéce Espagnole dont parle Marot, se répandit dans l’Europe : elle fut traduite en Latin & en François.
J’ai nommé ces premiéres Piéces, parce que les Ecrivains de ces Nations en tirent vanité. Nous en pourrions tirer davantage de notre Farce de Pathelin, dont l’Auteur est inconnu. Cette Piéce où l’on trouve du vrai Comique, est peut-être la plus ancienne & la meilleure de toutes. Elle méritoit mieux, quoique Farce, l’honneur d’être représentée devant des Spectateurs respectables, que ces premiéres Piéces Italiennes, qui n’étoient que des compositions monstrueuses, pleines d’indécences & d’impiétés. Celle de l’Arioste & de Machiavel furent plus régulieres, plus ingénieuses, & aussi licencieuses.
La Farce de Pathelin répandit notre gloire en Allemagne. Reuclin en fit une imitation Latine qu’il fit jouer devant l’Evêque de Wormes en 1497, se glorifiant d’avoir introduit en Allemagne un Spectacle dans le goût Grec & Romain, Græcanis & Romuleis lusibus. Il le croyoit.
Les Italiens mettent en 1520 leur premiere Tragédie, la Sophonisbe du Trissin. Peu de tems après, Ruccellai donna son Oreste, & en 1546 fut imprimée la Tragédie du Roi franc Arbitre, qui épouse la Grace justifiante. L’Œdippe de Sophocle traduit en Italien, fut représenté en 1585 sur le Théâtre Olympique, & le Palladio, mort quatre ans auparavant, ne fut témoin d’aucune Représentation sur ce Théâtre qu’il avoit fait à l’imitation de ceux des Romains, exécutant ce qu’il avoit lû dans Vitruve, pour orner la Ville qui lui avoit donné la naissance. Ce Théâtre en fut un magnifique & inutile ornement, n’ayant servi à aucune autre Représentation, depuis celle de l’Œdippe.
Les Espagnols disputent aux Italiens la gloire d’avoir fait connoître les premiers la Tragédie, puisque D. Montiano dans le Discours qu’il vient de faire imprimer à la tête de sa Virginie, nous assure qu’en 1533 D. Perez donna la Venganza d’Agamemnon, & Hecuba triste. Piéces qui suivant D. Montiano, quoique tirées des Poëtes Grecs, peuvent être regardées comme originales. En 1577 un Religieux Dominicain donna la Nisa lastimosa (c’est Inès de Castro) & cette Piéce paroît à D. Montiano parfaite dans l’ordre, le stile, & les sentimens.
Les Espagnols, ainsi que les Italiens, vantent beaucoup leurs premieres Piéces. Celles des Italiens sont toutes merveilleuses au jugement de Crescembeni, tutte maravigliose. Nous sommes plus modestes, & nos merveilles ne commencent que fort tard.
Quand nous nous lassâmes du sérieux des Mysteres, quoique le sérieux en fût fort égayé, on l’égaya encore davantage par des Scenes burlesques, qui furent nommées les Jeux des pois pilés. Les Clercs de la Bazoche donnerent des Piéces qu’ils intitulerent Moralités, & les Enfans sans souci, Société dont Marot étoit un digne Confrere, donnerent d’autres Piéces intitulées sotties ou sottises, parce qu’on y représentoit les sottises humaines : & par cette raison le Chef des Enfans sans souci s’appelloit le Prince des Sots.
On s’apperçut enfin que c’étoit profaner les Mysteres que de les représenter sur un Théâtre, avec un mélange de Scenes bouffonnes : & lorsque les Confreres de la Passion acheterent l’Hôtel de Bourgogne, dans l’Arrêt qui confirma leur établissement, il leur fut ordonné de n’y jouer que des Sujets profanes. Cependant pour faire connoître que ce Bâtiment leur appartenoit, ils mirent sur la porte leur Devise, c’est-à-dire, une Pierre, sur laquelle avec les Instrumens de la Passion, étoit sculptée une Croix soutenue de deux Anges. On voit même aujourd’hui près de la Comédie Italienne cette Pierre, qui quoique grossiérement travaillée, fait encore plus d’honneur à notre ancienne Sculpture, que toutes les Piéces jouées alors sur ce Théâtre n’en font à notre Poësie.
