Chapitre VIII.
Du Stile.
A prés que le Poète aura disposé son Drame, selon les règles qu’il vient de voir, il pourra commencer à l’écrire. Autrefois le stile n’était que la moindre partie des Ouvrages de Théâtre, maintenant il en fait le principal mérite : il faut que la diction soit brillante & soutenue.
Les Poèmes Dramatiques modernes, sont presque tous mal écrits.
Mais au lieu d’écrire avec élégance, la plus part des Poètes Dramatiques sont ou durs ou forcés, ou remplis de clinquans ; telle Pièce qui réussit de nos jours, serait en bute aux sifflets sans son stile doucereux & maniéré. De grandes tirades, des Vers à prétention, un nombre infini de maximes, certain entortillage de mots, & un langage affecté ; tout cela nous tient lieu du sublime. On écrit les Tragédies modernes avec autant d’emphase & de faux brillans que les Héroides, ce petit Poème bâtard, produit par la Tragédie, & qui n’est qu’une ennuyeuse imitation de son Monologue. Non-seulement la plus-part des Tragédies nouvelles qu’on joue aujourd’hui sont mal écrites, mais ceux qui en sont les Auteurs prennent des licences singulieres dans leur versification ; ils semblent vouloir insensiblement secouer le joug de la rime : ils terminent hardiment plusieurs de leurs Vers, par des mots qui n’ont aucun son, aucune terminaison semblable, & qui ne riment ni à l’oreille ni aux yeux35. Le public voit ainsi dégrader la Poèsie, se tait & même applaudit. Ah ! que diraient Corneille & Racine, s’ils sortaient de leur tombeau ? En faut-il davantage pour achever de persuader à l’homme sensé, que les Lettres déclinent insensiblement ?
On se laisse trop séduire aux représentations par le jeu des Acteurs.
J’ai dit au commencement de ce Chapitre que le stile était actuellement très-nécessaire au Drame ; & pourtant je prouve que plusieurs de nos Pièces ont réussi sans être bien écrites. Je ne suis pas le seul qui tombe dans une pareille contradiction ; le public n’est aussi guères d’accord avec lui-même : il veut que la diction des Drames soit pure & élégante ; & cependant il applaudit des Poèmes dont le stile n’est rien moins que sublime. Quelquefois le Public se laisse trop séduire, sans doute, à l’art des Acteurs, à la pompe, à l’illusion de la représentation ; des Vers faibles, traînans ou montés sur de grands mots, lui paraissent admirables au Théâtre, parce qu’ils sont prononcés avec force & avec le feu du sentiment. L’impression lui découvre son erreur, il n’a plus qu’un profond mépris pour l’Auteur, qui ne doit sa gloire momentanée qu’à l’illusion du Spectacle, & qu’à l’habileté du Comédien.
Ce qui doit porter à bien écrire un Poème.
Que le Poète jaloux de cueillir des lauriers durables, ait donc grand soin de châtier, de polir son stile. Il est certain que le Spectateur est plus-en état de faire attention à la beauté des Vers, dans la chaleur d’une prémière représentation, qu’à la marche & qu’aux règles générales du Drame entier. Nous voyons en éffet, qu’une Pièce composée selon tous les principes d’Aristote, court souvent risque de tomber sans retour, si elle est mal écrite ; au lieu que celle dont le stile est élégant, riche & fleuri, sera portée jusqu’aux nues, quoique remplie de fautes dans sa conduite. La Comédie est peut-être la vraie preuve de ce que j’avance. Je connais deux Tragédies, dont les Vers sont durs & raboteux, qui n’ont pas laissé d’avoir beaucoup de succès, sans parler du jeu des Acteurs ; la raison en est sans doute, qu’elles ont un grand intérêt, qu’elles renferment le terrible & le pathétique, & qu’une action qui intéresse fortement, fait éxcuser une versification lâche & traînante, ou qui blesse les oreilles par sa dureté. Ceci confirmerait le sentiment de d’Aubignac, qui semble soutenir qu’on ne doit point s’attacher au stile dans une Pièce de Théâtre. Il est vrai que l’action est plus importante, mais on aurait tort de négliger l’arrangement des mots. Celui qui va souvent à la Comédie, doit apprendre là façon de parler des gens du monde, & se former un langage honnête & poli. Or, comment le pourrait-il, si l’on met en règle, que les Drames peuvent être écrits avec négligence ? D’ailleurs, le Poète qui veut s’illustrer par des succès immortels, doit travailler avec soin ses Vers Dramatiques, ainsi que je l’ai déjà dit.
