(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome I « De l’Art du Théatre. Livre quatriéme. — Chapitre II. L’Exposition, le Nœud & le Dénouement. » pp. 183-210
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(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome I « De l’Art du Théatre. Livre quatriéme. — Chapitre II. L’Exposition, le Nœud & le Dénouement. » pp. 183-210

Chapitre II.

L’Exposition, le Nœud & le Dénouement.

JE réunis ces trois parties du Drame dans un même article, parce qu’elles n’en font qu’une dans un Poème bien constitué. On a soin de les lier ensemble avec des fils imperceptibles. L’une doit naturellement amener l’autre. Mais quel art ne faut-il pas pour les faire paraitre & suivre à propos !

De l’Exposition.

L’Exposition est d’une importance éxtrême. Elle annonce ce qui doit se passer, mais de façon pourtant que le Spectateur n’apprene que ce qu’il ne peut ignorer absolument. C’est une lumière qu’on ne doit point rendre trop brillante. Si l’on m’instruit plus qu’il n’est nécessaire, je vois d’un œil indifférent des événemens que j’ai prévu ; si l’on ne m’instruit pas assez, l’attention fatigante que je suis contraint de donner à ce qui se passe sous mes yeux, afin de tâcher d’y comprendre quelque chose, me rebute bientôt, & me rend une peine ce qui devrait être un plaisir. Le Poète est donc obligé de mettre tous ses soins à l’Exposition d’un Drame. Selon moi, elle n’est établie que pour avertir de ce qui est arrivé avant l’ouverture de la Pièce.

Ce qu’elle était chez les Anciens.

Les Anciens ne la restreignait point à des règles aussi gènantes. Euripide est de tous les Auteurs Grecs celui qui la négligea d’avantage. Ce seul défaut me ferait préférer les Ouvrages de Sophocle aux siens. Les Romains en sentiment peu-à-peu l’importance. Les Prologues de la plus-part de leurs Drames Comiques ne sont point une Exposition, ainsi qu’ils l’étaient quelquefois chez les Grecs ; mais une réponse à quelques critiques faites contre l’Auteur, & une prière aux Spectateurs de vouloir bien écouter en silence : On aurait besoin d’employer souvent un pareil moyen dans presque tous les Théâtres de Province.

Ce qu’elle est chez les Modernes.

Nous avons rendu l’exposition beaucoup plus difficile qu’elle n’était chez les Grecs & les Latins. Je crois même que nous surpassons, à cet égard, tous les Peuples de l’Europe. L’exposition de nos Tragédies me parait pourtant trop lente, trop grave ; il faut bien qu’elle soit un récit, mais ce récit ne doit pas avoir l’air d’un discours Etudié. Celle de la Comédie est plus vive, plus naturelle.

Que le nouveau Spectacle parait n’en avoir nul besoin.

Le nouveau Théâtre peut se passer du secours de l’exposition. Ses personnages sont ils dans le cas qu’on désire de sçavoir ce qui leur est arrivé avant l’ouverture de la Scène ? Je vois que dans ses Drames en général, cette partie essentielle à la perfection du Poème, est tellement oubliée, qu’elle parait retranchée tout-à-fait. Il serait possible d’envisager notre Opéra comme n’ayant qu’un nœud & qu’un dénouement. Mais je l’ai déjà-dit, qu’à-t-il besoin de l’exposition, puisqu’elle n’est établie que pour apprendre des faits passés depuis long-tems ? S’il était survenu de grandes avantures à ses personnages au moment où commence l’action, elles influraient dans le cours de la Pièce, y répandraient beaucoup d’intérêt, embrouilleraient l’intrigue, & détruiraient nécessairement cette admirable simplicité qui le distingue. L’exposition sert à préparer les événemens de la Pièce ; ainsi quand le genre d’un Drame est de n’en renfermer aucun, elle devient inutile.

Ce qu’elle est dans les Drames du nouveau genre.

Je remarque que dans notre Opéra l’on ne la place guères à la prémière Scène, quand toutes fois on veut bien l’admettre ; on ne la voit qu’à la seconde, à la troisième, & même à la quatrième ; ce qui est un peu contre l’usage. Examinés le Peintre amoureux de son modèle, On ne s’avise jamais de tout, le Sorcier, Les deux Chasseurs & la Laitière. &c. &c.

