Chapitre III.
De l’Unité de lieu, de Tems & de Personne.
JE rassemble ici ces trois qualités nécessaires au Drame, parce qu’elles doivent être unies dans une Pièce de Théâtre. Je me flatte de les mettre plus vivement dans l’esprit du Lecteur, en les plaçant sous un même point de vue, que si j’en avais fait trois articles différens.
Unité de lieu.
On entend par Unité de lieu l’endroit fixe de la Scène, qui ne peut plus changer, sous aucun prétexte, une fois qu’il est établi. Beaucoup d’Auteurs Dramatiques s’élevèrent jadis contre cette règle si sensée. Après bien des disputes, elle surmonta toutes les difficultés, & passa d’une voix unanime.
Raisons qu’on alléguait pour ne pas la recevoir.
Ceux qui refusaient de l’adopter se fondaient sur ce qu’Aristote, l’Oracle des Scavans, n’en a pas dit un seul mot dans les Ouvrages qui sont parvenus jusqu’à nous. Mais s’il n’en parle point, c’est que le Chœur des Pièces anciennes la suppose absolument. Car serait-il vraisemblable qu’une foule de Peuple changeât subitement de place, sans qu’on la vit ni se mouvoir, ni passer dans un autre lieu par quelqu’événément surnaturel ?
Corneille parait avoir eu de la peine à s’y soumettre.
Corneille, le grand Corneille lui-même eut bien de la peine à s’y
soumettre. « Quand à l’Unité de lieu,
dit-il, je n’en trouve aucun précepte ni dans Aristote ni
dans Horace ».
Il fait un long raisonnement, dans lequel on
entrevoit qu’il panche à la trouver trop gènante. S’il ne conseille pas
nettement de s’en écarter tout-à-fait, il le dit à demi mot : &
d’ailleurs quelques uns de ses Ouvrages prouvent qu’il ne se piquait pas
toujours de la suivre. Qu’on se tienne en garde contre un pareil
éxemple. Il est démontré maintenant qu’elle fait une des principales
beautés de nos Drames. Aucun Moderne n’oserait s’en dispenser.
L’Opéra-Sérieux est dans le cas de ne point l’adopter.
L’Opéra-Sérieux se permet seul de la dédaigner. Mais un Drame aussi singulier en tout, où le merveilleux est souvent mis en usage ; une sorte de Pièce aussi bisare, dis-je, peut mépriser l’Unité de lieu, sans que cela tire à conséquence, ainsi que je le prouverai ailleurs.
De fameux Auteurs soutiennent qu’elle est nécessaire aux Drames.
Monsieur Dacier la défend de son mieux contre les Antagonistes qu’elle
avait de son tems. « Comment,
s’écrie-t-il, prétend-on persuader à des Spectateurs que
sans changer de place ils voyent une action qui se passe en trois ou
quatre lieux differens, éloignés les uns des autres ? »
Cette réfléxion me parait sans replique. Les éxcellentes choses que dit
d’Aubignac à ce sujet ne sçauraient être lues avec trop de soin.
Pour moi, s’il m’est permis de dire mon sentiment après les gens habiles, je recommande sur-tout aux Poètes l’Unité de lieu. Rien n’est plus fatigant que de voir à chaque instant un Acteur tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre. On est presque tenté de croire, chaque fois que la Scène change, qu’on va représenter une nouvelle Pièce. La beauté des décorations ne charme que le Peuple. L’homme de goût ne va point à la Comédie pour admirer des toiles peintes ; mais pour contempler l’action sérieuse ou enjouée qu’on y représente. Puisqu’il est plus difficile de faire passer une partie de l’Histoire de son Hèros dans un même endroit, il en réjaillit un nouveau mérite sur le Poète qui sçait le faire avec art ; & par conséquent sa gloire en est plus grande. L’honneur de pouvoir vaincre toutes les difficultés, & la douceur de pouvoir se dire à soi-même, qu’on n’a rien fait contre les règles, doivent nous animer d’une noble émulation, & nous engager à n’épargner ni nos veilles ni nos soins.