Le stile des Poèmes du Spectacle moderne est presque toujours bas.
Je m’étonne que l’Opéra-Bouffon soit applaudi avec tant d’enthousiasme, lui qui n’a presque pas d’intérêt, & dont le stile est toujours bas, rampant & trivial. L’on a bien raison de dire, que le Français est rempli d’inconséquences, de contradictions, & qu’il serait fort difficile de peindre ses goûts & ses caprices : il ne veut que des Drames où l’esprit pétille à chaque instant ; à peine daigne-t-il faire grace à ceux qui ont beaucoup d’intrigue & peu de phrases joliment tournées ; & cependant il aime, il adore quelques Poèmes du Théâtre moderne, dont le stile a tant de rapport avec les personnages qu’on y voit agir.
Pourquoi l’on ne fait guères attention au stile des Pièces du nouveau genre.
J’ai long-tems réfléchi sur une telle bisarerie ; je crois en avoir découvert la cause. L’amour éxcessif que nous ressentons pour la Musique Italienne, est la raison qui nous rend enthousiasmés de la Comédie-mêlée-d’Ariettes, quoiqu’elle soit souvent trop faiblement écrite. La Musique qui jadis, si nous ajoutons foi aux discours des Anciens, enfanta de si grandes merveilles, dont les accords enchanteurs fesaient mouvoir les arbres & les rochers, nous rend témoins de nouveaux prodiges ; elle nous force à chérir des Drames tout-à-fait mal écrits, malgré notre amour pour les beautés du stile. Voilà quels sont les éffets admirables de la Musique ; elle a rendu le Spectacle moderne capable de nous charmer, & de tourner les têtes les plus graves.
Quand j’avoue de bonne-foi que les Pièces de notre Opéra ne sont pas trop bien écrites, on doit me savoir gré de ma franchise. Je conviendrai encore, que si j’avais voulu soutenir le contraire, on aurait eu sujet de se moquer de moi ; ses plus grands partisans n’auraient pû s’empêcher de rire des éfforts qu’il m’aurait fallu faire, pour prouver que des défauts sont des beautés.
Que les Poètes du nouveau Théâtre sont peut-être bien de ne pas mieux écrire leurs Drames.
En convenant que les Drames du nouveau Théâtre, sont en général assez mal écrits, je ne prétends pas lui faire perdre l’estime de ceux qui veulent bien la lui accorder, ni faire chanter victoire à ses énnemis. Je n’eus jamais un semblable dèssein ; je fais trop qu’il est facile de le disculper au moins en partie : qu’on en juge par ce que j’ai déjà dit, & par ce que je vais ajouter.
Si l’on n’a point d’autres raisons pour mépriser notre Opéra que la bassesse de son stile, on a grand tort de le voir de mauvais œil ; il faut revenir au plutôt d’une telle erreur, & se joindre à la nombreuse foule de ses partisans : voici sur quoi je me fonde ; les moyens pour le justifier ne me manqueront pas, je ne suis embarrassé que du choix : mais commençons.
36Denis d’Halicarnasse dans son
Traité de l’arrangement des mots,
dit qu’il y a trois caractères qui distinguent tous les Ecrivains, de
quelque nature qu’ils puissent être ; le prémier convient à merveilles à
notre Spectacle ; c’est celui qu’il appelle austère,
c’est-à-dire rude & négligé, qui sent moins l’art que la nature.
