(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome II « De l’Art du Théâtre. — Chapitre VI. Des Ariettes, & des autres parties du Chant théâtral à une seule voix. » pp. 297-328
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(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome II « De l’Art du Théâtre. — Chapitre VI. Des Ariettes, & des autres parties du Chant théâtral à une seule voix. » pp. 297-328

Chapitre VI.

Des Ariettes, & des autres parties du Chant théâtral à une seule voix.

Le mot Français Ariette vient de l’Italien Aria. On entend par ce terme un certain nombre de vers qui se chantent, & dont la mélodie est èxtrêmement travaillée. Le morceau de musique qu’en France on appelle air tout simplement est d’un chant doux, uni. Le Musicien Français s’épuise dans l’Ariette à faire briller ses talens & la voix d’un Chanteur ; au-lieu qu’en composant un air, il ne s’applique qu’à peindre un sentiment.

Le célèbre Rousseau de Genève semble dire, que le terme Ariette n’est propre qu’aux Drames du nouveau Théâtre ; il voudrait qu’on employât une èxpression plus relevée pour désigner cette partie du chant de l’Opéra-Sérieux, si différente du récitatif. Voici ses paroles(63) « Ces grands morceaux de la musique Italienne qui ravissent ; ces chefs-d’œuvres de génie qui arrachent des larmes, qui peignent les situations les plus vives, & portent dans l’âme toutes les passions qu’ils èxpriment ; les Français les appellent des Ariettes ». Ce grandhomme peut être fondé dans le reproche qu’il nous fait ; mais comme nous n’avons point encore d’autre terme, & que les Italiens l’employent eux-mêmes dans le grand genre, il pourra trouver sa place dans notre Opéra-Sérieux jusqu’à ce qu’on ait rencontré une èxpression plus digne de ce Spectacle. Le remplacerait-on par le terme Air ? il serait ridicule de se l’imaginer, puisque ce terme, en notre Langue, ne désigne, comme je l’ai remarqué plus haut, qu’un chant simple, presque toujours sur le même mode, enfin qu’une espèce de Chansonnette.

L’Ariette est donc pour le Musicien un chant vif qui sort un peu du naturel. Elle est pour le Poète une image détaillée de ce qui se passe de violent dans l’âme des Personnages de sa Pièce. Ce qu’il lui prend en fantaisie d’appeller Air, doit renfermer une seule pensée, èxprimée avec briéveté, qui peigne plutôt la tendresse que toute autre passion.

De la Romance.

Après l’Ariette, la Romance fait beaucoup d’éffet dans les Poèmes modernes ; elle y répand des agrémens infinis ; elle a quelquefois empêché la chûte d’un Opéra-Bouffon. La Romance est très-ancienne ; c’est aux Espagnols que nous la devons, ou c’est du moins le peuple chez lequel elle fut le plus en vogue. Elle servait autrefois à décrire des aventures amoureuses & tragiques ; c’est la forme que lui donnèrent les Troubadours, les plus anciens Poètes Français, lorsqu’ils sortirent de la Provence pour aller réciter leurs Vers dans les Cours des Princes. Son genre a changé de nos jours, elle est présentement consacrée à la galanterie. En général, c’est actuellement un petit Poème dans lequel l’amour est célébré & dépeint avec les couleurs les plus riantes. La Poèsie doit en être douce, élégante ; il y faut du coloris & des graces. Les charmes de la Romance ne doivent point être prodigués ; il perdraient peut-être alors une partie de leurs agrémens. Il suffit de placer deux Romances, tout au plus, dans un Poème lyrique d’un Acte. Il est aisé de sentir que le chant de la Romance doit être tendre & mélodieux : s’il était autrement, il ne se rapporterait plus au genre ni au sens des paroles ; il cesserait de peindre les peines ou les plaisirs de l’amour ; il ne ferait plus naître dans l’âme de ceux qui l’écoutent, ce trouble & cette douce langueur qui les portent à la tendresse.

Du Récitatif.