Nous fûmes très-longtems sans oser, comme nos Voisins, imiter les Grecs : enfin cette fureur nous saisit aussi. Jodelle, qui suivant les termes de Pasquier, avoit mis l’œil aux bons Livres, par une Tragédie qui parut à la maniere des Grecs, parce qu’elle avoit des Chœurs, enleva tout d’un coup l’admiration de son Siécle, & fut plus heureux dans sa fortune que ne l’a été un de ses Successeurs, véritable imitateur des Grecs. Henri II, qui honora de sa présence la Piece de Jodelle, lui fit donner d’abord cinq cens écus, & lui fit, dit Pasquier, tout plein d’autres graces, d’autant plus que c’étoit chose nouvelle, & très-belle & très-rare.
Jodelle fut regardé comme le Dieu de la Tragédie : & parce que nous avions appris qu’en Grece on sacrifioit un bouc à ce Dieu, on conduisit chez Jodelle un bouc couronné de lierre, dont la barbe & les cornes étoient dorées : ceux qui le conduisoient avoient des Thyrses, & chantoient un Dithyrambe, qui finissoit par cette exclamation, yach, évoé, yach, yaha.
Le Dieu de notre Théâtre trouva un Rival dans Garnier, qui parut à quelques Savans plus comparable aux Grecs. Comme ces deux Poëtes traiterent des Sujets tirés des Poëtes Grecs, nous pourrions dire qu’alors parmi nous,
On vit renaître Hector, Andromaque, Ilion.
Mais nous ne nous glorifions pas de la vie que nous rendîmes à ces Sujets, dans une Langue qui n’étoit pas encore capable de les traiter.
Le Tasse voulut tenter une Tragédie dans le goût des Grecs ; mais il ne les connoissoit pas assez. On voit dans une de ses Lettres, qu’il prie un de ses amis de lui envoyer un Sophocle & un Euripide, mais Latins. N’allez pas, dit-il, les chercher chez quelque Savant, vous les trouveriez Grecs. Il se consola d’une maniere très-Chrétienne du peu de succès de son Torismond. J’espérois, dit-il, que cette Piéce seroit heureuse dans la Représentation ; mais que notre Seigneur soit remercié de tout, il nous visite dans les afflictions. S’il ne fut pas l’inventeur du Dramatique Pastoral, genre très-inconnu aux Grecs, il dut paroître du moins y exceller ; cependant il eut encore une affliction bien sensible, lorsqu’il vit l’étonnant succès du Guarini, son imitateur. Le Pastor fido, malgré la fatigue que cause sa longueur & son esprit, sut éblouir toute l’Europe.
L’Italie prit goût à ce genre Dramatique : un Michelagnolo mit sur le Théâtre un genre encore plus champêtre. Sa Piéce intitulée Fiera, qui se représentoit en cinq jours, étoit divisée en cinq Parties, dont chacune avoit cinq Actes. Elle étoit dans le goût d’une Piéce Espagnole, intitulée Caliste & Melibée, qui est en vingt-un Actes. Après avoir mis sur le Théâtre des Bergers avec leurs houlettes, on y mit des Pêcheurs avec leurs filets : & cette espece de Comédie intitulée Pescatoria, paroît à Crescembeni une belle & ingénieuse invention. Le goût de ce nouveau genre Dramatique & surtout le goût des Piéces en Musique, fit tomber en Italie la Tragédie & la Comédie, excepté celle d’Arlequin, dont le Théâtre est inébranlable.
La Poësie Dramatique avoit un grand appui en Espagne dans Lopes de Vega, qui prenant une route très-opposée à celle des Grecs, fit admirer son inépuisable fécondité. On n’a pu imprimer qu’une petite partie des Piéces Dramatiques de ce Poëte, appellé par les Espagnols, un miracle de la Puissance Divine : & qui pourroit les lire toutes seroit un miracle de Patience. Ses successeurs furent Solis & Calderon. Le dernier a encore des admirateurs, qui vantent surtout ses Autos Sacramentales, Drames pieux & burlesques, dont les Personnages sont, l’Extrême-Onction, le Baptême, l’Eucharistie, &c. l’Athéisme, le Judaisme, la Lot naturelle, &c.