Hermogène a dit plus d’une fois, que ceux qui écrivent moralement,
c’est-à-dire qui expriment les mœurs dans leurs discours, écrivent
simplement ἀγελῶς, & sans fard. Les Poètes de notre Spectacle
s’appliquent, sur-tout à peindre les mœurs des personnages qu’ils font
agir ; donc ils ne doivent pas employer un stile recherché. Aristote
vient encore leur prêter un nouvel appui ; ses termes sont formels &
sans obscurité. « Les endroits qui renferment de beaux sentimens
ou des mœurs, n’ont aucun besoin d’ornemens…. Une éxpression
éclatante & lumineuse leur nuit au contraire, & ne sert qu’à
les cacher37. »
En faut-il davantage ? N’est-il pas prouvé
maintenant que les Auteurs de notre Opéra, font bien de ne point se
donner la torture, afin d’écrire avec art ? Mais continuons de déffendre
ce Spectacle. Denis d’Halicarnasse, dont j’ai parlé plus haut,
est de l’avis du Philosophe Grec. « Il
n’y a rien de plus contraire aux mœurs & aux sentimens, (ce sont
ses propres paroles) qu’une diction enflée & trop
recherchée. »
Longin dans son éxcellent Traité
du sublime, s’est beaucoup élevé contre le stile trop étudié :
ce qu’il admire dans les Livres de Moïse, montre jusqu’à quel point il
chérit la simplicité des mots. Le profond Dacier peut bien trouver sa
place après les grands Hommes que je viens de citer, il mérite que sa
voix soit comptée pour quelque chose ; la simplicité du stile lui parait
à désirer dans la plus-part des Ouvrages ; il est persuadé que
l’arrangement naturel des mots prête beaucoup plus de force au discours
qu’un étalage de figures & de métaphores. Ce Savant me rappelle un
passage du profond Aristote, qui vient ici fort à propos, & qui
allait m’échapper. « On doit réserver, dit
l’Oracle des gens doctes, tous les ornemens de la diction
pour les endroits faibles38. »
Conclura-t-on de là que les nouveaux
Drames, devraient être bien écrits d’un bout à l’autre, puisqu’ils ne
sont remplis que d’endroits faibles ? Il est plus naturel de conclure,
que le stile d’une Comédie-mêlée-d’Ariettes,
qui sera par-tout de la même force, c’est-à-dire bas & commun,
n’aura pas besoin d’ornemens. D’Aubignac semble déclarer en termes
éxprès, que c’est avec raison que notre nouveau Spectacle employe le
langage de la populace, car ce qu’il dit de la Comédie est plus analogue
au Spectacle moderne. « La Comédie qui n’a que des sentimens
communs & des pensées vulgaires, ne rejette point les entretiens
des Cabarets & des Carrefours, les proverbes des Porte-faix,
& les quolibets des Harangères, à cause que tout cela contribue
à la bouffonnerie39. »
Je demande s’il n’est pas plus
naturel d’appliquer ces paroles de d’Aubignac à l’Opéra-Bouffon, plutôt
qu’à la Comédie ? Je finirai par citer Boileau, dont le sentiment, tel
qu’il soit, sera toujours d’un grand poids. Cet Auteur montre bien le
ridicule du stile recherché, & le mérite du simple & du naturel,
dans son petit discours sur les inscriptions. Quel cas
aurait-il fait de notre Spectacle ! Il eût goûté mille délices à la
lecture des Drames Bouffons ; ce Vers de sa Poétique, sert encore à m’en
assurer.
Le stile le moins noble a pourtant sa noblesse.
Qu’il est nécessaire de rapporter les endroits les plus mal-écrits des Pièces du nouveau genre.
Peut-être que si je passais sous silence les phrases, les passages qu’on critique le plus dans les Poèmes du nouveau genre, parce qu’ils sont en éffet mal tournés, trivials ou obscurs ; peut-être, dis-je, m’accuserait-on de les taire par politique, afin de cacher ce qui ternit la gloire du Théâtre, en faveur duquel j’écris : dans la crainte qu’on ne puisse me faire une telle imputation, je vais faire passer sous les yeux du Lecteur les morceaux les plus critiqués.
Remarques sur On ne s’avise jamais de tout.
Le stile de l’Opéra-Bouffon ou de la Comédie-mêlée-d’Ariettes, doit être
clair & à la portée de tout le monde ; cependant il donne
quelquefois dans un tel galimatias, qu’il en est inintelligible. Où
peut-on par éxemple trouver plus d’obscurité que dans ces trois lignes
de la Scène cinquième de On ne s’avise jamais de
tout ? « Sachez, Docteur, que les inconséquences du cœur
mettent tôt ou tard en déffaut les
conséquences de l’esprit. »
Ne faut-il pas un Commentaire
pour les éxpliquer ?
Avant d’aller plus loin, qu’il me soit permis de faire faire une petite remarque au Lecteur. J’espère qu’on voudra bien observer que je ne cite que les Drames les plus célèbres ; que de fautes rencontrerait-on dans ceux que l’on dédaigne, puisqu’il en est tant dans ceux que l’on estime !
