(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome I « De l’Art du Théatre. Livre quatriéme. — Chapitre IX. Du Dialogue. » pp. 320-335
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(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome I « De l’Art du Théatre. Livre quatriéme. — Chapitre IX. Du Dialogue. » pp. 320-335

Chapitre IX.

Du Dialogue.

LE Dialogue est la représentation naïve d’un discours que tiennent ensemble deux ou plusieurs personnes. Trois choses principales concourent à sa perfection ; la clarté, la briéveté, la vraisemblance. Il faut qu’il soit intelligible & à la portée de tout le monde, autrement il ne serait pas naturel que ceux qui s’entretiennent pussent s’entendre, & l’on se lasserait de prêter l’oreille à ce qu’ils disent. Une autre raison encore, c’est que le Dialogue étant l’image d’une conversation simple, il s’écarterait de sa nature, si l’on le rendait trop guindé ou obscur. Voilà pourquoi nous rencontrons dans les Tragédies, des Vers qui ne paraissent que l’ouvrage du Poète.

Que le Dialogue dramatique soit bref & coupé.

La brièveté est ensuite recommandée au Dialogue, parce qu’il serait ridicule & trop ennuyeux qu’un entretien dura deux heures de suite. Voit-on des gens dans le monde converser entre-eux aussi long-tems ? D’ailleurs, un Drame devant contenir plus d’action que de discours, les Personnages doivent plutôt agir que parler. Il faut que les répliques soient vives & courtes ; qu’elles soient bien liées ensemble, & qu’elles naissent les unes des autres. Il serait ridicule de voir un Acteur attendre pendant long-tems que son tour vienne de répondre, ou discourir avec gravité & sans prendre haleine, comme s’il prononçait une harangue. Ce défaut est très-commun dans les Tragédies, sur-tout aux prémiers Actes ; ce qui rend l’éxposition froide, & d’une longueur affreuse. On fera bien de couper le Dialogue, & les grands récits.

Que le Dialogue soit vraisemblable.

Quand je recommande qu’on ait soin de faire paraître le Dialogue vraisemblable, je veux dire, qu’il soit naturel que les Acteurs s’entretiennent dans le lieu & dans l’instant où vous les faites parler.

Qu’il paraisse, que ce sont les seuls Acteurs qui parlent au Théâtre.

Sans le Dialogue, il n’y aurait point de Drames ; ils seraient alors de véritables Poèmes épiques. C’est le Dialogue qui donna naissance aux Pièces de Théâtre, & qui les fait valoir. Il est donc nécessaire que les Poètes s’attachent à le connaître ; ils y parviendront, s’ils étudient avec soin la Nature. L’art qu’il éxige ne saurait trop se cacher. Il ressemble à ces fleurs artificielles qui ne frappent la vue qu’autant qu’elles ont la couleur & l’éclat des fleurs qu’elles représentent ; c’est l’ouvrage de l’art le plus recherché qui prend la forme & les traits de la Nature même. Il faut que le Poète s’oublie en fesant parler ses Personnages, & qu’il se pénètre des passions qui les agitent. S’il se montre dans-leurs discours, si l’on croit le connaître aux pensées relevées, aux réfléxions, aux maximes qui leur échappent ; l’illusion se dissipe ; & l’homme de goût siffle avec mépris ce que le Poète s’applaudissait souvent d’avoir écrit. Quelques-unes des Tragédies du siècle passé, & la plus-part de celles de nos jours, ne tombent que trop dans cette faute insoutenable, qui se glisse même jusques dans nos Comédies modernes. Tenons-nous en garde contre tous ce que nous appellons Tirades & Portraits. Outre qu’ils refroidissent l’intérêt, ils sont à rejetter parce qu’ils n’ont aucune liaison au sujet, & que les Personnages d’un Drame ne sont ni Orateurs ni Moralistes. Osera-t-on accuser les Auteurs de l’Opéra-Bouffon & de la Comédie-mêlée-d’Ariettes, de parler souvent dans leurs Poèmes ? Ce serait, en conscience, trop mal penser de leur génie.