Que le sujet doit toujours être éxposé.

Le Poète qui compose un Drame du nouveau genre, & qui veut se distinguer de la foule, aura pourtant soin dans la prémière Scène d’exposer le sujet. Il le fera d’une manière claire & précise. Je ne connais qu’un Opéra dans lequel il soit bien développé : il l’est dans une seule phrase, & par un coup de maître. Je parle du Drame intitulé le Savetier. Blaise veut aller au Cabaret, selon sa coutume ; sa femme s’écrie tout-à-coup ; « Mais aujourd’hui, malheureux que tu es, on vient nous enlever nos meubles ! » voila ce qui s’appelle décrire son sujet avec Art. Il est peu d’exposition aussi bien faite, aussi facile à retenir, dans les Drames anciens & modernes. Je la donne pour éxemple à tous ceux qui consacrent leurs talens au nouveau Spectacle.

Une Arriette ou un Duo fait beaucoup d’éffet placès dès l’ouverture.

Le commencement des Pièces ne doit être jamais froid, & particulierement celui des Poèmes chantans : un Duo, ou bien une Ariette s’y voient toujours avec plaisir, sur-tout quand l’on n’a rien d’interessant à dire aux Spectateurs, & que les personnages ont quelque sujet d’agitation. Il ne faut pas craindre qu’en jettant d’abord un trop grand feu, l’on ne refroidisse le reste du Drame. Le Poème Epique est le seul Ouvrage de Littérature dont le commencement doit être modéré ; encore ne s’agit-il que du stile & de l’invocation, car l’on peut y mettre de grandes passions, des événemens considérables, dès le prémier Chant, aussi-bien que dans le cours du Poème. Lors qu’à l’ouverture d’un Drame, les personnages sont animés par la joye, par la douleur, ou par d’autres causes, l’intérêt en devient plus-vif, il se répand un je ne sçai quoi qui ébranle & attache l’ame des Spectateurs. Il ne s’agit plus que de les soutenir dans la même action, ce qui n’est pas difficile avec un peu de génie. Ainsi le Poète du Théâtre moderne aura raison de placer toujours une Ariette, un Duo, dès l’ouverture de la Scène. Je me propose d’en parler encore dans un autre endroit de cet Ouvrage19.

Le Nœud.

Le nœud ou l’intrigue est la Pièce même. On peut le regarder comme une suite de l’exposition. Le nœud se forme par dégrès d’événemens multipliés sans être trop confus. Il marche au but, c’est-à-dire au dénouement, en paraissant s’en éloigner à chaque pas. Il doit être vif, serré. Que rien ne languisse ni ne diminue l’attention du Spectateur : dès qu’on l’a refroidit, l’illusion dans la quelle il était, se dissipe, il se voit au Théâtre. Que tout concoure à tromper les esprits : la représentation d’un Drame est, pour ainsi dire, un songe qui doit redouter le moment du réveil. Si l’intrigue est pressée, rapide, l’ame attentive à ce qui se passe, n’a pas le tems, s’il m’est permis de parler de la sorte, de réflèchir sur la tromperie qu’on lui fait ; elle s’afflige, ou se réjouit avec des personnages chimériques, qu’elle croit rèels. La Critique ne se fait entendre que l’orsqu’on lui laisse le tems de supputer de lègers défauts ; mais quand l’action court, sans jamais s’arrêter, elle ne peut rien saisir, ou sa voix ne serait pas écoutée ; elle est même contrainte d’admirer ; & souvent elle s’étonne, à la lecture d’un Drame, des applaudissemens qu’elle prodiguait à sa représentation.

Des événemens prérarés ou imprévus.

Il ne suffit pas que l’intrigue soit nouée avec chaleur, il faut encore qu’elle soit naturelle. Que les incidens qui la composent soient amenés avec Art, & paraissent une suite de ceux qui les ont précédés. Ils ne doivent point être prévus, mais préparés ; « car, dit un moderne, s’ils étaient prévus, ils ne causeraient plus de surprise dans l’ésprit des Spectateurs ; & s’ils n’étaient point préparés, ils paraitraient peu vraisemblables, & étrangers au sujet principal20 ».

