Chapitre IV.
Des Personnages.
L e sujet ne peut être bon qu’autant que les personnages sont bien choisis, que leur caractère se dévéloppe avec art. C’est à quoi le Spectateur fait le plus d’attention. Certains défauts dans la conduite, dans la marche, dans le stile du Drame, peuvent lui échapper. Mais ce qui concerne les personnages est trop simple & trop connu, pour qu’il fasse la moindre grace au Poète qui s’en écarte. Je pense que la plus-part des Pièces ne tombent que parce que le caractère du principal Héros est manqué. Les personnages réunissent sur eux tous les regards. On n’a d’ame, pour ainsi dire, que pour sentir leurs peines ou leur bonheur, & que pour juger s’ils sont représentés tels qu’ils doivent être. Il est donc important de mettre tous ses soins à ce qui les regarde.
Quand je dis les personnages, je parle en général ; mon discours se rapporte à diverses Pièces à la fois. On fait agir plusieurs Acteurs dans un Drame ; mais un seul est dominant ; c’est pour lui que les autres paraissent sur la Sçène ; ils servent à le faire sortir d’avantage. Cette règle ne sçaurait trop être suivie à la rigueur. Les Grecs & les Latins ne s’en éloignèrent jamais ; & nous tâchons de suivre leur éxemple. Dans Electre, Tragédie d’Euripide, l’Héroïne est peinte avec de fortes couleurs, & de plus grandes touches que le reste des personnages, quoiqu’ils soient pourtant considérables par eux-mêmes, tels que Clitemnestre, Egiste, Oreste. Le prémier Comique des Latins, l’élégant Térence, dans ses Adelphes ne s’est appliqué qu’à mettre au grand jour le caractère de Démée. Si l’on trouve que celui de son frère Micion soit aussi très marqué, qu’on ne reproche point à ce grand Poète d’avoir fait une faute : il a eu soin d’avertir de ce qu’il se proposait, en intitulant sa Pièce les Adelphes, c’est-à-dire les Frères. Les meilleurs Auteurs modernes s’attâchent à mettre dans leurs ouvrages de Théâtres cette règle nécessaire, qu’on ne sçaurait enfreindre sans détruite toutes les autres. Le Glorieux est au milieu de divers personnages, dont les mœurs sont assez saillantes ; mais les traits qui les peignent ne servent qu’à le faire briller d’avantage.
Le principal personnage d’un Drame doit toujours être le même.
Il faut observer encore une chose qui n’est pas moins éssentielle ; c’est que les personnages d’un Drame ne doivent jamais se démentir. Dès qu’ils ont paru fourbes, méchans, amoureux, bons ou cruels, il faut bien se garder de leur prêter ensuite des vertus ou des vices différens. L’art est de leur faire éprouver les situations les plus opposées à leur caractère : comme, par éxemple, de rendre un avare amoureux d’une femme qui ne connait d’autre plaisir que celui de dépenser son bien ; de marier un homme jaloux avec une coquette ; de mettre l’homme prodigue presque dans le cas de ne pouvoir plus l’être. Lorsqu’on croit qu’ils vont changer entièrement, l’art éxige que tout-à-coup ils redeviennent les mêmes. Ce n’est tout au plus qu’au dénouement qu’il est permis de les faire renoncer à leurs faiblesses, à leur erreur. Je pense même qu’une Pièce est mieux dans les règles lorsqu’elle finit sans que ses personnages se soient démentis un seul moment.
D’un nouveau personnage inventez-vous l’idée.Qu’en tout avec soi-même il se montre d’accord ;Et soit jusques au bout tel qu’on l’a vu d’abord.
Dans les chefs-d’œuvres des grands maitres, le Hèros paraît à la catastrophe tel qu’il a été dépeint dans l’éxposition.
Son caractère ne doit pas même changer au dénouement.