Continuons de parcourir On ne s’avise jamais de tout. La fameuse Romance Jusques dans la moindre chose, a un de ses couplets, dont la construction, ou plutôt le sens, est tout-à-fait vicieux & ridicule ; c’est celui-ci :
Qu’un son frappe mon oreille,J’écoute… & dans tous mes sens,Mon ame qui toujours veille,Croit entendre ses accens.………………………………………………………
Que signifie une ame qui toujours veille dans des sens ? Il s’en suit des quatre Vers que je rapporte, que l’ame de Lise écoute dans tous les sens, les accens d’un objet qu’elle adore ; c’est-à-dire que chaque sens a la faculté de l’ouie ; ainsi, le toucher, l’odorat & la vue seront frappés des sons d’une belle voix : voilà pour le coup une physique toute particulière, & dont l’antiquité ne s’était jamais doutée.
Les choses sont souvent éxprimées dans notre Opéra, d’une façon qui n’est connue que de lui seul ; en voici d’autres éxemples. Je cite plus volontiers des morceaux de Musique, parce que les Ariettes & les Romances du Spectacle moderne sont dans la bouche de tout le monde : il est singulier qu’on les applaudisse, qu’on les entende au Théâtre, & qu’on les chante à tout moment, sans s’apperçevoir qu’on n’y comprend rien, & qu’elles ne sont remplies que de galimatias ou de mots vuide de sens : qu’on fasse attention à cette Ariette.
Une Fille est un oiseau,Qui semble aimer l’esclavage,Et ne chérir que la cageQui lui servit de berceau ;Sa gaieté, son badinage,Ses carresses, son ramage,Font croire que tout l’engageDans un séjour plein d’attraits ;Mais ouvrez lui la fenêtre,Zeste, on la voit disparaître,Pour ne revenir jamais.
Outre que la comparaison est très fausse, parce qu’un oiseau qui est dans une cage, ne paraît jamais la chérir, & qu’il éxprime par son impatience & ses mouvemens, l’envie qu’il a de s’envoler ; cette comparaison est d’une longueur affreuse, on ne sait où elle finit : les quatre prémiers Vers semblent d’abord la terminer, mais le mot ramage qui vient peu après, fait penser qu’elle va jusqu’au bout. On est encore forcé de changer d’avis ; le pronom la, qui est dans l’avant dernier Vers, montre qu’on n’entend plus parler que d’une Fille ; car s’il s’agissait toujours d’un oiseau, il faudrait dire, zeste, on le voit disparaître. J’ai connu des Acteurs fort embarrassés sur le choix d’un pronom dans cet endroit. L’Auteur fait un tel mêlange de la comparaison & du Sujet, qu’il les embrouille cruellement ; on les voit revenir par intervalle lorsqu’on les attend le moins : on finit enfin, par les perdre de vue l’un & l’autre. Pour moi, je suis persuadé que l’Ariette ne contient qu’une comparaison ; c’est comme si l’Auteur avait dit, une Fille ressemble à un oiseau qui paraît aimer l’esclavage, &c. On remarque encore que la cage est représentée sous trop d’aspects ; on lui donne des qualités, des attributs, qui lui sont trop étrangers ; elle est d’abord un berceau, ensuite un séjour plein d’attraits. Ce berceau, ce séjour plein d’attraits, se trouvent gratifiés d’une fenêtre, que l’idée que nous nous formons des choses ne leur accorda jamais, & qui convient à peine à la cage. Je demande, qu’elle image l’esprit se forme de tout cela, & ce qu’il conçoit d’un assemblage bisare de mots décousus, qui n’ont aucun rapport avec ce qu’on veut leur faire signifier ?
Qui pourrait s’empêcher de rire en voyant qu’on fait dire à une jeune fille, qu’un amant flateur, enchanteur, a des armes sûres de leurs coups ?
Rose & Colas.
Passons à d’autres Pièces, & jettons-y rapidement un coup-d’œil. Qu’on éxplique, si l’on peut, cette Enigme :
……………………………………………………Soyés sûr que dans notre ménage,Si votre bien dépend de moi,Vous, le vôtre de ma future,L’amour, l’amitié, la nature,Seront pour nous une loi.
Le Philosophe le plus pensif, le plus profond, serait obligé de lire plusieurs fois ces Vers, ainsi que ceux qui suivent, avant de les entendre.
Rose.
Il m’est cher, vous mon Père encore plus ;Si nos jours ne coulaient ensemble,Ses désirs deviendraient superflus :Même nœud nous unit, nous rassemble,Et nos enfans seront en moi,Pour vous la leçon la plus sûre ;L’amour instruirait la Nature,Si jamais j’oubliais sa loi.
Tom Jones.
