(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome II « De l’Art du Théâtre. — Chapitre VII. Des Duo, Trio & Quatuor. » pp. 329-339
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(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome II « De l’Art du Théâtre. — Chapitre VII. Des Duo, Trio & Quatuor. » pp. 329-339

Chapitre VII.

Des Duo, Trio & Quatuor.

Du Duo.

J’ ai peu de choses à dire sur ce qu’annonce ce Chapitre. Le Duo des Scènes d’Opéras est particulièrement fait pour peindre l’entretien de deux Amans. On doit le préférer à l’Ariette tendre, parce qu’il est plus vif, & qu’il peut ranimer la Scène lorsqu’elle est sur le point de languir. On y voit le sincère épanchement de deux cœurs que l’amour rassemble. Il faut avoir soin de n’employer le Duo que lorsque les Personnages sont èxtrêmement animés par la passion qui les agite. S’ils sont amoureux, qu’ils paraissent que saisis, hors d’eux-mêmes, ils se communiquent mutuellement leurs transports, & parlent ensemble sans s’en appercevoir, tant le bonheur d’être aimés les trouble, les enflamme.

Le Duo & les autres parties de Chant a plusieurs voix, ne sont supportables que dans des Poèmes dont les Hèros sont pris parmi le menu Peuple, ainsi que je le dirai ailleurs ; encore le Poète a-t-il plusieurs choses à observer, que je vais lui tracer en peu de mots, d’après M. J. J. Rousseau(71). « Il faut ne placer les Duo que dans des situations vives & touchantes ; n’y mettre qu’un Dialogue court, peu phrasé, formé d’interrogations, de réponses, d’èxclamations vives & courtes. Une autre attention est de ne pas prendre indifféremment pour sujets toutes les passions violentes ; mais seulement celles qui sont susceptibles de la mélodie douce & un peu contrastée. La fureur, l’emportement marchent trop vîte ; on ne distingue rien, on n’entend qu’un abboiement confus, & le Duo ne fait point d’éffet ». C’est pourtant presque toujours dans de telles circonstances que les Auteurs de la Comédie-mêlée-d’Ariettes placent le Duo ; je crois qu’ils n’ont pas tout-à-fait tort.

Le Musicien doit aussi être éclairé. C’est M. Rousseau qui va parler encore. « Les règles du Duo, & en général de la Musique à deux parties, sont les plus rigoureuses pour l’harmonie ; ces règles étaient bien plus sévères autrefois ; mais on s’est relâché sur tout cela dans ces derniers tems où tout le monde s’est mis à composer. Que le Musicien ait soin que chacun des Interlocuteurs parlant à son tour, toute la suite du Dialogue ne forme qu’une mélodie, qui sans changer de sujet, ou du moins sans altérer le mouvement, passe dans son progrès d’une partie à l’autre, sans cesser d’être une & sans enjamber. Ce n’est pas à dire que les deux parties doivent être éxactement semblables. Quand on les joint ensemble, (ce qui doit se faire rarement & durer peu) il faut trouver un chant susceptible d’une marche par Tierce ou par Sixtes, dans lequel la seconde partie fasse son éffet sans distraire de la prémière. Il faut garder les sons perçans & renforcés, le fortissimo de l’Orchestre pour des instants de désordre & de transports où les Acteurs semblent s’oublier eux-mêmes ; il faut, par une musique douce & affectueuse, avoir déjà disposé l’oreille & le cœur à l’émotion ». La plus-part des Compositeurs, de la nouvelle musique sur-tout, observent-ils toujours ces règles judicieuses, puisées dans la Nature ?

Des Trio, Quatuor & Quinqué.

