(1752) Traité sur la poésie dramatique « Traité sur la poésie dramatique — CHAPITRE PREMIER. De la Passion de presque tous les Peuples pour la Poësie Dramatique. » pp. 8-16
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(1752) Traité sur la poésie dramatique « Traité sur la poésie dramatique — CHAPITRE PREMIER. De la Passion de presque tous les Peuples pour la Poësie Dramatique. » pp. 8-16

CHAPITRE PREMIER.
De la Passion de presque tous les Peuples pour la Poësie Dramatique.

Quoique toute Poësie soit une imitation, nous donnons particuliérement le nom d’Imitative à la Dramatique, parce que le Poëte cessant de nous parler ou de raconter, disparoît & met à sa place des Personnages qui parlent & qui agissent. Cette Poësie a dû naître naturellement de la réunion des deux plus anciennes especes de Poësie, la Lyrique & l’Epique.

Les Poëtes chez tous les Peuples chanterent d’abord la Divinité & les Héros : ils écrivirent ensuite en Vers le récit des exploits des Héros. Ils durent bientôt penser que puisque le récit d’une Action éclatante étoit agréable, la Représentation de cette Action, mise en Dialogues, & exécutée par des Personnages, seroit bien plus agréable qu’un récit, & qu’en y ajoutant des chants placés à propos, ils attireroient les hommes à un spectacle où les charmes de la Poësie Lyrique & de l’Imitative seroient réunis.

Nous ne sommes pas étonnés de voir naître ce spectacle dans la Grece, le Pays des Muses, puisqu’il a dû naître aussi chez tous les Peuples qui ont des Poëtes : & quels Peuples n’en ont point eu ?

En effet, on le trouva établi chez les anciens Habitans du Perou1. Dans les Fêtes solemnelles on représentoit devant les Rois & les Seigneurs de la Cour des Tragédies & des Comédies, dont les intermedes contenoient des choses graves & sententieuses. Ces Spectacles ne se donnoient point au Peuple pour de l’argent, mais étoient exécutés devant la Cour par des Acteurs qui étoient tous d’une naissance distinguée. Les Sujets de leurs Tragédies étoient les exploits militaires des Rois & des Grands hommes : les Sujets des Comédies étoient des Actions de la vie privée. Les Missionnaires trouvant dans cette Nation cet amour pour les Spectacles, y firent exécuter des Piéces sur nos Mysteres, c’est-à-dire, des Autos Sacramentales dans le goût Espagnol. Les jeunes Indiens les exécutoient avec tant de grace & de modestie, & chantoient les Hymnes, dit le même Historien, avec tant de mélodie, que ces Représentations faisoient pleurer de joye les Espagnols.

Il seroit à souhaiter que l’Ynca, Historien de son Pays, nous eût donné une Traduction d’une des Tragédies de sa Nation. Nous verrions comment le bon sens conduisoit, sans la connoissance des regles de l’Art, leurs Poëtes ; & nous trouverions, selon les apparences, une Piéce plus raisonnable que ne l’ont été toutes celles qui parurent autrefois dans l’Europe, chez les Espagnols, les Italiens, les Anglois, & parmi nous.

Nous voyons que ces Indiens savoient distinguer, (ce que nous avons longtems ignoré) le Genre noble & sérieux, du Genre bas & bouffon ; ils ne faisoient point un mélange monstrueux de la Tragédie & de la Comédie : enfin nous voyons dans ce Pays si éloigné du commerce des Muses, un Spectacle qui ressemble à celui des Grecs. Une Tragédie qui est l’imitation d’une Action grande, est exécutée les jours de Fêtes, par des Acteurs d’une condition estimable, qu’un vil intérêt n’engage point à divertir le Peuple. L’Action qu’ils représentent, est mêlée d’intermedes, & de chants qui contiennent des Sentences.

Les Tunquinois, suivant Tavernier, ont une grande passion pour la Comédie. Leurs Représentations, qui sont superbes par les décorations, s’exécutent depuis le Soleil couchant jusqu’au Soleil levant. On diroit que ces Peuples ont pensé, sans avoir lu Aristote, qu’une Action Dramatique ne doit pas durer plus de tems que ne dure le tour d’un Soleil. Deux Juges président à ces Représentations, pour décider du mérite de la Piéce. Tavernier ne nous apprend pas quelle est la nature de ces Piéces.

Les Japonnois, suivant le P. Charlevoix, réusissent surtout dans les Piéces de Théatre. Leurs Piéces sont divisées en Actes & en Scenes comme les nôtres. Dans le Prologue ils annoncent le Sujet, mais ils n’annoncent pas le Dénouement, afin qu’il surprenne les Spectateurs. Leurs décorations sont belles, leurs Piéces ont des intermedes, qui sont des ballets ou quelque farce boufone, pour délasser : mais dans le corps de la Tragédie, ou de la Comédie, tout est moral.

Les Chinois, grands amateurs de Spectacles, n’y connoissent pas la régularité, puisque leurs Spectacles, dit Acostat, durent dix ou douze jours de suite, en y comprenant les nuits. Les Spectateurs & les Acteurs se succedent pour aller boire, manger & dormir. Dans le quinziéme siécle nos Représentations saintes duroient quelquefois quatre ou cinq jours. Dans la Tragédie Chinoise dont la traduction est rapportée par le P. du Halde, on ne trouve comme dans nos anciennes Piéces, ni unité d’Action, ni vraisemblance : le Traducteur y fait observer les endroits qui doivent être chantés, & ils sont en grand nombre.