L’amour des Spectacles se répandoit par tout. Shakespear, fondateur du Théâtre Anglois, fit tout à la fois parler Prose & Vers, rire, pleurer, & heurler Melpomene ; & comme il est plus facile à un Poëte d’émouvoir les Spectateurs par l’appareil du Spectacle que par ses Vers ; on vit sur le Théâtre des Anglois, ainsi que sur celui des Hollandois, dont Pierre Corneille Hoof fut fondateur, des apparitions de fantômes, des meurtres, des têtes coupées, des enterremens, des sieges de Villes, des saccagemens de Couvens, des maris égorgeant leurs femmes, des patients accompagnés de leurs Confesseurs, conduits à l’échaffaut. Vondel, le heros du Théâtre Hollandois, fut Poëte comme Shakespear, sans le secours d’aucune étude, & ignoroit le Latin quand il monta sur le Parnasse. Il traitoit de grands Sujets, comme Lucifer, ou la chute des Anges, chute arrivée, suivant le Poëte, parce que le Diable étoit amoureux d’Eve, la Délivrance du Peuple d’Israel, David livrant les enfans de Saül aux Gabaonites pour être pendus, la prise d’Amsterdam, Palamede, Piéce fameuse, qui rappellant aux Spectateurs la fin tragique de l’illustre Barnevel, eût causé celle du Poëte, si l’on n’eut trouvé le secret de le dérober à la colere du Stathouder. Les Hollandois ont traduit aujourd’hui toutes nos meilleures Piéces, qui font l’ornement de leur Théâtre : les Anglois constans à admirer Shakespear, ne nous envient pas nos richesses Poëtiques.
Après que notre Garnier eut fait voir sur son Théâtre la Captivité de Babylone, & Nabuchodonosor avec son Prevôt d’Hôtel, faisant crever les yeux à Sedecias ; Hardi, son successeur, loin d’avoir l’ambition d’imiter les Poëtes Grecs, ne prit pour guide que les caprices de son imagination. Je ne vante point sa fécondité, parce qu’après avoir parlé de Lopes de Vega, on ne peut appeller fécond un Poëte de Théâtre qui n’a composé que huit cent Piéces. Je me contenterai de vanter son respect pour la Rime, & celui de tous les Poëtes François dont aucun, malgré le mauvais exemple de leurs Voisins, ne songea à abandonner la Rime sans laquelle il n’y a point dans nos Langues modernes de véritable Poësie.
Ce fut apparemment pour nous récompenser de notre fidélité à cette Loi fondamentale, que Melpomene & Thalie reserverent pour nous leurs faveurs, & nous destinerent trois grands Poëtes Dramatiques.
Tandis que le Cardinal de Richelieu, par des Représentations où l’on admiroit les Décorations, les Perspectives, & les Machines, protégeoit en Ministre des Piéces qu’il affectionnoit en Pere, le jeune Corneille, par des Tragédies représentées avec moins d’appareil, sut anéantir non seulement les huit cent Piéces de Hardi, & tant d’autres ; mais cette Mirame dont la Représentation avoit couté, dit-on, cent mille écus, & ce Morus qui avoit couté la vie à quelques Portiers de la Comédie, & bien des larmes à son Eminence.
Au lieu d’avouer qu’il avoit jusques-là admiré des sottises, & protegé de médiocres Poëtes, le Cardinal se ligua, dit Boileau, contre le Cid, c’est-à-dire, contre le Poëte, que les Muses faisoient naître pour l’honneur de la France, & même de l’Europe, puisque jusqu’à lui on n’avoit encore vû sur aucun Théâtre paroître la Raison. Ayant tiré de l’enfance, ou pour mieux dire du cahos, la Poësie Dramatique, il mit sur la Scene la Raison, accompagnée de tous les ornemens dont une Langue est capable, & il accorda la vraisemblance & le merveilleux. C’est ce qu’on lit dans son éloge, fait par son Successeur.