Je dois dire un mot du Récitatif : l’Opéra-Bouffon l’employe souvent, quoiqu’il paraisse lui être étranger ; & je ne veux en parler ici qu’en le considérant dans ses Pièces. Le Poète qui place un Récitatif à la tête d’une ariette enjouée, s’y trouve forcé par deux raisons. Prémièrement, parce qu’il a quelque chose de sérieux à faire èxprimer ; secondement, parce que le genre de l’ariette du nouveau Théâtre ne comporte guères une idée triste & lugubre. Ainsi le Récitatif sera écrit d’un stile fort & nerveux ; les Vers en seront plutôt aléxandrins que d’une autre mesure ; il ne contiendra que des passions tragiques, & qui ont quelque chose de lent, telles que la douleur, l’incertitude, &c. Le Récitatif du Théâtre moderne fut aussi inventé afin de rendre l’ariette moins longue. Quelque soit le motif qui détermine à s’en servir, il faut qu’il ait une grande liaison avec l’ariette qu’il précède, tant par ses paroles que par sa mélodie. Son chant est le même que celui de l’Opéra-Sérieux ; c’est-à-dire qu’il est grave & approchant de la déclamation.

Le Récitatif est mal placé dans les nouveaux Drames.

Je crois inutile d’observer que le Récitatif devrait être banni des Drames du nouveau genre. Des idées sombres & tristes ne sont point placées à côté de la plaisanterie & de l’enjoument ; une mélodie noble & lente contraste toujours mal avec un chant gracieux & léger.

Du Vaudeville.

C’est ici le lieu de dire un mot du Vaudeville, puisque l’usage est de terminer la plus part des Poèmes du nouveau Théâtre par une espèce de Chanson, qu’on appelle Vaudeville. Au reste le Lecteur aura la bonté de se ressouvenir de la remarque que j’ai fait au Chapitre deux du Livre quatre.

Son ancienneté.

Le Vaudeville est très-ancien. On croit qu’il fut inventé sous Charles-magne. Mais comme dans les prémiers tems de leur originine, les Français n’étaient pas tout-à-fait si enjoués, si malins, ni si frivoles qu’aujourd’hui, le Vaudeville, qui doit réunir toutes ces qualités, fut oublié pendant plusieurs siècles. Un certain Olivier Basselin, Foulon, d’un petit Bourg nommé Vaudevire, sur la rivière de Vire, dans la Normandie, eut la gloire de le remettre en vogue. On l’appella long-tems Vaudevire, comme qui dirait Chanson faite à Vire ; ensuite par corruption, on lui donna le nom de Vaudeville : peut-être aussi pour èxprimer que cette espèce de Chanson est fort en usage dans les Villes.

Ce qui caractérise le Vaudeville.

Quoiqu’il en soit de l’origine de son nom, le Vaudeville est une chanson maligne, qui fut d’abord èxtrêmement satirique, mais qui se contente maintenant d’attaquer en riant les ridicules. Les Français éxcellent plus qu’aucun peuple dans sa composition, parce qu’ils lui ont prêté tout ce qui les caractérise. Son stile doit être vif, enjoué, folâtre ; le chant qu’on lui applique doit être gai, léger, & faire assez d’impression pour être retenu sans peine.

Pourquoi les Poètes l’ont placés à la fin des Drames comiques.

Je ne conçois pas trop ce ce qui engagea les Poètes à placer le Vaudeville à la fin d’un Drame comique. Sans doute qu’il leur parut un moyen de terminer leurs Pièces avec gaité, & de renvoyer les Spectateurs contens. Comme le Vaudeville ne se trouve guères qu’à la fin des Comédies d’un Acte, je serai tenté de croire qu’on s’en sert encore afin d’allonger un peu le Drame, & pour faire oublier la petitesse de son action.

Que le Vaudeville ne fait pas un trop bon éffet.

Mais quelque soit la raison qu’on ait eue de l’insérer dans les Poèmes Dramatiques, je trouve qu’il y fait presque toujours un mauvais éffet. Quand une intrigue est débrouillée, quand les personnages n’ont plus rien à désirer, l’art & le bon sens ne veulent-ils pas que tout soit entièrement achevé ? Est-il vraisemblable que des personnages qui n’ont rien à faire sur la scène, y demeurent sans sujet ? Lorsqu’on nous dit que le dénoument ne doit point traîner en longueur ; on nous avertit aussi de ne placer après lui aucun mot inutile ; par ce que l’Action qui se termine promptement satisfait davantage le Spectateur, & que le moindre mot lui paraît froid & ridicule, après que l’intrigue est dénouée. J’ai déjà observé qu’il faut un grand art pour amener le Vaudeville à la fin des Pièces(64). Je dois rendre justice à la manière adroite avec laquelle M. Sédaine & M. Anseaume l’ont fait arriver dans quelques-uns de leurs Poèmes(65) ; ils l’ont lié au sujet principal en le mettant dans la bouche de leurs Acteurs, non comme une simple chanson, mais comme une suite de ce qu’ils devaient dire nécessairement avant de quitter la Scène. Je conseille aux jeunes Auteurs de suivre leur éxemple, & celui de J. J. Rousseau.

