Chapitre VIII.
Réfléxions sur le plaisir qu’on ressent à la représentation d’un Poème comique, & sur la douleur qui déchire l’ame des Spectateurs d’un Drame sérieux.
A fin de terminer ce cinquième Livre par quelque chose d’utile, je vais hazarder des réfléxions sur les divers sentimens qu’éprouvent les Spectateurs d’un Poème dramatique ; je vais tâcher de découvrir les causes de l’intérêt qu’ils prennent aux aventures fabuleuses représentées sur la Scène, & au plaisir qu’ils ressentent à une Tragédie, quoiqu’elle les pénètre de la plus vive douleur, & qu’elle leur fasse souvent répandue des larmes. Parcourons les principaux genres de Drames qu’on voit au Théâtre, & commençons par la Comédie, qui , selon les apparences, fut la prémière représentation en règle connue des hommes.
Il est bien certain que l’action d’une Comédie n’a rien de réel, & que ses Personnages sont tous chimériques ; le Spectateur intelligent doit donc s’étonner de s’intéresser à des fâbles. Qu’on ne croye pas que l’illusion théâtrale suffise pour donner à la fiction tout l’air de vérité qu’il lui faut pour convaincre l’esprit & l’attacher : il reste toujours une certaine persuasion intime qui nous avertit de la tromperie qu’on nous fait. Comment se peut-il donc qu’un Drame comique, fondé ordinaîrement sur la fiction, nous intéresse autant que si nous contemplions véritablement dans la société les événemens dont nous ne sommes témoins qu’au Théâtre ? C’est dans le cœur humain que nous allons trouver l’èxplication d’une telle bizarrerie.
Les Spectacles auraient été bientôt détruits, si l’homme ne s’était absolument intéressé qu’à la vérité ; mais il suffit qu’il en voye l’apparence ; sa seule image le touche & l’affecte. Disons encore plus à la louange de notre espèce, & cette réfléxion regarde particulièrement la Tragédie ; par un penchant naturel, qui subsiste toujours en nous malgré nos vices, & qui prouve que nous sommes faits pour vivre en société ; ce n’est pas seulement aux incidens, aux malheurs réels, que nous voyons arriver sous nos yeux, que nous prenons vivement part ; dès qu’on nous peint avec des couleurs vraisemblables, ou avec un crayon énergique, des revers auxquels l’on peut être sujet, nous sommes émus & affectés. On suit d’un œil aussi curieux, & aussi inquiet le Personnage représenté au Théâtre, que si l’on contemplait dans le monde ses folies ou ses infortunes. Les situations les plus éxagérées des Romans, éxcitent notre compassion ; il suffit qu’elles ayent un air de vraisemblance, & qu’il ne soit pas impossible qu’on les éprouvât un jour.
La malignité humaine est encore une des principales causes de l’intérêt qu’on prend à une Comédie. Les Personnages qu’on y voit agir sont factices, il est vrai ; mais leurs ridicules & leurs passions se trouvent dans la plus-part des hommes ; l’on ne saurait donc manquer d’être frappé d’un tableau qui peint au naturel nos erreurs & nos travers. Le miroir ne révolte pas, quoiqu’il réfléchisse fidèlement tous les objets ; il nous permet de voir dans autrui ce que l’amour-propre nous empêche de découvrir en nous. L’Avare rit de la peinture qu’on fait de lui-même, & croit se moquer de son voisin ; la Coquette applaudit à son portrait, & dit tout haut à l’oreille de cinq ou six personnes discretes, qu’elle connaît bien là son amie ; le petit Maître sourit à l’esquisse de ses ridicules, & s’écrie, que le Marquis un tel est peint à ravir. En un mot, la joye qu’inspire un Drame plaisant, n’est point troublée par la certitude qu’on a tout-à-coup de ses vices ; ce n’est qu’insensiblement qu’il porte la lumière dans notre cœur ; il nous corrige par dégrés & avec douceur, comme des enfants gâtés qu’il faut traiter avec ménagement.