Il serait possible pourtant de faire une Pièce dont tous les événemens seraient attendus & désignés. Il faudrait alors que ce qu’on marquerait devoir arriver à tel Personnage lui convint de telle sorte que le Spectateur craignit à chaque instant de l’en voir déchu. Une Pièce de ce genre aurait autant de beautés, & réunirait peut-être plus de difficultés que celle du genre ordinaire. M. Diderot en est l’inventeur, & s’en déclare le partisan. Il promet de composer un Drame dans lequel on sçaura dès la prémière Scène tout ce qu’éprouveront les principaux Personnages, & de quelle manière le nœud se débrouillera ; cet Auteur cèlébre se flatte d’attacher autant que s’il piquait la curiosité des Spectateurs en leur cachant les ressorts d’où naissent les événemens, & amènent la catastrophe ; je ne doute pas qu’il n’ait la gloire de réussir.

Mais la règle générale, la seule que l’on suit & que l’on connait, est de faire naître les incidens par des moyens aux quels on ne s’attende pas. On remplit plutôt l’ame de terreur ou de joye, en éxcitant la surprise.

Le Nœud n’est pas aussi simple qu’il devrait être.

Le Nœud chez les Anciens étaient toujours simple. Les Peuples modernes loin de les imiter, font entrer dans leurs Pièces le plus d’intrigue qu’il leur est possible. On voit des événemens accumulés souvent sans choix, dans les Pièces de Lopès de Véga, Auteur Espagnol, & sur-tout dans celles de Shakespéar chez les Anglais ; Leurs Tragédies finissent souvent par le massacre des principaux personnages. Le Nœud de nos Pièces était autrefois assez simple. Depuis quelques années nous commençons à nous écarter des Anciens, nos Drames sont surchargés d’intrigue, de merveilleux, de situations forcées. Le Poète s’applaudit sur tout des coups de Théâtre qu’il s’éfforce de faire entrer dans un Drame, comme si le mérite de l’action Théâtrale était de n’attâcher qu’un instant, & de ne causer qu’une surprise momentanée. Le goût du simple s’éteindrait enfin parmi nous, sans le nouveau Théâtre.

L’Opéra-Bouffon rétablit le nœud dans sa simplicité.

Ce Spectacle mérite toute l’attention des Poètes qui veulent en par courir la carrière. Ses Pièces ont un nœud aussi difficile à former que celui des Drames des autres Théâtres. L’intrigue en est ordinairement fort simple ; maison fait naître de petits incidens qui tiennent en haleine les Spectateurs, & donnent à la Pièce une certaine durée. Les Poèmes du nouveau genre demandent beaucoup plus d’action que de paroles. Avant d’entrer dans les règles que je vais établir, voyons d’abord de quelle nature est l’intrigue des Drames qu’on joue actuellement au Spectacle moderne.

Ce qui compose l’intrigue des Poèmes du nouveau genre.

Au prémier coup d’œil, je n’apperçois qu’un ouvrage sans intérêt, & par conséquent sans nœud. Mais comme il en faut absolument dans une Pièce, ou que si non, elle n’en serait pas une ; éxaminons s’il serait impossible de démêler quelque apparence d’intrigue. Mes recherches ne sont pas tout-à-fait infructueuses. Je crois découvrir des incidens assés multipliés pour former ce qu’on appelle un nœud.

Notre Opéra n’est que la représentation des mœurs de la populace ; son but est rempli en mettant sur la Scène un Bucheron, un Serrurier ; il lui suffit de les peindre tels qu’ils sont toujours. Il va pourtant plus loin. Le Personnage qu’il fait paraitre éprouve dans son ménage des tracasseries, des chagrins passagers ; sa femme le tourmente, selon la maxime d’Aristote, qui dit avec assez peu de galanterie, que les femmes sont ordinairement mauvaises21. Sa fille est amoureuse de quelque Colin, & il se trouve forcé de la lui donner. Voilà l’intrigue de nos Drames chantans. On me dira peut-être qu’il n’est point là de nœud, puisque le nœud se forme des accidens qui viennent troubler, renverser les desseins du principal Personnage, & qui doivent seul le concerner. Je répondrai, qu’on n’y regarde pas de si près au Théâtre-moderne. On n’éxige de lui que de l’agréable, de l’amusant, & l’on s’inquiette peu si ses Poèmes sont tout-à-fait dans les règles. D’ailleurs, les différents genres qu’il embrasse le rendent éxcusable de pècher dans quelques-uns. S’il a des Pièces sans nœud, ce mot pris à la rigueur du terme, il en a tant d’autres où les préceptes du Philosophe Grec sont suivis, qu’on ne peut accuser ses Poètes d’y manquer par faiblesse ou par ignorance ; mais j’ai observé plus haut que ces Pièces dont l’action est un peu relevée ne sont nullement dans son genre. L’intrigue de nos Opéras, roule donc, du moins en partie, sur les désagrémens, sur les embarras du ménage. Venons maintenant aux moyens dont un Poète habile doit se servir pour en former le nœud avec Art.