Combien il est peu naturel de s’en écarter.
Jugez quel bouleversement on cause lorsqu’on s’écarte de l’Unité de lieu. D’abord on rend mouvant un terrein stable. On fait tourner la terre comme sur un pivot. Les Acteurs font autant de chemin dans l’espace de quelques minutes qu’il faut d’heures pour la durée de la Pièce ; encore des jours & des années entières ne suffiraient souvent pas pour qu’il leur soit possible de parcourir l’espace qu’on leur fait traverser en un clin d’œil. Une force magique est donc supposée alors transporter les Acteurs de la Pièce ainsi que les Spectateurs que rien ne peut naturellement faire changer de place. Je demande quel est le pouvoir assez grand pour opérer des tels prodiges ?
Cet article regarde particuliérement les Italiens, qui, non seulement font changer la Scène à la fin d’un Acte, mais qui même au milieu d’une Scène, transportent leurs Acteurs dans plusieurs endroits. Outre que les règles sont éxtremement violées par un pareil usage, les Spectateurs ne sont point à leur aise quand la Scène change ainsi coup sur coup, parce que la Nature, qui parle intérieurement à tous les hommes, leur fait sentir, même malgré eux, qu’on s’écarte trop de la vraisemblance. Il est étonnant que les Auteurs Italiens ne veulent pas se corriger, & rendre leurs Drames un peu moins monstrueux.
En ne suivant pas l’unité de lieu, on double l’Action.
Une raison encore plus forte qu’il me reste à détailler, achevera de faire sentir l’importance de l’Unité de lieu. Une seule & même action est absolument nécessaire, personne n’en doute : or, en fesant changer souvent le lieu de la Scène, on semble ajouter une nouvelle action. Donc si l’on veut conserver le prémier intérêt, il faut que le lieu de la Scène soit toujours le même.
Qu’il est même ridicule de transporter les Acteurs d’une chambre dans l’autre.
Il est certain que les personnages qui ne vont que d’une chambre, d’une maison dans l’autre, qui ne passent que dans divers quartiers d’une Ville, n’en sont pas moins à blamer. Il est aussi absurde de leur faire faire tout-à-coup un quart de lieue, qu’un voyage considérable, avec trois mille personnes qui considèrent leurs actions. Il est clair que si j’observe quelqu’un à la promenade, par éxemple, je ne le verrai plus dès qu’il s’en éloignera : c’est pourtant ce qu’on veut me rendre possible, en cherchant à me faire croire que je vois encore dans sa chambre celui qui vient de passer dans un autre lieu. D’ailleurs, après que je me suis éfforcé de m’imaginer que je suis véritablement dans une salle, ou tel autre endroit où se passe la Scène, n’est-ce pas abuser de ma bonne volonté, & me mettre dans le cas de perdre à la fin toute l’illusion que je serais charmé de ressentir, que de me contraindre à recommencer à tout moment le même ouvrage ?
Ce n’est guères qu’en France qu’on suit l’unité de lieu.
Disons à la gloire des Français qu’ils sont les seuls peuples de l’Europe qui ayent voulu adopter l’unité de lieu ; il n’ont pas craint, ainsi que les Allemans, les Anglais, les Espagnols & les Italiens, de s’asservir à des règles trop génantes, aussi leurs Poèmes ne craignent ils aucune comparaison.
L’Unité de lieu se trouve rarement dans les Drames du nouveau genre.
Je ne puis dissimuler pourtant que cette Unité de lieu si recommandée, si importante, ne se trouve guères dans les Pièces du nouveau Théâtre. Ses Drames d’un Acte sont les seuls où nous la rencontrons ordinairement. On dirait qu’il lui soit impossible de s’étendre au delà de deux Actes sans contredire toutes les règles. La Scène du Maréchal-ferrant ne change point ; mais éxaminez ses Drames en trois Actes, & vous la verrez varier plusieurs fois. Le Diable à quatre, Le Roi & le Fermier, L’Ecole de la jeunesse, la Fée Urgèle, Tom-Jones ; en un mot toutes ses Pièces d’une certaine durée sont défectueuses, en ne renfermant aucune Unité de lieu. Il semble qu’on soit convenu de s’en écarter dans tous les Opéras-Bouffons de longue haleine.
