Chapitre III.
De l’Indécence.
L’ opéra-Bouffon ne se piquat jamais de ménager la pudeur. Ses Drames de la fin du siècle passé, ceux qui firent briller son Théâtre au commencement du siècle où nous sommes, & la plus grande partie des Pièces qui nous enchantent maintenant, ne sont guères consacrées aux bonnes mœurs, à l’amour de la vertu. Il semble se plaire à couvrir de rougeur le front naïf de l’innocence. Quelques-uns de ses bons mots sont remplis de ce qu’on appelle la grosse plaisanterie. Ses Ouvrages modernes sont semés de traits piquans, de quolibets & d’équivoques, qui font souvent baisser les yeux à la femme la moins susceptible de honte ; & qu’approuve à peine le libertin déterminé. C’est un plaisir de voir souvent à son Théâtre les Dames se couvrir de leur éventail, en feignant une extrême pudeur. En un mot, il paraît s’être fait un genre de l’indécence ; ses dernières Pièces sur-tout me confirment dans cette idée. La Comédie & la Tragédie mettent toujours l’amour en jeu ; notre Opéra, plus hardi dans ses entreprises, met l’indécence en action, ou du moins peu s’en faut.
Qu’on aurait tort de dissimuler les indécences du Spectacle moderne.
Puisque j’ose parler de la sorte contre le nouveau Théâtre estimé de toute la France, qu’on soit certain que je n’avance rien que de vrai, & qui ne me soit très-facile à prouver. Je n’aurais eu garde de dire le moindre mot de ses licences, si elles n’étaient connues de tout le monde. Il vaut mieux avertir ses Poètes de se corriger, s’il est possible, de leur penchant à flatter le vice, plutôt que de les encourager, par une lâche adulation, à persister dans leurs erreurs, & à continuer à rendre le nouveau Spectacle indigne de l’estime de l’honnête homme.
Ses licences lui attirent un grand nombre d’énnemis.
Les pensées, les peintures indécentes qui fourmillent dans les Pièces du Théâtre moderne lui ont attiré grand nombre d’énnemis, & grossissent chaque jour le nombre de ceux qui le méprisent. S’il daignait m’en croire, il rejetterait loin de lui tout ce qui peut blesser la délicatesse, & révolter la vertu scrupuleuse. J’éxhorte les Poètes qui se proposent de travailler en sa faveur, à ne rien laisser glisser dans leurs Ouvrages qui ne soit digne de charmer tous les honnêtes gens.
Les vices du siècle ne doivent point rassurer les Auteurs de l’Opéra-Bouffon.
Il est vrai que nous vivons dans un siècle corrompu, que les tableaux
licencieux enchantent, séduisent ; mais il est encore des gens
respectables qui prennent le parti de la modestie outragée,
qui détestent tout ce qui est contraire aux bonnes
mœurs. Songez en écrivant un drame, n’importe pour quel Théâtre il soit
destiné, que votre Ouvrage doit être vu par une grande partie du
Royaume. Or est-il probable qu’elle ne soit composée que de libertins,
qui ne demandent que des èxpressions & des images indécentes ? &
d’ailleurs, je ne conseille aux Poètes d’être réservés dans leurs
expressions, & dans les images qu’ils mettent dans leurs Drames,
qu’après avoir étudié le cœur humain. Tel vicieux qu’il soit, il veut
qu’on le ménage, & qu’on feigne de le prendre pour ce qu’il n’est
pas ; il se révolte quand on le traite en libertin ; ainsi qu’il est des
malades qui s’éfforcent de cacher le mal qui les ronge, & qui
s’emportent lorsqu’on leur soutien qu’ils ont perdu la santé. Si nous
haissons la vertu, nous en chérissons au moins l’apparence. Il est donc
important de ne rien offrir au Théâtre qui puisse blesser l’imagination,
la bienséance y doit être observée avec un soin infini. « Non que
les mœurs de la plus-part des Spectateurs soient épurées ; il est
arrivé, par je ne sçais quelle bisarrerie, que plus il y de
corruption dans le cœur,
plus on est venu
délicat sur les expressions & sur les images »(3).
.
Réfléxion qu’on prie les Poètes licencieux de vouloir faire.
Peut-être que si les Auteurs de nos jours fesaient encore la réfléxion que je vais mettre ici, nous ne verrions pas tant de Livres où le vice caressé est dépeint avec les couleurs les plus riantes. Les Partisans de la sagesse sont estimables, on ne peut en disconvenir ; pourquoi se priver de leur suffrage, qu’il est si doux, si flatteur, de se procurer ? Vaut-il mieux plaire à des gens livrés à toutes leurs passions, plutôt qu’à des cœurs toujours remplis de la vertu ? Sentiment précieux qui porte au bien, divine Vertu, le débauché même ne peut se défendre de te respecter ; ton idée seule fait éprouver une certaine douceur ! Cette réfléxion, si un Poète licencieux était capable de le faire, doit engager à rompre, à briser ces crayons coupables, qui prêtent tant de charmes à la Volupté.
L’Opéra-Bouffon est le seul Spectacle qui ne soit point encore épuré.
