Chapitre VI.
Des Sçènes.
LE mot Scènes, auquel on donne tant de diverses significations, ne voulait dire dans son origine, qu’un lieu couvert de branchages. Ceci me confirme dans le sentiment où je suis que la Comédie ancienne ne se jouait chez les prémiers Peuples que sous des branches & des berceaux d’arbres. La fameuse Fête des Tabernacles célébrée par les Juifs, a pris le nom de Scenopegia de cet usage d’appeller Sçène une un endroit que l’on couvrait de feuilles artistement entrelacées29. Certains Peuples d’Arabie se nomment Sçènites parce qu’ils vivent toujours sous des berceaux de feuillages. Le mot Sçène consacré au Théâtre par les Modernes, signifie proprement le lieu de l’action, & les différentes parties d’un Acte où l’on voit agir les Acteurs.
C’est à tort qu’on veut lui chercher des interprétations plus étendues ; il n’en a point d’autres que les deux que je viens de marquer. Lorsqu’on dit, la Sçène ne doit point être ensanglantée, ou bien, la Sçène change ; on entend le lieu de l’action : il est aisé de le sentir.
Usage des Grecs & des Latins.
Les Grecs n’ont fait aucun usage de ce terme, qui nous vient directement des Latins. Ils se contentaient peut-être de mettre à la tête de la partie du Drame que nous appellons Sçène, le nom des personnages qui formaient le dialogue. On présume que les Poètes Latins, tels que Plaute, Térence, ne s’en sont point servi non plus. Donat est le plus ancien Commentateur dans les ouvrages duquel on le trouve. Sans doute quelques Sçavans l’auront mis en usage, ainsi que celui d’Acte, en le plaçant dans les Drames qu’ils commentaient, afin de mieux désigner les parties du Poème dont ils avaient occasion de parler. Nous l’avons adopté parce qu’il nous a paru propre à éxprimer en peu de mots un instant de dialogue entre plusieurs Acteurs, ou le discours qu’un seul personnage se tient à lui même. Mais afin d’éviter les équivoques, on aurait dû faire choix d’un terme qui n’eut pas tant d’acceptions différentes.
On ne parle ici des Sçènes que comme divisions d’Actes.
Je n’entreprens de parler dans ce Chapitre que des Scènes qui composent les Actes, & non du lieu de l’action. J’ai déja traité cette partie éssentielle du Drame ; ainsi je n’en dirai rien ici, crainte de me répéter inutilement.
Ce qu’éxigent les Sçènes pour être bien faites.
Les Sçènes doivent être si bien liées ensemble qu’elles paraissent ne faire qu’un seul & même tout. C’est-à-dire, que quoiqu’elles fassent proprement des espèces de petits Poèmes séparés, il est nécessaire qu’elles tiennent au reste de l’ouvrage, & qu’on ne puisse les en détacher sans le rompre & le détruire entièrement. Leurs principales beautés résultent de leur union. Il faut encore qu’elles ayent besoin d’être jointes pour être entendues & senties. Si vous otez la moindre petite roue d’une montre, vous l’empêchez de faire son éffet ; chaque ressort concourt à la faire mouvoir : il en est de même de la construction d’un Drame travaillé avec art ; une Sçène amène naturellement l’autre ; celle qui précède fait naître celle qui suit ; & leurs chocs mutuels, s’il est permis de s’éxprimer de la sorte, donnent le mouvement à l’ouvrage entier.
Tout leur mérite dépend de faire entrer & sortir à propos les Acteurs.
