Chapitre VII.
De la Vraisemblance.
Q uoique j’aye parlé de la vraisemblance dans le cours de cet Ouvrage, il me paraît nécessaire d’en dire encore un mot. On doit étudier avec soin tout ce qui la regarde, il est d’une importance éxtrême de la connaître & de l’approfondir : je fais donc bien de lui consacrer un CHAPITRE ; on verra que je ne laisse rien échapper, autant qu’il m’est possible, de ce qui peut instruire ou mériter l’attention du Lecteur ; j’aime mieux courir les risques de me répéter.
De quelle utilité est la Vraisemblance Dramatique.
Envain le sujet d’un Drame serait admirable, son stile aurait beau être châtié, clair & sublime ; s’il est dénué du secours de la vraisemblance, ses charmes s’évanouissent, l’esprit indigné se révolte, & l’on siffle impitoyablement ce que l’on regarde comme des Fables. La vraisemblance est le vernis des Poèmes Dramatiques, elle les fait briller, elle attire sur eux tous les regards ; pour parler sans figures, c’est elle seule qui nous attache, & qui nous fait suivre avec plaisir une action Théâtrale, depuis son commencement jusqu’à sa fin. Que le Poète ait donc grand soin de ne pas s’en écarter un instant, il courrait risque autrement de perdre le fruit de ses peines, & de voir tomber un Ouvrage qui lui aurait coûté beaucoup de tems & de travail. L’observation éxacte de la Nature a donné naissance à toutes les règles, mais celle ci sur-tout est tirée de ce que nous enseigne la Nature, & de ce qui se passe chaque jour sous nos yeux : en voilà la preuve ; si l’on nous racontait une histoire remplie d’événemens incroyables, serions nous affectés, éprouverions nous cet attendrissement, cet intérêt qui font que les âmes bien nées plaignent les malheureux ? Qu’on vienne au contraire nous apprendre une avanture toute simple, qui paraisse probable, nous l’écoutons attentivement, notre cœur s’ouvre à la tristesse ou à la joye, à mesure que celui qui en est le Hèros a lieu de s’affliger ou de se réjouir. On me demandera, sans doute, ce que c’est que cette vraisemblance, sans laquelle il ne peut y avoir rien de parfait ; je vais tâcher de l’éxpliquer.
Déffinition précise de la Vraisemblance.
La vraisemblance théâtrale, est un rapport si parfait des choses les unes-aux-autres, qu’il paraît impossible qu’elles se soient passées différemment qu’on les représente. Il faut distinguer deux sortes de vraisemblances ; l’une qu’on admet au Théâtre, & l’autre qu’on reçoit dans le monde : la vraisemblance dont on se contente dans la société, nous représente un événement comme il a pû se passer ; la vraisemblance théâtrale nous offre un fait comme il a dû arriver. Le Poète qui se contenterait de mettre sur le Théâtre des événemens vrais, sans autre préparation, se montrerait peu instruit ; le possible est même banni de la Scène. La raison qui fait absolument rejetter le vrai & le possible est très aisée à trouver : nous sommes certains que tels faits sont arrivés, mais il n’est pas dit pour cela qu’ils soient croyables. Un Frère est assez barbare pour envoyer à son Frère une boète remplie de poudre, & disposée de façon qu’en s’ouvrant elle fasse périr le malheureux objet de sa rage ; nous en sommes assurés ; pourtant un pareil tableau mis sur la Scène, révolterait tous les Spectateurs ; parce qu’il peindrait des choses trop éloignées de la Nature : il est possible qu’un Père, livré au fanatisme, ait pendu lui-même son Fils, mais on refusera toujours de croire une pareille probabilité.
Le Possible est plutôt admis au Théâtre que le vrai.
