CHAPITRE III.
En quoi consiste le Plaisir de la Tragédie, & de
la grande émotion que causoient les Tragédies Grecques.
Nous avons vu les Peuples voisins de la Grece, rechercher avec empressement les Ouvrages de ses Poëtes Dramatiques. Nous verrons les Romains curieux d’apprendre ce qu’avoient écrit Sophocle, Eschyle, & même Thespis.
Quid Sophocles, quid Thespis, & Eschylus utile ferrent.
Nous verrons quel fut aussi à la renaissance des Lettres le zele des Italiens, des Espagnols, & le nôtre, non pas à étudier ces Modeles, mais à les louer, & à publier que nos Ouvrages étoient dans le même Gout.
Ce Gout nous a donc paru à tous, être le seul bon : ce qui est d’autant plus remarquable, que tout Poëme Dramatique ayant été fait pour plaire à une Nation, & non pas pour amuser les autres, pour être représenté dans cette Nation, & non pas pour y être lû, doit beaucoup perdre devant des Etrangers qui ne le peuvent connoître que par la lecture. Et que ne doivent point perdre après tant de siecles, & devant nous les Tragédies Grecques, qui dépouillées de la magnificence de ces Représentations dont j’ai parlé, le sont encore de l’Harmonie d’une Déclamation, qui par la variété de la versification, devoit être une espece de Musique, & de leur véritable Musique, qui étoit celle de leurs Chœurs ?
Ces Chœurs que le Peuple, quand on les chantoit, devoit entendre, puisque les Poëtes n’eussent pas pris la peine d’y rechercher un stile que le Peuple n’eût point entendu, sont souvent inintelligibles à nous qui les étudions, & leur seule obscurité suffiroit pour nous rebuter de ces Tragédies, si elles n’avoient un charme pour nous attirer. Et quel est ce charme ? Une Action qui terrible par elle-même, est conduite par le Poëte avec une telle vivacité, que la seule lecture de sa Piéce nous entretient dans une continuelle émotion. Quel autre plaisir cherchons-nous dans la Tragédie ?
Un Criminel qu’on conduit à l’échafaut, y trouve des Spectateurs qui l’attendent. Un Homme qui dans une Place publique raconte en gémissant une avanture cruelle, se voit bientôt environné d’auditeurs, parce que tout tant que nous sommes, nous trouvons un secret plaisir à voir où à entendre raconter les malheurs de nos pareils.
Suave, mari magno turbantibus æquora ventis,E terrâ magnum alterius spectare laborem.
Ces deux Vers de Lucrece nous conduisent à la source du Plaisir que nous cause la Tragédie.
Qu’un homme soit tué dans la rue, le Peuple accourt pour contempler ce cadavre percé de coups. Pourquoi y courent-ils ? Pour s’attrister & pour pâlir, suivant la remarque de S. Augustin : Concurrunt ut contristentur, ut palleant. Le Peuple de Rome qui couroit à des combats de Gladiateurs, & le Peuple d’Athenes qui couroit à des Représentations Tragiques, étoient l’un & l’autre emportés par le même attrait. Le Plaisir de voir nos pareils dans la peine nous saisit malgré nous ; ce que prouve S. Augustin par l’exemple de son Ami, qui devint épris du Spectacle des combats de Gladiateurs, pour avoir vû une fois couler le sang d’un de ces malheureux. Il but, dit ce Pere, la fureur à longs traits, & sans s’en appercevoir se laissa enivrer de ce plaisir barbare.
Notre ame n’est jamais si contente que quand elle est dans une grande émotion, & la Nature a mis en nous une très-grande facilité à être émus, non pour nous rendre barbares, mais pour nous rendre au contraire secourables à nos pareils. Elle veut que nous courions à ceux qui gémissent, & que nous soyons prêts à gémir avec eux, pour être prêts à les soulager.