Le Cardinal voulut que l’Académie Françoise fît une critique du Cid. L’Académie contrainte d’obéir, sut habilement contenter le Ministre, & ménager le Poëte. L’Amour Tyrannique de Scuderi qui parut deux ans après le Cid, causa une grande joie au Cardinal, qui ne doutant point que cette Piéce ne dût anéantir Corneille, défendit à l’Auteur de répondre à toute critique, parce qu’il les devoit toutes mépriser ; il déclara sa Tragédie, un Ouvrage parfait, & engagea Sarasin à le prouver. Sarasin qui dans sa longue Dissertation ne dit pas un mot de Corneille, donne à Hardi la gloire d’avoir tiré de la fange, notre Tragédie, à Mairet celle de l’avoir rendue reguliére, & à Scuderi celle de l’avoir rendue si admirable, que s’il eut vecu du tems d’Aristote, ce Philosophe eût prit sa Tragédie pour le fondement de sa Poëtique. On doit croire l’Ouvrage de Scuderi parfait, parce que, dit Sarasin, cet Oracle a été prononcé par Armand, le Dieu tutelaire des Lettres, la honte des Siécles passez, la merveille de ceux qui sont à venir, le divin Cardinal de Richelieu.
La Muse de Corneille eut plus d’autorité que cet Oracle : elle nous apprit ce que c’etoit que la Tragédie.
Nous ignorions encore ce que c’étoit que la Comédie. Aux Farces de Turlupin, gros Guillaume, Guillot Gorgus, qui avoient succédé à celles du Prince des Sots, avoient succedé les Jodelets de Scarron, & des Piéces d’intrigues dans le goût Espagnol. Les Jodelets & les D. Japhet faisoient rire le Peuple : Moliere vint, & fut bientôt en état de dire à des Personnes qui n’étoient pas du Peuple, & qui rioient à ses Comédies : Pourquoi riez-vous ? c’est de vous dont on parle.
Quid rides ? mutato nomine, de teFabula narratur.
C’est donc à Corneille & à Moliere, qu’il faut placer l’Epoque depuis la renaissance des Lettres, de celle de la Poësie Dramatique. La Muse de Corneille, épuisée par ses éclatans travaux, ne rendoit plus qu’une foible lumiere, lorsqu’on en vit briller une autre.
Les Ouvrages de ces deux Poëtes soutinrent la Tragédie contre le coup que lui pouvoient porter ces Spectacles entiérement en Musique, dont les Italiens nous communiquerent la passion. Ils communiquerent de bonne heure aux Anglois, celle des Chants dans les Piéces de Théâtre, puisqu’ils en ont de très-anciennes, intitulées à Mask : Milton en a fait une qui se trouve dans ses Œuvres. Le titre de ces Piéces dans lesquelles il y avoir des Danses & des Chants, fait juger qu’elles furent à l’imitation de ces Divertissemens qui se firent à Florence du tems de Laurent de Medicis, & qui étoient appellés Mascherate, parce qu’ils se faisoient dans le tems du Carnaval. Mais je ne veux parler ici que de ces Piéces Dramatiques entiérement chantées, qui ont été nommées Opera.
Ce ne fut point un Sulpitius Verulanus qui en fut l’inventeur, comme le dit Bayle à son Article. Dans la Tragédie qu’il fit représenter devant Innocent VIII, il n’y avoit de la Musique que dans les intermédes, ce qui fut cause qu’il se vanta d’avoir renouvellé les Spectacles des Anciens, & qu’il écrivit au Cardinal Camerlingue, pour lui représenter que Rome attendoit de lui la construction d’un Théâtre stable. Rinuccini, Poëte Musicien de Florence, ne fut pas non plus l’inventeur de l’Opera, puisque Muratori dans son Traité de la parfaite Poësie, nomme un Poëte Musicien de Modene, mort en 1605, qui après avoir le premier joint la Musique aux Piéces de Théâtre, mourut pour aller, comme il est dit dans son épitaphe, présider aux Concerts des Anges. Angelicis concentibus præficiendus decessit.
