Chapitre V.
Du nombre des Acteurs.
L es Auteurs qui ont entrepris de donner des règles sur le Théâtre, ont été jusques à marquer combien on pouvait faire parler d’Acteurs dans une même Scène. S’ils sont entrés dans un semblable détail, c’est qu’ils l’on cru nécessaire ; & c’est avec raison.
Trop d’Acteurs parlants dans une même Sçène jettent de la confusion.
Il est certain que lorsqu’on remplit trop le Théâtre de personnages parlants, on court risque d’embrouiller l’intrigue, surtout s’il ont des choses à dire assez importantes pour qu’il faille les entendre. Le Spectateur, étonné d’un Tableau aussi vaste, ne sait où ses yeux doivent s’arrêter ; il le parcourt d’un œil inquiet : lorsqu’il croit avoir trouvé l’objet sur lequel il peut se fixer, le discours d’un nouvel Acteur lui fait craindre de s’être mépris, son attention détournée à chaque instant, se lasse enfin ; & ne se fatigue plus à écouter un si grand nombre d’interlocuteurs. De pareilles Scènes jettent beaucoup de confusion & de désordre dans le Drame ; il est aisé de perdre le fil du dialogue ; & un mot mal entendu, mal-compris, fait souvent un mauvais éffet. C’est afin d’éviter tous ces inconvéniens, que la plus-part des Poétiques ont déterminé le nombre des interlocuteurs qu’il est permis de placer dans une Scène.
On n’est point d’accord sur le nombre des Interlocuteurs.
Aristote & Horace veulent qu’on ne fasse jamais parler quatre Acteurs
ensemble27. D’Aubignac ose être d’un
avis différent. « On peut mettre,
dit-il, & faire agir dans une Scène tant d’Acteurs que
l’on voudra28. »
Je crois pourtant qu’on aurait tort de
prendre ses paroles à la lettre. Il entend que le Poète ne suivra son
caprice qu’autant que cela ne préjudirait pas à l’intrigue, & qu’il
serait possible de faire parler plusieurs Acteurs sans trouble &
sans confusion.
Quel est mon sentiment à ce sujet.
Voici les règles que je proposerais, si ma voix était comptée pour quelque chose. Le Poète Dramatique aura la liberté de faire agir tout ensemble jusques à quatre Acteurs : l’attention de ceux qui sont au Spectacle peut bien les suivre sans trop se fatiguer. Lorsqu’il voudra mettre sur la Scène un nombre plus considérable que celui que je viens de proposer, il observera qu’il n’ayent rien à dire d’essentiel, & qu’ils n’y soient amenés qu’un moment, & qu’afin de délasser les yeux du Spectateur, trop long-tems arrêtés sur le principal personnage. En un mot, ce n’est qu’au dénouement qu’on voit avec plaisir un grand nombre d’Acteurs occuper la Scène ; l’art veut même alors qu’on fasse paraître généralement tous ceux qui ont agis dans le cours de la Pièce ; ainsi que je l’ai recommandé plus haut.
Foule d’Acteurs parlants qu’on voit au nouveau Théâtre : ce qu’il faut observer.
Si nous adoptions le précepte d’Horace, dont j’ai parlé plus haut, les quinqué, les septuor, de l’Opéra-Bouffon & de la Comédie mêlée d’Ariettes en seraient bannis pour jamais ; & le nouveau Spectacle perdrait son plus bel ornement. Il est certain que dans notre Opéra l’on voit souvent sur la Scène cinq, six & même sept Acteurs à la fois. Mais ils donnent lieu à un morceau de Musique délicieux pour les oreilles des Amateurs. Il est alors à supposer que ses personnages ne doivent plus se faire entendre ; car parlant tous à la fois, il est presque impossible de démêler dans cette confusion un seul mot de ce qu’ils disent. Après le quinqué ou le septuor, il faut au moins faire ensorte que la plus grande partie des Acteurs se retirent. Mais je n’ose appuyer sur cette règle, dans la crainte qu’elle ne soit trop contredite. Les Poètes du Théâtre moderne ne se pressent pas à débarrasser la Scène, après l’avoir comme surchargée. On en voit la preuve dans le Sorcier, dans Tom-Jones, où le Théâtre est long-tems rempli de presque tous les Acteurs nécessaires à l’action de la Pièce. M. Sédaine est un de ceux qui se soient plû d’avantage à multiplier les objets sur la Scène. Il craint peu de brouiller les images en les rendant confuses. Il sait qu’un morceau de Musique fait oublier bien des fautes. Un seul éxemple me suffira. Dans le Jardinier & son Seigneur, il met en action dans une même Scène les personnages les plus importans, & un grand nombre de subalternes ; & comme si ce n’était pas encore assez, il fait accourir dans le même lieu tout un Village. Voila, je l’avoue, un oubli marqué des règles. Il eut été facile de reculer ces deux Scènes, & de les placer au dénouement ; alors la Critique aurait peut-être été contrainte de se taire.