Il est aisé de sentir que le nœud du Spectacle moderne ne ressemble en rien à celui des Drames ordinaires. Dans la Comédie ou dans la Tragédie, les événemens aboutissent tous, pour ainsi dire, au premier Acteur ; comme on voit les rayons du soleil se rassembler au centre d’un miroir concave. Les incidens y sont marqués avec de fortes touches afin qu’ils fassent sur les Spectateurs la même impression que sur le Personnage qui les éprouve. On n’y donne le nom d’incidens qu’à des malheurs imprévus, qui changent la face des choses, amènent la fin de la Pièce en paraissant la reculer. C’est tout le contraire dans notre Opéra. La moindre petite bagatelle y prend le nom d’événement. Le principal Héros est souvent tranquille, tandis que les autres Acteurs ont quelque sujet de trouble.

Cela posé, il n’est pas difficile d’imaginer ce que ses Poètes ont à faire. Une simple opposition de la part du Héros de la Pièce au dessein de sa femme, de sa fille ou de qui que ce soit, composera toute l’intrigue. Les bouffonneries d’un personnage singulier, la naive peinture d’un Artisan, suffiront aussi à former le Nœud en observant d’y mêler l’amour d’un tendre Colin.

On me demandera comment je prétens qu’on mette dans notre Opéra plus d’action que de paroles, si un rien lui tient lieu d’intrigue ? Le terme d’action a changé maintenant de signification ; & notre nouveau Spectacle en est la cause. Quand je dis qu’il y ait beaucoup d’action dans un Opéra, je n’ai garde d’entendre qu’il soit rempli d’événemens ; je recommande seulement que les Acteurs restent très peu sur la Scène, qu’ils soient toujours en mouvement, qu’ils aillent & qu’ils viennent. La gravité de leur caractère ne les empêche pas de changer souvent de place. Il faut qu’ils ne tiennent que des discours absolument nécessaires : le langage du ménu Peuple est vif, coupé, il ne disserte jamais. Les choses inutiles sont bannies sur-tout de l’Opéra-Bouffon. Que chaque Scène soit courte & aille au but. Ce précepte de Boileau ne sçaurait trop être entendu :

Que l’Action marchant où la raison la guide,
Ne se perde jamais dans une Scène vuide.

Il y a quelquefois deux intrigues dans les Pièces du Spectacle moderne.

J’observe que l’intrigue est souvent double dans quelques Drames modernes, ou plutôt, je vois qu’ils contiennent deux sujets. Si les amours qui forment l’Episode des Pièces du nouveau genre n’en doublent point l’action, parce qu’ils n’y ont souvent aucun rapport, ils sont encore plus à blamer, puisqu’on dirait qu’on a réuni plusieurs Poèmes ensemble. Il arrive aussi que le Spectateur est tout étonné de voir représenter avec ce qu’on lui a promis, des choses aux quelles il ne s’attendait pas ; ce mêlange de choses qui n’ont que peu de rapport les unes aux autres, est cause qu’il ne fait où fixer son attention. Qu’on partage en deux quelques uns de nos Opéras, ou Comédies-mêlées d’Ariettes, on en fera tout de suite deux Pièces différentes.

Critique du Roi & du Fermier.