Que signifie cette antithèse gigantesque ?
… Sophie………………………………Quand sous tes doigts naissent les roses,Les épines sont dans ton cœur.
Comment se représenter un cœur rempli d’épines ? il faut au moins que le composé ait quelque rapport avec le simple auquel on le joint. Je ne crois pas qu’il soit possible non plus de trouver de sens à ce que je vais rapporter.
Remarques sur le Roi & le Fermier.
Par-tout où je fixe la vue,En proie au chagrin qui me tue,Je sens que mon ame éperdueVeut choisir & ne le peut pas.
Quoi, par-tout où il fixe sa vue, son ame veut choisir & ne le peut pas ! quel grimoire est cela ! se douterait-on que l’Auteur veuille éxprimer tout simplement ; je suis incertain de ce que je dois faire, je ne puis fixer ma vue ni mes résolutions nulle part ? Le nouveau Théâtre, comme il est aisé de le voir, a son Enthousiasme & son stile Poétique. Ecoutez, je vous prie, combien de formes on fait prendre au mot Bonheur, & combien de Métaphores on met pour lui en usage. C’est un Roi qui parle :
Le bonheur est de le répandre,De le verser sur les humains,De faire éclore de mes mainsTout ce qu’ils ont droit d’en attendre.
Le bonheur en prémier lieu se répand comme une pluie d’or, ensuite il se verse de même que de l’eau ; tout-à-coup on le fait éclore ainsi qu’une fleur, car il est caché sous la dernière figure. Le comble du plaisant c’est de voir que dans des mains il soit possible de faire éclore quelque chose.
Autre remarque sur Tom Jones.
Je continue mes citations. Il me semble que Blifil fait un singulier compliment à l’aimable Sophie. Au milieu d’un grand nombre de douceurs, il lui échappe une sottise. Notre maison, lui dit-il, deviendra le séjour des plaisirs ;
Richesses,Caresses,Tout vous prouvera mon amour ;Jamais je n’aurai d’autre envieQue de veiller sur la belle Sophie.
L’Auteur veut peut-être marquer par-là, que ce personnage de sa Pièce a un grand penchant à la jalousie. Mais outre que Monsieur Blifil le déclare à propos de botte, & peu naturellement ; on dirait plutôt qu’il annonce sa fidélité d’une façon très-immodeste.
Observations diverses.
En général, dans la plus-part de nos Opéras, le Français n’est guères
mieux traité que la justesse des pensées & que la raison. Donnons-en
des éxemples, Voilà qui est écrit fort à l’aise : « Doute cruel…
quoi, douter ?… Je n’ai plus de doute40. »
Que l’Auteur
n’ajoutait-il ; Oui, sans doute, & je me doute qu’en doutant,
j’aurais tort de douter.
Que signifie des Trésors qui n’ont de
valeur
que par l’objet qu’on aime, que par la main dont ils nous sont
offerts41 ?
J’ignore aussi de qu’elle langue est une pareille phrase : « Ce
nuage n’est qu’un passage42 »
; il fallait dire, ce nuage ne fera
que passer.
Il est inutile de citer un plus grand nombre de Poèmes du nouveau Théâtre ; le Lecteur ne s’est peut-être que trop ennuyé. Fesons lui grace du reste : s’il juge à-propos d’en voir d’avantage, il n’a qu’à se donner la peine de lire les prémières Pièces chantantes qui lui tomberont sous la main ; il sera bientôt satisfait, au-delà de son attente. Quelques-unes de mes citations & de mes remarques paraîtront peut-être trop minutieuses ; m’était-il possible de les rendre plus importantes, puisqu’il ne s’agit que de l’Opéra-Bouffon ?
J’observe que les critiques que j’ai répétées d’après la plus saine Partie du Public tombent presque toutes sur les ouvrages d’un seul Auteur. C’est que le genre que cet Auteur embrasse lui fait faire souvent des faux pas. A force de vouloir peindre la Nature, il donne dans le bas & dans des négligences de stile impardonnables. Mais l’homme de Lettres dont je parle a la gloire d’éffacer les fautes qu’il fait quelquefois, par les beautés qu’il répand dans ses Ouvrages. De tous ceux qui courent dans la carrière du Spectacle Moderne, il est le seul qui éxcelle à peindre la Nature dans sa vraie simplicité. Le Drame de Rose & Colas en est une preuve frappante. Il serait à souhaiter pourtant qu’il s’attachât d’avantage à polir son stile. La vraisemblance, il est vrai, ne veut pas que des Paysans s’expriment avec toute la délicatesse des Habitans des Villes. Il faut au moins qu’ils soient intelligibles ; il faut proportionner ses Ouvrages à ceux qui les entendent ou les lisent.