Je dois avertir que le Possible n’est pas tout-à-fait éxclu du Théâtre ; il ne faut lui déffendre l’entrée des Drames, qu’autant qu’il s’agit d’événemens surnaturels, ou qui n’arrivent que rarement dans le monde. Un Dieu peut descendre tout-à-coup changer la face d’une intrigue, ou faire terminer une Pièce dont le dénouement devenait trop difficile ; mais je doute que les Spectateurs voulussent se contenter d’un tel moyen, employé ailleurs qu’à l’Opéra-sérieux : une maison peut s’écrouler, tel personnage peut être atteint d’une maladie imprévue ; mais on se moquerait du Poète qui aurait recours à de semblables expédiens. Le Possible bon ou plutôt suffisant, c’est ce qui regarde le changement de pensée, & les actions peu considérables des hommes : comme, par éxemple, que celui-ci se décide enfin à une chose qu’il ne voulait pas faire d’abord ; que tel personnage fasse dans un jour cent lieues, & que celui-là rencontre quelqu’un qu’il croyait bien loin.
Le Vraisemblable l’emporte sur tout.
Le Poète éxaminera soigneusement si son sujet est vraisemblable ; les principes que je viens d’établir pourront peut-être l’éclairer ; il éloignera tout ce qui rendrait merveilleux les incidens de son Drame ; il fera ses éfforts afin de s’approcher de la Nature. Il aurait tort de ne suivre cette règle éssentielle, que dans des sujets historiques & tout-à-fait vrais ; il s’en faut de beaucoup qu’il puisse s’abandonner à son caprice, dans ceux-mêmes dont il est l’inventeur ; ils doivent toujours avoir un air de vérité.
Que le Poète est libre de faire à son sujet les changemens nécessaires.
Il ne faut cependant pas se rendre esclave de son Sujet, & n’oser y
faire des changemens dans la crainte de s’écarter de l’Histoire, ou de
la manière dont un fait est survenu. Aristote veut avec raison que le
Poète soit libre de disposer son Drame comme bon lui semble34. « L’Historien, dit-il, écrit ce qui est arrivé, & le
Poète ce qui a pû ou dû arriver »
; il s’éxprime encore
ailleurs dans des termes plus positifs. « Le Poète doit être
l’Auteur du Sujet encore plus que des Vers35. »
Ces
différens passages nous prouvent combien ont tort
ceux qui soutiennent qu’il n’est point permis de rien changer à un Sujet
vrai, qu’on approprie au Théâtre. Le Poète peut souvent mêler avec art,
la fiction à la vérité ; mais il faut alors que l’une ait absolument
besoin de l’autre.
Les noms des Personnages peuvent aussi être vrais & supposés ; en mettant des noms vrais dans une Pièce, il est permis malgré cela d’en imaginer le Sujet ; & en mettant des noms supposés, on est maître d’y placer des choses vraies & réelles. La plus-part des personnages de Zaïre ont éxisté ; mais l’Auteur les rend en bute a des malheurs, il les fait rencontrer dans des situations qu’ils n’éprouvèrent jamais. Le second éxemple est plus rare ; il ne se trouve guères, je crois, que dans les Pièces Satiriques, je serai d’avis qu’on le suivit le moins qu’on pourra ; le prémier est plus usité, facilite davantage le Poète, & fait naître plutôt l’illusion : lorsque les noms des personnages sont vrais, on est porté à croire que l’action est réelle.
Le Vrai ne compose presque jamais une action théâtrale.
Je finis en observant que la vérité n’est presque jamais la bâse des Drames en général, c’est toujours le Vraisemblable ; ce n’est donc pas la vérité qu’on doit s’éfforcer de saisir, mais c’est ce mêlange adroit du Vrai, du Possible & des choses conformes à nos idées.
Le Spectacle moderne s’écarte souvent de la Vraisemblance.
Tout cela se trouve réuni dans le nouveau Théâtre ; aucun Spectacle n’employe aussi-bien que lui la Vraisemblance ; c’est peut-être la raison qui nous le fait tant chérir. Mais voudra-t-on le croire ? Il ose quelquefois abandonner cette Vraisemblance si précieuse, pour mettre sur la Scène de l’incroyable & des actions qui répugnent au bon sens. Un Spectacle si naïf, si simple, devrait-il tomber dans de pareilles fautes ? Les deux Pièces que je vais citer, prouveront si je lui fais des reproches mal fondés.