Il s’en suit que la Comédie ne saurait peindre trop fortement les caractères qu’elle va chercher dans le monde ; plus leurs traits seront marqués, plus ils seront chargés de ridicules, & plus ils réjouiront les Spectateurs. Les bons mots, les plaisanteries d’un Poème enjoué, dissipent la mélancolie, & font souvent sourire l’homme le plus grave, parce qu’assaisonnés du sel de la fine Satire, ils réveillent en nous la malignité, qui les saisit toujours avidement.
L’esprit a besoin de se délâsser quelquefois ; il ne peut pas s’occuper sans cesse de choses importantes & èxtrêmement relevées ; aussi voit-on le Philosophe & le Savant rire au Théâtre des mêmes traits qui éxcitent la bonne humeur du Peuple. Nous lisons dans la vie de Bayle, que ce docte Auteur quittait souvent la plume pour courir aux farces des baladins. D’ailleurs, la conviction de notre misère, nous porte à rechercher les amusemens, afin de nous distraire des idées tristes qui nous affligent. Il est donc naturel que l’on chérisse un genre de Drame qui console en même tems qu’il réjouit.
La simplicité qui accompagne ordinairement la Comédie, est aussi la raison du plaisir qu’elle nous procure. Il ne faut point se transporter dans les tems reculés de l’histoire, ni parcourir de vastes contrées, pour mieux connaître les Hèros qu’elle fait agir ; ses Personnages sont copiés d’après des originaux qui vivent parmi nous : on croit voir agir & entendre parler des personnes que l’on fréquente chaque jour. Les passions, les intérêts qu’elle traite, ne sont point non plus trop relevés, & peuvent s’appliquer à chaque particulier, quel que soit son rang, & la médiocrité de sa fortune. Enfin, la Comédie étant l’image simple & peu ornée de ce qui se passe dans la société, doit plaîre nécessairement aux Spectateurs, qui ne se méconnaissent pas tout-à-fait dans les avantures & dans les vices qu’elle leur trace.
Je ne prétens point élever la Comédie au-dessus de sa rivale. Elles ont chacune leur mérite particulier. Par des moyens divers, elles font la même impression & arrivent au même but, qui est de corriger & de plaîre.
Est il difficile de démêler les causes de l’intérêt qu’on prend à une Tragédie ? elle nous affecte par la peinture frappante qu’elle fait des grands crimes, & par l’horreur qu’elle nous en donne. Les grandes vertus sont aussi de son ressort. Elle nous porte à les admirer, à frémir des malheurs qui les accablent, & à désirer intérieurement d’être aussi dignes d’estime que le Hèros ou la femme célèbre qui nous subjuguent & nous étonnent.
Quoiqu’il semble que la plus-part des Spectateurs d’une Tragédie doivent considérer son action avec indifférence, puisque les Personnages sont des Princes ou des Rois, qui, par conséquent, leur sont étrangers ; il arrive pourtant tout le contraire. C’est que les passions employées dans une Tragédie sont directement les mêmes que celles que ressentent tous les hommes ; mais on les présente avec plus d’appareil, & les suites en sont plus importantes. L’ambition, l’orgueil, l’amour, la haîne, la fureur, qui agitent les Rois, déchirent pareillement l’ame du dernier Citoyen ; mais les transports où le livrent ces diverses passions ne sont point si terribles & n’éxcitent point tant la curiosité publique. Voilà pourquoi l’on court avec empressement aux représentations des Drames sérieux. Le Spectateur contemple avec éffroi ses passions dans l’âme des Princes de la terre ; il voit en grand les malheurs qu’elles occasionnent parmi le Peuple.