Quelle en est la raison.
La raison d’une pareille faute vient, sans doute, de ce qu’on craindrait d’ennuyer, si l’on ne soutenait ce genre de Pièce par un grand Spectacle. C’est bien peu connaître l’amour des Français pour la Musique.
De l’Unité de tems.
Venons à l’Unité de tems. On veut dire par-là qu’il faut que l’action d’un Drame se passe dans un certain nombre d’heures. Aristote lui donne le cours d’un Soleil22, ce qui signifie, sans doute, le tems que sa lumière paraît sur notre horison, plutôt que le cercle qu’il décrit autour de notre Globe, ou que la révolution que fait la terre sur elle-même. Pour mieux m’éxpliquer, Aristote entend un jour ordinaire de douze heures. On a cru peut-être mal-à-propos qu’il étendait l’action jusqu’à vingt-quatre heures. L’Action Théâtrale ne doit point absolument passer ce tems précis, c’est-à-dire, douze heures, ou vingt-quatre tout au plus.
Usage singulier des Chinois.
On conçoit sans peine que je ne parle point de la durée de la représentation, encore plus bornée. Les Chinois sont les seuls Peuples de l’Univers qui la fassent continuer pendant dix ou douze jours de suite, en y comprenant les nuits23. Les Spectateurs & les Acteurs se relèvent mutuellement : tandis que les uns vont boire, manger, dormir, les autres demeurent au Théâtre, où rien n’est interrompu. La Pièce ne finit que lorsque les Spectateurs se retirent comme de concert. Voilà pour le coup un singulier usage. Il faut que ce Peuple soit bien amoureux de Spectacle. Nous devons conclure d’une si bisare coûtume que les règles de leurs Drames sont très différentes des notres. Je pense qu’il leur est permis de mettre en action toute la vie de leurs personnages, de sorte que leurs Tragédies sont l’histoire détaillée de leur Héros ; car je ne crois pas qu’ils ayent de Comédies ; parce qu’une action comique ou la peinture d’un ridicule, ne sçaurait être d’une si grande étendue qu’une action purement tragique. Tous les Drames Chinois renferment donc un détail circonstancié des avantures & tous les discours du Héros qu’ils veulent représenter. L’impatience, la lègéreté Française, goûteraient-elles un amusement aussi long ? Trois heures nous suffisent, & c’est encore beaucoup que nous ayons la force d’y tenir.
Que les vingt-quatre heures prescrites sont trouvées trop longues.
Le sentiment d’Aristote au sujet de la durée de l’action, n’est pas
généralement suivi. D’habiles modernes commencent à croire que cette
importante partie du Drame est encore loin de la perfection. Quelques
Auteurs de Poètique ont pris même la liberté de le combattre. Rossi,
Auteur Italien, veut qu’elle n’ait que huit ou dix heures au plus24. Le Sçavant Scaliger ne lui
en donne que
six25. L’Abbé D’aubignac accourcit
encore la durée de l’action ; & je suis de son avis. « Il
serait même à souhaiter, dit-il, que
l’action ne demandat pas plus de tems dans la vérité que celui qui
se consume dans la représentation26. »
Je ne rapporterai point à
ce sujet, les diverses opinions d’un peuple de commentateurs ; il me
suffit de montrer quel est le parti qu’il serait à propos de
prendre.
Que la durée de l’action ne devrait pas passer celle de la représentation.
Je crois, ainsi que l’a dèjà pensé D’aubignac, qu’il faudrait que le Poète intelligent rendit l’action de sa Pièce ègale au tems qu’on employe à la voir représenter. Il en résulterait de grands avantages, qu’il est important de ne pas négliger.