La licence est bannie depuis long-tems de nos Théâtres. Faut-il que le Spectacle moderne réssuscite ces farces dissolues, où la Sagesse ne se montrait jamais que pour être tournée en ridicule ; & dans lesquelles chaque bon mot était une grossièreté ? tandis que les autres Spectacles sont devenus l’école des mœurs, l’amusement le plus honnête & le plus utile ; notre Théâtre favori doit-il être le centre de l’indécence ; doit-il s’appliquer à éxciter les passions ? Tous les Spectateurs ne seraient-ils que des libertins & des hommes corrompus ? Une pareille idée ne peut entrer dans l’esprit : pour quoi donc flatter les vices & les faiblesses humaines ? Je crains bien que les sévères censeurs du Théâtre n’en prennent occasion de crier de nouveau contre ceux qui composent des Drames, qui les jouent, & qui assistent à leur représentation. Ils confondraient les innocens avec le coupable. Mais ils n’y regardent pas de si près. J’avouerai de bonne foi que si la Comédie récitée ressemblait à l’Opéra Bouffon, & à la Comédie-mêlée-d’Ariettes, elle ne serait pas tout-à-fait si digne de louanges, & qu’elle mériterait un peu les Anathèmes lancés contre-elle.
Il n’est rien de plus nuisible que la Volupté.
La Volupté fut de tout tems regardée comme nuisible aux humains ; ceux
qui ont sçu se défendre de ses charmes se sont acquis une gloire
immortelle. Elle est bien plus qu’une faiblesse. Voici ce qu’en dit
Plutarque. Je me sers toujours en citant cet Auteur Grec de la
traduction naïve d’Amiot. « La Volupté dissout les corps, les
amolissant de jour à autre par délices, dont l’usage continuel
fauche la vigueur, éteignant les forces, tellement que les
faiblesses & maladies viennent en foule ; & dès la jeunesse
on commence à faire apprentissage de vieillesse »
. Or que
penserons-nous d’un spectacle qui nous vante les attraits de cette
volupté pernicieuse, & qui nous contraint à nous livrer à ses
impressions ? Il n’est pas malheureusement nécessaire de s’éfforcer
beaucoup à nous la faire chérir. « La Nature à des ressources
infaillibles pour faire naître & pour
enflammer les passions »(4).
c’est donc un
redoublement superflu de méchanceté, & bien de l’art inutile, que de
couvrir de fleurs un abîme vers lequel l’illusion de nos sens nous
entraîne chaque jour.
Notre Opéra croit peut-être nous amuser innocemment. Mais comme a dit
encore l’Auteur que je viens de citer à l’instant ; « les
impressions du plaisir sont toujours dominantes »
. Il est
assez difficile qu’il ne nous reste au fond du cœur de vives impressions
de tant de peintures agréables & voluptueuses. On remporte, en
sortant de quelques Pièces du Théâtre moderne, une langueur, un fond de
tendresse, qui peut faire par la suite bien du ravage. Ecoutez ce que
dit Corneille-Agrippa ; je vais me servir des mêmes termes d’une
ancienne traduction. « La déclectation que l’on prend en chose
lascive est vicieuse & approchante de crime »
. Soyons
sur nos gardes à la représentation des Drames ou respirent la tendresse
& le plaisir ; ou plutôt que les Auteurs ayent quelques égards pour
la faiblesse humaine, en ne mettant rien dans leurs Ouvrages qui puisse
l’ébranler ni la porter au mal.
L’indécence voilée est plus dangereuse que celle qui se montre à découvert.
Les Auteurs de notre Opéra se croyent peut-être moins coupables parce qu’ils sçavent èxprimer avec délicatesse ce qui pourrait allarmer la pudeur ; parce qu’ils étendent un voile léger sur les objets qu’ils n’oseraient découvrir entièrement. Mais en est-ce assez ? n’en sont-ils pas moins repréhensibles ? Cette maxime de Boileau les rassure peut-être & les induit en erreur :
L’amour le moins honnête éxprimé chastementN’éxcite point en nous de honteux mouvement.
Il ne faut pas de grands éfforts d’esprit pour montrer le faux & le ridicule de ces deux Vers. On a toujours pensé qu’un Ouvrage licencieux, écrit avec art, avec ménagement, était plus dangereux, trouvait plutôt le chemin du cœur, qu’un Livre qui ne nous laisse rien à deviner, & qui méconnaît le mérite des èxpressions fines & délicates. La modestie, l’adresse du naïf la Fontaine, font des impressions plus vives dans l’ame de ses Lecteurs, que la licence éffrénée de Grécourt & de l’Arétin. Le conseil que donne ailleurs Boileau dans sa poètique, a séduit encore les Auteurs du nouveau Spectacle : l’amour, dit-il, fait un bel éffet dans un Ouvrage ;
Et de cette passion la sensible peintureEst pour aller au cœur la route la plus sûre.
Mais il faut bien se garder de la peindre avec des couleurs trop fortes,
cette passion si vive, si dangereuse. La magie du Spectacle, la vue
d’une aimable Actrice ; les beautés qui remplissent les loges ; tout
nous porte assez à l’amour, sans qu’il soit nécessaire de composer des
Drames dont l’intrigue agréable & galante, dont le stile léger &
délicat, nous invitent à nous livrer à la tendresse. Saint Augustin a
connu le danger qu’on courait à des représentations trop voluptueuses
des passions qu’inspirent l’amour ; « J’avais, dit ce grand
homme(3), un penchant éxcessif pour les Spectacles du
Théâtre ; ils me peignaient au naturel mes faiblesses, me les
fesaient aimer ; vantant la douceur des flammes amoureuses, ils
entretenaient le feu qui me dévorait ».
Qu’on peut appliquer à notre Spectacle le sentiment de certain Auteur.
Certain Auteur prétend qu’on ne fait réussir un Drame qu’en flattant les
passions des cœurs corrompus ; voici ses termes : « Peut-être
même qu’en recherchant la méchanique de celles de nos Pièces qui ont
fait le plus de bruit, on trouvera que c’est en elles un fond de ce
même libertinage qui produit dans la représentation je ne sais
quelle espèce d’illusion & d’ensorcellement »(4).