C’est donc, suivant un ordre établi par la Nature, que nous sentons du plaisir, comme le dit Lucrece, à voir nos pareils dans un malheur dont nous sommes exemts ; & nous trouvons un autre plaisir dans la compassion que nous avons pour eux. On aime à compatir, dit S. Augustin, libet esse misericordem : c’est l’effet de l’amour que nous avons naturellement les uns pour les autres, & hoc de illâ venâ amicitiæ est. En même-tems que notre compassion flatte notre amour propre, elle paroît nous faire honneur. Mais la compassion n’est point sans douleur : on aime donc quelquefois la douleur ? Sans doute, répond saint Augustin : le Spectateur n’est invité au Théâtre que pour sentir la douleur, tantùm ad dolendum invitatur. Si le Spectacle ne l’afflige point, il s’en va mécontent ; s’il l’afflige, sa douleur fait son plaisir, Dolor ipse est voluptas ejus. Il reste attentif, & se plait dans ses larmes, manet intentus & gaudens lacrymatur. C’est à la vérité une misérable folie, miserabilis insania, de s’attendrir ainsi sur des Fictions : mais les Poëtes profitent de notre foiblesse pour nous causer du plaisir. Il seroit à souhaiter qu’ils en profitassent aussi pour nous rendre meilleurs.
Les premiers Auteurs de Tragédies, sans avoir fait toutes ces réflexions, ne songerent qu’à contenter cet empressement qu’ils virent dans les hommes, à contempler des choses tristes. Ils chercherent les Sujets les plus propres à les émouvoir, comme une fille immolée par son Pere, deux freres qui s’entretuent, un Mari égorgé par sa Femme, un Fils assassinant sa Mere, ce Fils poursuivi ensuite par les Furies, & quel Spectacle que celui de cinquante Furies si hideuses, que plusieurs femmes enceintes se blesserent de frayeur ! Une Furie a un regard Tragique, dit Aristophane, Βλέπει τραγῳδικον : sur quoi son Scholiaste observe qu’on voyoit souvent dans les Tragédies des Furies armées de flambeaux.
Les Poëtes Grecs trouvoient dans les traditions de leurs Pays des Sujets très-favorables, & presque tous dans des familles Royales. Ce n’étoient que meurtres ; les criminels étoient punis par d’autres criminels, & leurs punitions devenoient de nouveaux crimes. Des Républiquains étoient contents de voir les Rois être les jouets de la Fortune, & les objets de la colere divine.
Les Poëtes ajustoient au Théâtre les Sujets pour les rendre plus terribles ; & la Religion contribuoit à les rendre vraisemblables : cette remarque est nécessaire pour bien entendre les Tragédies Grecques. Ces Peuples étoient persuadés que les Dieux haïssoient les hommes, & particulierement certaines familles, où les crimes se perpétuoient, & où les enfans étoient punis des fautes de leurs Peres. Les Dieux ordonnoient les crimes, & les punissoient. Injustes & cruels, ils demandoient des victimes humaines, & cependant nulles plaintes contre ces Dieux dans les Tragédies ; les Malheureux ne se plaignent que de leur destinée : le Destin étoit supérieur aux Dieux mêmes. Œdippe dans Sophocle dit qu’Apollon est l’auteur de tous ses maux, & dans Euripide il s’adresse ainsi au Destin : O Destin que tu m’as rendu malheureux ! avant que d’être conçu dans le sein de ma mere, mes crimes avoient été prédits. En naissant j’ai été par mon Pere, exposé à la mort, & funestement sauvé ; j’ai versé le sang de mon Pere, j’ai souillé le lit de ma Mere, j’ai eu d’elle des Fils qui étoient mes Freres, & que je viens de voir s’entretuer. Chargé des imprécations de mon Pere, j’ai chargé des miennes mes enfans ; aurois-je été cruel contre eux & contre moi-même, sans quelque Dieu ? Il finit toutes ces plaintes par cette Sentence : Il faut qu’un mortel se soumette à la nécessité ordonnée par les Dieux : Τας ἐκ ϑεῶν ανάγκας.
Les imprécations des Peres sur des enfans innocens, avoient toujours leur effet, & tout étoit ordonné par la Nécessité. Promethée dont tout le crime est d’avoir fait du bien aux hommes, est attaché, dans Eschyle, à un rocher, avec des clous de diamans par la Nécessité. Tout Dieu qu’il est, il reconnoît la force de la Nécessité à laquelle on ne peut résister Αηαγκης ἀδηριτον οθενος. Et par qui selon lui la Nécessité est-elle gouvernée ? Par les Parques & les Furies ? C’est cette Divinité, qui portant des clous, précede la Fortune, suivant Horace.
Te semper anteit sæva Necessitas,Clavos trabales, & cuneos manûGestans aenâ.