Le Dialogue des Pièces grecques doit nous servir de modèle.

Les Grecs sont les prémiers Peuples de l’Univers qui commencèrent à prescrire des règles au Dialogue. Aucune Nation n’a su comme eux le mettre en usage, & lui donner la vivacité qu’il demande, afin que la marche du Drame soit rapide. La cause en est facile à trouver. Les Grecs n’outrèrent jamais la Nature : ils eurent le secret d’en saisir la simplicité, à force de la suivre pas-à-pas : c’est d’elle qu’ils tirèrent les principales beautés de leurs Poèmes épiques, & des Pièces de leurs Théâtres. Homère en fournit la preuve dans ses Ouvrages immortels. Les détails de L’Illiade & de l’Odissée, qui choquent tant notre fausse délicatesse, charmaient la Gréce entière, parce qu’ils étaient la peinture fidelle de ses mœurs. Les fameux Tragiques d’Athènes, & Aristophane même, tout outré qu’il est souvent, nous montrent dans leurs écrits, combien ils s’éfforçaient aussi d’être vrais dans le Sujet, dans l’Intrigue, & sur-tout dans le Dialogue.

Les Dramatiques Latins sont un peu moins concis.

Il paraît que la Tragédie chez les Latins fut toujours privée de cette simplicité de Dialogue, d’où résultent de si grandes beautés. Sénéque, à force de vouloir être élevé & sublime, devient souvent gigantesque & très-petit. Plaute & Térence n’ont point souvent cette vivacité de Dialogue si nécessaire dans les Poèmes dramatiques, & sur-tout dans la Comédie,

Nos Voisins nous surpassent à ce égard.

Il me semble que le Dialogue dramatique de nos voisins est d’une vivacité convenable ; il approche assez de la conversation ordinaire, qu’on doit s’éfforcer de copier dans un Drame, quelque soit son genre.

Nous ne nous piquons pas d’éxceller dans le Dialogue.

Les tragiques Français prennent assez communément Sénéque pour modèle. Dancourt parmi les Poètes comiques est regardé comme celui qui possède le mieux la vivacité, le naturel, la coupe du Dialogue. En général on peut dire qu’en France cette partie du Drame est beaucoup mieux traitée dans la Comédie que dans les Poèmes tragiques. Les Poètes de ce dernier genre s’écartent presque toujours de la Nature, parce qu’ils sont trop longs, trop raisonneurs, à l’éxemple de Corneille. Au reste, malgré que nous ne nous piquions guères de travailler le Dialogue avec soin, nous nous plaisons à le placer par-tout. Le naïf La Fontaine en a fait naître la mode dans ses Contes. Nous l’introduisons dans presque tous nos Romans ; par ce moyen l’action se ranime ; les Personnages prennent une nouvelle vie. Le Dialogue est ordinairement passable dans ces sortes d’ouvrages ; & à peine digne d’être souffert dans ceux qui ne sont faits que pour lui.

Le Dialogue de l’Opéra-Bouffon est éxcellent.

Nous n’aurions guères de Drames bien dialogués, sans l’Opéra-Bouffon, & notre Comédie-mêlée d’Ariettes. Il est certain qu’on ne peut faire aucun reproche à ce sujet au Drame du nouveau genre. Il serait à souhaiter qu’il en fut aussi à couvert dans ses différentes parties. Il a soin d’être concis, vif & serré. Ses Dialogues sont d’une clarté, d’une précision admirable. Il imite en cela sur-tout les Tragédies grecques. Je vais comparer une des Scènes du Théâtre moderne, prises au hazard, avec la prémière du Théâtre Grec qui me tombera sous la main. On verra si son Dialogue n’est pas la même chose, soit par l’adresse avec laquelle il est filé, soit par sa rapidité. Je montrerai en même-tems par l’éxemple de la Scène grecque de quelle manière nos Auteurs tragiques devraient couper le Dialogue de leurs Poèmes.