Mal qui peut résulter des Pièces dont le stile est repréhensible.
Songe-t-on à ce qui peut arriver de la négligence qu’on laisse s’introduire dans le stile des Pièces Modernes ? plusieurs personnes qui en font leurs délices s’accoutument à parler insensiblement comme elles sont écrites. Le mal fait des progrès ; &, dans cent ans, la langue au lieu de se soutenir dans la perfection où nos grands Auteurs l’ont portée, retombera dans la Barbarie où elle était sous François I. Que les Auteurs du nouveau Théâtre sentent combien on leur sera redevable ; qu’ils fassent là-dessus leurs réfléxions : c’est surtout au Public à y réfléchir, lui qui protège leurs écrits, & qui les applaudit, malgré l’imperfection de leur stile.
Pourquoi des Ariettes mal écrites nous plaisent ?
Il se présente ici une question fort naturelle à ce que je viens de dire : pourquoi les Ariettes font elles tant de plaisir, & sont-elles tant chantées, quoiqu’elles soient obscures pour la plus-part, & peu délicates ? c’est que nous sommes acoutumés à ne point éxaminer sérieusement ce qui nous amuse. Nous nous contentons de ce que les choses nous paraissent d’abord : notre fond naturel de gaîté nous oblige à chanter indifféramment toutes les paroles qui sont sur des Airs. Il est encore une autre raison du prodigieux succès des Ariettes. Ce sont des Femmes, des Musiciens, ou des petits Maîtres qui les chantent partout : or le goût de cette partie de la Société n’est pas fort difficile : il cesse donc d’être surprenant que des Ariettes mal écrites fassent le principal ornement des Tables, des Concerts, & de nos Spectacles.
Que l’éxemple des plus grands Auteurs éxcuse un peu les Poètes du nouveau Théâtre.
Il est donc prouvé que la manière d’écrire des Poètes du nouveau Spectacle, est ordinairement assez peu élégante, & qu’ils employent communément des éxpressions populaires, & quelquefois obscures. Mais les plus grands Auteurs ne se sont-ils pas permis des négligences pareilles, où qui leur sont échappées ? J’en pourrais citer mille éxemples plus convaincans les uns que les autres : je me contenterai d’en rapporter un petit nombre.
Quand j’ai montré les défauts de stile des Drames Modernes ; j’ai tiré tous mes éxemples des meilleurs Poèmes du nouveau Spectacle ; je vais prendre aussi mes remarques dans les plus célèbres Auteurs. On verra si les Poètes du Théâtre Moderne sont les seuls qui laissent glisser dans leurs écrits des façons de s’éxprimer un tant-soit-peu triviales, ou obscures ; & s’ils sont les seuls qui oublient quelques-fois de parler Français.
Négligences de stile dans Racine.
On convient que Racine est l’auteur le plus élégant que nous ayons en France. Il règne dans ses Pièces une douceur & une harmonie singulière. On dirait qu’Apollon & les Grâces conduisaient sa plume. Cependant il lui est échappé des fautes qu’il est facile d’appercevoir au milieu des beautés dans lesquelles elles sont cachées, je vais citer les prémières que je découvrirai.
Que parlez vous de Rome & de son Alliance ?
Ce Vers est-il digne de la Tragédie ? D’ailleurs, dans quatre lignes je vois trois fois le même mot :
En épousant en vous l’Allié des Romains :Que parlez-vous de Rome & de son Alliance ?Pourquoi tout ce discours & cette défiance ?Qui vous dit qu’avec-eux je prétends M’allier43 ?
La construction du Vers suivant me paraît vicieuse, sur-tout dans une Tragédie :
44 Ma vie & mon amour tous deux courent hazard.
Voici de la Prose toute pure :
Pensez y bien : j’attens pour me déterminer.Mais le dèssein est pris.45
Sans que Mère ni Père ait daigné me sourire45.
Je vais citer un Vers qui me semble tout-à-fait comique.
Trouverai-je l’Amant glacé comme le Père46 ?
La tendre Iphigénie s’éxprime là d’une façon assez scandaleuse. Racine rend quelquefois ses personnages peu polis. J’en ai la preuve toute prête. C’est Achille qui parle à Clitemnestre :
…………………………………………………………………………Et de laisser bientôt sous Troye ensevelie.Le dèshonneur d’un nom à qui le mien s’allie47.
