Chapitre VII.
Parallèle du Poème épique avec les Pièces du nouveau genre.
J’ ai traité de tout ce qui concerne le Drame du nouveau Théâtre, comme Comédie ; je parlerai ailleurs de ce qui regarde la musique. J’ose me flatter que rien d’absolument essentiel ne m’est échappé. Les jeunes Poètes trouveront peut-être à s’instruire dans mon Ouvrage. S’ils font une sérieuse attention aux principes que je déduis, aux régles que je propose, en parlant souvent d’après les plus fameux Auteurs de Poètique, ils en sentiront l’importance, & s’éfforceront de les mettre en usage. Le Public s’appercevrait alors de quelques changemens dans le nouveau Théâtre ; il avouerait qu’il est encore possible d’augmenter son estime pour le Spectacle moderne.
Je crois donc avoir écrit avec soin tout ce qui concerne les paroles des Poèmes du nouvel Opéra. Il me paraît pourtant nécessaire, avant de terminer tout-à-fait ce qui les regarde, de faire part au Lecteur d’une singulière découverte.
Quelques Pièces du Spectacle moderne sont semblables au Poème épique.
Qui le croîrait ? notre Opéra favori ressemble, on ne peut davantage, au Poème épique. Plusieurs Pièces du Théâtre moderne me confirment dans cette bizarre idée. Je laisse rire ceux que la moindre chose étonne, & je vais prouver en peu de mot ce que j’avance.
Si la plus-part des Pièces du nouveau genre n’étaient point en Dialogue, elles approcheraient beaucoup du Poème épique. C’est la principale différence que j’y trouve. Voyons les ressemblances ; elles sont étonnantes.
Diverses preuves de ce qu’on avance.
Le commencement des Poèmes épiques est toujours simple ; celui des Drames modernes est d’une simplicité admirable. A l’éxemple des célèbres Auteurs épiques, il ne s’élève pas d’abord jusqu’aux nues ; il se souvient de ces Vers de Boileau :
Que le début soit simple & n’ait rien d’affecté.N’allez pas dès l’abord, sur pégase monté,Crier… d’une voix de tonnerre ;Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre.
Voici le début d’Homère dans l’Iliade. « Déesse,
chantez la colère d’Achille,
fils de
Pélée ; cette colère pernicieuse qui causa tant de malheurs aux
Grecs. »
Virgile n’est aussi nullement pompeux à l’ouverture
de l’Enéïde.
« J’ai autrefois fait retenir les forêts du son de mes
chalumeaux… je chante maintenant les terribles combats, & ce
chef des Troyens, qui, forcé par le destin de s’éxiler de sa patrie,
vint aborder aux rivages de Lavinium. »
M. de Voltaire, le
Poète épique des Français, n’est pas moins simple au commencement de la Henriade :
Je chante ce Hèros qui règna dans la France,Et par droit de conquête & par droit de naissance.
Rapportons actuellement les prémières lignes de quelques Opéras-Bouffons,
ou Comédies-mêlées-d’Ariettes, car c’est à peu près la même chose ; on y
découvrira sûrement autant d’art. Qui ne serait charmé de l’ouverture
modeste & naïve d’on ne s’avise jamais de tout ?
« Je vais, je viens. »
L’Auteur pouvait s’élever,
mais n’a eu garde de le faire encore. « Ma femme, ma femme !
Diable soit du barbier ! »
C’est ainsi que commence le jardinier & son seigneur ; peut-on rien de plus
uni ? L’Auteur de
Sancho-Pança fait aussi des merveilles. « A la fin finale
j’arrivons. » Je défie qu’on trouve là de l’enflure. En général je vois
encore plus de simplicité à l’entrée des Drames du nouveau Théâtre,
qu’au début des plus célèbres Poèmes épiques. Continuons le
parallèle.
Le Poème épique contient beaucoup de Personnages subalternes ; les Pièces du Spectacle moderne en sont remplies. L’Epopée serait trop maigre, trop ennuyeuse sans le secours des Episodes ; ôtez ceux de l’Opéra-Bouffon, vous le réduirez presqu’à rien. Les Principaux Acteurs du Poème épique s’occupent souvent du plaisir de boire & de manger19 ; ceux de notre Théâtre favori sont sujets aux mêmes penchans20.
Le stile ordinairement sublime de l’un, & les façons de parler basses & communes de l’autre, ne paraissent guères se concilier ensemble. Mais outre qu’il est possible de rencontrer dans plusieurs Pièces du Théâtre de la Nation des endroits nobles & relevés, les termes d’ivrogne, âne, bœuf, pourceaux, &c. que l’on voit dans l’Iliade & dans l’Odissée, sont assez dans le genre de notre Spectacle adoptif.
On donne au Poème épique autant de Livres ou de Chants que l’on veut ; j’ai montré que les Poèmes du nouveau Théâtre jouissent des mêmes prérogatives : on les divise en autant de parties, ou d’Actes, que l’on juge à propos.
Enfin un dernier trait achèvera de prouver la ressemblance des Drames modernes avec les chefs-d’œuvres des Homère & des Virgile. L’unité de lieu n’est jamais observée dans le Poème épique. Ulisse va chez les Lotophages, en Afrique ; il se trouve dans l’île délicieuse de Calipso ; il tombe dans l’antre affreux du cruel Poliphême ; le hazard le conduit chez l’enchanteresse Circé, &c. On voit Enée tour-à-tour à Troye, à Carthage, & enfin en Italie. Le lieu de la Scène change aussi à chaque instant dans la Comédie-mêlée-d’Ariettes. Tantôt l’action se passe dans un bois, tantôt dans une chambre ; ici le Hèros est à la campagne, & là dans une ville ; il se trouve ensuite dans une chaumière, & puis dans un palais superbe.
J’ajouterai que le nouveau Théâtre employe le merveilleux, aussi-bien que l’Epopée. Un jeune Chevalier est aimé d’une Fée ; après nombre d’incidents, lorsqu’il se croit condamné à rester toute sa vie dans une misérable cabane, & à mourir l’époux d’une vieille assez dégoûtante, il est transporté tout-à-coup au milieu d’un palais magnifique, & dans les bras d’un objet enchanteur : ne voilà-t-il pas du merveilleux ? Si les Dieux de la Fâble agissent dans l’Epopée, on les fait aussi intervenir dans les Drames bouffons. Mercure vient au bruit du tonnerre annoncer à un pauvre Bucheron, de la part de Jupiter, qu’il ne tient qu’à lui d’être heureux.
Je pourrais étendre davantage ce parallèle ; mais en voilà bien assez pour en prouver la justesse, & pour égayer mon Lecteur, que j’ai cherché à distraire un instant.