Je plaindrais notre Opéra s’il ne
devait ses succès qu’à un semblable moyen : heureusement que la musique
le met à couvert d’une partie du soupçon.
Le Philosophe même peut se laisser attendrir à des images voluptueuses.
Le Spectacle moderne s’appuyrait-il d’une maxime de Sénéque le
Philosophe, pour nous prouver que les gens remplis de la sagesse ne
courent aucun risque à
la représentation de
quelques-uns de ses Drames ? Il est vrai que Sénéque avait coutume de
dire ; « Le Sage est suffisamment muni contre les passions, elles
ne sçauraient le vaincre, elles n’ont aucun empire sur celui que la
vertu pénètre ; il n’est point d’obstacle qui puisse l’empêcher de
la chérir sans cesse »
. Le Philosophe Latin avait peut-être
raison de son tems. Mais les Sages de nos jours sont bien faibles.
Il eût été dangereux, en parlant de l’Opéra-Bouffon, de ne rien dire au sujet de l’indécence.
Il n’est donc point de prétexte qui puisse autoriser un Poète à peu respecter les bonnes mœurs. Les Pièces de Théâtre sur-tout doivent-être remplies de leçons de vertus, loin de rendre le vice aimable. Je fais une remarque ; je suis un des prémiers qui, en parlant des Drames, ait averti d’en bannir la licence. Les Auteurs de Poètique n’en ont presque rien dit, parce qu’ils ont crus qu’il serait inutile de faire de longs discours sur une chose qui se prouvait d’elle-même. Soyons certains pourtant, que s’ils avaient écrits de nos jours sur la Comédie-mêlée-d’Ariettes, il n’auraient eu garde de manquer à faire sentir combien l’indécence sied mal au Théâtre, ainsi qu’ailleurs. Il eût été trop dangereux de garder le silence. Les Pièces qu’ils auraient eu sous les yeux, leur auraient montré l’importance d’une vive sortie contre le genre plus que galant.
Le Théâtre des Anciens respectait toujours les mœurs.
Les Anciens étaient scrupuleux dans la Tragédie, ils en bannissaient toute idée obscène ; les passions, les éffets de l’amour n’y paraissaient qu’avec les plus grands ménagemens : c’est qu’ils y peignaient l’innocence de leurs mœurs, & que la tendresse ne fut jamais l’unique occupation de leur vie. Où peut-on trouver plus de délicatesse & de bienséance que dans le procédé d’Oreste, dans la Tragédie Grecque d’Iphigénie en Tauride ? ce Prince, par pudeur, ne veut pas dire à sa sœur quel crime a commis sa mère Clitemnestre : que les Poètes de l’Opéra-Bouffon se proposent un si bel éxemple de modestie ; qu’ils gravent aussi dans leur mémoire ces sages préceptes de Boileau :
Le Latin dans les mots brave l’honnêteté ;Mais le Lecteur Français veut être respecté ;Du moindre sens impur la liberté l’outrage,Si la pudeur des mots n’en adoucit l’image (5).…………Je ne puis estimer ces dangereux Auteurs,Qui de l’honneur en vers infâmes déserteurs,Trahissant la vertu sur un papier coupable,Aux yeux de leurs Lecteurs rendent le vice aimable.
M. de Voltaire s’élève fortement contre les Pièces licencieuses.
Ecoutons maintenant M. de Voltaire ; & songeons à ce que répondit
certain Prédicateur à qui l’on reprochait que sa conduite démentait ses
discours ; réglez-vous, dit-il, sur mes paroles & non pas sur mes
actions. Voici les propres termes de l’Auteur immortel de tant de
Tragédies célèbres : « Ce n’est pas même connaître le cœur humain
de penser qu’on doit plaire davantage en présentant des images
licencieuses ; au contraire, c’est fermer l’entrée de l’ame aux
vrais plaisirs. Si tout est à
découvert, on
est rassasié, il ne reste plus rien à chercher, rien à désirer,
& l’on arrive tout d’un coup à la langueur, en croyant courir à
la volupté. Voilà pourquoi la bonne compagnie a des plaisirs que les
gens grossiers ne connaissent pas… Les Spectateurs en ce cas sont
comme les amans qu’une jouissance trop prompte dégoûte ; ce n’est
qu’à travers cent nuages qu’on doit entrevoir ces idées qui feraient
rougir présentées de trop près. C’est ce voile qui fait le charme
des honnêtes gens ; il n’y a point pour eux de plaisir sans
bienséance »
.
J’espère après cela que le nouveau Théâtre sentira la nécessité de se corriger, & que ses Poètes rougiraient s’ils se permettaient encore des indécences. Ce que je viens de dire, & les grands éxemples dont j’ai eu soin de m’autoriser, l’engageront peut-être à une réforme générale. Ne pouvant plaire tout-à-fait à l’esprit, il fera du moins ses éfforts pour contenter les mœurs.
Raison pour quoi l’on court au Spectacle moderne, quoiqu’il soit quelquefois indécent.
