Chapitre XII.
Des Spectateurs.
CE n’est pas le tout de bien connaître les différentes parties d’un Drame ; il faut savoir encore que l’action, quoique étrangère aux Spectateurs, les suppose présens. M. Dacier & l’Abbé d’Aubignac soutiennent cette opinion de laquelle résulteraient de grandes beautés, si elle était adoptée. Les Anciens avaient soin de mettre le lieu de la Scène dans un Carrefour, ou à l’entrée du Vestibule d’un Palais, afin que les Spectateurs fussent censés pouvoir être témoins de ce qui se passait au Théâtre. N’est-ce pas vouloir faire perdre toute la vraisemblance & le naturel, le charme des différentes espèces de Drames, que de se permettre d’agir autrement ?
Voici ce que je conseillerais aux Poètes Dramatiques, d’après les observations de quelques Auteurs judicieux.
Moyen d’amener naturellement les Spectateurs d’une action Théâtrale.
Ne faites point assister les Spectateurs à l’action de gens renfermés chez eux ; comme à un conseil secret, à une déclaration d’amour, &c. Il est vrai que c’est restraindre furieusement le Drame en général. Les sujets deviennent par-là d’une difficulté prodigieuse à trouver. Mais le nouvel ornement qu’on ajoute aux Pièces de Théâtre, & même la nécessité d’en embellir tous les Poèmes, doivent encourager les Auteurs. Si l’on me fesait voir une troupe de muets, & qu’on s’éfforçat de me persuader que je les entens parler ; je me moquerais de la tromperie qu’on chercherait à me faire. Eh bien, on se rend à peu près aussi ridicule en voulant me faire croire que je vois agir des gens qu’une muraille épaisse est censée dérober à mes yeux. L’illusion du Théâtre ne va point jusqu’à me contraindre de me prêter à des choses tout à fait impossibles, qu’il est facile d’éviter. Elle me porte à me figurer qu’un Turc, qu’un Grec, qu’un Romain, parlent la Langue Française avec une délicatesse infinie. Je veux me le persuader ; parce qu’il serait impossible autrement de mettre sur notre Théâtre aucun sujet tiré de l’Histoire. Mais il est tant de moyens de disposer le lieu de la Scène de façon qu’il soit à la portée de ma vue, & que les Acteurs puissent naturellement se faire entendre ; que, si l’on m’en croyait, l’on ne serait plus pardonnable d’y manquer.
C’est une erreur de croire que l’on n’est présent qu’en esprit à ce qui se passe au Théâtre. Les Anciens étaient loin d’avoir une pareille idée ; les chœurs de leurs Pièces supposaient toujours qu’une foule de Peuple était présente. Il n’y a qu’une seule Scène dans la Tragédie d’Ajax où l’on ne suppose plus de Spectateurs ; mais le Poète est quelquefois forcé de ne les rendre témoins qu’en esprit de son action dramatique. Il faut donc autant qu’il est possible, que les Spectateurs puissent réellement voir ce qu’on leur représente : l’illusion est en effet plus grande quand le lieu de la Scène est fixé dans un Carrefour, dans la campagne, à l’entrée d’un Palais, enfin par-tout où il est naturel qu’une foule de Peuple peut se trouver.
Les Spectateurs du nouveau Théâtre sont quelquefois réellement présens à l’action de ses Pièces.
Les Auteurs de notre Opéra suivent souvent cette règle importante. Messieurs Sédaine & Quetant méritent entre-autres d’être cités. Le prémier fait sagement passer l’action d’on ne s’avise jamais de tout dans la rue. Il est possible que les Spectateurs en soient témoins. Le second place les personnages du Maréchal-Ferrant dans une boutique, qui donnant sur la rue laisse la liberté aux passans de voir les événemens qui y surviennent : ceux qui sont au Spectacle sont alors supposés devant la boutique du Maréchal. Il est vrai que la moitié de l’action devrait leur être inconnue, parce que Suzette ferme sans doute la boutique dès que Colin s’est endormi ; & que d’ailleurs la coutume n’est pas de laisser les boutiques ouvertes quand la nuit est venue. Ainsi le dernier Acte ne saurait être vu. Je n’en serai point un crime à l’Auteur. La règle que je propose n’a pas encore fait fortune. Il serait dans son tort, si chacun l’avait adoptée ; au moins il a la gloire de l’avoir connue en partie.
On conclura aisément de ce que je viens de dire, que les meilleurs sujets pour le nouveau Théâtre sont ceux qui représentent des Artisans. Leur boutique est èxposée à la vue ; ainsi il se trouve avec vraisemblance des témoins de leurs actions.