Il est certain que rien ne blesse tant la vraisemblance que cet abus qu’adoptent quelques Auteurs de nos jours, de rendre leur Hèros meilleur au dénouement qu’on ne l’a vu dans le cours de l’action. Les hommes pour l’ordinaire persistent toujours dans leurs vices. Ainsi qu’on n’oserait faire changer les mœurs d’un personnage au milieu d’une Pièce, de même est-il ridicule de se le permettre à la fin. Ce qui serait un défaut s’il était suivi de plusieurs Sçènes, ne sçaurait être autorisé. C’est donc envain que les règles recommandent au Poète de ne jamais représenter ses Acteurs sous deux aspects différens, s’il a le privilège de les contredire dans un endroit de son Poème ? Si vous permettez de faire tel personnage meilleur à la fin d’un Drame, ne puis-je pas dans le même cas rendre celui-ci méchant, de vertueux qu’il était ? Cependant que dirait-on d’un Poète qui peindrait tout-à-coup Titus cruel, Henri IV. mauvais Prince, par la seule raison qu’il se trouverait à l’instant de la catastrophe dans une situation délicate qui semblerait le contraindre d’agir de la sorte ? On siflerait, je crois, un Drame aussi singulier. Or on ne devrait pas traiter les autres dénouemens avec moins de rigueur.
Ce n’est que dans les Pièces chrétiennes.
Ils ne sont supportables que dans une Pièce chrétienne ; parce qu’il est alors à supposer qu’un pouvoir divin agit sur les personnages qu’on juge à propos de faire changer. D’ailleurs, ces mêmes personnages sont sans conséquence, puisqu’ils ne sont ordinairement que des subalternes.
Des Contrastes.
On pouvait avoir raison autrefois de s’appliquer à faire contraster les personnages d’un Poème. Le contraste est dans la nature. On voit assez communément des gens d’un caractère opposé se rencontrer dans le monde, & se trouver contraints de vivre ensemble, par les diverses circonstances qui les réunissent. Combien de fois l’Avare est il contredit par le Prodigue ! Combien de fois la Coquette se rencontre-t-elle à côté de la Prude ! d’ailleurs, les Poètes Dramatiques tiraient du contraste plusieurs avantages ; ils fesaient sortir avec force le principal caractère mis en action ; il semble qu’on en sentait un peu plus le ridicule ou le mérite. La plus-part des productions de l’art les engageaient encore à se servir d’un moyen si utile & si usité. Les ombres d’un tableau contrastent avec la lumière & la rendent plus vive. Une Peinture champêtre est embellie par l’opposition d’un morceau d’Architecture. Les dissonnances que l’on fait entrer dans la Musique rendent les sons agréables plus délicieux. Malgré toutes ces raisons qui peuvent éxcuser les contrastes, il ne faut les employer que le moins qu’il fera possible. On les à mis trop souvent en usage, pour qu’un Poète jaloux de se distinguer veuille récourir aux moyens qu’ils offrent de composer une intrigue. M. Diderot s’est élevé fortement contre eux par ce qu’ils ressemblent à ces pensées communes qu’on voit par-tout. Mais ce qu’il y a de singulier, c’est que cet Auteur estimable, qui défend aux autres le contraste, n’a pû s’empêcher lui-même de faire contraster quelques-uns des personnages de ses Drames : le caractère brusque & dur du Commandeur, par éxemple, n’est-il pas opposé à la douceur, à l’humanité du Père de famille ? Si M. Diderot tombe dans le défaut qu’il a sujet de reprocher aux Auteurs dramatiques, on doit en conclure que ce défaut est difficile à éviter, & qu’on à lieu de craindre de le laisser glisser dans ses Ouvrages, si l’on ne se tient soigneusement sur ses gardes.
Il faut varier les Passions qu’on met en jeu.