Le Vaudeville est sur-tout mal placé dans la Comédie récitée.

Je crois pourtant qu’il serait mieux de terminer les Drames modernes par un Chœur, parce qu’on suppose alors que l’on peint ce qui se passe dans l’âme des personnages. Le moyen que je conseille approche bien plus de la Nature, que le Vaudeville : des gens joyeux peuvent chanter tous ensemble quelques mots, & non un grand nombre de couplets.

J’avance sans crainte qu’il n’y a que dans les Poèmes du nouveau Spectacle que le Vaudeville soit un peu supportable. Il faut l’éloigner absolument de la Comédie simplement récitée. Il est absurde de faire chanter tout-à-coup des gens qui ne se sont servis que de la parole pendant tout le cours de l’action. Encore si on leur prêtait toujours un juste sujet de joye, ou qu’on amenât une fête avec adresse ; il serait alors plus naturel de les voir chanter : mais la plus-part des Poètes sont-ils bien attentifs à se servir de ce moyen ?

Le génie seul doit donner les règles du Vaudeville.

C’est au Génie seul à enseigner l’art du Vaudeville, & tout ce qui le concerne, lorsqu’on le met au Théâtre. La lecture de ceux que produisit l’aimable Pannard, en apprendra plus que les règles & les leçons. On y verra que l’enjoument & la fine plaisanterie accompagnent l’éxcellent Vaudeville ; & que le refrein de chaque couplet doit être amené avec un art infini, & tiré du sujet même. Il est encore nécessaire que le refrein du Vaudeville contienne en substance toute la morale qu’on peut tirer de la Pièce ; ce refrein doit être si bien choisi, qu’il devienne proverbe ou l’ait toujours été.

Que le Chant est peu naturel & surtout au Spectacle moderne.

Pour revenir aux Ariettes qui composent les trois quarts des nouveaux Drames, elles donnent matière à l’homme d’esprit de faire bien des réfléxions. Il est certain que toute espèce de chant est peu naturel ; car on peut le regarder comme l’image outrée de la manière dont parlent les hommes lorsqu’ils sont agités de quelque passion : il n’est supportable que dans un Spectacle entièrement consacré au merveilleux. Mais si le chant choque la vraisemblance, que sera-ce donc lorsqu’il est mis auprès de la Nature, c’est-à-dire, lorsqu’il est précédé & suivi du discours simplement récité ? Il doit paraître alors tout-à-fait èxtravagant. Je n’adopte pourtant pas dans toutes ses parties l’opinion du Philosophe de Genève, qui soutient que, « la transition de la parole au chant, & sur-tout du chant à la parole, à une dureté à laquelle l’oreille se prête difficilement, & forme un contraste choquant qui détruit toute l’illusion, & par conséquent l’intérêt » (66). Je crois seulement que le chant à côté de la parole paraît encore moins naturel que lorsqu’il marche seul.

Que des Airs-communs sont mal placés à côté des Ariettes.

Je remarquerai encore, que des couplets sur des airs communs, sont mal placés parmi des morceaux de musique. Le mêlange de l’Ariette & du Vaudeville, est, selon moi, tout-à-fait choquant, comme dans le Maréchal, &c. Les Poètes feront bien de ne pas tomber dans cette faute. On permet aux Personnages du nouveau Drame, de se servir simplement de la parole, lorsqu’ils ne sont pas trop animés ; mais on ne veut point qu’un Air de Pont-Neuf se trouve à côté des chefs-d’œuvres d’un Compositeur moderne ; une pareille bigarure déplaît. L’oreille qui s’est faite à un chant vif & soutenu par l’harmonie, ne peut sans peine entendre ensuite un chant trop simple, qui lui paraît d’une froideur èxtrême. J’éxaminerai tout-à-l’heure si le Vaudeville vaut mieux que l’Ariette. Mais j’avertis qu’il perdra toujours sa cause, si on ne le fait pas marcher seul.

Les Ariettes refroidissent l’intérêt.

Sans étendre davantage ces réfléxions générales, considérons en particulier les Ariettes du Spectacle moderne.