Ne voilà-t-il pas un fort joli compliment ? que dirait-on d’un Français qui adresserait un tel discours à la Mère de sa maîtresse ? Voici un Vers qui est assez dur :
Quel Père de Son Sang Se plaît à Se priver48 ?
Les oreilles délicates feront attention à la dureté, au sifflement de ce Vers, occasionnés par le redoublement des S.
La Nation entière est promise aux Vautours50.
Pour dire que la Nation est condamnée à périr.
Je t’aimais inconstant, qu’aurai-je fait fidèle51 ?
L’éxactitude démandait ; Qu’aurais-je fait s’il eut été fidèle ? Quoique M. l’Abbé D’Olivet le déffende dans ses remarques critiques sur Racine, ce Vers ne péche pas moins contre la Grammaire.
Mais laissons Racine. Les négligences qui lui sont échappées ne
ternissent aucunement sa gloire. Combien est-il d’hommes de Lettres dans
notre Siècle qui voudraient avoir composés ses plus mauvais Vers ?
Parcourons maintenant Boileau : il fit la guerre aux méchans Poètes ;
vingt fois sur le métier, il mettait ses
écrits.
Ses Vers doivent donc être châtiés. S’il
est possible d’y rencontrer des fautes, il est clair que notre Opéra
peut bien quelquefois être éxcusable d’en être rempli.
Mauvais Vers de Boileau.
Je ne connais point de Vers si dur, si hérissé que celui-là :
Et dans ce haut éclat où tu te viens offrir52.
L’oreille est impitoyablement écorchée par le choc de tant de T. Veut-on du galimatias ? en voici :
Et tandis que ton bras des peuples redouté53,Va la foudre à la main rétablir l’équité.
Pour le coup le sévère Boileau s’est trop laissé emporter au Phébus. Il est plaisant de voir marcher un bras, qui va la foudre à la main. Avançons. Notre fier Satirique a eu le bonheur de distinguer de ses yeux mortels des esprits, ou des âmes ; qu’on en juge par ses termes ;
C’est-là, ce qui fait peur aux esprits de ce tems,Qui tout blancs au déhors sont tout noirs au dédans54.
Des esprits blancs & noirs ! Mais voici bien un autre écart Poètique :
Si mon cœur dans ces Vers ne parlait par ma main55.
Despréaux se plaisait à prêter à plusieurs parties du corps des facultés qu’elles n’ont point. Tout-à-l’heure le bras marchait, à présent c’est un cœur qui parle par une main. Notre fameux Poète disait souvent le contraire de sa pensée :
Boursault a bien eu raison de soutenir qu’il fesait plutôt à Cassaigne & à Cotin un compliment, qu’une insulte, dans ces Vers de sa troisiéme Satire :
Moi qui ne compte rien, ni le vin ni la chère,Si l’on n’est plus à l’aise assis dans un Festin,Qu’au Sermon de Cassaigne ou de l’Abbé Cotin.
La correction que propose Boursault ne laisserait plus d’ambiguité :
Si l’on n’est plus à l’aise assis dans un FestinQu’on n’est même aux Sermons de Cassaigne & Cotin.
Je ferai remarquer avant d’aller plus loin, que « moi qui ne compte rien ni le vin ni la chère » n’est pas Français. Chère ne sçaurait s’employer seul, il faut toujours l’accompagner des adjectifs bonne ou mauvaise :
Mais c’en est assez : respectons le reste des ouvrages de ce grand-Homme. En osant me jouer de mon Maître, je fais trop ma cour au froid, au boursoufflé Monsieur de M…
Sottises plaisantes de Pradon.
le Lecteur me permettra-t-il de citer deux endroits originaux, tirés d’une Epitre de Pradon ? Mon dessein n’est point de le mettre en parallele avec les Génies célèbres dont je parle ici. Je ne l’introduis en si bonne compagnie qu’à cause de notre Opéra-Bouffon. Voici deux passages de ce prétendu rival de Racine qui prouvent que dans l’autre siècle on choquait quelquefois le bon Sens, ainsi qu’on en accuse le Spectacle moderne.
Et tout sanglant encor de son Huitre-à-l’Ecaille.
Les Huitres ont donc du sang ! C’est extravaguer dans les règles. Il appelle Boileau,
Ce Corbeau déniché des Montfaucons du Pinde.