Alors la vrai-semblance serait éxactement gardée ; on se figurerait voir passer dans le monde ce que l’illusion du Théâtre nous représenterait au naturel ; les événemens deviendraient plus rapides ; le Nœud se formerait avec chaleur, & se dénouerait promptement. Si les Poètes sont jaloux de rèpandre beaucoup d’intérêt dans leurs Drames, il n’ont qu’à presser la durée de l’action. En un mot, le nouveau mérite qu’on ajouterait aux Pièces de Théâtre, en suivant le conseil que je donne ici, se démontre sans peine. Plus on peut faciliter au Spectateur les moyens de s’imaginer que ce qu’il voit est réel, plus on est certain que son plaisir est vif, & qu’il s’intéresse à l’action ; or on est sur d’y réussir lorsqu’on racourcit le tems prescrit à la Comédie. Je sais que je ne passe que deux heures à considérer telle Pièce ; & vous prétendez me faire croire que j’y emploie un jour entier !
La perfection éxigerait même que l’heure du Spectacle fut aussi le tems de l’action du Poème.
J’ai fait une remarque au Théâtre, qui me conduit à proposer une nouvelle règle d’unité de tems. Celui de l’action de nos Pièces est toujours mal choisi, eu égard aux Spectateurs. On la fait commencer en plein jour, quelquefois dès le matin ; il me semble que c’est oter à l’illusion. Ne ferait-on pas mieux d’arranger son sujet de façon que l’intrigue fut supposée se passer à l’heure ordinaire du Spectacle ? On me répondra peut-être, qu’il faudrait que le lieu de la Scène fut alors dans l’obscurité ; ce qui ferait perdre beaucoup au jeu des Acteurs, & a la pompe du Spectacle. Je répliquerai ; que deux lumières suffisant dans une chambre pour l’éclairer, on pourrait aussi les supposer au Théâtre, lorsque le bien de la Scène les éxigerait. Si elle représentait une rue ou la campagne, on n’y serait pas pour cela règner une nuit obscure ; une lueur assez forte éclairerait les objets, répandrait autour d’eux l’éclat nécessaire ; & ce serait à la Lune qu’on s’imaginerait la devoir, ou à d’autres causes étrangères.
Je ne prétends point que l’action allat bien avant dans la nuit. Ce serait vouloir déranger l’ordre prescrit par la Nature, qui veut que tous les êtres vivans jouissent du repos, quelques tems après le Soleil couché. Des accidens imprévus peuvent bien quelquefois obliger certains hommes de veiller au milieu de la nuit ; mais on aurait tort d’en faire une règle générale. Etant décidé que l’action des Drames ne doit durer que trois heures, elle serait terminée avant le tems indiqué pour le sommeil, puisque son commencement serait à cinq heures, & sa fin à huit.
Il est quelques Drames où cette règle nouvelle est suivie.
Selon moi, cette règle adoptée répandrait de grandes beautés dans les Pièces modernes. Le Roi & le Fermier mérite d’être cité pour éxemple à ce sujet ; non-seulement son action ne dure qu’autant de tems qu’il en faut pour sa représentation, mais encore elle est supposée se passer dans le même tems qu’on la représente : c’est joindre deux éxcellentes qualités ensemble, dont une seule suffirait pour rendre une Pièce parfaite. L’ouverture de la Scène est à six heures du soir ; & c’est alors le tems que le Spectacle commence. Le dénouement arrive aussitôt après l’heure du souper. M. Sédaine n’ignorait pas sans doute la règle que je propose. Il a soin de faire avertir, par un de ses Acteurs, de l’instant où le Théâtre s’ouvre, afin de mieux faire appercevoir l’art qu’il a mis dans la durée de ce Drame. Quelle heure est-il ? demande Richard brusquement, dès la seconde Scène ; il est six heures, répond son ami Rustaut. Voilà donc le moment de la Pièce bien déterminé. La suite n’est pas marquée avec moins de clarté, puisqu’au dernier Acte, il est dit que la pluspart des Acteurs viennent de souper.