On me demandera comment il est possible qu’on soit si difficile, & qu’on aille tous les jours au nouveau Spectacle, sans paraître scandalisé de plusieurs de ses Drames ? je répondrai, que l’idée peu avantageuse qu’on s’est formée du genre de notre Spectacle, en est la véritable cause. On le regarde, sans doute, comme un Théâtre consacré à la licence, qu’il serait ridicule de reprendre de ses manières enjouées & libres, parce qu’elles sont une des principales parties de lui-même ; & que sans elles il n’éxisterait plus. C’est être furieusement dans l’erreur ! son genre, loin d’être si méprisable, est de former une espèce de Comédie simple, dont l’action & les personnages n’ayent rien de commun avec ceux qui nous sont connus ; & de tirer avantage du goût qu’ont les Français pour une musique étrangère. Voit-on dans cette juste définition qu’il soit obligé de manquer aux bienséances ?
Qu’il est nécessaire de rapporter quelques endroits de Pièces modernes, qui sont les plus licencieux.
Il me paraît à propos de rapporter quelques endroits indécens des Pièces du nouveau genre. Je vais en faire passer un petit nombre sous les yeux du Lecteur, le plus décemment qu’il me sera possible. Je donne des éxemples des désordres où plusieurs Auteurs du nouveau Théâtre se sont livrés, des images licencieuses qu’ils présentent à l’esprit & au cœur ; afin de montrer aux jeunes Poètes ce qu’il faut éviter, & la réserve qu’on doit avoir en écrivant.
Pigmalion.
Notre Opéra fut toujours hardi dans ses peintures ; il annonça dès en naissant qu’il serait peu scrupuleux : & se ferait toujours gloire de parler & d’agir librement. Voici comme il s’èxprimait en 1745. On joua sur son Théâtre une Pièce intitulée Pigmalion (6) ; la Statue de ce fameux Sculpteur, animée par Jupiter, répond d’abord naïvement à l’Amour que Pigmalion ressent pour elle. Mais elle lui préfère ensuite son Elève, parce qu’il est plus jeune. Elle s’en approche & lui demande comment il s’appelle. « Madame, lui répond celui-ci, je me nomme Caliston ; pour vous servir ; elle s’écrie aussi-tôt ; « je voudrais bien vous servir aussi ! » Lorsque Pigmalion vient offrir son cœur & sa main à sa chère Statue, il est tout surpris qu’elle sçache déjà ce que c’est que le mariage. « Promettez-moi, dit-elle, que vous serez soumis, complaisant, que vous filerez doux, que vous aurez toute la peine, & moi tout le plaisir ». Ce n’est pas tout, ajoute-t-elle :
Lorsque vous serez mon époux,Afin que je vous aime,De tems-en-tems absentez-vous.Pigmalion.
Ma surprise est extrême !Moi, m’absenter ?Moi, vous quitter ?La Statue.
Je vous le recommande.Pigmalion.
Sans votre époux,Que ferez-vous ?La Statue.
Est-ce que ça se demande ?
Dans une des Scènes suivantes, Pigmalion surprend sa Belle qui baise la main du jeune Elève ? Ah, Madame, s’écrie-t-il, que faites-vous là ? Elle répond sans s’éffrayer ; « ce qu’on fait quand on aime ». Caliston se justifie d’oser aimer la Statue, par ce couplet :
Ne dois-je pas être aimé d’elle ?J’eus part à ce friand morceau ;Et c’est de moi que cette belleReçut le prémier coup de ciseau.
Le Peintre amoureux de son modèle.
Voyons si dans un âge plus mur notre Opéra devint plus réservé. Je passe
tout de suite au Peintre amoureux de son modèle. Les
mœurs des Personnages de cette Pièce sont on ne peut plus libres. On ne
sait ce qu’éxaminait Alberti dans son tête-à-tête avec
la douce, la commode Laurette, lorsqu’il est pris sur
le fait. « J’éxamine sa main. — ma main ! — sa main ! »
Sa main revient si souvent, qu’on s’apperçoit que l’Auteur craint de
trouver des Spectateurs trop crédules. Il les avertit encore de ne point
s’y méprendre, en fesant adresser à Alberti ces mots
pleins de délicatesse ;
Ne vous retenez pas,Et prenez vos ébats.
Que penserait-on d’une jeune personne qui découvrirait ainsi son caractère ?
Dans le badinage,L’amour se plaît,Comme un enfant qu’il est ;Sous ses loix si jamais je m’engage,Ce sera par la gaieté :Je veux trouver dans l’esclavageTous les agrémens de la liberté.
La bonne Jacinte répond en femme complaisante ;
Ah, vous aimez l’amour badin !C’est fort bienfait.
La Scène VI. du second Acte est peut-être d’une volupté trop vive ; je parle de cette Scène où la belle Laurette dans une attitude voluptueuse se laisse peindre en Vénus, recevant le Dieu Mars.
Cendrillon.
Laissons cet Opéra, & jettons les yeux sur un autre. Le hazard me fait rencontrer Cendrillon. Je trouve à la Scène XII. un endroit que la décence ne doit point avoir applaudi. Le Prince Azor tient dans sa main une pantoufle qui l’enchante par sa petitesse ; il s’écrie dans son transport ;
Le joli pied ! ah, qu’il me plaît !
Pierrot son confident répond à cette apostroffe ;
Oui, mais tient-il ce qu’il promet ?
Et comme si ce n’était pas assez, il ajoute ;
Par cet échantillon,Vous jugez d’une belle ;Vous perdez la raison :Pardonnez à mon zèle ;Mais, en honneur,C’est une erreur ;Souvent le pied le plus mignonSert à porter une laidron,Une laidron.
Il suffit d’avoir lû Ovide pour comprendre le sens de ce couplet.(7)
Blaise le Savetier.