Les Piéces Chinoises sont apparemment recherchées de leurs voisins, comme les Piéces d’Euripide étoient recherchées des Peuples voisins de la Grece. L’Abbé de Choisy rapporte qu’il assista à Siam à une Tragédie Chinoise, qu’on fit exécuter pour l’Ambassadeur de France. Les Comédiens étoient Chinois, & la Tragédie fut précédée d’une Comédie à la Chinoise. Ce Spectacle étoit mêlé de chants & de danses.

M. de la Loubere parle aussi d’une Comédie Chinoise qu’il vit représenter à Siam, & il nous apprend que les Siamois ont encore un autre Spectacle, qu’on peut comparer à celui que les Rapsodes donnoient dans la Grece, avant la naissance de la Tragédie. C’est un Poëme mêlé de l’Epique & du Dramatique, dont la représentation dure trois jours entiers. Plusieurs Acteurs toujours présens sur le Théâtre chantent tour à tour. L’un chante le rôle de l’Historien, & les autres ceux des Personnages que l’Historien fait parler : c’étoit de cette façon qu’autrefois on chantoit dans les Eglises la Passion.

Ces Acteurs qui restent sur le Théâtre tant que le Spectacle dure, me rappellent nos anciennes Représentations. Tous les Acteurs paroissoient sur le Théâtre au commencement de la Piéce, & ne sortoient jamais : ceux qui avoient à parler restoient debout, & quand ils n’avoient plus rien à dire, alloient s’asseoir. Tout Acteur assis, étoit censé absent ; c’étoit ainsi que nous fondions la vraisemblance de la durée d’une Action, parce que tant qu’on voyoit rester sur le Théâtre tous les Acteurs, on étoit assuré que la Piéce n’étoit pas finie. Il est aisé de penser que la conduite des Piéces n’étoit pas plus vraisemblable que la Représentation.

Par ce que je viens de rapporter, on voit la passion de presque tous les Peuples pour la Poësie Dramatique. Quelle nombreuse Bibliotheque formeroit un homme qui pourroit rassembler toutes les Pieces de Théâtre qui ont été faites dans toutes les Langues ! Je ne parle que de celles que le tems a conservées. Mais que deviendroit cette Bibliotheque, s’il vouloit la réduire aux seules Piéces, je ne dis pas dignes d’être admirées, je dis seulement écrites avec bon sens, & conduites avec vraisemblance ?

Pourquoi les Peuples qui ont voulu goûter le même plaisir n’ont-ils pas tous suivi à peu près la même route ? La même reflexion a dû faire sentir à tous leurs Poëtes, que puisqu’ils vouloient imiter une Action, il falloit que l’imitation rendît l’Action telle qu’on l’eût vue se passer, si on y eut été présent : de-là les trois Unités, tellement nécessaires, que si l’une manque, toute vraisemblance disparoît.

La même Réflexion a dû aussi apprendre à tous les Poëtes que pour attirer le Peuple à un Spectacle, il faut lui procurer l’un ou l’autre de ces deux plaisirs, ou celui de pleurer beaucoup, ou celui de beaucoup rire. Ces deux plaisirs étant opposés l’un à l’autre, de-là a dû suivre naturellement la distinction essentielle entre la Tragédie & la Comédie, distinction cependant long-tems ignorée chez plusieurs Nations, & même quelque tems ignorée chez les Grecs.

La même Réflexion a dû encore faire sentir à tous les Poëtes, que pour le Spectacle destiné aux larmes, il leur falloit choisir les plus tristes exemples des miseres humaines, & non point ces malheurs que cause l’Amour, qui étant imaginaires & volontaires, ne font qu’une foible impression sur les Spectateurs. Voilà ce que comprirent en peu de tems les Grecs, & ce que les autres Nations ont eu tant de peine à comprendre.

Ce que la plus simple Réflexion eût dû établir par tout, n’est point arrivé, parce qu’on n’a pas commencé par réfléchir. Les Spectacles nacquirent chez les Grecs des Chants de Bacchus, & parmi nous des chansons des Pélerins. Les Arts naissent du hasard, & les Réflexions viennent ensuite. Elles sont cause quelquefois que les Arts se perfectionnent ; quelquefois aussi leurs progrès sont arrêtés par un certain goût répandu dans une Nation. Dans quel état est encore la Poësie Dramatique chez les Anglois, nation si éclairée, & où les Poëtes Grecs sont si connus ! On en peut dire autant de celle qui a été longtems en vogue en Italie & en Espagne, & l’on en peut dire autant de la nôtre, jusqu’à Corneille & Moliere ; quoique nous eussions commencé du tems de François I à étudier les Grecs. Notre passion pour eux, ne fit que nous aveugler, & en croyant les suivre, nous nous égarâmes, comme les autres, jusqu’au tems où deux Poëtes conduits par leur génie plus que par l’étude, entrerent dans la véritable route de la Tragédie & de la Comédie.

La Poësie Dramatique eut le même sort chez les Grecs. Très informe dans sa naissance, elle fut perfectionnée par quatre grands Poëtes, & ce fut sur les Réflexions que leurs Ouvrages inspirerent à Aristote, qu’il mit par écrit les Regles de leur Art. Elles sont les seules bonnes, puisque ni nous, ni d’autres, n’avons pu réussir, lorsque nous ne les avons pas suivies. Il faut donc pour bien connoître la Poësie Dramatique, prendre connoissance de celle des Grecs : l’Histoire abrégée que j’en vais faire, apprendra comment elle est née, & comment elle s’est perfectionnée.