Scène grecque comparée à la précision du Dialogue du nouveau Théâtre.

Je tombe sur une Tragédie d’Euripide, intitulée ; Ion. La Scène que j’insère ici me paraît un chef-d’œuvre d’éloquence naturelle, & de beautés de Dialogue. Une courte explication du sujet en fera mieux sentir le mérite. Creuse, fille d’Erectée, Roi d’Athènes, se laissa séduire par Apollon qui en eut un fils. Cette Princesse voulant cacher le fruit de ses amours, l’abandonna dans une grotte. Le Dieu le fit conduire au Temple de Delphes, où il fut élevé par la Prêtresse, & mis au rang des Ministres du Temple. Cependant Creuse épousa Xutus, descendant d’Eole. Le vieux Monarque se voyant sans successeur, vint avec son épouse consulter l’Oracle de Delphes. L’Oracle lui répondit, que le prémier qu’il rencontrerait en sortant du Temple était son fils. Xutus enchanté rencontra le jeune Ministre d’Apollon, le nomma Ion par allégorie à son avanture, & le déclara son héritier. Creuse indignée, ne sachant pas qu’Ion est son fils, veut le faire empoisonner, Son dessein est découvert, elle est condamnée à la mort ; elle se réfugie au pied de l’Autel. Ion ne la connaissant pas non plus, prétend qu’on la force de quitter son asile. C’est dans cet instant qu’ils forment ensemble le Dialogue que je vais rapporter. La Prêtresse découvre par la suite le mistère, en montrant par hazard à Creuse le berceau de son fils ; & le bon Roi Xutus l’ignora toujours.

Scène tirée de la Tragédie intitulée Ion, par Euripide. Acte V. Scène IV.

Creuse.

Je vous défends à tous au nom d’Apollon & au mien d’approcher de cet Autel.

Ion.

Que peut-il y avoir de commun entre Apollon & toi ?

Creuse.

Je suis dévouée à ce Dieu.

Ion.

N’as-tu pas voulu perdre son fils ?

Creuse.

Devenu celui de Xutus, tu n’es plus fils d’Apollon.

Ion.

Mais je l’avais été, & c’est de lui que je tiens en éffet tout ce que je suis.

Creuse.

Tu as été à lui, & j’y suis à présent.

Ion.

J’étais juste, & tu n’es qu’une impie.

Creuse.

Je n’ai fait que me venger d’un énnemi déclaré de ma maison.

Ion.

D’un énnemi ! Ai-je envahi ton trône à main armée ?

Creuse.

Oui, cruel, tu as mis en combustion la maison d’Erectée.

Ion.

Ai-je porté à Athènes le fer & le feu ?

Creuse.

C’était les y porter que de m’arracher le sceptre.

Ion.

Mon père me fesait héritier d’un sceptre qui est le prix de sa valeur.

Creuse.

Et quel droit un descendant d’Eole a-t-il sur le peuple de Pallas ?

Ion.

Un droit acquis par son courage ; celui de libérateur.

Creuse.

S’il en fut le libérateur, doit-il en être l’usurpateur, & le Tiran ?

Ion.

C’est donc une vaine crainte de l’avenir qui te portait à me donner la mort ?

Creuse.

Je te donnais la mort pour prévenir mon trépas.

Ion.

Non, non ; c’est la jalousie qui a conduit tes coups ; & c’est la rage de te voir sans héritier.

Creuse.

Si je manque d’héritier, en est-ce un titre pour m’enlever la couronne ?

Ion.

Pour n’être pas ton fils, dois-je être privé de l’héritage paternel ?

Creuse.

Il est à toi ; prend son épée & son bouclier ; voilà son héritage.

Ion.

Va, quitte cet Autel & cesse de profaner la majesté du Dieu.