Le Roi & le Fermier, par éxemple, contient double action, ou une intrigue étrangère au sujet. Richard a perdu sa maîtresse ; certain Milord la lui enlève ; elle s’échappe des mains de son ravisseur, ils se rejoignent. Le Prémier Acte ne roule que sur leur amour malheureux & content. Je soutiens que la Pièce est terminée dès que la belle Jenny se retrouve avec son cher Richard. On s’écriera que le titre ne serait pas rempli, puisqu’il annonce qu’il sera question d’un Roi. Oui, mais jamais le titre n’excuse une Pièce. Qu’était-il besoin d’employer tout un Acte à des amours épisodiques ? Et lequel encore ? Le prémier, qui ne doit sur-tout rien renfermer d’inutile. Mais, insistera-t-on, le Roi agit hors de la Scène, & l’on en parle ; ainsi votre reproche tombe de lui-même. On ne m’annonce point que je dois voir un Roi chassant ; le peu de mots que l’on en dit me fait bien espérer qu’il paraitra, mais je ne sçais ni pourquoi ni comment. Voyez avec quel art Molière fait attendre ses personnages. Le Tartuffe ne se montre qu’au troisiéme Acte ; les deux prémiers ne sont point pour cela de purs épisodes ; à chaque Scène on fait mention de ce fameux Hipocrite ; ce sont toujours de nouvelles couleurs ajoutées au tableau ; on le dépeint si bien que je crois le voir.

Son principal personnage n’est point tel qu’il devrait être.

Je trouve encore d’autres défauts dans la Pièce dont il s’agit ; c’est que le titre me fait attendre un Fermier : j’ai lieu de croire qu’il sera peint tel que je me représente les gens de la campagne ; & point du tout. Au lieu de voir des Paysans, mes yeux ne parcourent que des gens armés, & un inspecteur des gardes-chasse. La décoration du dernier Acte a peut-être du rapport avec ce que je me figurais de rencontrer. Mais cette demeure rustique dément un peu l’étalage des biens que posséde celui à qui elle appartient, « que son père a fait voyager, étudier comme un Milord22 », & qui a le bonheur d’être inspecteur des chasses de la forêt de Chéroud. Je voudrais bien sçavoir ce qu’on penserait d’un Auteur, qui représenterait le Capitaine, ou l’Inspecteur des chasses de la forêt de Fontainebleau, logé dans une misérable chaumière. Il me semble encore qu’un homme qui a la charge de M. Richard, doit être au moins à la suite du Roi lorsqu’il vient chasser dans les lieux de son district.

La duplicité d’action est un grand défaut.

Je conseille aux jeunes Poètes qui voudront éviter de tomber dans de pareilles fautes, de détacher du sujet de leur Drame tout ce qui pourrait lui nuire, & faire perdre un instant de vue l’action principale ; qu’ils ayent soin que les événemens se rapportent au Héros de la Pièce. Vous annoncez, par éxemple, un Bucheron, qu’il ne soit question que de lui seul, que ce soit lui seul qui soit amoureux. Il serait plutôt permis de tripler l’action dans une Comédie, que de la rendre un peu confuse dans un Poème du nouveau genre. Je me suis éfforcé de prouver que la simplicité fesait l’ornement de l’Opéra-Bouffon ; ou de la Comédie-mêlée d’Ariettes ; en doublant l’intérêt ne détruit-on pas ce précieux avantage ?

Que le Nœud du nouveau Drame pourrait être meilleur.

On se rappellera que le Nœud des Pièces de notre Spectacle n’est autre chose que deux volontés qui se croisent ; ou que le tableau d’un personnage comique ; ou l’image des mœurs & de l’occupation d’un Artisan. Il est sûrement possible de former un Nœud d’une espèce différente. J’engage ses Poètes à le tenter. La seule règle qu’ils ayent suivis jusqu’à présent, est de ne point trop donner l’éffort à leur imagination, & de se contenter du moindre petit obstacle qui recule le dénouement.

Le Dénouement.

Nous voici à la dernière partie du Drame. Le Dénouement en est la fin pleine & entière. Après lui l’on ne doit rien désirer. Ce qui le précède l’annonce sans le faire connaître. On sçait bien qu’une Pièce ne peut pas durer toujours ; mais on ignore par quels moyens elle sera terminée ; & le Dénouement, quoiqu’attendu, n’en fait pas moins de plaisir.

Les événemens peuvent être connus, sans préjudicier à l’intérêt.