Il me semble qu’elles refroidissent l’intérêt ; car il est bien difficile de les lier tellement au sujet, qu’elles s’y rapportent toujours : & quant même elles y seraient liées avec art, il n’en serait pas moins vrai que l’action en languit. Les Acteurs n’auraient-ils pas plutôt èxprimés leurs pensées à l’aide de la parole, que par le moyen du chant ? Pendant le tems qu’ils s’occupent à chanter, combien n’auraient-ils pas agis, sur-tout dans un Poème où il faut beaucoup plus d’action que de paroles ? Je n’ignore pas que la mélodie est une peinture de leurs sentimens, qu’on suppose alors qu’ils èxpriment avec force. Mais comme cette mélodie dure trop long-tems, & qu’elle ne s’arrête pas toujours à peindre des passions, il est clair qu’elle détourne l’attention du Spectateur, & qu’elle l’oblige souvent à perdre de vue l’intrigue du Poème. Le déffaut que M. de Voltaire reproche à l’Opéra-Sérieux regarde aussi l’Opéra-Bouffon. Le sentiment de cet Auteur, dont les connaissances sont si vastes, servira d’appui au mien, & achèvera de convaincre les plus obstinés « Ce déffaut, dit-il, consiste à mettre dans toutes les Scènes de ces petits airs coupés, de ces ariettes détachées, qui interrompent l’action, & qui font valoir les frédons d’une voix éfféminée, mais brillante, aux dépens de l’intérêt & du bon sens ». M. J. J. Rousseau n’est pas non plus trop partisant des ariettes ; ce qu’il en dit peint assez le genre de celles qui sont tant applaudies au nouveau Théâtre. Voici ses termes : « Les paroles de nos ariettes, toujours détachées du sujet, ne sont qu’un misérable jargon emmiellé, qu’on est trop heureux de ne pas entendre : c’est une collection faite au hazard du très-petit nombre de mots sonores que notre Langue peut fournir, tournés & retournés de toutes les manières, èxcepté de celle qui pourrait leur donner du sens. C’est sur ces impertinens amphigouris que nos musiciens épuisent leur goût & leur savoir, & nos acteurs leurs gestes & leurs poumons ; c’est à ces morceaux èxtravagans que nos femmes se pâment d’admiration ». Voilà une furieuse apostrophe contre les ariettes ; elle ne contient malheureusement que des reproches vrais pour la plus-part.

Si des Airs-communs vaudraient mieux au Théâtre que l’Ariette-bouffonne.

Les Poètes de nos jours, qui travaillent pour le nouveau Théâtre, ne feraient-ils pas mieux de donner à leurs Pièces la forme qu’avait autrefois l’Opéra-Comique ; c’est-à-dire, ne devraient-ils pas se servir plutôt du Vaudeville que de l’Ariette ? Laissons à part tout amour pour la musique ; il ne s’agit point ici du Chant, mais de la perfection des paroles, qui seules composent un Poème.

Si l’on revenait à l’ancien usage, l’esprit y gagnerait, le Poète pourrait paraître, le Drame serait naturel & sa marche plus rapide : je crois même que les Spectateurs auraient lieu d’être contens ; ils cesseraient à la vérité d’entendre des Sons qui les ravissent ; du moins ils comprendraient ce que disent les Acteurs ; car on n’entend pas toujours ce qu’ils èxpriment dans une Ariette. Et d’ailleurs, que peut mettre le Poète dans un morceau chantant ? Il faut qu’il ne s’occupe en partie que du Musicien ; & celui-ci ne sait que faire d’une pensée fine ; il ne lui faut guères que des mots propres à être modulés : que lui importe le peu de liaison qu’ils ont ensemble, & le peu d’idées qu’ils offrent à l’esprit ! C’est donc envain que les Français éxcellent dans l’art de tourner un Couplet ? Nous bannissons du Théâtre ce qui nous ferait peut-être le plus d’honneur. Quel parti la Scène enjouée ne tirerait-elle pas du Vaudeville ! Je sais qu’on propose de l’associer à l’Ariette ; mais il me semble qu’il ne se soutiendrait point à côté d’un morceau de musique ; il paraîtrait bientôt d’une froideur èxtrême ; j’en ai parlé plus haut, & j’ai cité pour éxemple du mauvais éffet de l’air simple mis auprès de l’Ariette, ce que le Spectateur éprouve en entendant les petits Couplets qui sont dans le Marêchal-Ferrant, &c. &c.

