Chapitre V.
Que le Musicien doit seconder le Poète, & que le Poète doit s’entendre avec le Musicien.
P assons à des règles particulières. Je viens de jetter un coup d’œil général sur la musique des nouveaux Drames chantans, développons maintenant ce qu’éxigent leurs différentes parties musicales, afin de rendre mes observations plus utiles. Ce qu’il me reste à dire dans ces derniers Chapitres tendra à perfectionner tout ce qui concerne le lyrique des Poèmes chantans en tout genre.
Qu’il faudrait que le Poète lyrique fut Musicien.
Il serait à souhaiter que les Auteurs qui consacrent leurs veilles au nouveau Spectacle, ainsi que ceux qui travaillent pour l’Opéra-Sérieux, fussent à la fois Poètes & Musiciens ; ils composeraient avec plus d’art les paroles qu’ils destinent pour le chant ; ils sentiraient d’abord si elles se prêteront à la modulation, si elles ont la douceur ou la force nécessaire. Mettant eux-mêmes en musique leurs Pièces chantantes, ils en rendraient davantage l’esprit ; ils peindraient avec plus d’énergie les sentimens qu’ils veulent donner à leurs Personnages. Il arrive souvent que le plus habile Musicien ne se remplit pas assez du Poème auquel il joint les agrémens de son Art. Il est aisé de sentir qu’un Compositeur laisse échapper bien des choses que le Poète-Musicien aurait saisi avec plus d’adresse. Je suis tenté de comparer le Compositeur de la musique d’un Drame qui lui est étranger, à ces nourrices qu’on charge d’élever les enfans : ont-elles pour leurs nourrissons les mêmes soins, la même tendresse que si elles leur avaient donné le jour ? Ce précieux dépôt ne serait-il pas mieux placé entre les mains de celles qui le confient ?
La Musique fesait chez les Anciens partie de l’éducation.
Les Poètes chez les Anciens étaient presque aussi versés dans la musique que dans la connaissance des bons Livres. Il est vrai qu’il leur eût été difficile d’ignorer cet Art agréable, puisque la musique était une partie de l’Education. Mais ils ne méritent pas moins d’être proposés pour éxemple. Nous sommes privés de l’avantage dont ils jouissaient ; nos Drames lyriques nous en font assez appercevoir, malgré les éfforts du savant Compositeur : car enfin il module des paroles, il èxprime les passions de Personnages qui ne lui sont point si familiers qu’à l’Auteur qui s’en occupa long-tems avant de les mettre sur la Scène.
Peu de Poètes modernes savent la Musique.
M. J. J. Rousseau est peut-être le seul Poète-Musicien dont puissent se vanter les modernes. Ce grand homme ne dédaigna pas d’associer à la Philosophie les talens agréables. Sa Pièce du Devin de Village doit nous faire toujours désirer qu’un Poème-Lyrique n’ait besoin que d’un seul Auteur : où trouvera-t-on un rapport plus parfait, une harmonie plus complette entre les paroles & le chant ?
Que le Musicien devrait aussi être Poète.
Je voudrais aussi que le Musicien fût Poète, ou que du moins il ne fût pas tout-à-fait étranger dans la Littérature. Parmi les Compositeurs de nos jours, il s’en trouve plusieurs dont l’esprit est très-cultivé ; mais il en est malheureusement un petit nombre qui ne connaissent que leur Art. Il est pourtant nécessaire que le Musicien soit instruit, pour être en état de sentir ce qu’éxigent telle pensée, telle situation ; & pour peindre avec de vives couleurs ce que le Poète ne fait souvent qu’indiquer.
Union qui devrait règner entre le Poète & le Musicien.
S’il est presque impossible actuellement que la Poèsie & la Musique se trouvent réunies dans une même personne ; il faut que chacun de ceux qui possèdent séparément ces deux Arts, s’aiment, s’estiment & soient toujours d’accord ensemble. C’est de l’intime union du Poète & du Musicien que le Drame lyrique tirera toutes ses beautés. Le besoin mutuel qu’ils ont de l’assemblage de leurs divers talens, devrait les contraindre à se chérir ou à s’accorder. Mais il n’est que trop visible qu’ils se regardent de mauvais œil, & que ce n’est qu’avec peine qu’ils font servir leur Art au bien général. Le Poète prétend avoir la préférence ; le Musicien, enorgueilli des applaudissemens qu’on lui prodigue, croit mériter le pas. Si les uns & les autres voulaient suivre mon sentiment, ils abandonneraient toute idée de supériorité ; ils s’éfforceraient d’être amis.
Il est certain que si le Compositeur était véritablement uni avec le Poète, & celui-ci avec le Musicien, leur travail n’en irait que mieux ; il s’aideraient chacun de leurs lumières. On ne les verrait pas se piquer mutuellement ; on ne verrait pas l’un faire quelquefois le contraire de ce que l’autre demande. On ne saurait donc trop recommander au Poète d’être parfaitement d’accord avec le Musicien, de prendre souvent ses conseils, de le consulter sur la coupe, la marche d’une Ariette ; & de ne point refuser de suivre en tout ses avis. Le Compositeur, de son côté, doit se lier intimement au Poète ; il a souvent besoin de lui dans le cours de son travail, soit pour entrer davantage dans son idée, soit pour faire retoucher les endroits dont il n’est pas content, parce qu’ils ne se prêtent point à la manière dont il voudrait les moduler. S’aidant l’un & l’autre, ils concourent mutuellement à la perfection du Poème lyrique. La gloire dont ils se couvrent tous deux ensemble, réjaillit ensuite sur chacun en particulier.