Ceci achève de nous prouver que des incidens prévus, & une catastrophe que tout le monde sçaurait, causeraient autant de trouble, de compassion ou de joie, que des événemens ignorés. La Tragédie intitulée La mort de César, avertit bien par son seul titre que le principal Héros doit mourir ; & cependant on est aussi surpris, aussi affligé de sa fin tragique, que si l’on n’eut jamais sçu ce qui devait lui arriver. On voit plusieurs fois de suite la même Pièce, & l’on sent toujours pour le Héros le même intérêt que si l’on apprenait pour la prémière fois son Histoire. Ce que je dis ici n’est point pour me déclarer en faveur de ceux qui soutiennent que le dénouement peut être connu sans préjudicier à l’intérêt ; c’est seulement pour avertir qu’on est libre de le faire des deux façons. J’avertis que la dernière, inventée par les modernes, éxige un art & un travail infini.

Ce qui constitue un bon dénouement.

Un dénouement sera bien fait, lorsqu’il sera subit, qu’il ne trainera point en longueur, qu’il se rapportera à la Pièce qu’il termine, & que le Nœud l’amenera naturellement. L’arrivée imprévue d’un nouvel Acteur, comme dans Molière, les miracles, les maladies, & la mort subite de quelqu’un, sont absolument à rejetter. Les reconnaissances, hormis qu’elles soient ménagées dès le commencement, font toujours un mauvais éffet. Les méchans Poètes mettent souvent des Chevilles dans leurs Vers, de même un Auteur médiocre termine ses Drames par des choses forcées, qu’on pourrait aussi nommer des Chevilles.

Du dénouement de la Comédie & de la Tragédie.

Il est facile de conçevoir que le dénouement des Pièces comiques doit être heureux. Le vice ne doit pourtant pas triompher de la vertu ; mais il faut que sa punition le touche faiblement, & qu’il se voye chatié d’un air enjoué comme dans le Joueur. Le Tartuffe accablé de se voir, démasqué, n’est nullement alors un personnage de Comédie ; je voudrais qu’il se promit d’être plus heureux une autre-fois, ou que sa punition fut telle qu’il put en rire. Le Méchant de Gresset est peut-être mieux dénoué. Il n’appartient qu’à la Tragédie de rendre tout-à-fait malheureux quelques uns de ses personnages. Lorsque la Vertu est couronnée, il faut que ce soit après de grandes agitations ; nous éprouvons alors le même sentiment que l’on goûte quand un calme enchanteur succède à un orage affreux : de pareils dénouemens sont donc recevables, puisqu’ils nous causent la surprise & la terreur, en nous présentant le vice justement puni. Mais Aristote soutient que les meilleurs dénouemens tragiques sont ceux qui pénètrent l’ame du Spectateur d’un profond chagrin, & je crois qu’il a raison.

Ce qu’il faut observer dans les dénouemens des Pièces du nouveau genre.

Le dénouement des Pièces du nouveau genre doit venir promptement. Que les Auteurs qui se destinent à travailler pour le Spectacle moderne, sçachent par cœur & répettent souvent cette utile maxime du grand Corneille. « Comme il est nécessaire que l’action soit complette, il faut n’ajouter rien au-delà, parce que quand l’éffet est arrivé, l’Auditeur ne souhaite plus rien, & s’ennuie de tout. » Si l’on réfléchissait avec soin sur cette observation d’un grand homme, on ne verrait pas tant de Pièces en tout genre dont la fin est défectueuse. Il serait à souhaiter que les dénouemens de notre Opéra eussent une certaine liaison avec l’intrigue. Je voudrais qu’on s’appliquât d’avantage à les rendre imprévus. Il faut qu’ils soient heureux, c’est-à-dire, qu’aucun des Acteurs n’ait lieu d’être de mauvaise humeur ; autrement il serait impossible de placer à propos un Chœur ou un Vaudeville. Lorsqu’on ne peut rendre contens tous les personnages, on fera sortir ceux dont la mauvaise humeur troublerait la gaieté des autres. C’est à quoi l’on fait très peu d’attention ; l’on fait chanter à la fin des Opéras-Bouffons un personnage qui n’a souvent nulle envie de prendre part à la joie générale. De même qu’il est nécessaire de mettre un morceau de Musique à l’ouverture des Drames modernes, il faut aussi en placer un après le dénouement ; cela achève de réjouir le Spectateur, & c’est finir par un beau coup d’éclat.

Observations sur le Vaudeville.