Les trio, quatuor & quinqué n’ont, ainsi que le duo, un air de vraisemblance qu’en arrivant tout-à-coup lorsqu’un violent sujet de colère, de joye ou de surprise, viendra s’emparer des Acteurs. S’ils sont placés dans d’autres situations, j’ôse affirmer qu’ils seront peu d’éffet. Il est nécessaire qu’ils ne soient composés que de peu de paroles ; les passions èxtrêmes ne sont point de longue durée ; & d’ailleurs, le Musicien fait plus valoir un seul mot dans pareille circonstance, qu’un grand nombre de paroles. Les quatuor & les quinqué sont éxcellens pour répandre de la chaleur dans un Poème comique, & pour imiter cette confusion, ces querelles de gens qui parlent tous à la fois. Cependant ils ne nous font souvent entendre que du bruit. Il n’est guères possible de saisir ce que disent les Personnages d’un quinqué, & quelquefois même d’un trio. Le Spectateur ne peut comprendre leurs discours que par conjecture, & le Poème en souffre. Comme le quinqué, par éxemple, n’est pas toujours l’image de gens qui crient ensemble, le Musicien devrait disposer ses parties avec tant d’art que l’une n’empêchat pas d’entendre l’autre. Le conseil que je donne ici au Compositeur à propos du chant a plusieurs parties, doit s’étendre aussi à l’Ariette même ; car souvent les Accompagnemens & le genre de la Mélodie nous la rendent inintelligible. Il est assez désagréable d’être obligé de s’éfforcer à deviner ce que peut dire l’Acteur qu’on écoute.

Des Chœurs anciens.

C’est peut-être la difficulté d’entendre tant de Personnes qu’on fait parler à la fois dans les Chœurs, qui engagea les modernes à les bannir entièrement de la Comédie & de la Tragédie. Il est certain que d’un bruit si confus, qui ne nous permet de saisir que quelques mots à la dérobée, il ne résulte qu’une espèce de charivari. Il est beaucoup de gens qui ne peuvent souffrir les chœurs de l’Opéra-Sérieux ; parce que la multiplicité des parties les empêche souvent de rien démêler. Il est probables que les chœurs des Pièces Grecques & Romaines étaient semblables à ceux de notre Opéra-Héroïque ; ces paroles du savant Ménage achèvent de nous le confirmer : « Les chœurs de l’ancienne Comédie étaient de vingt-quatre personnes ; ils étaient de quinze dans les Tragédies ; & ces quinze & ces vingt-quatre personnes parlaient même d’ordinaire toutes ensemble ». C’est dommage que les paroles que prononçait le chœur, n’eussent quelquefois guères de rapport au sujet de la Pièce. Au-lieu de parler de ce qui concernait les principaux Personnages, il s’amusait souvent à faire de magnifiques descriptions, ou à conter la généalogie de quelques Dieux. Ce défaut paraît surtout dans les Ouvrages d’Euripide, & particulièrement dans son Iphigénie.

Corneille a eu tort d’approuver le retranchement des Chœurs.

Le grand Corneille n’approuve point les chœurs. Il pense que nos violons qui marquent la division des Actes font un meilleur éffet, parce qu’ils détendent moins l’attention du Spectateur. J’ôse être d’un avis contraire. Je suis fâché qu’on ait ôté les chœurs à la Comédie, ainsi qu’à la Tragédie : il me semble que nos Poèmes sont privés par là de grandes beautés. Les Simphonies qu’on joue actuellement dans les entre-Actes, loin de fixer l’attention sur le Drame qui occupe la Scène, ainsi que le soutient le grand Corneille, dissipent tout-à-fait le Spectateur, parce qu’elles n’ont aucun rapport avec l’action du Poème representé. Il est vrai que depuis peu on a l’attention, ainsi que nous l’avons remarqué plus haut(72), de jouer aux Français, dans les entre-Actes, des morceaux de musique dont le genre est à peu près semblable à celui de la Pièce représentée. Mais quoi qu’on fasse, est-il naturel que lorsque le Tartuffe ou le Misantrope, Cinna ou Rodogune quittent la Scène, on entende tout-à-coup divers instrumens de musique ? On me dira que les Symphonies des entre-Actes ont été imaginées afin de délasser par intervale les Spectateurs ; mais l’usage des chœurs intimement liés au sujet, était bien plus délicat & plus dans les règles de l’art. Les chœurs laissaient reposer un moment l’attention des Spectateurs, sans la détourner entièrement de ce qui devait l’occuper pendant le tems de la représentation. Tout ce qu’ils voyaient, tout ce qu’ils entendaient, leur retraçait une image qu’on n’éloignait qu’en partie de leurs regards ; ils se reposaient comme ces voyageurs, qui, assis sur le penchant d’une coline, contemplent de loin le chemin qu’ils ont à parcourir.

