(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome II « De l’Art du Théâtre. — Chapitre IV. Si la Musique Française est plus agréable que la Musique Italienne. » pp. 287-291
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(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome II « De l’Art du Théâtre. — Chapitre IV. Si la Musique Française est plus agréable que la Musique Italienne. » pp. 287-291

Chapitre IV.

Si la Musique Française est plus agréable que la Musique Italienne.

C e Chapitre est presque la conclusion de ce que je viens d’écrire dans l’autre. Je suis persuadé que le Lecteur m’a prévenu, & qu’il a senti quel était le genre de musique qui méritait la préférence. Mais comme il n’est que trop de gens qui affectent d’ignorer ce qu’ils ne veulent pas savoir, & qui pourraient tirer avantage de mon silence ; il est bon de m’éxpliquer clairement.

Que notre Musique doit être préférée à la Musique Italienne.

La meilleure musique, celle qui doit nous charmer davantage, est, selon moi, la musique Française ; c’est-à-dire, celle qui ne contient que des airs légers, & celle dont la noblesse & l’énergie nous frappe, & qui prend toujours la Nature pour guide. On trouvera peut-être que je décide trop hardiment une question qui occupe & qui divise depuis tant de siècles la plus-part des Savans, & tous les Musiciens. Si l’on daigne peser mes raisons, j’espère qu’on me rendra justice, & qu’on avouera que j’ai réfléchi sur le Pour & le Contre, avant de donner librement mon avis.

La musique Française vaut beaucoup mieux que l’Italienne, parce qu’elle est plus simple & plus chantante, ainsi que je crois l’avoir démontré. Ces deux précieuses qualités doivent l’emporter sur tout le clinquant & sur toutes les affectations de sa rivale. On m’objectera que la musique d’Italie est très-savante, & que la nôtre n’est, au prix d’elle, que des jeux d’enfans. Ne suffit-il pas que la musique Italienne bannisse le naturel & ce beau simple qui fait briller les Ouvrages en tout genre, pour n’être digne que de la seconde place dans notre estime ? Mais, me repliquera-t-on encore, tous les grands Musiciens, tous les plus fameux Compositeurs, la chérissent avec transport, tandis qu’ils regardent à peine cette musique dont vous prétendez faire l’idole de l’Univers. Il est vrai que la plus-part des Musiciens font particulièrement l’éloge de la musique d’Italie ; je crois trouver dans leur conduite une nouvelle raison de soutenir mon sentiment. Ne pourrait-on pas dire qu’ils ne la célèbrent avec tant de soin que parce qu’ils sentent qu’elle ne saurait se passer de leurs suffrages, & qu’ils empêchent par ce moyen le Public d’ouvrir les yeux ?

D’ailleurs, une chose qui ne plaît qu’aux gens de l’Art, n’a pas un mérite général. Que dirait-on de voir un tableau qui ne serait parfait qu’aux yeux des Peintres, ou qui ne charmerait seulement que ceux qui auraient fait une longue étude des règles de la peinture ? Il faut que toutes les productions de l’Art plaisent tout-à-la-fois aux connaisseurs ainsi qu’aux ignorans. Il y a dans les œuvres de chaque Artiste une certaine simplicité, un certain rapport aux Ouvrages de la Nature, qui les mettent à la portée de tout le monde. Pour être en état de sentir les beautés, la fraîcheur & le coloris d’un tableau de Rubens, il ne faut point être Peintre ; il suffit d’avoir la vue juste. On admire les Ouvrages de M. de Voltaire, sans être né Poète, sans avoir aucune idée des règles de la versification. Les oreilles sont enchantées par la mélodie qui règne dans les compositions de plusieurs Musiciens Français, sans qu’elles soient dirigées par les règles de la musique. Il nous échappe, tout au plus, quelque finesse d’un Art dont nous ignorons les principes.

La Musique du nouveau Théâtre l’emporte sur celle de l’Opéra-Sérieux.

Au reste, la musique du Théâtre moderne est plus certaine de plaire que celle de l’Opéra-Sérieux ; ainsi que je crois l’avoir déjà remarqué. Notre chant héroïque offre une beauté noble & sérieuse, qui peut ne pas convenir à tout le monde ; il doit pourtant de nos jours avoir plus de partisans qu’autrefois, puisqu’on commence à le rendre plus vif & plus varié qu’il n’était. Cependant la légèreté du chant usité au nouveau Spectacle, l’enjouement, la variété qui l’accompagnent sans cesse, lui procureront long-tems les plus grands succès, autant que sa ressemblance avec la mélodie Italienne.

Je crois découvrir une nouvelle raison des succès actuels de la musique du nouveau genre, & de ceux que lui promet un heureux avenir.

Que c’est avec raison que la mélodie du Spectacle moderne n’est pas continue.

L’oreille se lasse enfin d’une mélodie trop continue ; trois heures de chant la fatiguent & l’éxcèdent. Le nouveau Théâtre ne nous fait pas entendre que du chant ; il varie ses Poèmes avec Art. Les Auteurs du Spectacle moderne craindraient d’ennuier à force de charmer les oreilles par des sons harmonieux ; ils leurs ménagent des repos ; l’âme enchantée par une mélodie agréable a le tems de respirer. La prose qui divise chaque Ariette, ou les endroits qu’on récite simplement, font paraître l’harmonie plus délicieuse lorsqu’elle vient tout-à-coup à se faire entendre. Les intervales de prose dans une Pièce mêlée d’Ariettes, sont comme les ombres qu’un Peinte habile répand sur un tableau. Enfin tant que la musique du Spectacle que nous chérissons, sera simple, enjouée & chantante, elle l’emportera sur sa rivale : peut-être a-t-elle aussi besoin que les Français continuent d’être long-tems légers & frivoles.