Les Roulades sont choquantes dans l’Ariette, parce qu’elles ne sont point naturelles.

Le Musicien n’est pas plus à couvert que le Poète des traits de la critique. Les gens délicats, ou trop difficiles, lui font aussi-bien des reproches. On soutient d’abord que les Prolations ou Roulades ne sont point du tout naturelles ; & qu’on doit les employer très-rarement, sur tout dans l’Opéra-Bouffon, qui doit approcher de la Nature le plus qu’il est possible. Est-il vraisemblable en éffet que quelqu’un qui parle, soit seul, soit en compagnie, s’avise tout-à-coup de traîner les sillables de certains mots, ou de les répèter jusqu’à perdre haleine ? Est-il vraisemblable que ce quelqu’un, hormis qu’il ne soit fou, se mette à crier, par éxemple, ma gloi… re, ou bien, je vo… le, en prolongeant les Sons. Le sens commun, & la manière de parler des hommes, que personne ne peut ignorer, nous attestent qu’on prononce tout de suite les mots, à mesure qu’ils naissent avec la pensée, dont ils sont l’image. Il est vrai que si le chant approchait trop de la parole, il serait bientôt privé d’une partie de ses charmes. Que deviendrait sur-tout la musique Italienne, si elle était dénuée de ces agrémens, de ces roulades si fréquentes, qui en font le principal mérite ? Mais la musique vocale serait alors plus supportable aux yeux du Philosophe, puisqu’elle peindrait davantage la Nature, qu’elle s’éfforce toujours de copier, malgré toutes les subtilités de l’Art. Peu de mots Français sont susceptibles de roulades ; c’est une nouvelle preuve que notre chant est plus naturel, plus agréable que l’Italien(67).

Le Musicien doit éviter les Répétitions & les Ritournelles.

On s’impatiente encore avec raison du grand nombre de répétitions qui se trouvent dans les Ariettes du nouveau genre. On voudrait que la mélodie de nos Compositeurs ne fut point si babillarde, s’il est permis de s’èxprimer de la sorte. A la bonne heure que le commencement de l’Ariette soit répèté deux ou trois fois. Laissons aux Italiens la manie de vouloir l’entendre une demi-heure de suite ; nous n’avons pas tant de patience ; & pour le coup nous sommes èxcusables. L’Ariette ne refroidit-elle pas assez l’intrigue, sans qu’il faille en prolonger la durée jusqu’à l’infini ? D’ailleurs les Musiciens peuvent-ils oublier que le chant est presque l’imitation fidelle de la manière dont on parle communément ? Que penserait-on d’un homme qui répèterait plusieurs fois quelques endroits de son discours ? On le croirait ivre ou fou. Le Musicien dira envain pour s’èxcuser, qu’il agit de la sorte afin de mieux faire sortir les beautés de sa musique, afin de faire admirer l’Art avec lequel il mêle des intonations, des changemens d’air, avec le motif ou le sujet principal. Il ne sera point disculpé, parce qu’il lui est possible de moins se répèter, sans rien perdre de sa gloire, ni sans rien ôter à sa mélodie.

Je conseille aussi aux Compositeurs du nouveau genre de retrancher les Ritournelles, ou ces Simphonies qui précèdent le chant & qui le terminent. Elles sont quelquefois d’une longueur affreuse. L’usage de placer des Ritournelles au commencement & à la fin de la plus-part des Ariettes, nous est venu, je crois, des Italiens, qui les font durer une demi-heure. On peut encore en trouver l’origine dans l’Opéra-Sérieux. C’est en voulant imiter ce qui se pratique à ce Spectacle, que quelques Musiciens ne sauraient composer une Ariette sans l’annoncer par une Simphonie. Ils devraient bien considérer que les Musiciens qui travaillent pour l’Opéra-Sérieux sont plus èxcusables d’agir de la sorte, que ceux qui consacrent leurs talens au Théâtre moderne : la musique ne peut pas tant refroidir l’action dans un Spectacle dont elle est l’âme & où elle seule doit èxprimer les passions ; que dans celui où le Chant & la Simphonie ne sont que l’accessoire, & où par conséquent ils ne doivent paraître qu’à propos & avec briéveté. Des raisons encore plus fortes prouvent qu’il faut bannir la Ritournelle des Ariettes du nouveau genre. La Simphonie qui précède le chant & le termine, semble lui donner trop de dignité & de noblesse ; elle est mieux placée devant & après les Ariettes de l’Opéra-Sérieux, où les passions grandes & sublimes demandent plutôt cette préparation majestueuse à leur développement. S’il est certain que le chant des Pièces du nouveau genre, pour être naturel, ne doit être amené, ainsi que je le prouverai plus bas, que lors qu’un Personnage est violemment agité, & que lorsqu’il doit s’èxprimer plus rapidement que de coutume ; il est certain que ce chant-là ne veut point de Ritournelle ; parce qu’il n’est pas naturel qu’on attende un quart d’heure à parler, quand tout nous presse à prendre la parole. Un Roi, un Hèros, une Princesse, peuvent bien se promener gravement & réfléchir un instant, avant d’instruire ceux qui les écoutent des passions qui les agitent ; mais un Laboureur, un Artisan, une Paysanne, ne mettent point tant d’apprêts dans leurs actions ; ils disent tout de suite ce qui leur vient dans l’idée. En voilà assez pour prouver au Compositeur intelligent, que la Ritournelle fait un très-mauvais éffet dans les Ariettes du nouveau Spectacle.