Je me hâte d’arriver au tems où l’Opéra-Bouffon s’éleva au comble de la
gloire, à l’aide de la musique. Sans doute qu’il sera plus sage &
plus modéré. Blaise le Savetier peut être regardé
comme la prémière cause de son triomphe. Mais
combien d’indécences ne découvre-t-on pas dans cet Ouvrage ? La Scène
V. est une peinture qui passe un peu la raillerie ; elle est, pour le
moins, aussi indécente que celle du Tartuffe,
lorsqu’il pose une main caressante sur les genoux de Madame Orgon, & qu’il admire la finesse de la dentelle qui couvre
sa gorge. Aurait-on cru que de nos jours on eût osé mettre sur le
Théâtre une pareille Scène ? « Nous sommes seuls — votre femme
doit revenir… la porte… je vais la fermer »
. Quelle idée se
forme dans l’esprit du Spectateur pendant ce Dialogue ? & lorsque M.
Pince pose avec distraction sur l’établi sa canne
& son chapeau, en chantant,
Ah, quels momens ! ah, quel délice !Ah, que de plaisirs j’entre-voi !
La Scène entre Blaise & Madame Pince est encore plus forte. J’admire le sujet des plaintes
qu’allègue notre Savetier contre sa femme. « On est jeune,
dit-il, on est caressant ; je suis toujours à lui faire mille
amitiés ; si je m’en croyais, je lui en ferais toute la journée. A
l’instant même… elle me rebute, elle me repousse »
. Voila ce
qu’on appelle un éxcellent moyen de répandre de
l’action dans un Drame. Madame Pince parle aussi sur
le même ton ;
Quand je m’approche, (de son mari.)Il me reprocheQue je suis toujours prés de lui.Il me repousse,Et puis il tousse.Je ne puis mourir que d’ennui.
On ne s’avise jamais de tout.
Parcourons maintenant On ne s’avise jamais de tout. Le tendre d’Orval dit à Lise ;
Quittons, Lise, quittons ces lieux,Usons des instants précieuxQue la fortune enfin nous laisse.
La vertueuse Lise lui répond un instant après, « ah ! ce qu’il vous plaîra ». Remarquez cette façon délicate de gâzer les choses. Voici comme M. Tuë s’èxprime tandis que sa pupille est renfermée avec d’Orval. « Hé ! je n’ai pas le tems de me remettre, pendant ce tems-là… » & plus bas, « & ne croyez-vous pas qu’ils songent à vous ouvrir ? » & dans l’avant dernière Scène ; qu’il me la rende telle qu’elle est ». Je demande si l’on se douterait que je transcris des passages de Pièces jouées publiquement, & à la représentation desquelles on court en foule ?
Le Jardinier & son Seigneur.
Mais ce n’est encore rien que tout cela ; dans le Jardinier & son Seigneur on voit toucher la gorge à une jeune fille :
Qu’avez vous là ?Souffrez que je touche cela.
Que nous laisse à deviner ce sens interrompu ?
Elle a la taille fine,Et même j’imagine…
C’est grand dommage que la bonne intention de Rosalie soit sans éffet, & qu’elle ne puisse apprendre à la petite Fanchette ce que l’on entend en disant, « que les filles de Pantin & de Bagnolet n’ont besoin que d’un simple flageolet pour danser, tandis que celles de je ne sçais quel hameau ne dansent qu’au son des trompettes ». Mais l’Auteur a fait en sorte que les gens un peu fins se passassent de l’èxplication.
Me voici arrivé à un Opéra dans lequel la bienséance n’est guères respectée ; c’est Mazet. Avant de le parcourir, je poserai d’abord un principe incontestable.
Qu’un sujet indécent rendu public, n’est aucunement propre pour le Théâtre.
Il faut se garder de choisir le sujet d’un Drame dans des Ouvrages connus par leur indécence ; parce qu’il est bien difficile de le traiter selon ce que la bienséance éxige, quelque art qu’on y employe. Le Public, qui sçait la source où vous avez puisé, lève sans peine le rideau qui couvre ce que la rigueur des loix du Théâtre vous oblige de voiler. Son imagination prévenue va toujours au devant des objets ; il achève ce que vous n’osez dire qu’à demi ; il en voit dix fois plus qu’on ne lui en représente. Qu’est ce qui ignore le Conte de la Fontaine dont le sujet de Mazet est pris mot-à-mot ? Or une semblable Pièce peut-elle remplir les Spectateurs d’idées honnêtes ? Je voudrais au moins qu’on mit un nom différent aux Drames qui nous sont inspirés par un Ouvrage licencieux, & malheureusement trop public. Ce serait un moyen de le déguiser & de le rendre plus digne d’occuper la Scène.
Mazet.
Examinons si l’Auteur de Mazet a tellement caché son sujet, qu’on ne puisse s’appercevoir des indécences qu’il contient. Je trouve dès la prémière Scène que la pudeur doit commencer à s’allarmer.
Servir chez des femellesEst un métier de chien ;Quoiqu’on fasse avec elles,On ne fait jamais bien ;Il faut être à l’attache ;On n’a point de relâche,Ni la nuit ni le jour.
A chaque ligne on est averti que le genre de cet Opéra Bouffon respire la volupté, l’amour du libertinage. L’attention du Spectateur est souvent réveillée ; on l’avertit de prendre garde aux équivoques, aux fines plaisanteries ; & aux images voluptueuses qu’on est contraint de faire passer rapidement. Admirez cette chûte ;
Nuto.
Et quel est ton dèssein ?Mazet.
d’aller trouver la belle,De lui compter de bout-en-boutL’amitié que je sens pour elle ;Et de lui demander si je suis de son goût.Nuto.
