Chapitre X.
Des Décorations.
M on dessein n’est point de donner des règles aux Peintres ni aux Machinistes. L’art de la perspective n’a aucun rapport avec le sujet que je traite. Serai-ce dans un Livre tel que le mien, que le Machiniste viendrait chercher des leçons ? j’écris en faveur des Poètes ; & non pour ceux qui sont chargés du soin de décorer le Théâtre.
Avis important donné aux Machinistes.
Je les avertirai pourtant d’une chose, à laquelle ils ne prennent pas garde, & que la raison devrait leur avoir fait observer. Les peintures dont on orne la Scène servent à rendre l’illusion plus frappante. Elles achèvent de persuader un spectateur que tout ce qu’il voit est véritable : quand les yeux & les oreilles sont séduits, l’ame ne tarde guères à l’être. Il est certain que tous les Machinistes font perdre l’illusion qu’on s’éfforce tant d’inspirer, lorsque par le moyen d’un coup de sifflet ils avertissent de faire partir les changemens. Ne serait-il pas possible au Machiniste vraiment habile de substituer dans un clin d’œil une décoration à l’autre, sans faire le moindre bruit, ni le moindre signal entendus des Spectateurs. S’il faut absolument qu’un signal avertisse ceux qui font partir les décorations, ne pourrait-on pas se servir d’autre chose que d’un sifflet dont le bruit est trop éclatant & toujours équivoque ? Le coup de sifflet est sur-tout choquant lorsque le Théâtre change de face au milieu d’un Acte, par un pouvoir surnaturel, ou lorsqu’un Acteur est supposé passer dans un lieu différent. On voit dans toutes les Villes de Province & même dans la plus-part des Spectacles de Paris, le rideau de l’avant Scène ne se baisser à la fin des Pièces qu’après qu’on en est averti par un grand coup de sifflet. Ne semble-t-il pas que ce maudit sifflet s’adresse à l’Auteur du Drame, ou aux Acteurs qui viennent de représenter ?
Le Poète ne doit pas ignorer l’éffet des décorations.
Ce que je vais dire maintenant ne concernera que le Poète. Il lui est inutile de connaître les secrets de la Peinture, & les cordages & les contrepoids qui font mouvoir avec déxtérité les machines du Théâtre. Mais il doit savoir l’éffet des décorations dans un Drame, & les moyens de les amener à propos. Notre siècle est avide de Spectacles ; une Pièce qui en serait tout-à-fait dénuée, ennuirait sûrement, & tomberait bientôt, quoique touchante & sublime. Il faut donc que le Poète s’éfforce de faire entrer du Spectacle dans un Drame, le plus qu’il lui sera possible. Si les personnages de ses Poèmes ont une suite nombreuse, s’il peut faire paraître une armée sur la Sçène ; s’il peut mettre beaucoup de pantomime, & sur-tout force coups de Théâtre les uns sur les autres ; il est certain d’avoir le plus grand succès. Ce n’est pas encore assez. Les décorations doivent se joindre à cet étalage éblouissant. Quelles soient variées, quelles fassent contraste, que chaque Acte ait la sienne particulière ; le Poète sera déclaré un des plus habiles de son art ; & je lui réponds d’un succès prodigieux.
On est éxcusable de soutenir qu’il faut actuellement des décorations.
Les Savans seront peut-être indignés du conseil que je donne ici. Je les prie de se calmer, & de vouloir bien entendre mes raisons. Ce n’est point pour le siècle passé que je travaille, c’est en faveur du nôtre. Je dois donc me conformer à ses goûts ; autrement on me dirait que mon Livre est arrivé trop tard ; & je perdrais mon travail & mes peines. A quoi me servirait de raisonner sur des règles que l’on ne connaît plus ? Il est vrai que les décorations multipliées détruisent nécessairement l’unité de lieu, si recommandée par la raison & la vraisemblance. Il est vrai que les coups de Théâtre trop fréquens ôtent aux Drames la simplicité qui les embellit. Corneille ni Racine ne se sont point servis de ces moyens étrangers. Leurs Tragédies charmeront pourtant toujours les Spectateurs, par la seule beauté de la diction & des pensées ; par l’intrigue prise dans le fond du sujet, & par les diverses passions, qu’elles éxcitent. Mais les tems sont changés. S’ils vivaient de nos jours, ils feraient comme les Auteurs d’à-présent. On a beau dire que le mérite des Drames modernes dépend plutôt du Décorateur que du Poète, plutôt du jeu du Comédien que de l’élégance du stile & de l’action représentée ; on se moque de pareils discours, & l’on ne charge pas moins la Scène de décorations éclatantes, & d’une pantomime difficile à bien éxécuter.
Les Pièces de nos Voisins sont remplies de Spectacles.
Les Poètes des Nations Voisines n’épargnent pas le Spectacle dans leurs Pièces en tout genre, qui sont un peu moins correctes que les nôtres. Ils ne négligent rien afin d’attacher leurs Spectateurs, que l’uniformité de nos meilleures Pièces n’ébranlerait pas. Ne parlons ici que des Anglais. Leurs Drames ressemblent au monstre dont Horace fait la peinture ; aucune de leurs Parties ne se rapportent entre-elles. Il n’est rien de si bisarre qu’ils ne puissent mettre sur la Scène. Nous commençons à vouloir marcher sur leurs traces.