Je n’ai fait cette digression que parce que nos quatuor, nos quinqué, sont de vrais chœurs. Ils m’ont conduit naturellement à parler de ceux des anciens, qui répandaient même un nouvel intérêt dans le Drame. Je reprends le fil de mon discours.

Le Duo n’est guères naturel.

On a justement observé que le duo n’était nullement dans la vraisemblance. M. J. J. Rousseau a bien raison lorsqu’il parle de la forte(73) : « L’Auteur de la Lettre sur Omphale a déjà remarqué que les duo sont hors de la Nature ; car rien n’est moins naturel que de voir deux personnes se parler à la fois durant un certain tems, soit pour dire la même chose, soit pour se contredire, sans jamais s’écouter ni se répondre ». Il est pourtant vrai que les duo sont supportables dans les Poèmes du nouveau genre. La gravité des personnages que l’on y fait agir, ne les empêche pas de s’écrier tous à la fois ; c’est même la coutume des gens du petit peuple, lorsqu’ils sont échauffés, de parler tous ensemble, en confusion & sans presque s’entendre.

Les Trio, Quatuor & Quinqué sont encore moins vraisemblables.

Mais si l’on peut parvenir à montrer que le duo & le trio approchent un peu de la Nature, il n’en est pas de même du quatuor & du quinqué ; ils sont presque toujours èxtravagans. Des gens de la populace font à la vérité beaucoup de bruit ; du moins lorsqu’ils sont six ou sept ensemble, ils s’écoutent parler ; deux ou trois tout au plus s’écrient à la fois. Cependant le Spectacle moderne est èxcusable d’adopter une telle absurdité. Le quatuor ou le quinqué est un éxcellent moyen de peindre une grande rumeur, & les cris d’une foule de gens qui se disputent ou se réjouissent. Ils évitent encore un dialogue qui traînerait en longueur, puisqu’ils font èxprimer à plusieurs personnages tout-à-la-fois, ce qu’il faudrait leur faire dire à chacun séparément. Les chœurs de l’Opéra-Sérieux sont-ils plus naturels ? Si l’on veut rejetter absolument le chant à plusieurs parties adopté dans les Drames du nouveau Théâtre, il faut aussi retrancher les chœurs du grand-Opéra, qui blessent autant la vraisemblance.

Qu’il faudrait placer une Ariette ou un Duo à l’ouverture des nouveaux Drames.

Ce que j’ai dit ailleurs(73) au sujet du commencement des Pièces qui ne saurait être trop animé, me porte à désirer qu’on mît quelquefois à l’ouverture des Pièces du nouveau Théâtre un duo, un trio, ou bien une ariette. Je ne sais quel plaisir nous fait éprouver une Pièce qui débute de la sorte. On s’apprête avec joye à considérer l’action qui promet tant de chaleur. Je suis enchanté lorsque je vois à l’ouverture d’une Comédie ou d’une Tragédie, les personnages agités de grandes passions, & déjà dans une situation intéressante. Que l’on compare ce qu’on éprouve à la première Scène du Tartuffe ou d’Iphigénie en Aulide (74), avec ce qu’on ressent au début froid de tel Drame comique, & au début grave & pompeux de telle Tragédie ; & l’on avoura que j’ai raison. L’action paraît déjà commencée ; on est curieux de s’instruire des événemens qui sont arrivés, qui troublent les Personnages même avant qu’on les ait vu agir. Les Auteurs du Poème épique employent ce moyen avec succès. D’ailleurs, la plus-part des Savans qui ont écrit sur les règles théâtrales, l’ont conseillé au Poète Dramatique. « Le commencement doit être illustre, il en résulte de grandes beautés par la suite » ; affirme Scaliger dans plusieurs endroits de sa Poètique. « Il me semble que l’ouverture doit être éclatante » ; dit encore d’Aubignac. Il est vrai qu’il est difficile au Poète de conserver cette prémière chaleur ; & qu’il est dangereux de la laisser s’éteindre. Mais il ne s’agit point de considérer si une règle est difficile ; il faut seulement observer si elle est importante, & si elle mène à la perfection.