Eh, bien ?Mazet,
toujours eh bien… le reste va de suite.
Est-on encore la dupe de cette façon de dire les choses ? C’est Dame Gertrude qui s’emporte contre Nuto, parce qu’il prend congé d’elle :
Mais tu fais bien,Et tu te rends justice ;Pour le service,Tu n’est plus propre à rien,à rien.
Qui ne conçoit le sens caché de ces Vers ?
Mais une femme hautaineVous donne bien plus de peine ;Tout le long de la semaine,Travaillez à perdre haleine,Toujours elle se plaindra ;Elle n’est jamais contente ;Elle éxcéde, impatiente,Et vous réduit aux abois…Jugez quand elles sont trois.
L’allégorie n’achève-t-elle pas d’être clairement èxpliquée par cette Ariette ?
Je sens qu’un Vieillard,Parmi des fillettes,Encore jeunettes,Est mis à l’écart.Mais un égrillard,De mine joyeuse.De trempe amoureuse,Leur plaît tôt ou tart.Auprès de la vieille,Je ferai merveille :Elle m’aimera,Quand elle verraAvec quel courageJe vais à l’ouvrage.Quand il faut bécher,Quand il faut piocher,Rien ne m’épouvante.Les nièces, la tante,Bientôt diront, oh ! oh !Voilà ce qu’il nous faut,Mazet, oui, Mazet,Est notre fait.
L’Auteur a-t-il mis sans dèssein ?
Son seul défaut, hèlas !C’est qu’il ne parle pas.Les trois Femmes.
Ce n’est pas l’embarras.
Pourquoi Thérèse craindrait-elle tant d’être surprise avec Mazet, si elle ne voulait que se jouer innocemment de ce pauvre garçon ! Pourquoi engage-t-elle sa sœur à faire le guet tandis qu’elle sera avec lui ? Le Conte de la Fontaine revient ici dans la mémoire, & répand sur les Scènes qui suivent, un air d’obscènité qui ne les rend dignes de plaire qu’à des libertins. L’arrosoir est sur-tout placé très-à-propos. Qui ne rougit en entendant cette Ariette ?
Ce petit coin est en réserve :Ce sont des fleurs que je conserve ;J’en aurai soin, n’y touche pas.Je les cultive & j’en dispose.Pour t’occuper fais autre chose.Cela t’afflige ? eh, bien, arrose,Arrose tant que tu voudras.
Le jeu de l’Actrice, le charme de la musique, le souffle de la volupté qu’on respire aux Spectacles lyriques, remplissent nos sens dans cet endroit d’un trouble, d’une langueur involontaire ; & font presque tomber la gaze légère qui cache aux Spectateurs une partie de la vérité La manière dont s’èxprime Isabelle, qui se lasse de faire le guet, achèverait de montrer de quoi il s’agit, si l’on était encore à l’ignorer.
Avez-vous bientôt fait ?Ma sœur, il me paraît que le jeu vous amuse.
Avançons. Quelle est la femme assez dévergondée pour parler avec aussi peu de retenue à un homme qu’elle ne connaît que depuis un jour, tout au plus ?
Cette mine friponneEn secret m’éguillonne,Je ne sçais quoi m’enflamme,Et maîtrise mon ame.Eloigne-toi, mon fils :Je ne sçais où j’en suis.Mais non demeure là.….Hé, bien ! qu’est ce qui t’arrête ?Profite de la conquêteque l’amourt’offre en ce jour.
Quand même il serait naturel qu’une femme poussat l’oubli de ses devoirs jusqu’à ce point, ce n’est pas au Théâtre qu’on doit nous peindre de pareils tableaux. Enfin, cette Pièce si vertueuse, si utile aux bonnes mœurs, se termine d’une manière digne d’elle. Mazet embrasse toutes les femmes, éxcepté Thérèse ; Nuto lui dit là-dessus ;
Thérèse est dans l’attente…Allons, en beau chemin ne faut pas s’arrêter.
Et Mazet lui répond très-délicatement ;
Tais-toi, va, je recule afin de mieux sauter.
Voilà ce qu’on appelle une fin proportionnée au commencement ; & un Ouvrage indécent d’un bout à l’autre.
Sancho-pança.
Il est aisé de trouver jusques dans Sancho-pança des morceaux qu’une honnête fille ne sçaurait entendre sans rougir. J’y vois d’abord une Thérèse qui vient dire, « qu’elle sent fort bien qu’il lui manque quelque chose « Cela pourrait passer pour une naïveté sans conséquence, si Sancho n’ajoutait, « vraiment, oui, & ce quelque chose là ne vous nuirait pas ». Je demande si dans les Contes de la Fontaine, ou même de Grécourt, on rencontre des descriptions plus voluptueuses que celles qui sont dans cette Romance ?
Je m’en revenais chantant,J’apperçus cette fillette.V’la, dis-je, un morceau tentant,Je l’approchai sur l’herbette ;Vous en auriez fait autant,En tournant mon compliment,Je saisis sa main blanchette,Que je baisis à l’instant ;Puis j’ouvris sa colerette ;Vous en auriez fait autant.Je t’aimerai tant, tant,Lui disais-je, ma brunette.Plus je devenais ardent,Plus j’amusais la folette ;Vous en auriez fait autant.Un baiser pris doucementFâcha d’abord la pauvrette,Un second plus éloquentLa rendit bientôt muette ;Vous en auriez fait autant(8).
Si ce ne sont-là des indécences, j’avoue que je ne m’y connais pas.
Le Serrurier.