Je finirai par faire ressouvenir les Poètes, que les caractères des personnages qu’ils mettent en action doivent être nouveaux ; c’est-à-dire n’avoir aucune ressemblance avec les caractères déja tracé dans des Pièces connues. Je ferais loin de donner un pareil avis, si le préjugé ne nous défendait point de traiter plusieurs fois les mêmes Drames. Si l’on choisit des caractères qui diffèrent peu de ceux que nous offrent déja la Sçène, il faut s’appliquer à faire éprouver aux personnages ressemblans, des situations tout-à-fait nouvelles ; il faut rendre l’action & la marche du Drame entièrement opposées au Poème dont l’on copie le Héros.
Que chaque Auteur diffère dans la peinture de ses Personnages.
Il n’est pas plus difficile de varier une action que les paroles qu’on met dans la bouche de ses Acteurs, & qui nous rendent sensible ce qui se passent dans leur âme : je m’éxplique. Ce n’est pas seulement par le stile que les Poètes dramatiques différent les uns des autres. Ils ne se ressemblent guères dans la manière de peindre leurs personnages, & par les sentimens qu’ils leurs donnent. On peut assurer que le même caractère mis plusieurs fois au Théâtre par différents Auteurs, changerait toujours de forme, & paraîtrait presque tout autre. La raison de cette variété peut se trouver d’abord dans le stile propre à chaque Poète ; car le Poète qui écrira avec force rendra ses personnages plus fiers, plus hèroïques, que celui dont le stile est rempli de douceur. On peut encore en voir la cause dans l’esprit, dans la manière de penser des hommes, qui ne sont jamais les mêmes : tant la Nature est variée dans tous ses ouvrages !
Les mœurs de chaque Nation font varier les tableaux dramatiques.
Si l’on apperçoit des différences éssentielles dans la peinture que les Poètes d’un même pays nous font de leurs personnages ; on en découvre de plus frappantes dans les ouvrages dramatiques des Auteurs de chaque Nation. Le goût du pays qu’ils habitent en est la vraie cause, aussi bien que leur siècle. Aristophane & Ménandre ont un peu moins de délicatesse que Térence, parce qu’il leur manquait ce poli, cette fine élégance que les Romains connurent aussi-tôt que le luxe. La plus-part des Hèros des Tragédies Grecques sont vraiment grands & fiers, quoiqu’ils se montrent avec une certaine simplicité ; parce que les Grecs ne s’attâchaient qu’à peindre leurs mœurs. Les personnages des Pièces Italiennes n’ont point cette élévation qu’ils auraient eu du tems des Romains. Ceux des Espagnols sont à moitié dévots, ou d’une grandeur boursouflée, ainsi qu’une partie de la Nation qui s’en amuse. Si les Anglais peignent les leurs, féroces & sanguinaires, c’est que le Peuple éprouve assez un pareil panchant. Enfin, les personnages de nos Tragédies sont toujours amoureux, parce que l’amour est une des passions qui nous animent le plus fortement. Je ne parle point du Comique de chaque Peuple ; il tient tout-à-fait aux mœurs d’une Nation ; les connaître, c’est avoir une idée de ses Pièces enjouées.
L’Opéra-Bouffon ne peut se dispenser de suivre ces règles.
Tout ce que je viens de dire au sujet de ce qu’il faut observer dans la manière de dépeindre un personnage, regarde autant les Poètes de l’Opéra-Bouffon que les Auteurs des divers Théâtres. Les règles que contient ce Chapitre leur sont indispensables. Ils sont obligés de s’y soumettre.
Il les suit en partie.
On ne saurait reprocher à l’Opéra-Bouffon ou à la Comédie mélée-d’Ariettes, de ne point conserver à ses personnages l’état & les mœurs qu’ils ont d’abord. Ils sont à la fin ce qu’ils étaient au commencement. Leurs mœurs & leur état ne varient jamais. Le Bucheron est même le seul Drame dans lequel le Hèros soit éxposé à changer de fortune.
Les Personnages du Théâtre moderne ne sçauraient être trop vils.