Ne pourrait-on pas encore présumer, que dans une Tragédie, notre curiosité est violemment éxcitée. On est charmé de pénètrer les secrets des Rois, d’être, pour ainsi dire, leurs confidens & leurs juges. On les voit au grand jour, on lit dans les fond de leur âme. C’est avec une satisfaction infinie qu’on devient le témoin des actions les plus cachées de ces superbes mortels, qui fesaient autrefois trembler l’Univers. Ainsi les plaisirs procurés par la Tragédie sont comparables à ceux qu’on éprouve en lisant l’Histoire.
Mais quelque raison que l’on puisse donner de l’intérêt qu’on prend aux Poèmes tragiques, le Philosophe s’étonnera toujours que l’on chérisse des Ouvrages qui nous remplissent de douleur, qui nous arrachent des cris & des larmes : car enfin il ne paraît pas naturel de trouver des délices à s’affliger. Tâchons d’èxpliquer ce phénomène ; voyons si l’esprit humain est en contradiction avec lui-même.
Plusieurs Auteurs célèbres ont proposé leurs sentimens au sujet de la question sur laquelle j’ai dèssein de réfléchir. L’Abbé du Bos21 croit qu’on aime les Spectacles tragiques, quelque déchirement qu’ils fassent éprouver à l’âme sensible, parce que le cœur est énnemi du repos, qui le fait tomber dans l’indolence, dans une langueur insipide : afin de s’occupe, il se remplit de passions, tristes ou enjouées, peu lui importe, pourvu qu’elles le retirent du désœuvrement. M. de Fontenelle prend un autre chemin ; il pense qu’on pleure avec plaisir sur les malheurs d’un Hèros qui nous intéresse, par ce qu’on est persuadé que ce n’est qu’une fiction. M. Hume, dont les écrits font tant d’honneur à la Nation Anglaise, fait à ce sujet des réfléxions très-savantes & très-ingénieuses17. Sans nous arrêter à discuter les diverses opinions de ces trois Auteurs, disons en peu de mots quel est notre sentiment.
J’ai déjà observé en parlant de la Comédie, que l’homme est si disposé à s’intéresser aux malheureux, qu’il est même touché des situations les plus fabuleuses, pour peu qu’elles soient vraisemblables. Je rappelle ici cette réfléxion, parce qu’il me semble qu’elle donne une solution satisfaisante de la difficulté proposée. Il est naturel que nous chérissions la Tragédie, puisqu’elle réveille en nous ce penchant que nous avons à la pitié. Loin d’être rebuté par les larmes qu’elle fait répandre, par l’impression de douleur dont elle nous pénètre, nous n’en fesons nos délices qu’à cause de ces mêmes éffets. Le Drame tragique qui ne nous désespère point par une catastrophe affligeante, n’est pas regardé comme une véritable Tragédie. Nous voulons être accablés d’une douleur qui nous laisse une sombre mélancolie ; nous nous indignons, pour ainsi dire, qu’on essuie trop-tôt des larmes qui prouvent notre humanité.
Il est se vrai que la tristesse & les angoisses que nous cause la Tragédie, nous paraissent délicieuses parce qu’elles satisfont le penchant qu’ont tous les hommes à plaindre les infortunés, que jamais au Théâtre on n’a éprouvé avec peine ces sentimens, tout douloureux, tout déchirant qu’ils sont dans d’autres circonstances. Eh, quel est le cœur qui ne s’ouvre avec joye à l’affliction, lorsqu’il s’agit de s’intéresser au sort de l’innocence persécutée ? La douleur n’est plus une peine alors, elle est un plaisir. Que les larmes qu’on répand à la représentation d’un Drame sont différentes de celles que nous arrache notre propre infortune !18
Il est inutile de parler des autres Spectacles. Le faible intérêt qu’on prend aux Poèmes lyriques, ne mérite aucune attention : il est impossible qu’on soit beaucoup affecté de ce qui concerne leurs Personnages, puisque la musique refroidit nécessairement l’intrigue, & empêche d’entendre une grande partie des paroles ; d’ailleurs, l’action des Drames chantants est ordinairement très-peu de chose.