L’Epoque du bizarre Spectacle, nommé Opéra, est très-incertaine. En 1574 la République de Venise en fit représenter un pour Henri III, revenant de Pologne. Les Princes d’Italie en faisoient quelquefois représenter dans leurs Palais ; c’étoient des Fêtes particuliéres : mais le premier Opéra donné au Public, fut joué à Venise en 1637. Les Sujets les plus merveilleux de la Fable furent consacrés à un Spectacle, qu’on vouloit rendre merveilleux par les Machines & les Décorations. Ce Spectacle qui fit disparoître de l’Italie, Tragédie & Comédie, fit perdre à la Musique Italienne son ancienne gravité. Par ces Ouvrages la Musique devenue la maîtresse de la Poësie, dont elle devroit être l’esclave, après avoir corrompu le Théâtre, est entrée hardiment dans nos Temples, & là, sous le manteau de la Religion, Signorregia, regne en Souveraine. C’est Muratori qui parle ainsi dans l’Ouvrage que je viens de citer : & comme on pourroit dire qu’un Savant n’a pas le goût de la Musique, je joins à sa plainte, celle de Gravina, qui compare la Musique de son Pays à ces Peintures de la Chine, où l’on ne trouve aucune imitation de la Nature, & où l’on ne peut admirer que la vivacité & la variété des couleurs. Car notre Poësie, dit-il, qui trop chargée d’ornemens, a communiqué sa maladie à la Musique, est devenue si figurée qu’elle a perdu toute expression naturelle. Voici encore ce qu’en dit Riccoboni dans son Histoire des Théâtres : Notre Musique n’est plus que bizarre ; on a mis le Forcé à la place du Beau simple, & ceux qui admiroient l’expression & la vérité dans notre précédente Musique, ne trouvent dans celle-ci que des singularités & des difficultés. Voilà ce que des Italiens éclairés ont pensé de cette Musique qui a corrompu la nôtre : mais nous voulons toujours admirer ce qui nous vient des Etrangers, bonté qu’ils n’ont pas pour nous.
Les Spectacles trouverent à Londres de grands obstacles de la part des Puritains ; ils furent même proscrits, lorsque ce Parti fut le dominant, après la Reine Elizabeth ; ils se releverent sous Charles II. Mais les Anglois constans à admirer les étincelles qui sortent quelquefois des brouillards de leur Shakespear, ne nous envierent point nos richesses Dramatiques. Les Chef-d’œuvres de notre Théâtre ne parurent sur celui de Londres que si changés, qu’ils n’étoient plus reconnoissables. Leur beauté naturelle auroit-elle pu plaire à des Spectateurs accoutumés aux désordres de Rowe, d’Otwai, de Dryden ? Les Poëtes Anglois défigurerent les nôtres, comme ils défigurerent Euripide dans sa Phedre, & Sophocle dans son Œdippe.
Nos fameuses Piéces furent mieux reçues par d’autres Peuples : traduites chez les Italiens, elles parurent sur leurs Théâtres, & y firent oublier toutes celles que Crescembeni appelloit des merveilles. Traduites aussi chez les Hollandois, elles y firent oublier celles de Vondel.
La Poësie Dramatique fut connue en Allemagne plus tard que par tout ailleurs, & le goût des Représentations Saintes y dura si longtems qu’on représentoit encore à Vienne il y a trente ans, la Passion de Notre Seigneur, Piéce, où après Adam, Eve, & Moïse, paroissoit l’Enfant Jésus, à qui on donnoit de la bouillie. Les premieres Tragédies profanes y furent semblables aux Piéces Angloises & Hollandoises, c’est-à-dire, pleines de meurtres, de supplices, de spectres. Trois Poëtes, tous trois de Silésie, en composerent de plus régulieres, & les nôtres ayant été traduites, furent enfin préférées aux anciennes Piéces de la Nation.
Quelques beaux Esprits de l’Italie, mortifiés de ce que les Tragédies Françoises, quoique mal traduites, étoient les seules qui paroissoient sur leurs Théatres, voulurent réparer l’honneur de leur Nation. Delfino n’y réussit pas par ses faux brillans, & Gravina qui avoit écrit sur les Regles de la Tragédie, ne fut pas plus heureux quand il donna ses Piéces pour exemples de ses Préceptes, que ne l’avoit été notre Abbé d’Aubignac, quand il voulut composer une Tragédie.