L’illusion serait plus grande si on la suivait régulièrement.
Si l’on formait les Opéras-Bouffons, & les Drames en tout genre, sur un modèle aussi beau, on les regarderait avec justice comme autant de chefs-d’œuvres. Le Spectateur aurait lieu de se persuader qu’il est réellement témoin de l’avanture qu’il ne voit qu’au Théâtre. Les beautés du Drame que je viens de citer achèveront de persuader (je m’en flatte au moins) ceux qui balanceraient encore à donner à l’action de leurs Pièces la même durée que celle de la représentation.
Si l’on s’obstine à rejetter la règle utile dont je suis peut-être l’inventeur, au moins l’on sera contraint d’approuver ce qu’il me reste à dire.
Que rien au moins n’indique le tems de l’action s’il n’est égal à celui de la représentation.
Il faut se garder d’avertir le Spectateur de l’heure où se passe
l’action, lorsqu’elle
est opposée à celle du
Spectacle. Je ne sçais si tout le monde est comme moi, mais quand un
personnage vient dire au Théâtre qu’il est trois heures ou midi, je sens
s’évanouir l’illusion que je m’étais faite, je m’apperçois que je suis à
la Comédie. En général, le Poète doit éviter de mettre dans ses Pièces
des dates d’heures, de jours, de mois & d’années ; il est tant de
moyens de les passer sous silence, sans que l’intrigue en souffre ! Dans
Dupuis & Desronais on nous dit éxpressément,
c’est aujourd’hui mardi : le véritable jour de la représentation peut
être un lundi ; & cette supposition qu’il faut que le Spectateur se
fasse tout-à-coup le fatigue sans nécessité. Ma mémoire ne me fournit
point de dates de mois, ainsi je n’en dirai rien. Il est beaucoup de
dates d’année dans les Poèmes ; mais il ne m’en revient non plus aucune
dans l’idée. Il faut se garder de parler aussi de quelqu’événement
passé. L’éxemple que je vais rapporter me fera mieux entendre. Dans l’Impromptu de campagne, Comédie de Poisson, un des
principaux personnages dit à sa femme, « Corbleu, Madame, je vous
épousai sitôt après le passage du Rhin »
. Le Spectateur
conçoit tout de suite qu’on lui parle de cette fameuse
action de Louis XIV, qui traversa le Rhin à la tête
de ses troupes, & en prèsence des énnemis, l’an 1671 ; or il a de la
peine à se figurer qu’une femme de cet âge soit celle qu’il a devant les
yeux, & qu’elle puisse vivre encore, ainsi que le reste des Acteurs
de la Pièce. Plus on jouera cette Comédie, & plus cet endroit
deviendra ridicule.
La moindre chose détruit l’illusion.
La moindre inattention suffit pour nous faire perdre l’illusion. Les Comédiens de Province devraient être soigneux de la conserver, en ne fesant pas retirer une table, un fauteuil, ou ramasser quelque chose par un garçon de Théâtre, tandis que la Scène est occupée.
On va quelquefois jusques à appliquer à l’Acteur les paroles de son Role.
Si une partie de ce que je viens de dire parait trop minutieux, je prierai les Critiques de songer que les Spectateurs d’un Drame sont assez portés à s’appercevoir de la tromperie qu’on leur fait, sans qu’on aille encore leur procurer des moyens de ne ressentir aucune illusion. Ne les voyons-nous pas appliquer tout de suite au Comédien certains discours que son role lui met dans la bouche ? Il serait à propos que les Auteurs évitassent tout ce qui peut avoir quelque rapport à la vie du Comédien. Le Spectateur sensé n’apperçoit, il est vrai, dans l’Acteur que le personnage de la Pièce ; mais comme le plus grand nombre l’emporte toujours, il faut se proportionner à ce que demande sa faiblesse.
Quand on s’écarte de l’Unité de tems, on renverse toutes les règles.