Veut-on voir quel est l’amour innocent qu’on dépeint dans l’Opéra-Bouffon ? On n’a qu’à lire les Vers qui suivent. C’est une jeune personne qui s’èxprime ainsi à son amant ;
Quelquefois dans le boccage,J’entens les petits oiseaux,Leurs plaisirs sous les rameaux,De nos amours sont l’image.
Voici une belle Pointe ; on comprendra sans peine qu’un pauvre mari se plaint.
Femme avec un peu d’appasEst un fardeau qu’on s’apprête,Que de soins ! que d’embarras !Oh ! j’en ai par-dessus la tête.
Je suis fâché que Grécourt en aye dit autant dans un de ses Contes.
Isabelle & Gertrude & la Fée Urgèle offrent des images trop voluptueuses.
Nous sommes enfin arrivé aux deux Pièces qui, après Mazet, choquent le plus la bienséance & les bonnes mœurs. Je parle d’Isabelle & Gertrude & de la Fée Urgèle. Tout conspire dans ces deux Drames à faire rougir la pudeur. Le sujet est contre la décence ; l’intrigue & l’action forment une image révoltante ; les détails respirent la passion même : en un mot, tout peint & célèbre la volupté ; on la fait pénètrer par les yeux & par les oreilles jusques dans le fond de l’ame. La douce harmonie d’une musique délicieuse achève de porter l’ivresse dans les sens des Spectateurs ; elle répand un nouveau charme sur l’élégance du stile, sur les peintures énergiques des tableaux. Je doute que les Sibarites ayent eu des Spectacles plus dignes de leur mollesse & des passions auxquelles ils s’abandonnaient. J’ai souvent entendu dire, que si un amant avait le malheur de s’enflammer pour une beauté cruelle, il n’aurait qu’à la mener à la représentation des Drames dont je parle ; & qu’il verrait bientôt s’éteindre sa rigueur : peut-être qu’une épreuve aussi dangereuse n’est déjà plus à faire.
Je répète ce que j’ai dit plus haut, qu’il est ridicule de croire gâzer un sujet indécent, connu de tout le monde. On sçait par cœur les Contes de M. de Voltaire sur lesquels on a composé l’intrigue des deux Pièces que je vais éxaminer : il est donc facile de démêler ce qu’on ne représente qu’à demi.
Isabelle & Gertrude.
D’ailleurs, qu’elle idée honnête peut faire naître l’action d’Isabelle & Gertrude, par éxemple ? Quel est le projet de Dorlis en se glissant la nuit dans un jardin ? est-il naturel qu’on s’y prenne de la sorte pour venir voir une fille à qui l’on n’a point encore parlé ? Dorlis me paraît un éffronté petit coquin. Un jeune homme ne pénètre point dans une maison, au risque de ce qui peut en arriver ; ne grimpe point sur les arbres, au risque de se casser le cou ; pour avoir seulement le bonheur de jurer un amour éternel à l’objet de sa flamme, ou de lui baiser respectueusement la main. Que prétendait donc ce jeune téméraire ? je le laisse à deviner.
Mais citons quelques endroits un peu équivoques. M. Dupré adresse à dame Gertrude, qui prétend que l’amour soit intellectuel, ces paroles dont le sens est assez clair ; (notez bien qu’il est minuit, & que c’est toujours l’heure ordinaire de leur innocent tête-à-tête.)
En vous voyant, il ne m’est pas possibleDe résister à l’attrait du plaisir.
Voici de la morale que les Casuistes n’approuveront sûrement pas :
Si la Nature a fait mon cœur sensible,Est-ce de moi que dépend un désir ?
Dans une autre Scène, la tendre, la naïve Isabelle, tient ce discours à Dorlis, qu’elle prend, il est vrai, pour un esprit Aérien. « Votre image me suivra par-tout ; vous m’apparaîtrez dans mes songes ». Et pour comble ; quelle image offre à l’esprit ce duo, entre Isabelle & Dorlis, seuls dans le fond d’un jardin, à minuit passé ? « Il tient ma main, il la serre, il la baise » : pour une main qu’on baise, Isabelle s’écrirait-elle, « où suis-je ! ô ciel ! mon esprit enchanté » ! & Dorlis s’écrirait-t-il, « rien n’est égal à cette volupté » ! Puis Dame Gertrude en arrivant dit à sa fille ; « mais quelle agitation ! »… remarquez, je vous prie, que ces deux femmes sont toujours furieusement émues. La mère d’Isabelle a déjà dit plus haut à son cher Dupré ; « je suis dans une agitation qui m’ôte la force de me soutenir ». Ensuite elle soupire en ôtant nonchalamment sa coèffe ; un instant après sa fille l’entend soupirer & prononcer ces paroles ; « Dupré ! mon cher Dupré ! vous faites mon bonheur ».
La Fée Urgèle.
Terminons ce long éxamen par quelques remarques sur la Fée Urgèle.
Robert.
J’ai déjà vu dans ce cantonCertaine bachelette.Lahire.
Bon !Robert.
Avec un regard tant modeste !Tant doux ! son œil est si fripon !Sa taille tiendrait-là.Lahire.
Son âge ?Robert.
Seize ans.Lahire.
Peste !Ah ! Monseigneur…Robert.
Sa jambe fine & leste…Lahire.
Ah ! Monseigneur…Robert.
Un pied mignon…Lahire.
Fort bien.Robert.
Et des grâces naissantes…Elle cueillait des fleurs sur le bord d’un ruisseau…Ses charmes, ses attraits se répètent dans l’eau…Ses vêtemens légers… ses tresses voltigeantes…Lahire.