On sera certain de suivre toujours la règle dont je parle, si l’on fait attention à l’entrée & à la sortie de ses Acteurs. Ils entreront à propos, lorsqu’ils viendront sur le Théâtre pour quelque motif déterminé. Il faut que le concours des circonstances les oblige à paraître dans le lieu de l’action. Il serait ridicule de leur faire dire au milieu d’une rue, ou dans une sale trop fréquentée, ce qu’ils pouvaient dire dans leur cabinet, ou bien ailleurs. Le Poète aura donc soin d’amener ses personnages le plus naturellement qu’il sera possible. Le prémière Sçène même éxige qu’on pratique cette règle à la rigueur ; les plus fameux Auteurs Dramatiques nous en ont donnés des éxemples qu’on ne sçaurait suivre avec trop de soin. L’ouverture de la Comédie du Tartuffe est faite avec un art infini. Madame Pernelle sort précipitamment de la maison de son fils ; on l’accompagne afin de tâcher de l’adoucir. Voilà donc des personnages qui viennent occuper la Sçène sans blesser en rien la vraisemblance. L’ouverture des Deux Chasseurs & la Laitière est aussi très-bien faite : Colas est supposé dans la forêt où il a passé la nuit à guèter l’ours. En imitant des pareils modèles, on se procure nombre d’avantages, & de grandes ressources dans le cours de son ouvrage. Quand quelques Acteurs sont amenés à propos dès la prémière Sçène, il est moins difficile de faire ensuite arriver les autres.
Les principaux moyens dont on peut se servir pour faire arriver à propos ses personnages.
Je vais rapporter une partie des moyens dont on peut se servir pour l’entrée de ses personnages. Un de ceux qui se trouvent sur le Théâtre en envoye chercher un autre. Mais il faut pour cela considérer deux choses. Prémièrement, que l’Acteur qu’on fait venir à l’aide d’un Messager, ne soit pas trop éloigné de l’endroit où se passe l’action : en second lieu, celui qui en mande un autre doit être d’une condition un peu distinguée, parce que les gens de la lie du peuple n’ont aucune dignité qui les empêche d’agir à leur fantaisie, & qu’il ne serait pas naturel de les voir attendre gravement les personnes aux-quelles ils ont envie de parler : l’Opéra-Bouffon ne peut guères employer ce moyen. Il faut encore faire ensorte qu’on ait des choses importantes & pressées à dire à l’Acteur qu’on envoye chercher ; & détailler une raison plausible qui retient sur la Scène celui qui fait faire le message ; autrement, on demanderait pourquoi il le fait venir avec une telle promptitude, & pourquoi il ne va pas le trouver lui-même ? Mais à présent on n’y regarde point de si près. L’observation éxacte de cette règle rendrait la plus-part de nos Pièces défectueuses.
Le nouveau Théâtre observe quelques-uns des moyens indiqués
Il est peu d’éxemple dans l’Opéra-Bouffon, & dans la
Comédie-mêlée-d’Ariettes, du dernier moyen que j’enseigne ici,
pour faire arriver avec vraisemblance de
certains personnages d’un Drame ; ma mémoire ne m’en fournit qu’un
seul ; je le prends dans Tom Jones. C’est lorsque
M. Werstern ordonne d’aller voir si Alworthy est dans le Château. Peut-être serait-il aisé d’y
trouver à redire. Mais l’Auteur est-il obligé d’observer des loix dont
on s’écarte chaque jour dans des Ouvrages d’un genre encore plus
relevé ? d’ailleurs, il rachète bien de légers déffauts par le soin
qu’il a eu de marquer le motif qui engage M. Werstern
à mander son ami Alworthy. « Allez, dit cet éternel Chasseur, dont le caractère est
un des mieux travaillés de la Pièce ; qu’Alworthy vienne tout-à-l’heure, c’est pour affaire
pressée ; s’il ne peut quitter, j’irai moi-même. »
Où
pourra-t-on rencontrer une manière plus rigide d’observer les
règles ?
Suite des moyens de faire entrer naturellement les Acteurs d’un Poème.
Reprenons le détail des prétextes qu’on met en usage pour rendre l’entrée de ses Acteurs facile & naturelle. On peut fort bien en supposer quelques-uns qui apperçoivent en passant ceux qui occupent la Scène, & les abordent afin de s’entretenir avec eux : alors il faut que le lieu de l’action soit une rue, ou bien un endroit public. Il est encore tout simple qu’un nouveau personnage vienne apprendre une nouvelle intérèssante, ou s’instruire de ce qu’il ignore. On se sert d’un autre moyen qui facilite beaucoup les Poètes, mais qu’il faut craindre de répéter : celui qu’on introduit sur la Scène, souvent sans aucune raison, rend son entrée éxcusable, en disant à l’Acteur qui occupe le Théâtre, je vous cherchais, ou bien, si la Scène est vuide, je cherche un tel. Ceci est bon une fois, la vraisemblance le permet ; quand on y revient à plusieurs reprises, on risque de faire rire les Spectateurs. Je me rappelle d’avoir vû une Pièce, dans laquelle tous les personnages se cherchent les uns les autres ; je crois qu’elle est intitulée, la jeune Grecque.