Moyens de remédier aux fautes qu’on trouve dans les Ariettes du nouveau genre.

Puisqu’on veut absolument conserver les Ariettes dans le Spectacle moderne, disons qu’il peut être aisé aux Poètes & aux Musiciens de les perfectionner davantage, de leur ôter les fautes qui les ternissent, de les rendre plus utiles aux Drames dans lesquels elles sont comme enchassées ; & d’obliger enfin l’homme de goût à les applaudir & à les approuver. Mais pour parvenir à relever le genre de l’Ariette, il faut qu’ils le croient susceptible de nouveaux ornemens, & qu’ils avouent s’être quelquefois trompés dans tout ce qui le concerne : il faut s’armer d’une attention scrupuleuse, & n’être point éffrayé de la difficulté du travail. Je vais proposer quelques règles qui pourront coucourir à la perfection de nos Drames favoris, & des Ariettes en particulier.

Il faut écrire avec soin les Ariettes des Poèmes modernes.

On ne s’applique point assez à écrire une Ariette ; le stile en est ordinairement trop négligé ; on y place les prémiers mots qui se présentent d’abord au bout de la plume. Le Poète qui sera jaloux de se distinguer aura donc soin de ne point écrire ses morceaux chantans avec trop de rapidité ; qu’il les regarde au contraire comme autant de petits poèmes qui doivent être gracieux, élégans, & qui lui offrent les moyens d’acquérir quelque honneur. Ce n’est même que dans un morceau chantant que le Poète peut se montrer ; il doit s’éfforcer alors de ne pas laisser toute la gloire au Musicien. Il parviendra à détourner une partie des applaudissemens sur lui seul, si sa Poèsie est douce, harmonieuse, si rien ne choque le goût & la délicatesse. On éxige même que l’Ariette soit bien rimée. Ce n’est pas dans une Pièce de vers d’aussi peu d’étendue qu’il est permis de prendre des licences. Mais on veut sur-tout que l’Ariette ne soit point vide de sens ; on veut y trouver des choses au-lieu de mots. Il faut qu’elle paraisse plutôt être faite pour èxprimer avec élégance un sentiment, ou quelque passion des Personnages du Drame, que pour faire briller les talens du Musicien. Lorsqu’un des Auteurs du nouveau Théâtre(68) a dit quelque part,

Et l’on pense bien peu quand on fait des Chansons ;

Il ne prétendait sûrement pas que sa remarque passât pour une règle. Je vais rapporter un Vers du Satirique Français, que j’ai déjà cité ailleurs, mais qui trouve peut-être ici sa place plus naturellement :

Il faut même en Chansons du bons sens & de l’art.

J’ai donc raison de conseiller aux Poètes du Spectacle moderne d’écrire de leur mieux les morceaux mêmes qu’ils destinent pour être mis en chant.

Il faut dans une Ariette mettre du sentiment plutôt que de l’esprit.

