(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome II « De l’Art du Théâtre. — Chapitre VIII. Que le Compositeur doit chercher à peindre. » pp. 340-344
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(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome II « De l’Art du Théâtre. — Chapitre VIII. Que le Compositeur doit chercher à peindre. » pp. 340-344

Chapitre VIII.

Que le Compositeur doit chercher à peindre.

O n trouve ridicule l’attention de quelques Compositeurs à peindre par les Sons tout ce qui a du mouvement dans la Nature, ainsi que le ramage du Rossignol, le murmure d’un ruisseau, &c. Quelle petitesse, s’écrie-t-on, d’être toujours à l’affut d’une image ; de ne rien laisser passer sans en faire un tableau ! Autant vaudrait la manie de ces Auteurs du siècle passé, qui vous décrivaient tout un Palais & ses Jardins, sans oublier le moindre fronton, ni le moindre arbuste. Quoi, parce qu’un Poète aura mis par hazard dans les paroles qu’on module, le mot ramage, ou celui de ruisseau, faut-il aussi-tôt se mettre à la torture pour nous faire entendre le chant des oiseaux, ou le doux murmure d’une onde claire ? Rien n’est si petit, rien ne prouve mieux le peu de talens du Musicien.

Moi, je dirai au contraire, que c’est en imitant qu’il se montre habile dans son art. Pourquoi ne pourrait-il pas faire entendre par les sons ce que le chant nous èxprime par les paroles ? Que seraient donc alors les accompagnemens ? Ils ne formeraient qu’un vain bruit. N’est-ce pas les lier aux paroles avec lesquelles on les fait marcher, que de leur prêter les mêmes figures, les mêmes couleurs ; que de leur imprimer le même mouvement ? Ainsi la pierre est dirigée par la main qui la lance. Mais, insistera-t-on, la musique instrumentale copie les passions, c’est pour cela qu’elle est jointe au Poème lyrique ; voilà ce qui l’élève, la distingue. Je répliquerai à mon tour, que puisqu’on permet à la musique instrumentale d’imiter des choses beaucoup plus difficiles pour elle que les éffets de la Nature, il me semble qu’il est tout simple de lui accorder aussi le privilège de peindre ce qui se rapporte particulièrement à son art. D’ailleurs, elle est beaucoup plus propre à représenter tout ce qui a du mouvement, tout ce qui est susceptible de quelque bruit, que les agitations de notre âme. Il est donc absurde de vouloir lui ôter ce qui peut lui faire vraiment honneur. Je dis plus ; en la privant d’un pareil avantage, nous détruisons une partie du plaisir qu’elle nous fait éprouver ; car c’est directement cette imitation frappante qui nous amuse & nous charme. Il suffit de citer le Soldat Magicien, le Roi & le Fermier, Sancho-Pança, le Sorcier, le Bucheron, dont quelques morceaux de musique nous causent toujours un nouveau plaisir ; parce que le chant, & sur-tout la simphonie, sont des images détaillées de ce que contiennent les paroles.

Observations sur le morceau de Musique qu’on appelle Ouverture.

Il est si vrai que le Compositeur doit chercher à peindre dans ses accompagnemens, aussi-bien que dans les paroles du chant, qu’on veut que le morceau de musique par lequel il est d’usage de précéder les Pièces chantantes en tout genre, & qu’on appelle Ouverture, soit un tableau de ce qui doit se passer dans le cours du Drame.

Plaçons ici quelques observations sur l’Ouverture. C’est proprement une simphonie, qu’on éxécute avant que la toile soit levée ; ou, si l’on veut, une longue Ritournelle du premier morceau de chant qui fait l’ouverture d’une Pièce. Mais comme cette Simphonie est faite èxprès pour être gouvernée avec le Poème qu’elle accompagne, on éxige qu’elle y ait un rapport sensible. Ce ne fut qu’insensiblement qu’on lui désira une analogie entière avec le Drame qu’elle précède. Les talens de Rameau peuvent être regardés comme une cause de cette délicatesse ; on peut aussi leur attribuer l’attention sévère qu’on fait aux Ouvertures des Pièces, par lesquelles on juge souvent des talens d’un Compositeur : toutes les Ouvertures de ce Musicien immortel, ont un rapport parfait aux Poèmes pour lesquels elles sont faites, & sont autant de chefs-d’œuvres.

On veut donc que l’Ouverture donne une juste idée du genre de l’action qui fait le sujet d’un Poème lyrique, & qu’elle soit travaillée avec beaucoup de soin ; on désire d’y trouver de l’èxpression, du génie, & non de vains bruits. J’ai souvent vu telle Ouverture faire mal augurer de la musique de toute une Pièce.

Il me semble qu’on pourrait se dispenser de placer une Ouverture aux Poèmes du nouveau genre. Il est du moins bien difficile à un Compositeur de lui faire peindre & èxprimer quelque chose ; Quelle peine ne doit-il pas se donner, s’il a dessein de la rendre èxpressive, & s’il veut qu’elle soit l’image de ce qui va se passer au Théâtre ! Peut-il déployer son génie, comme lorsqu’il s’agit de faire entendre un bruit de guerre, les cris furieux d’une troupe de combattans, les clameurs d’un peuple consternés, ou ses chants d’allégresse ? Loin d’avoir de tels objets à peindre dans l’Ouverture des Pièces du nouveau genre, rien ne se présente à l’enthousiasme du Compositeur ; il ne peut annoncer que les mêmes passions, que des intérêts aussi faibles les uns que les autres. Est-il étonnant qu’il se contente quelquefois de faire entendre des sons vagues, sans génie & sans èxpression ?