En général, ayez soin que vos Acteurs ne paraissent pas sans avoir quelque chose à dire, & sans être utile à l’action présante & au reste de l’intrigue. Expliquez, détaillez le motif qui les conduits. « Il faut rendre raison de l’entrée de chaque Acteur30. Qu’ils ne semblent pas tomber des nues ; que la chaîne des événemens concoure à les amener ; & qu’il soit même impossible qu’un autre fut venu à la place de celui-ci.
Il n’est pas moins nécessaire de faire sortir ses personnages avec art.
Passons maintenant à ce qui concerne la sortie des Acteurs ; elle n’est
pas moins importante. Ayez soin que l’on sache pourquoi tel personnage
se retire ; où il va, ce qu’il prétend faire. Lorsqu’on introduit
quelqu’un immédiatement après lui, il faut qu’il ait été si pressé de
sortir, qu’il n’ait pû rester pour le voir. Ne le faites pas quitter
sans aucune raison, & afin de faire place à d’autres. « Je
tiens cette règle indispensable, dit le grand
Corneille ; & il n’y a rien de si mauvaise grace qu’un
Acteur qui se retire seulement parce qu’il n’a plus rien à
dire. »
La sortie de vos personnages sera naturelle &
dans les règles, lorsqu’ils s’éloigneront pour un motif nécessaire, qui
redonne un nouveau jeu à l’action, &
qui
tende au dénoument. En voilà assez. Pour peu que le Lecteur soit
intelligent, il étendra mes idées, que j’ai resserrées, dans la crainte
de répéter, mal-à-propos, ce que les Auteurs de Poètique ont écrits
avant moi.
Ai-je besoin d’observer que les Scènes de nos Drames sont mieux liées que celles des Poèmes des Italiens, des Espagnols & de toutes les Nations qui chérissent le Théâtre ?
Ce que le Comédien doit observer en quittant la Scène.
La remarque que je vais mettre ici paraîtra superficielle ; mais on ne saurait être trop minutieux quand il s’agit d’une plus grande perfection. Je me crois obligé d’avertir les Comédiens de Province, de prendre garde à ne pas sortir du même côté que doit entrer un autre Acteur. En fesant quelquefois trop peu d’attention à ce que je leur recommande, ils choquent furieusement la vraisemblance ; parce qu’il semble alors que les personnages d’une Pièce sont aveugles, ou qu’ils détournent la tête, afin de ne pas s’appercevoir.
Les Scènes sont composées de dialogues & de monologues. Ce que je viens de dire dans ce Chapitre, se rapporte à ces deux objets ; mais surtout au prémier. Je ne veux parler ici que des monologues
De l’à-parté.
J’observerai cependant que dans les Scènes dialoguées nous sommes en usage de mettre beaucoup d’à-parté, quoiqu’ils soient très-peu naturels. Les Grecs ne l’ont point connu ; les Latins s’en servaient volontiers, mais sans le désigner. la Ménardiere, Auteur d’une Poètique fort estimée de son tems, est l’Inventeur du mot à-parté, qui fait en France une si grande fortune.