Je reviens à mon sujet. S’il se trouvait quelqu’un qui n’approuvant pas même l’unité de tems fixée à douze heures, je me contenterai de lui faire observer qu’il renverse toutes les règles reçues. En suivant son éxemple, la vrai-semblance serait visiblement choquée, par ce qu’il n’est pas naturel que les hommes agissent au de la de douze heures, & qu’il leur faut enfin du repos. En un mot, la raison, le bon sens, & l’éxpérience nous enjoignent de donner aux Drames le moins de durée qu’il est possible.
Le nouveau Théâtre la suit avec plus de soin qu’aucun Spectacle.
Je ne recommande point l’Unité de tems aux Auteurs qui se proposent d’écrire pour le Théâtre-moderne. Ils n’ont qu’a lire avec attention les Poèmes dont sa Scène est enrichie, ils appercevront cette unité, placée avec trop d’art pour ne pas s’éfforcer de la faire toujours briller au nouveau Théâtre : notre Opéra est de tous les Spectacles celui qui la possède le mieux. Elle ne passe jamais chez lui la durée de la représentation. Je défie qu’on puisse me citer une seule de ses Pièces, sur-tout en un Acte, ou elle aille jusqu’aux limites prescrits par Aristote. Le nouveau Spectacle a la gloire d’imiter Eschyle, Sophocle & Euripide, qui dès la naissance du Théâtre pratiquaient cette règle, source de mille beautés. L’action du Maréchal est aussi bien faite que celle du Roi & du Fermier ; elle commence à cinq heures du soir, & se termine avant souper, celle des deux Chasseurs & la Laitière se passe dans deux heures, puisque Perrette n’est qu’à quelques pas de la Scène lorsqu’elle renverse son Pot au Lait. Celle de Blaise le Savetier, ne va pas même si loin. Je n’aurais jamais fini, si j’entreprenais de faire passer en revue tous les Drames Burlesques-chantans dont la durée de l’action égale celle du tems qu’on la représente. Il est de la nature de notre Opéra d’acourcir ainsi l’unité de tems : son intrigue étant éxtrêmement vive & pressée, il s’en suit qu’elle éxige un tems peu considérable, & qu’elle doit bien-tôt se terminer.
De l’Unité de personne.
Disons maintenant un mot au sujet de l’unité de personne. Faites rouler l’action sur un seul personnage, si vous voulez qu’elle soit une ; car vous la doublez nécessairement en mettant dans votre Pièce deux Acteurs qui partagent l’intérêt. De cette règle bien entendue résulte le bon ordre dans un Poeme : lorsqu’on s’en écarte, on péche contre tous les principes ; vous compliquez l’intrigue mal-à-propos ; vous faites un seul Ouvrage de ce qui pourrait en faire deux ; vous blessez la vrai-semblance. Lorsque vous êtes témoin de quelque avanture dans le monde, c’est ordinairement une seule personne qui l’éprouve : pourquoi donc, en peignant ce qui arrive tous les jours dans les Villes, ou bien dans la Campagne, ajoutez vous à l’Histoire un nouveau personnage ? Choisissez un sujet qui ne renferme qu’une seule action ; il en contiendra plusieurs s’il est question de différens Acteurs. Un grand nombre d’événemens peuvent arriver à la même personne ; laissez en arrière les moindres ; ou bien, s’ils sont tous de la même qualité, contentez vous d’en prendre un seul.
Faute de quelques jeunes Poètes dramatiques.