Creuse.

Va, porte de pareils ordres à ta mère

Ion.

Quoi, je ne tirerais pas raison d’une impie qui m’a presque donné la mort !

Creuse.

Venge-toi. C’est sur cet Autel qu’il me faut égorger.

Ion.

Quelle fureur de vouloir ensanglanter les couronnes du Dieu !

Creuse.

Pour te rendre plus coupable.

Trouve-t-on dans cette Scène un seul mot inutile ? n’oterait-on pas quelque chose à l’expression, à la force du sentiment, si l’on en retranchait une phrase ? Le Dialogue peut-il être plus concis ? La réplique de chaque personnage ne passe pas deux Vers. Quand imiterons-nous cette heureuse précision ? Notre Opéra la saisit avec le plus grand succès. Donnons-en un éxemple. Une Scène des Deux Chasseurs & la Laitière me vient fort à propos. C’est celle où Guillot rencontre Perrette.

Scène tirée des deux chasseurs & la Laitière, Opéra-Bouffon, de M. Anseaume.

Guillot.

Serviteur, Mademoiselle Perrette.

Perrette.

Ah ! ah ! bon jour, Monsieur Guillot. Que voulez-vous ?

Guillot.

Est-ce que vous ne vous reposez pas un peu ?

Perrette.

Non, non.

Guillot.

Un moment. Vous êtes bien pressée ! & où allez-vous donc comme ça, si matin ?

Perrette.

Où je vais ? au marché vendre mon lait.

Guillot.

Vendre son lait ! la petite friponne ! &… est-il bon votre lait ? voulez-vous que j’en goûte ?

Perrette.

Vraiment, vraiment ! ce n’est pas pour votre bec.

Guillot.

Dame, excusez, Mademoiselle Perrette ; c’est, que vous êtes si ragoûtante que vous me donnez envie d’en boire.

Perrette.

Oui-dà !

Guillot.

En vérité vous êtes plus blanche que votre lait ; mais vous n’êtes pas si douce à beaucoup près. (à part) Ta tigoi ! qu’elle est drôle ! (haut) ah ! si c’était là l’ours que nous guettons ! jarnons bille, nous ne le tuerions pas, nous tâcherions de l’apprivoiser, & nous lui ferions faire de jolis petits tours.

Perrette.

Vous guettez un ours ! eh, mais, vraiment, vous en avez tout l’air.

Guillot.

Oui, nous le guettons… & nous le prendrons, j’en suis sûr. La rencontre que je fais d’un si joli minois m’en donne la certitude.

Perrette.

C’est bien galant au moins ce que vous me dites là, je voudrais vous répondre sur le même ton ; mais, par malheur, je ne fais pas faire de complimens.

Guillot.

Ce ne sont pas des complimens que je vous demande, c’est de l’amour.

Perrette.

De l’amour !… pour vous ?

Guillot.

Oui, pour moi.

Perrette.

Je suis votre servante, Monsieur Guillot, mais je n’en ai point à vous donner.

Guillot.

Ne faites pas tant la fière ; vous ne me connaissez pas encore ; mais regardez-moi bien ; vous verrez un luron qui en a déniché plus d’une.

Perrette.

Ah, qu’on ne m’amorce pas ainsi.

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Je me dispense de rapporter le reste de cette Scène un peu longue, & j’espère que le Lecteur m’en saura gré. Elle est une de celles de l’Opéra-Bouffon dont le Dialogue soit le plus vif, & qui contienne moins de mots répétés. Si l’on croit y appercevoir des choses inutiles, de mauvaises plaisanteries, elles y sont amenées par le genre du Drame. Mais quelle vivacité ! quelle précision ! Ai-je tort de vanter le stile rapide de notre Opéra, & de le mettre en parallele avec celui des Tragédies grecques ? Il serait à souhaiter que les Auteurs des Drames en tout genre eussent un Dialogue aussi vif, aussi serré.