Employons l’à-parté le moins qu’il nous sera possible ; qu’il n’ait tout au plus qu’une demie-ligne. N’imitons point Sénéque le Tragique, qui en place souvent dans ses Pièces, de dix-huit lignes tout de suite. L’à-parté est l’image de la pensée ; on ne peut la représenter autrement, qu’en fesant dire quelques mots à celui qui en conçoit une, qu’il est important que l’on sache. Remarquez que lorsqu’au milieu d’une conversation il nous vient une pensée, ou contraire ou confirmative à ce que nous entendons, elle est prompte à naître & passe comme l’éclair : L’à-parté doit donc être d’une précision singulière. L’Auteur du Tuteur dupé, ou la Maison à deux Portes 31, est je crois le prémier qui se soit avisé de faire entendre les à-parté, par les personnages de sa Pièce, aussi-bien que des Spectateurs. C’est rendre vraisemblable ce qui ne l’était guères auparavant ; on devrait s’éfforcer d’imiter ce jeune Auteur, qui dans son coup d’éssai, possède mieux l’art du Dialogue, que la plus-part de ceux qui se regardent de nos jours comme les maîtres du Théâtre.
Du Monologue.
Le Monologue est à peu près la même chose que l’à-parté, éxcepté qu’il lui est permis d’être beaucoup plus long ; dans l’un & dans l’autre, l’Acteur éxprime par des paroles les passions dont son ame est agitée. On sent qu’il faut se prêter à l’illusion ; le Poète intelligent s’applique à la rendre croyable. Un homme seul ne parle pas ordinairement tout haut comme un fou, il faut donc donner de grandes passions aux personnages qui découvrent leurs sentimens dans un Monologue : ils peuvent se plaindre, gémir, s’emporter, lorsqu’ils sont agités fortement ; parce qu’ils sont hors d’eux-mêmes, & qu’ils ne s’apperçoivent pas de leurs actions.
Celui qui parle dans un Monologue, est supposé se rendre compte à soi-même ; & comme je l’ai déjà remarqué, ce n’est que la force de ses passions qui l’oblige de s’entretenir ainsi tout seul : on conçoit donc qu’il ne faut dans un Monologue que des sentimens. Il est ridicule qu’un Acteur se dise à lui-même ce qui s’est fait, ce qu’il a vu ou ce qui doit arriver ; le Spectateur voit qu’on cherche à l’instruire, & que c’est à lui seul qu’on parle : une pareille mal-adresse le révolte & lui rappelle qu’il est au Spectacle. Quand les Monologues ne sont remplis que de passions, ils sont loin de n’être que des confidences, qu’on fait à ceux qui voient la représentation d’un Drame.
Il n’est pas naturel qu’un Monologue soit entendu par un autre Acteur.
Le personnage qui forme au Théâtre un Monologue, ne parle pas quelquefois réellement ; ce n’est qu’un moyen dont on se sert pour faire savoir ce qui se passe dans le fond de son âme. On demande, comment un Acteur qui entre sans qu’il l’apperçoive, peut entendre tout ce qu’il dit ? Comme, par éxemple, dans le Philosophe marié, où Ariste seul dans son cabinet, se répent d’avoir pris une femme, & est entendu par Damis. J’avoue que les Auteurs Dramatiques tombent tous à ce sujet dans une faute considérable, sans même s’en douter ; ils contredisent la règle qu’ils ont avancée, que ce n’est souvent que pour les Spectateurs, que tel personnage dépeint, à l’aide du discours, les sentimens qui l’animent.
Comment il est possible d’y remédier.
L’Abbé d’Aubignac donne aux Poètes un conseil qu’ils devraient mettre à
profit, ils préviendraient les inconvéniens que j’ai fait observer ;
« qu’un Acteur, dit-il, ne puisse entendre que quelques mots
d’un Monologue, & que celui qui parle tout seul élève tems en
tems la voix, comme si la passion l’obligeait d’éclater32 »
. Un avis si
sage, si important, mérite de passer pour une règle ; je n’ai pas besoin
de m’éfforcer de montrer les avantages qu’on en retirerait, ils se sont
assez connaître d’eux-mêmes : j’éxhorte les Poètes à placer dans leurs
Pièces une pareille nouveauté, elle y répandrait des beautés qu’on y
désire
depuis long-tems, & dont on
éloigne jusqu’à l’apparence. Les Poètes du nouveau Spectacle
achéveraient de se rendre dignes de nos suffrages, s’ils
perfectionnaient de la sorte leurs Monologues : voyons du moins avec
quel art ils assemblent les Scènes de leurs Drames.