On apperçoit dans la plus-part de nos Tragédies nouvelles mises au Théâtre par de jeunes Auteurs, une faute assez considérable, qu’il me semble qu’on doit particulièrement relever, afin qu’on l’évite avec soin : on la voit principalement dans les Ouvrages de ceux qui sont le prémier pas dans la carrière dramatique. Voici de quoi il s’agit. Nos jeunes Auteurs croyent avoir tout fait dès que leur intrigue ne roule que sur un seul personnage. Mais ils ne prennent pas garde que ce n’est point assez. Non-seulement il faut que l’action soit une & qu’on soit averti de ce qui va se passer ; mais il faut aussi que les sentimens des principaux personnages soient toujours les mêmes, & qu’ils ne parlent que d’après les passions qu’on nous annonce qu’ils vont ressentir. Il est ridicule de leur donner tout-à-coup au milieu d’une Pièce des sentimens auxquels on ne s’attendait pas, & qui ne servent qu’à amener une belle Scène. Un personnage peut bien prendre un parti imprévu dans une violente situation ; mais il ne faut pas qu’à chaque instant les Acteurs d’un Drame se trouvent dans une nouvelle situation afin d’avoir lieu de débiter de beaux Vers. Tout ce qu’ils éprouvent doit tenir à l’action principale, & doit y avoir un si grand rapport, qu’on ait pour ainsi dire pu le prévoir. Ce n’est pas par un mot ou par un seul Vers, qu’on amène les événements & les passions : il faut que le prémier Acte d’un Drame offre une idée parfaite de ce qui doit arriver, & de ce qu’on va dire. Les Poèmes de nos grands maîtres sont ils remplis des disparates que se permettent quelques uns des jeunes Poètes qui se distinguent dans la carrière du Théâtre ? Les discours que tient Rodogune, ceux des autres Acteurs de la Pièce, & les événemens entiers du Drame, ne se rapportent-ils pas à ce qu’on nous annonce d’abord ? Arrive-t-il un seul fait, & voit-on un seul Vers dans l’Iphigénie de Racine qui ne soit une suite de ce qu’on a vû & de ce qu’on a entendu dans le prémier Acte ? En un mot, les événemens d’un Poème bien fait, & les passions qu’on y fait naître doivent tous tirer leur source de ce qui s’est passé au prémier Acte, & de l’action principale, qui ne peut être une, qu’autant que les incidens & même les paroles des personnages, se rapportent entiérement à elle.
Comment l’Action est une, quoiqu’elle soit composée de divers incidens.
Je sens que le Lecteur est tenté de m’objecter, qu’il est impossible que l’action soit une, parceque plusieurs actions concourent au même événement. Voici ma réponse, que je prie de bien considérer, & qui servira d’éxplication à la règle dont il s’agit. Divers incidens forment une grande action ; pour la représenter, il faut la peindre avec ses circonstances ; voilà ce qu’on appelle unité d’action. Elle serait double, si l’on prenait les incidens d’une autre, qui joints avec ceux de la prémière, formeraient par conséquent deux intrigues différentes. Pour l’ordinaire, on évite de pareils déffauts en jettant tout l’intérêt sur un seul Acteur.
Pourquoi la règle de l’Unité de personne est établie.
La règle de l’Unité de personne est tirée de la connaissance du cœur humain. L’homme est trop méchant pour s’intéresser à plusieurs personnes à la fois : c’est bien assez qu’il partage les maux ou la joie d’une seule. D’ailleurs, l’attention que le Spectateur est contraint de donner à une Pièce dont les principaux personnages ont des intérêts opposés, l’impatiente & le met de mauvaise humeur. Enfin, il est essentiel de suivre scrupuleusement cette règle, si l’on a quelqu’estime pour la vraisemblance & pour les beautés de l’art. Elle est peut-être la seule qui soit de nos jours le plus généralement suivie dans l’Europe.
Qu’il s’en faut de beaucoup qu’on la suive dans l’Opéra-Bouffon.
La sincérité m’oblige d’avouer que le nouveau Théâtre ne se soumet guères à l’Unité de personne. Ses Auteurs ont pensé sans doute qu’il n’en était point susceptible. Ils ont cru qu’étant nécessaire de jetter de l’intérêt dans un Drame, & l’Opéra-Bouffon, ou la Comédie-mêlée-d’Ariettes n’étant fondés presque sur rien, il fallait doubler les personnages, afin que la variété des objets le rendit au moins supportable. Ils étaient loin de s’attendre aux prodiges que la Musique opérerait un jour en France ! Maintenant que l’amour éxcessif que nous avons pour elle est connu, ils devraient revenir à l’Unité de personne. Mais le prémier moyen qu’ils ont employé leur parait trop commode, pour l’abandonner de sitôt. Les nouveaux Poèmes du Spectacle moderne contredisent autant la règle dont je parle que les Anciens. En général les uns & les autres paraissent en faire très peu de cas.