Premier éxemple ; le Jardinier & son Seigneur.
Le Jardinier & son Seigneur sera la prémière. Est-il dans la vraisemblance, qu’un Seigneur vienne avec une meute, un train & une suite considérables, pour chasser un misérable Lièvre du Jardin d’un Paysan ? Quel est l’habitant de Campagne assez rustre, assez bête, tranchons le mot, pour ne pas poursuivre lui-même le Lièvre qui ronge ses choux ? Ne traiterait-on pas de fou, le Manant qui éxigerait un pareil service de la bonté de son Seigneur ? On me dira que l’Auteur n’a point inventé le sujet, qu’il n’a fait que copier la Fontaine ; je répliquerai que ce n’est point une éxcuse : la Fontaine en a fait une Fâble & non une Pièce de Théâtre. Puisque la vraisemblance est nécessaire dans les sujets qui sont vrais, à plus forte raison est elle indispensable dans ceux qui ne sont appuyés que sur la fiction. Je suis surpris que M. Sédaine, qui copie si bien la nature, n’ait pas senti le ridicule d’un tel sujet adapté au Théâtre.
Le Bucheron ; second éxemple.
Le Bucheron fournit encore plus de matières à la critique ; on conviendra, je pense, que les personnages de cet Opéra sont dépeints comme vivans dans ce Siècle ; ils ont du moins les mœurs, les usages, les habits des Bucherons de nos jours. Le Bailli est fait sur le modèle des Baillis actuels : rien ne nous avertit dans cette Pièce que le tems de son action remonte jusqu’à la plus haute antiquité. Or, quel doit être la surprise des Spectateurs, chaque fois qu’on la représente, de voir arriver Mercure, de n’entendre parler que de Jupiter, tandis que l’action parait être moderne, & que les habits, les discours même des Acteurs, servent à nous en convaincre ? On s’écriera peut-être, que ce que je reprends, prouve que l’action est supposée se passer dans le tems qu’on ne connaissait que les Dieux du Paganisme : s’il était ainsi, j’avouerais que je n’y comprends rien, & qu’on se serait plû à contredire l’Histoire, la raison & le sens commun. Je demande d’abord dans quel endroit se passe l’action ? Si c’est en France, comme il y a lieu de le soupçonner ; les Gaulois étaient trop barbares lorsque les Romains les subjuguèrent, pour savoir même ce que c’était qu’un Livre, ou qu’un amas de feuilles écrites ; ils ne songeaient qu’à se déffendre des courses des Germains, qu’à ravager les pays de leur voisinage. Et pourtant l’Auteur place des Ecoles jusques dans les Hameaux, puisque le Bucheron balance s’il ne désirera point d’être Maître d’Ecole : même sous la seconde race de nos Rois, l’ignorance était générale, le Gentilhomme se fesait gloire de ne rien savoir ; les Prêtres mêmes savaient à peine écrire leurs noms : or, comment y aurait-il eû des Ecoles dans les Villages ? Il est clair que l’action est tout-à-fait modernes ; ainsi l’on fait agir Mercure, Jupiter, dans un tems où l’on ne connait que la Religion Chrétienne, que le culte du vrai Dieu : il est aussi comique d’avoir fait une telle faute, que si l’on fesait paraître un des Saints de la Légende au grand Aléxandre, ou bien à un des anciens Rois de Perses. Il est inutile d’en dire davantage ; en continuant d’éxaminer cette Pièce si bisare, je craindrais à la fin de perdre le sang froid, la gravité nécessaire à l’Auteur d’un Ouvrage, tel que celui que j’offre au public.
La Vraisemblance ferait pourtant un des principaux ornemens du nouveau Théâtre.
Les Poètes de notre Opéra, sont trop sensés pour ne pas éviter des travers aussi singuliers. Je le répète, la Vraisemblance est d’une nécessité absolue ; sans elle les Poèmes Dramatiques ne sauraient se soutenir : le genre du Théâtre si applaudi de nos jours, l’oblige sur-tout à ne jamais marcher qu’avec elle.