Les Scènes du Spectacle moderne n’ont point l’ensemble qu’elles devraient avoir.
Dire que la plus-part des Poèmes du Théâtre moderne, n’ont aucune liaison dans leurs Scènes, & que l’entrée & la sortie de leurs Acteurs se font souvent en dépit des règles & du bon sens ; c’est soutenir une vérité qui est sous les yeux de tout le monde, & dont on conviendra sans peine. L’on est tenté de croire que ses Poètes affectent de manquer à une règle aussi généralement reçue, afin de se distinguer de la foule : les plus grands Auteurs qui travaillent dans son genre, oublient bien-tôt les sages préceptes d’Aristote, & les utiles maximes de ses nombreux Commentateurs ; ils s’imaginent sans doute que l’Opéra-Bouffon ou la Comédie-mêlée-d’Ariettes, ne mérite pas que l’on s’éfforce d’observer des règles quelquesfois gènantes. Les personnages des Pièces jouées sur le nouveau Théâtre, entrent & sortent au gré de leurs caprices ; nous avons vû même quelques-uns de ses Auteurs démentir les belles choses qu’ils avançaient dans leurs ouvrages : il me semble, par éxemple, que la marche des Scènes de la Bergère des Alpes, est répréhensible, elle contredit tout ce que j’ai écrit dans ce Chapitre ; tandis que l’Auteur de ce Drame nous a donné des leçons sur la Comédie & la Tragédie, à peu-près pareilles aux sentimens que j’ose proposer quand le nouveau spectacle m’en offre l’occasion.
Sans se laisser séduire par un éxemple aussi frappant, je voudrais qu’on liat les Scènes de notre Opéra avec autant d’art que celles des Tragédies. Je prie ses Poètes de faire attention à ce que je dis ici ; en continuant de se permettre les libertés qu’ils prennent chaque jour, ils composeront enfin un Drame informe & monstrueux, & feront triompher tout à-fait les énnemis de notre Spectacle favori ; encore une fois, enchaînez vos Scènes avec art, faites venir & disparaître vos Acteurs à propos & avec vraisemblance : puisque vous soutenez que la Comédie mêlée d’Ariettes est une Pièce aussi parfaite que la Comédie, vous devez lui donner les différentes parties qui constituent le Drame. Que dirait-on d’un horloger qui voudrait composer une Montre sans le secours des roues ? On se moquerait avec raison d’une telle machine, si elle était mal-disposée & si les ressorts manquaient de jeu, faute d’être arrangés par une main habile.
Le nombre des Poèmes du Spectacle moderne, dont les Scènes sont défectueuses, est si considérable, qu’on s’imagine que le genre adopté par le nouveau Théâtre, ne demande pas un meilleur arrangement, & que ce serait le dénaturer que de chercher à lui prêter plus d’art ; on se trompe furieusement : laisserait-on toujours éxister parmi nous un Spectacle qui renverserait toutes les règles ? Jamais un pareil ridicule ne sera reproché aux Français ; ils ont des goûts, des caprices singuliers ; mais ces légers déffauts ne tirent point à conséquence, ils veulent, autant qu’il est possible, que l’agréable & le beau se rencontrent dans leurs plaisirs de fantaisie. Les Scènes de On ne s’avise jamais de tout, ont beau être décousues ; celles de Mazet mal-amenées, & celles des deux Chasseurs & la Laitière, n’avoir aucun ordre, les Drames Bouffons devront toujours être composés de Scènes selon les règles, & ses Acteurs ne doivent pas entrer & sortir sans sujet : le Poète qui se croira en droit de faire autrement, aura très-grand tort.
Il n’est que trop de Pièces, dont les Scènes mal liées semblent éxcuser l’Opéra-Bouffon.