Ira-t-on s’imaginer que mon dessein soit de soutenir qu’il faut mettre de l’esprit dans une Ariette ? On aurait tort de me croire capable de tomber dans une telle erreur. Je voudrais seulement que le stile en fut passable, & qu’elle contint autre chose que des mots. Je sais que la musique a plutôt besoin d’images que de pensées fines & spirituelles. C’est pourquoi il me semble que l’Auteur de la Fée Urgèle se trompe lorsqu’il met tant de finesse & de choses recherchées dans ses Ariettes. Il est bon de rendre l’Ariette agréable, mais il faut craindre de tomber dans l’affectation : & puis, quel parti la musique peut-elle tirer de pensées si délicates ? « On ne saurait croire combien l’esprit & la subtilité nuisent à la musique, s’écrie un illustre Amateur de cet art, dont on connaît le goût & les lumieres(69). « La musique, dit M. de Voltaire, èxprime les passions, les sentimens, les images ; mais où sont les accords qui peuvent rendre une Epigramme ? » Concluons, que le Poète ne doit s’attacher qu’à bien écrire l’Ariette, sans y faire entrer des pensées trop délicates.

Diverses choses qu’il faut encore observer en composant l’Ariette.

Plusieurs choses concernant le Poète, servent encore à la perfectionner. Qu’il n’y ait point trop de Vers dans une Ariette ; plus elle sera courte, meilleure elle sera. Que les Vers en soient tous de la même mesure, sur-tout lorsqu’elle èxprime la tendresse, ou un sentiment de douceur ; le Compositeur n’est point alors contraint de changer souvent le mode convenu ; il conserve mieux l’air primitif. Il semble d’ailleurs que le travail du Poète a plus de mérite lorsque ses Vers sont d’une mesure égale ; il est alors à supposer qu il a eu plus de peine à rendre sa pensée. Il faut encore que le Rithme soit court ; pour être tout à-fait lyrique, & prêter plus de graces & de légèreté au chant : imitons en cela les chœurs des Pièces Grecques & les Poètes d’Italie. Le Vers aléxandrin figure mal dans une Ariette légère ; il embarrasse toujours le Compositeur qui veut lui donner un chant gracieux & rapide. La mesure du Vers peut être variée lorsque l’ariette dépeint la colère, ou des passions qui agitent violemment. Enfin il n’y a pas moins d’adresse de la part du Poète à amener la Reprise, ou les prémiers vers du morceau chantant, que de la part du Musicien. Celui-ci même ne réussit jamais si bien, que lorsque l’Auteur s’en est tiré avec habileté. On peut considérer l’Ariette comme une espèce de rondeau, dont le refrein doit toujours être amené naturellement.

J’ajouterai encore au sujet de la reprise, qu’il faut que le Vers qui amène cette reprise se rapporte au sentiment qu’elle èxprime, afin qu’elle soit amenée sans violence, & qu’on voye que c’est un retour que fait l’âme du personnage, par une suite de ses passions, sur ce qui l’affectait, ou l’agitait, l’instant d’auparavant : il ne faut pas que le Musicien ait seul la gloire de tout èxprimer.

Je ne dirai rien des différens genres de l’Ariette, parce qu’ils ne contredisent point les règles générales sur lesquelles je viens de jetter un coup d’œil.

Que le Musicien ne doit point manquer à la Prosodie.

Outre les déffauts dont j’ai déjà parlé, dans lesquels tombent trop souvent celui qui met en chant les paroles d’un Poème, il en est encore un, qui ternit la gloire d’un Compositeur, & qu’il est important de faire connaître, afin qu’on soit attentif à l’éviter.

Le Musicien, trop rempli du génie de son Art, manque quelquefois aux prémiers principes de la Langue. Faute d’attention, il arrive que pour suivre éxactement son chant, il rend bréves des syllabes longues, place un repos sur la moitié d’un mot, & semble quelquefois diviser en deux une seule lettre. De pareilles fautes, produites, sans doute, par l’enthousiasme, ne sont jamais èxcusables. Elles donnent lieu d’accuser le Compositeur, quelque habile qu’il soit, d’ignorer une langue que son art devrait embellir. Des raisons bien plus fortes l’engagent encore à suivre avec soin la Prosodie, ou la manière de prononcer les mots. Le chant est une image de la parole ; mais il est plus vif, plus passionné que le discours ordinaire ; or suppose-t-on qu’un homme qui èxprime ses passions, oublie tout-à-coup les principes les plus connus de sa Langue ? Et d’ailleurs, il n’est point de mélodie sans l’accord parfait des mots les uns avec les autres ; de même qu’un discours oratoire n’est éloquent que par la cadence, la rondeur de ses périodes. On pourrait donc dire que la musique vocale est l’art de faire sentir les sons, la prononciation des mots fixés par l’usage : ainsi le Compositeur doit être aussi savant dans la Langue qu’il employe que dans tout ce qui dépend de son art.