Les Poètes du nouveau Spectacle ne doivent pas craindre de prendre des personnages trop vils : plus ils iront chercher dans l’obscurité les Hèros de leurs Drames, plus ils seront certains de nous plaire. Le fameux Boileau achève encore de les rassurer par ces Vers de sa Poétique :
D’un Pinceau délicat l’artifice agréable,Du plus affreux objet fait un objet aimable.
Il ne s’agit que de les peindre plaisament, que de prendre garde à dégouter le Spectateur par des détails trop bas ; il suffit de placer beaucoup de morceaux de Musique. Sur-tout ne tombez pas dans la bassesse, en courant après le burlesque. Je le répette encore une fois, & je ne me lasserai point de le dire, parce qu’il paraît que les Poètes de ce Spectacle n’y songent guères ; que vos plaisanteries soient proportionnées à ceux qui les disent, & qu’elles ayent un certain tour qui les rendent dignes du Théâtre. Notre Opéra est le vrai genre de la Bouffonnerie, j’en conviens ; & pourtant je voudrais que les Poètes qui l’enrichissent de leurs productions, lui appliquassent ce Vers du cèlèbre Auteur que je viens de citer plus haut :
Il faut que ses Acteurs badinent noblement.
La règle que je conseille ici paraîtra peut-être une étrange nouveauté à notre Spectacle ; il me semble au moins qu’elle lui est assez inconnue. Ai-je raison ? Ai-je tort ? je laisse la question indécise.
Des Personnages amoureux.
Je placerai ici une observation importante que je tiens d’un Acteur du Théâtre moderne, estimable par son caractère & par ses talens. Les personnages amoureux du nouveau Spectacle ressemblent un peu à ceux du grand Opéra : ils sont fades à force d’être tendres, répètent presque toujours les mêmes paroles, & donnent lieu à des Sçènes fort ennuyeuses. Comme il serait inutile de souhaiter qu’on bannisse l’amour des Poèmes du nouveau genre, puisque sans l’amour nous ne sçaurions faire de Drame, & qu’il occupe principalement la Sçène de l’Opéra-Bouffon ; voici ce que l’on désirerait que le Poète intelligent observat. Il faudrait qu’il eut soin de ne faire rencontre qu’une seule fois ses amans ensemble, & que même les circonstances les empêchassent de se parler de leur passion. S’il ne peut éviter qu’ils s’entretiennent de leur amour, que ce soit en très peu de paroles ; qu’ils n’en disent qu’un mot en passant. En agissant de la sorte, les personnages amoureux du nouveau Spectacle ne seront plus si froids, si glacés ; les Acteurs qui les représenteront pourront rendre leur jeu plus vif, & la Pièce sera plus animée.
On veut encore que les Amans des Drames modernes ne se parlent qu’en se tutoyant ; il est vrai que c’est imiter la franchise, l’aimable simplicité des habitans de la campagne. Mais il me semble que le tutoyement entre gens qui s’aiment, annonce trop de familiarité. Au reste, le Poète ne doit point se contraindre ; il peut à cet égard suivre son goût & ses idées particulières.
Que les personnages en général du nouveau Théâtre soient dépeints d’après nature.
Je puis, je crois, me dispenser d’avertir de nouveau que les personnages
de notre Spectacle doivent être vrais, & si ressemblans à leur
modèle qu’il soit facile de s’y tromper. On est persuadé de l’importance
de cette règle, qui tire son origine du genre même du Théâtre-moderne ;
chaque jour on la met en usage avec le plus grand succès. « Le
Poème Dramatique est une imitation, ou, pour en mieux parler, un
portrait des actions des hommes ; & il est hors de doute que les
portraits sont d’autant plus éxcellens qu’ils ressemblent mieux à
l’original. »
Ces paroles du grand Corneille prouvent que
nous avons raison d’être charmés de la peinture qu’on nous à fait du
Maréchal-Ferrant, du Savetier, & d’autres gens pareils ; elles
engagent encore les Poètes du nouveau Spectacle à continuer d’être vrais
& naturels.