Il est vrai que les Poètes de nos Drames favoris, paraissent être éxcusables de se permettre quelques négligences dans la liaison de leurs Scènes. Pourquoi seraient-ils plus gènés à cet égard que le Théâtre ancien & moderne ? Si l’on présume qu’on est en droit de faire leurs procès, il faut condamner les plus célèbres Auteurs, qui n’ont pas craint de commettre les mêmes fautes : ces grands Hommes sont les seuls coupables, puisqu’ils ont donné le prémier éxemple de l’oubli des règles. Les Tragiques Grecs, si souvent proposés pour modèle, ont quelquefois mal-assemblé les Scènes de leurs Poèmes, & manquent quelquefois l’entrée & la sortie de leurs personnages. Je me contenterai de citer Sophocle : sa Pièce d’Ajax est assurément très-belle ; mais on y voit un Monologue que fait ce Héros avant de se tuer, qui n’a aucun rapport ni avec ce qui précède ni avec ce qui suit. Les Latins n’étaient pas plus éxacts ; les Tragédies de Sénéque en sont une preuve convainquante, ainsi que la plus-part des Comédies de Térence, telles que l’Eunuque, l’Andrienne, & sur-tout les Adelphes. Je crois pourtant que cette dernière Pièce n’est point venue jusqu’à nous dans le même état que Térence l’a écrite ; il est clair que l’ordre de ses Scènes a été dérangé, on s’en apperçoit particulièrement au quatrième Acte ; car la Scène six où Démée revient des courses que lui a fait faire le fourbe Syre, paraît devoir être plutôt la prémière Scène du cinquième Acte. Au reste, je ne propose mes doutes qu’avec modestie ; ce n’est qu’aux vrais Sçavans à décider avec hardiesse : je reprends le fil de mon discours.
Buchanan, Heinsius, si amateurs des règles, ont souvent négligé la liaison des Scènes dans les singulieres Tragédies latines qu’ils ont composées, qu’on trouvera assez ridicules de nos jours33. Les Drames du grand Corneille serviront aussi d’éxcuse aux Poèmes du nouveau genre : il me suffira de prier le Lecteur de se rappeller le Cid, le chef-d’œuvre du Théâtre Français, qui eût la gloire de donner naissance au proverbe, cela est beau comme le Cid. Quelques Scènes de cet Ouvrage admirable n’ont guères d’union entr’elles, témoin la Scène 4 de l’Acte 3 : Chimène sort d’un côté, Rodrigue de l’autre ; & don Diègue entre tout de suite sans les voir & sans en être apperçu. M. de Voltaire a eû soin de marquer dans une note de la nouvelle Edition des Œuvres de ce grand Homme, combien de pareilles fautes blessaient la vraisemblance ; il aurait bien dû s’élever aussi contre les Scènes où paraît l’Infante, qui ne sont ni liées au sujet, ni amenées par le discours des Acteurs ; il est vrai qu’on les retranche à présent ; mais Corneille ne les a pas moins faites.
Qu’on a tort de ne pas même lier les Actes les uns-aux-autres.
On pousse quelquefois la liberté que l’on prend dans l’arrangement des Scènes, ou des parties du Drame, jusqu’à composer des Actes qui n’ont aucun rapport les uns aux autres ; la Pièce d’Ajax de Sophocle que j’ai déjà citée, & les Horaces de Corneille, m’en fourniront une preuve. Le dernier Acte de la Tragédie Grecque, ne roule que sur les honneurs funèbres qu’on prétend refuse au corps d’Ajax ; & le cinquième Acte de la Pièce Française, ne renferme qu’un plaidoyer pour la défense d’Horace, que les Romains veulent punir du meurtre de sa Sœur, quoiqu’il ait vaincu leurs énnemis : il est aisé de sentir que ces deux célèbres Auteurs se sont furieusement éloignés du sujet principal. Aristote ne dit rien là-dessus contre Sophocle ; d’Aubignac s’éfforce de montrer que l’Ajax est au-dessus de la critique, & digne en tout de notre admiration. Le grand Corneille a crû pouvoir faire une faute, que s’était permise le meilleur Tragique Grec, & de laquelle Aristote ne dit rien.
Je me flate que voilà notre Opéra suffisamment disculpé ; les Grecs, les Latins, plusieurs Poètes Dramatiques de l’Europe, négligent la liaison des Scènes : il peut donc marcher sur leurs traces, sans qu’on ait tout-à-fait lieu de s’élever contre lui.