Je vois… je suis tout ce tableau.
Je demande si ne voilà pas le portrait de deux insignes débauchés ? Il règne dans cette pièce une chaleur, une liberté cinique que bien des gens ont dû applaudir. Un pauvre Chevalier errant qui offre vingt écus, son unique fortune, pour un simple baiser, nous donne lieu de soupçonner qu’il désire autre chose. On s’apperçoit que la bienséance Théâtrale a un peu gêné l’Auteur.
Formera-t-on de nouveau la question, sçavoir s’il convient de mettre sur la Scène de fortes indécences voilées avec assez d’art ? Je l’ai déjà résolue en affirmant que non. Les gens vertueux seront de mon avis : eh, que m’importe le sentiment des autres !
Mais continuons.
Votre transportEtait rempli d’un respect pitoyable ;Avec timidité vous vous rendiez coupable ;Il faut, dans certains cas, avoir tout-à-fait tort.
Les Dames doivent trouver cette maxime fort commode ; grands nombres de scélérats la pratiquent depuis long-tems. Une très-vieille présidente de la cour d’amour s’écrie, en branlant la tête ;
Malheur à l’homme assez oséQui tenterait de nous séduire.
Voici une allusion bien fine :
Bonne mère, à vos droits la cour ayant égard,Vous adjuge la récréance.
Ce terme est consacré au Droit, il signifie un jugement qui met en possession d’une chose litigieuse jusqu’à l’entière décision du procès. Ainsi l’on voit qu’il est mal placé, puisque le jugement de la Reine Berthe est définitif, & qu’il ne laisse rien à contester après lui ; il n’est seulement ici que pour faire un méchant jeu de mots : c’est comme si l’on disait à la vieille ; la Cour vous donne ce qui vous récréra, vous divertira ; on vous permet de vous amuser ; on vous permet la récréance avec ce beau jeune homme. Quoi, le nouveau Spectacle nous fera-t-il rougir jusques dans ses moindres plaisanteries !
Lahire ne parle-t-il pas trop en Valet, lorsqu’il dit à son Maître, afin de le consoler de ce qu’il épouse une vieille :
Beaucoup de jeunes gens envîraient votre sort,Ne trouve pas qui veut des vieilles.
car enfin il faut de la délicatesse au Théâtre. Il n’est pas permis d’y salir l’imagination. Encore des indécences au sujet des vieilles femmes. « Une vieille, dit la Fée Urgèle, est un trésor ; son époux est heureux ; & comme on lui doit moins, elle a plus de reconnaissance ».
J’avoue ma surprise ; je suis étonné qu’on ait souffert au Théâtre qu’une femme à qui l’on adjuge un jeune homme afin qu’elle se récrée, s’asseoie sur le pied d’un lit, le prémier soir qu’elle est avec lui, en feignant de s’évanouir : stratagême usé qui n’en impose qu’à un novice. Le nouveau Théâtre ne croit il pas qu’il est de certaines choses qu’il faut bien se garder de mettre en action, & qui doivent se passer derrière la toile ? Aucun Spectacle Français ne s’était encore avisé de prendre une telle licence. Puisque on la tolère, que ne devons-nous pas nous attendre à voir représenter ?
Je rougis de m’arrêter si long-tems sur des objets aussi scandaleux. Je tire le rideau peut-être trop tard ; mais il fallait prouver qu’il s’en faut de beaucoup que les Poèmes du Spectacle moderne soient des ouvrages vertueux, faits pour corriger les mœurs. J’ai montré aux Poètes les éxemples que je leur conseille d’éviter ; il me serait impossible d’enseigner ceux qu’ils doivent suivre. Mais l’horreur que ressentiront les cœurs honnêtes en voyant les indécences que je viens de découvrir, leur indiquera ce qu’ils doivent faire.
Voilà pourtant quel est ce Théâtre qu’on fréquente chaque jour, qu’on applaudit, & qu’on élève jusques aux nues. Lorsque l’on nous raconte qu’il est chez les Etrangers un Théâtre dont les Drames sont aussi licencieux, nous ne manquons pas de nous en étonner, & de mal augurer de l’esprit & des mœurs de la Nation qui adopte de pareilles Pièces. Tâchons de nous dire au moins une partie de ce que nous pensons charitablement sur le compte des autres.
Il est aisé de se convaincre que je n’ai point grossi les licences de notre Opéra. Je me suis contenté de mettre sous les yeux des Lecteurs ce qui blesse la vertu la moins rigide. Quand même j’aurais un peu aidé à la lettre ; quand même j’aurais trouvé des indécences que l’èxpression indiquait légèrement ; notre Théâtre favori n’en serait pas moins repréhensible. L’art éxige, autant que la bienséance, qu’on ne mette rien d’équivoque dans un ouvrage, rien qui puisse laisser une mauvaise idée dans l’esprit, & qui présente un sens contraire à ce qu’on veut lui faire signifier : c’est ce qui rend notre langue si difficile.
Qu’il faut espérer que les Poètes du Spectacle moderne, cesseront un jour d’être licencieux.
Malgré tout ce que je viens de dire, on aurait tort de regarder notre Opéra comme un Spectacle tout-à-fait scandaleux, qu’il est important de proscrire, & que les gens de bien ne doivent approcher jamais. Ce serait s’enflammer d’un zèle trop outré. Les Poètes du Théâtre moderne peuvent se corriger. Mais les nouvelles Pièces qu’ils donnent chaque jour au Public, nous annoncent qu’ils ne sont guères plus scrupuleux que dans le tems que j’écrivais ce Chapitre(9).