Il m’est facile de prouver ce que j’avance, ainsi que j’ai promis de le faire plus haut ; je n’ai qu’à prier le Lecteur de jetter les yeux sur le prémier Opéra Bouffon qui lui tombera sous la main. Tout le monde sçait que l’intrigue d’une Pièce doit toujours se rapporter au principal Acteur. Les Drames du nouveau Spectacle ne suivent guères cette maxime établie de tout tems. Ils présentent souvent tout le contraire de ce qu’ils promettent par leur titre. Vous m’annoncez, par éxemple, le Maréchal-ferrant ; je m’attens qu’il lui arrivera des choses qui le concerneront en particulier : or quelle est ma surprise, en voyant qu’il ne fait que paraitre, sans éprouver aucun événement ; & quand je m’apperçois que ce n’est pas pour lui que je dois m’intéresser ; mais en faveur de sa fille Janette, & d’un certain Colin, qui sont des personnages subalternes ? Le vrai titre de cette Pièce serait plutôt, Les amours de Janette & de Colin. Ce que je dis ici du Maréchal se rapporte à cent autres Poèmes du même genre.
L’amour des personnages subalternes gâte les Drames du nouveau Théâtre.
Je le répette, les amours dont sont remplis la pluspart des Drames modernes, les gâtent & ternissent souvent leurs beautés, parce qu’ils n’ont aucune analogie avec l’action principale. Si vous voulez mettre de la galanterie dans vos Pièces, rendez votre Héros amoureux ; à la bonne heure ; vous travaillerez alors selon les règles. Je vois dans le Roi & le Fermier trois personnages à qui je m’intéresse. Jenni, Richard & le Roi. La Pièce intitulée Les deux chasseurs & la Laitière réunit visiblement deux sujets & double action. Les Acteurs sont tous des principaux personnages. C’est un tableau sans ombre, & dont toutes les figures viennent à la fois frapper la vue. Deux paysans guêtent un ours, l’un n’agit pas plus que l’autre ; voilà donc mon attention partagée entre eux également. Ce n’était pas assez de ce défaut. Une Laitière survient, l’intérêt se subdivise ; je plains Colas, je plains Guillot qui manquent leur ours, & je plains encore la pauvre Pérrette qui casse son pot au lait. Vous m’avouerez que cette Pièce est d’un genre tout-à-fait nouveau. Les Anciens ni les Modernes n’en ont jamais eu l’idée. Tom-Jones n’est pas aussi repréhensible ; il n’a seulement que deux personnages sur lesquels roule particuliérement le fort de l’intrigue ; le prémier est le Héros de la Pièce, comme de juste ; le second, la belle Sophie. Monsieur Western est peut-être un demi-principal — personnage, si l’on peut parler ainsi, qui détourne un peu l’attention. Toute réfléxion faite, je suis presque tenté de regarder ce Drame comme une galerie de portraits, qui viennent frapper la vue chacun à leur tour, & dont l’un fait oublier nécessairement l’autre.
Il me serait aisé de rapporter un plus grand nombre de Poèmes de notre Théâtre qui n’ont aucune unité de personne. Mais le Lecteur sensé n’a pas besoin que je prenne cette peine : & voulant donner des règles pour la composition des Pièces de notre Opéra, je dois mettre le moins qu’il me sera possible de mauvais modèles sous les yeux des jeunes Poètes.
J’aurais cité avec plaisir un Opéra-Bouffon ou une Comédie-mêlée-d’Ariettes qui eut renfermé avec art l’Unité de personne ; mais ce Phénix est encore à naître. Il faut espérer que nous aurons le plaisir de le voir paraître un jour ; pourvu toute fois que le nouveau Spectacle soit enfin cru digne d’avoir des ouvrages bien constitués.