Les meurtres, les incestes, les parricides étoient aux yeux des Grecs des évenemens ordonnés par les Dieux. Quand Ajax s’est jetté sur son épée, son Frere faisant réflexion qu’il s’est tué avec la même épée qu’Hector lui avoit donnée, dit dans Sophocle : Pour moi je soutiens que les Dieux ont arrangé cet évenement ; ils arrangent tout ce qui arrive ; que ceux qui pensent autrement, gardent leur sentiment, je garderai toujours celui-ci.
Les Poëtes Tragiques n’avoient pas répandu ces opinions : elles étoient beaucoup plus anciennes qu’eux, on les trouve dans Homere ; & il est aisé de reconnoître qu’elles sont une suite de Traditions obscurcies par les Fables. Suivant Homere une Furie, qui n’est occupée qu’à nuire aux hommes vole toujours dans les airs : la Déesse Até marche sur la tête des hommes cherchant à les écraser. Elle offensa autrefois Jupiter même, qui la précipita du Ciel. Agamemnon reconnoît combien son emportement contre Achille, cause de malheurs ; mais les Peuples ont tort de l’en accuser ; Jupiter, le Destin, & la Furie Ιἐροϕοιτις l’ont voulu ; on ne peut resister à la Volonté divine. On voit encore dans Homere la suite funeste des imprécations des Peres contre les Enfans : on y voit aussi la haine des Dieux contre les hommes. Jupiter ne puise jamais pour eux dans le tonneau des biens, sans y mêler de celui d’amertume ; & pour plusieurs hommes, il ne puise que dans le tonneau d’amertume.
Il faut chercher l’origine de ces monstrueuses opinions. 1°. Dans la corruption de notre cœur. L’Homme coupable, dit M. Bossuet, troublé par le sentiment de son crime, regardoit la Divinité comme ennemie, dont la haine implacable pour le Genre Humain, exigeoit des victimes humaines. Il est même remarquable que les Etres malfaisans étoient plus anciens que les autres. Les Furies, dans Eschyle se regardent comme de très-anciennes Divinités, & méprisent Apollon & Minerve, comme Divinités de nouvelle création.
2°. Il en faut chercher l’origine dans une Tradition de vérités, obscurcie par les Fables. Les hommes avoient entendu parler de la chute d’Esprits celestes, qui étoient devenus Etres malfaisans, de la malédiction de Noé sur son Fils, du sacrifice demandé à Abraham, des suites d’un péché d’un premier Pere. Il étoit aisé à Euripide de faire paroître Hippolyte coupable, en le dépeignant comme un orgueilleux qui s’étoit déclaré l’ennemi, non-seulement de l’Amour mais du Mariage. Hippolyte prêt à mourir, en déclarant qu’il est innocent, & que les imprécations de son Pere sont injustes, reconnoît qu’il périt à cause des anciens crimes de ses Ancêtres : παλαιῶν προγενητὀρων.
Il étoit aisé à Sophocle de faire paroître Œdippe coupable. Puisque son avenir lui avoit été prédit, pourquoi a t’il tué un homme ? Pourquoi s’est-il marié ? Œdippe étoit destiné à des crimes involontaires, & ce que le Destin a ordonné arrive toujours, on ne peut fléchir les Parques, ni par les prieres ni par les sacrifices. Les Dieux mêmes ne peuvent changer leurs decrets, comme il est dit dans Ovide Metam. L. 15.
Superosque movet, qui rumpere quanquamFerrea non possunt veterum decreta sororum.
Il est inutile, dit le Chœur dans Alceste, d’aller aux Autels du Destin, la seule Divinité que les sacrifices n’appaisent pas.
Parmi les Hymnes attribuées à Orphée, on en trouve une adressée aux Parques ; elles y sont appellées, infléxibles, inexorables : tout ce qu’elles ont ordonné, arrive nécessairement, & l’Hymne finit cependant par ces paroles, O Parques recevez mes prieres & mes libations. Quoiqu’on fût instruit des décrets du Destin, & qu’on fût persuadé qu’ils étoient infaillibles, on faisoit ses efforts pour en empêcher l’execution ? Hector sait que le Destin a ordonné la ruine de Troye, & il combat pour la sauver. Les Philosophes partisans du systeme de la Nécessité, exhortoient à la vertu.