Le même malheur arriva à Dryden, qui avoit fait un Traité sur la Poësie Dramatique, pour montrer la supériorité des Poëtes Anglois sur les François. Il fit voir par ce Traité, ainsi que par ses Piéces de Théâtre, qu’il ne connoissoit pas ce genre de Poësie. Il brilla par plusieurs autres Ouvrages, & s’acquit un si grand nom, que l’honneur singulier qu’il reçut après sa mort, mérite d’être rapporté, pour faire voir que les Muses doivent être favorables à une Nation où elles sont si honorées.
On portoit sans pompe le corps de Dryden à Westminster, lorsqu’un Milord passa & demanda le nom du Mort. Sitôt qu’il eut entendu nommer Dryden, Eh quoi ! s’écria-t-il, la gloire, & l’ornement de notre Nation sera enterré d’une maniere obscure ! Je veux que ce soit d’une maniere Royale, & j’y dépenserai mille livres sterlings. De son autorité il fit porter le corps chez un Parfumeur avec ordre de l’embaumer. Trois jours après, le Parfumeur étant venu lui demander son payement, en eut pour réponse, qu’il avoit changé de sentiment, & qu’il pouvoit faire du corps ce qu’il voudroit. Le Parfumeur menaça la Veuve & le Fils de Dryden de le leur rapporter s’il n’étoit payé7. Des amis tirerent d’embarras cette Veuve en proposant une souscription pour l’enterrement de Dryden. Plusieurs Seigneurs y contribuerent, & Dryden, trois semaines après sa mort, fut porté en pompe à Westminster. Quelques années après, le Duc de Buckingan lui fit ériger un tombeau.
Le stile ampoullé de Dryden, & le brillant de Delfino devoient écarter de l’Angleterre & de l’Italie le goût de la belle Nature ; mais enfin nos Tragédies mieux connues, forcerent ceux qui les méprisoient, à prendre une route meilleure que celle qu’ils avoient tenue jusqu’alors. On doit placer l’Epoque d’un meilleur goût en Angleterre au Caton d’Addisson, & en Italie à la Mérope de M. Maffei.
Le Prologue composé par l’illustre Pope, qui est à la tête du Caton, prouve que cette Piéce (quoique très-éloignée de la perfection) fut l’époque d’un meilleur goût. Je parlerai dans la suite de cette Piéce ; & à l’égard du succès de la Merope sur les Théâtres de l’Italie, je rapporterai ce qu’en a écrit Riccoboni, qui y contribua beaucoup par son talent pour la Déclamation tragique, talent devenu très-rare dans le Pays de Roscius, parce que, dit-on, le Peuple en Italie n’a jamais aimé les Spectacles tristes. Ne les auroit-il pas aimés comme les autres, si les Poëtes avoient su exciter une Pitié charmante ?
Nos belles Tragédies connues aujourd’hui en Espagne, y ont aussi introduit un goût différent de celui de Lopes, de Calderon, & des Autos Sacramentales. On en peut juger par la Virginie que vient de donner D. Montiano. Athalie & Britannicus doivent bientôt paroître en Espagnol, & peut-être auront un jour cet honneur en Angleterre. Melpomene jettera des yeux favorables sur une Nation, dont on peut dire ce qu’Horace a dit de la sienne, Spirat Tragicum.
Malgré la Merope, les Tragédies de l’Abbé Conti, & sa belle traduction d’Athalie, le goût du Poëme Dramatique chanté, paroît aujourd’hui dominer seul en Italie, où pour ne plus faire tant de dépense en Décorations & en Machines, on a abandonné les Divinités fabuleuses, & toute la Magie, pour mettre en Musique la mort de Caton, & les plus grands Sujets de l’Histoire.
Je n’ai parlé de l’Opera dans l’Histoire de la Poësie Dramatique moderne, qu’à cause de l’usage où l’on est d’appeller Tragédies des Piéces qui ne font jamais verser de larmes, des Piéces qui composées par deux Auteurs, dont celui qui commande est celui qui devroit obéir, font devenir la Poësie la Complaisante & presque l’esclave de la Musique. O désordre du Parnasse ! Proh Curia, inversique Mores !