Que les morceaux de Chant ne doivent point être trop fréquens.

Il faut être réservé dans le nombre des morceaux chantans qu’on introduit dans un Poème. Quelque amour qu’on ait pour la musique, elle fatigue à la fin. Je ne fixerai point au Poète la quantité d’ariettes & de duo qu’il peut insérer dans les Drames du Théâtre Moderne, sans crainte de lasser les Spectateurs ; c’est au goût seul à lui enseigner ce qu’il doit faire à ce sujet. Je le prie seulement d’observer que la musique nous plaît, nous enchante davantage lorsqu’elle vient de loin à loin, que lorsque notre oreille est comme accoutumée à une harmonie continue. Ce que dit d’Aubignac me paraît fort sensé : « le Théâtre peut bien, sans doute, souffrir la musique, mais il faut que ce soit pour réveiller l’appétit & non pour le saouler ; il n’y a point de plaisir qui puisse rassasier sans dégoût ».

Il faut faire venir le Chant à propos.

On ne risquera point d’entasser ariette sur ariette si on les fait arriver avec art ; si c’est la situation, les passions des personnages qui amènent la musique. Les paroles de l’homme estimable que je vais citer, feront peut-être plus d’impression que tout ce que je pourrai dire(70). « Les Poètes doivent savoir que le passage de la déclamation à la musique ne peut être sauvé que par un accroissement dans la passion, ou dans l’intérêt, qui semble appeller de lui-même une èxpression nouvelle & plus éxagérée. Qu’ils se gardent de placer des airs dans les situations froides, & de les employer dans le milieu du dialogue avant que la Scène soit suffisamment échauffée. Enfin, qu’ils se défient de l’abus de la musique, & de la quantité d’airs dont ils chargent leurs Pièces ». On ne saurait, encore une fois, trop recommander aux Poètes du nouveau Théâtre de bien choisir l’instant où ils font entendre la musique. Je crois qu’ils ne doivent absolument placer aucune ariette dans le tems que l’intérêt est à son comble, ni dans des Scènes qui doivent marcher rapidement, comme dans celles qui approchent & forment la catastrophe. Il est dangereux de refroidir l’action, & d’arrêter la marche de l’intrigue. Ce sera dans le monologue & dans les situations tranquilles que le Poète fournira au Musicien de ces airs vifs, brillans & à prétention.

Ce qui précède immédiatement le Chant, doit l’annoncer.

Autant qu’il est nécessaire d’amener le chant à propos, autant faut il avoir soin que la ligne de Prose qui précède l’ariette, ou tout autre morceau de musique, renferme en substance ce qu’on va dire & èxprimer dans le chant ; en sorte qu’il ne soit qu’un développement, une èxplication étendue de ce qu’on vient de dire en abrégé. La raison de cette règle, c’est que souvent on n’entend pas bien les paroles modulées, & que par conséquent il est essentiel d’en donner une idée, ainsi que des passions qu’elles dépeignent. Une autre raison encore, c’est que dans un Ouvrage bien fait, rien ne doit être présenté qui ne soit lié avec ce qui précède, tant les faits que les pensées.

Les Ariettes tendres, ou qui èxpriment la douleur, font un mauvais éffet sur le Théâtre moderne.

Je finirai ce qui regarde les Ariettes par avertir que celles où il n’est purement question que d’amour, font quelquefois un mauvais éffet sur la Scène. Outre qu’elles ne disent presque toutes que les mêmes choses, elles font languir, selon moi, tout-à fait l’action, & causent beaucoup d’ennui aux Spectateurs. La faute en est principalement au Musicien qui donne souvent au Chant tendre un mouvement trop lent, & qui le fait plutôt ressembler à des plaintes qu’arrachent la douleur, qu’à des accens amoureux. L’Ariette tendre est plus supportable lorsqu’elle est dialoguée ; les Poètes habiles l’employent volontiers à la place de l’autre. Quoi qu’il en soit, les morceaux de Chant à une seule voix, où règne la tendresse, me paraissent presque toujours, dans les Drames du nouveau Théâtre, d’une froideur insupportable. Si on ne veut pas les éviter tout-à-fait, il faut au moins n’en faire entrer que deux tout au plus dans le cours de l’action. Il faut aussi avoir la même réserve pour les Ariettes qui ne pourraient recevoir qu’un Chant triste : ce n’est pas dans les Poèmes enjoués du Spectacle moderne que de pareils morceaux sont dignes d’être applaudis.