Nous ne pouvons concilier entre elles, les opinions des Anciens, ni comprendre leur Religion. Je n’ai voulu que montrer ici que cette Religion fournissoit à leurs Poëtes des Sujets très-capables de jetter cette grande émotion, qui fait le plaisir de la Tragédie, & qui a toujours causé le succès de celle d’Œdippe. La Religion qui rendoit ce Sujet plus terrible, ne subsiste plus. Ce Sujet n’a jamais été parfaitement traité que par Sophocle : cependant de quelque maniere qu’il ait été traité, il a ému ; par conséquent il a plu : & dans toutes les Nations qui ont élévé des Théâtres. Œdippe a paru. Le Sujet de Merope a de même été bien reçu, quoique traité sans vraisemblance, parce que les circonstances de cet Evenement nous sont inconnues : nous savons seulement qu’une Mere reconnoissoit son Fils dans le moment qu’elle alloit le tuer, ce qui suffit pour causer une grande émotion, & par conséquent pour faire recevoir favorablement ce Sujet sur tous les Théâtres.
Ceux qui donnerent aux Anglois & aux Hollandois leurs premieres Tragédies, ne les remplirent de meurtres, & n’étalerent l’appareil des supplices sur le Théâtre, que dans l’intention d’émouvoir & de contenter leurs Spectateurs. Les meurtres ne s’exécutoient pas sur le Théâtre d’Athenes, 1°. Parce que la présence du Chœur y eût souvent mis obstacle, 2°. Parce qu’Eschyle, comme je l’ai dit plus haut, fit réflexion qu’il étoit dangereux d’accoutumer les Spectateurs à voir couler le sang. Ainsi Medée ne tuoit pas devant eux ses Enfans : mais elle les apportoit morts, & les corps de ceux qui avoient été tués, étoient souvent apportés sur la Scene. Dans l’Antigone un Pere arrive tenant dans ses bras son Fils qui vient de se tuer ; on lui présente en même tems le corps de sa Femme qui vient aussi de se donner la mort ; c’est lui qui est la cause de ces deux cruels Evenemens, & il se trouve entre ces deux cadavres. Dans les Pheniciennes, les cadavres d’Etéocle, de Polinice & de Jocaste sont apportés : Œdippe au milieu de ces trois cadavres, prie sa Fille, parce qu’il a les yeux crevés, de conduire sa main tremblante, sur le corps de ses Fils & sur le corps de celle qui a été sa Mere & sa Femme.
Nous trouvons, je l’avoue, quelque chose d’atroce dans des Tragédies de cette nature. La qualité des Spectateurs que les Poëtes d’Athenes avoient à émouvoir, les obligeoit, comme je le ferai voir dans la suite, à employer de pareils moyens, qu’ils employoient cependant avec sagesse, puisqu’ils écartoient les meurtres de leurs yeux. Ainsi le Théâtre d’Athenes ne fut jamais, comme le notre l’est presque toujours, un lieu qui retentît d’amoureuses plaintes, ni, comme celui de Londres l’a si souvent été, un lieu baigné de sang ; mais il fut toujours un lieu baigné de larmes. Il retentissoit des lamentations de véritables Malheureux, d’une Hecube, d’un Œdippe, d’un Philoctete &c. Ce n’étoient que gémissemens, que larmes ; & les Poëtes choisissoient le plus qu’ils pouvoient des Femmes pour composer les Chœurs : les Femmes qui sont pleureuses, étant plus propres que les Hommes à repéter les αἶ, αἷ, ϕευ, ϕευ, οττοτὸι.
Ces Poëtes Tragiques alloient donc directement à la fin de leur Art, ne songeant qu’à exciter une grande émotion, le véritable plaisir de la Tragédie ; parce que notre Ame, comme je l’ai dit, n’est jamais si contente, que quand elle est dans l’émotion. Cette Tragédie étoit donc agréable. Etoit elle également utile ? N’étoit il pas dangereux de représenter devant le peuple, tant de crimes & d’actions cruelles. N’étoit il pas dangereux d’entretenir un peuple dans les larmes ?
Le premier reproche ne fut point fait aux Poëtes, par ce que ces actions cruelles, & ces crimes, étoient, comme je l’ai déja dit, des évenemens ordonnés & conduits par les Dieux. Quelques Philosophes leur firent ce second reproche. Il étoit difficile que l’union regnât entre les Poëtes & les Philosophes ; ceux-ci étoient souvent attaqués sur le Théâtre : Aristophane ne les épargnoit pas. Platon se déclara contre les Poëtes ; Aristote fut d’un sentiment très-opposé à celui de Platon. Je vais rapporter l’un & l’autre sentiment.