Voilà une sottise qui n’a pas non-plus le sens commun ;
Et des morts immortels ronger les ossemens.
Quelle contradiction ! quelle anthitèse ! des morts immortels ! J’ai honte d’écrire de pareilles absurdités. Quand on est capable de composer des Vers aussi ridicules, on mérite bien d’être honni & vilipendé. Qu’on accuse encore l’Opéra-Bouffon d’avoir un stile unique, à force d’être mauvais. Estimables Auteurs de ses Drames charmans, consollez vous. Mais relevons les éxemples que je vous donne par des autorités plus respectables.
Négligences du grand Rousseau.
Tout sublime qu’est le grand Rousseau, il est aisé de trouver des fautes dans ses ouvrages. Un Poète doué d’un génie vaste & profond, ne se soutient pas toujours ; à côté d’un morceau plein de chaleur & de force, on voit souvent un endroit faible. L’homme se découvre par-tout. Les écrits du grand Rousseau en offrent une preuve : ils affermissent l’Opéra-Bouffon contre les traits qu’on lui lance, à cause des fautes dont ses Poèmes sont semés. Cet éxcellent Auteur ne nous fait pas aller bien loin pour nous montrer des négligences ; on en rencontre dès l’entrée de son Livre.
Qui pourra, grand Dieu, pénétrerCe Sanctuaire impénétrable52 ?
Ce jeu de mots est indigne de la majesté de l’Ode. Que signifie cette apostrophe ?
Insensés, qui remplis d’une vapeur légère53…
On prétend que le grand Rousseau éxcellait dans le choix des Epithètes ; ce n’est pas au moins dans celle qu’il met ici au mot Lion ;
Il affronte avec courageLa dent du Lion sauvage54.
Il semble qu’il y ait différente classe de Lions, des sauvages & des apprivoisés.
Conduis par mes vives clartés,Vous n’avez écoutez que mes loix adorables ;Jouissez des félicitésQu’ont mérités pour vous mes bontés sécourables55.
On éviterait avec soin dans la prose même, les terminaisons semblables qui sont dans cette strophe, & dont le fréquent retour est très-désagréable à l’oreille : outre cela, ces quatre Vers sont d’un prosaïque étonnant.
Et par un respect plein d’amourSanctifiez en moi votre réjouissance56.
Je suis tenté de croire que ces Vers là ne sont point du grand Rousseau, tant ils sont pitoyables & trainans : à leur ton dévot & mistique, je les soupçonne de quelque Moine, qui les aura coulé parmi ceux de notre fameux Poète, pour la plus grande gloire du Ciel.
C’est ainsi que la main des ParquesVa nous filer ce siècle heureux57…
La Parque file nos jours & non des siècles ; on ne dit métaphoriquement que la Parque file nos jours, que parce que les Poètes ont prétendus qu’une Déité aveugle, en coupe la trame à son gré.
Et si quelqu’un sa sentence passée58…
N’aurait-il pas été mieux d’écrire rendue ?
L’un de son corps vante l’air héroïque59.
Dit-on l’air héroïque d’un corps ? L’usage est pour l’air du visage, où l’on dirait en général, son air héroïque.
Les fautes de stile de l’Opéra-Bouffon sont plus éxcusables que celles qu’on voit dans les Ouvrages des grands hommes.
Ne cherchons pas davantage des fautes échappées à de grands hommes. Remarquons pourtant qu’il est plus permis aux Poètes du nouveau Spectacle d’employer des expressions faibles & basses, qu’aux Auteurs célèbres que je leur compare. Les prémïers travaillent ordinairement dans un genre simple & naïf ; les autres n’ont composés que dans le genre noble & sublime. Une faute d’éxpression ou de bons sens dans un de nos Opéras n’est point si remarquable, ni d’une si grande conséquence, que la moindre négligence qu’on apperçoit dans une Tragédie ou dans un Poème épique. Il est de la nature des Drames burlesques de ne contenir rien d’essentiel ; au lieu que les ouvrages que j’ai cité doivent parler au cœur comme à l’esprit.
Je conseille néanmoins aux Poètes du nouveau Théâtre de polir leur stile, d’éxpulser de leurs Pièces toute éxpression triviale, mauvaise ou douteuse. Aucun ouvrage ne nous plaît parfaitement, s’il est dénué des charmes du stile. Fermez les yeux sur les libertés qu’ont prises, ou que prennent des Auteurs célèbres.