Aristote avait peut-être raison de son tems de prétendre qu’un Poète devait très peu s’occuper du Spectacle de sa Pièce, parce qu’il est étranger à l’action ; & que quand même il manquerait, le Drame serait toujours entier. Si l’on ôtait actuellement à plusieurs Tragédies du jour la pompe qui les environne, ainsi que leurs magnifiques décorations, elles ne seraient plus qu’un corps décharné ; elles ressembleraient à ces femmes qui font peur dès qu’elles ont quitté leurs parures.
Le seul Spectacle où les décorations soient approuvées, & même où il en faut absolument, c’est l’Opéra-sérieux. Sur ce magnifique Théâtre on voit avec plaisir la peinture disputer à la danse, à la musique & à la Poèsie, la gloire de charmer, de surprendre les Spectateurs. Mais le Poète lyrique à plusieurs choses à observer en disposant les décorations qui doivent embellir son Drame. Il faut d’abord qu’elles soient nouvelles, c’est-à-dire, qu’elles ne ressemblent en rien à celles qui sont dans d’autres Pièces ; de sorte qu’elles offrent un Spectacle tout-à-fait inconnu. Mais cette prémière condition est bien difficile à remplir : il faut encore que les décorations tiennent à l’action, en sorte qu’elles soient amenées naturellement des événemens. Que le Poète ait encore soin que la beauté du Spectacle aille toujours en augmentant, en sorte que chaque Acte ait sa décoration particulière, & qui soit extrêmement opposée à celle qu’on a déjà vue ; qu’un horrible désert remplace, par éxemple, un jardin délicieux : c’est de cette variété que résultera un Poème lyrique accompli.
Le Théâtre moderne a besoin du secours des décorations.
La plus-part des Pièces du nouveau Théâtre sont remplies d’un grand Spectacle. La musique lui suffirait pour attirer un grand nombre de Spectateurs ; mais il se sert tout à la fois de deux moyens, afin que si l’un venait à cesser de plaire, l’autre le remplaçât sur le champ. Une autre raison de politique l’engage encore à se comporter de la sorte. Les autres Théâtres le voyant s’enrichir à l’aide des Ariettes, se flattèrent au moins de ramener une partie de leurs Spectateurs, en ajoutant à leurs Drames de superbes décorations. Mais notre Opéra découvrit leurs projets. Craignant le faible du Public, il joint le secours des décorations aux charmes de la musique. C’est ainsi qu’il sait parer le coup qu’on lui porterait peut être.
Chez les Anciens, chaque genre de Spectacle avait sa décoration particulière.
Il paraît que les Théâtres des Anciens avaient chacun des décorations analogues à son genre. Vitruve nous l’apprend en termes formels : « La Scène tragique était décorée de colonnes, de frontons élevés, de statues, & de tout ce qui orne le palais des Rois. La Comédie fesait voir des maisons particulières, avec leurs balcons & leurs croisées en perspective, comme les rues ordinaires. La Satyrique enfin était parée de bocages, de grottes, de montagnes, & d’ornemens champêtres « . Le Spectacle moderne se plaît à rassembler tous ces attributs des différens Théâtres. Tantôt sa Scène représente l’intérieur d’une maison, ou bien une rue ; tantôt une vaste campagne ; ici elle offre aux regards la misérable chaumière d’un Laboureur ; là, un palais somptueux : Voilà quels sont les éffets de l’ambition ; elle nous porte à tout embrasser.
Il serait à propos que les décorations fussent désignées dans le cours d’un Drame.
Je voudrais que les Auteurs du nouveau Théâtre eussent soin de faire dire à leurs personnages un mot au sujet des décorations. J’éxigerais aussi que ces mêmes personnages èxpliquassent adroitement ce qu’elles représentent. Il est vrai que le titre d’un Opéra-Bouffon ou d’une Comédie-mêlée-d’Ariettes, le dit quelques fois assez ; & que la vue d’ailleurs nous en instruit. Mais il est des cas où ce que je demande serait très nécessaire. La vraisemblance serait alors mieux observée. Sophocle a suivi cette règle trop dédaignée, avec un art infini dans son Electre. Vous voyez ce palais, dit, dans la prémière Scène, Pilade à son ami Oreste ; c’est la demeure de la Reine Clitemnestre. D’ici vous découvrez le tombeau d’Agamemnon, &c. le même Sophocle n’est point si heureux au commencement d’Œdipe. Il amène avec peu d’adresse l’èxplication des objets qu’on voit sur la Scène. Pourquoi cet Autel, demande Œdipe ? Que veulent ces vieillards, ces enfans éperdus ? Pourquoi la terre est-elle couverte de tant de corps privés de sépulture ? est-il vraisemblable qu’il ignore que la peste ravage Thèbes depuis long-tems, & qu’on implore le secours des Dieux ? Racine, dans sa Tragédie d’Esther, a mis en usage la règle que je recommande. Il serait d’autant plus beau aux Poètes de l’Opéra-Bouffon de suivre son éxemple, qu’ils auraient peu d’imitateurs, selon les apparences. Combien est-il de Pièces où le lieu de la Scène est à peine marqué, & dans lesquelles on garde sur-tout un profond silence au sujet des décorations ?