Je desirerais, & je ne puis trop le recommander, que les Vaudevilles ne fussent point détâchés du sujet de la Pièce ; qu’ils fussent faits avec tant d’art, qu’ils se rapportassent aux Acteurs & au Public en même tems ; car l’illusion doit se conserver tant que les personnages sont sur la Scène. Il est vrai que la Pièce est finie, que le dénouement a terminé tout, & que le Vaudeville n’est pas établi pour éxpliquer rien qui puisse se rapporter à l’action. Mais je le répette, tant que les Acteurs ne sortent point du Théâtre, je m’obstine à voir en eux les personnages qu’ils représentaient. Si vous les faites chanter, c’est parce qu’ils en ont sujet ; faites leur donc dire des choses qui leur soient analogues. Le Vaudeville deviendrait alors d’une difficulté prodigieuse, j’en conviens ; il aurait aussi plus d’agrémens, il plairait d’avantage en paraissant plus naturel.

Quel est le couplet du Vaudeville qui peut n’avoir nul rapport aux Acteurs.

Le seul couplet que je permettrais qui fut tout-à-fait étranger au Drame, serait celui que l’on adresse au Public, pour demander son indulgence. Encore ferait-on mieux de le composer de manière qu’il eut un certain rapport avec l’Acteur qui le chante, & ceux qui l’écoutent. Le dernier Vaudeville du Maréchal-Ferrant, par éxemple, est dans la règle que je propose ; Je suis un pauvre Maréchal , &c. Il est dans la nature que Marcel chante ce couplet, en s’adressant aux Acteurs qui sont sur la Scène, & qu’il les prie de lui accorder leur pratique, puisqu’il en est même deux qui viennent le faire travailler.

Qu’on doit suivre l’éxemple de J.J. Rousseau dans le Devin du Village.

Le fameux citoyen de Genève est le seul de tous les Auteurs d’Opéras & de Comédies qui ait amené avec Art le Vaudeville. Cet homme unique en tout, sentant bien qu’une Chanson répugne à la fin d’un Drame, lorsqu’elle n’est soutenue que par le seul motif de faire chanter des couplets malins & saillans, évite avec beaucoup d’adresse dans le Devin du Village, ce défaut trop ordinaire. Il suppose qu’il court une Chanson nouvelle, dont on à remis une copie au prétendu Devin, homme censé dans le cas d’être visité par des gens à même de la savoir ; le Devin la donne aux deux Personnages de la Pièce, simples Paysans, qui n’auraient pu chanter une Chanson aussi spirituelle sans blesser la vraisemblance. De pareils traits de génie & de gout, distinguent les ouvrages des grands hommes. Les Auteurs d’Opéra-Bouffons, ou de la Comédie-mêlée d’Ariettes, devraient bien s’éfforcer d’imiter dans leurs Vaudevilles, l’Auteur immortel dont je parle ici.

Voilà toutes les règles que j’aie à prescrire sur le dénouement du Drame moderne. Je finirai cet article en remettant dans la mémoire ce Vers du satyrique Français ; il contient en abrégé tout ce que je viens de dire :

Que le Nœud bien formé se dénoue aisément.

Éxaminons maintenant de quelle espèce sont les dénouemens de notre Opéra, & s’ils ne s’écartent point des préceptes des Auteurs qui ont écrit sur le Théâtre.

Les Dénouemens des nouveaux Drames ne sont pas dans les règles.

Ils diffèrent tous, selon moi, de ceux dont parle Aristote. Je n’en vois aucun chez les Anciens & les Modernes à qui je puisse les comparer. Où rencontrer un dénouement qui laisse les principaux Personnages dans le méme état qu’ils étaient ci-devant ? Lorsqu’ils ne changent point de fortune, au moins ont ils été souvent dans le cours de la Pièce sur le point de se trouver tout à-fait heureux ou malheureux.

Ils sont peut-être excusables.

Il serait pourtant facile de disculper notre Opéra. Ne renfermant que peu d’action, il doit avoir un dénouement sans catastrophe, sans-pèripétie, c’est-à-dire sans changemens notables. Le nœud du Maréchal est proportionné à sa fin. Marcel le ferreur de mule, demande au commencement de la Pièce, sa Cravate & ses bouts de Manche, pour aller au Chateau ; le compère la Bride, vient le visiter : il boivent Bouteille ensemble, sortent, s’enivrent à la Cuisine du Seigneur du Village. Le Hèros du Drame revient chez lui ; une terreur panique lui fait croire sa Maison remplie de filoux ; sa crainte se dissipe. Que voulait on que le dénouement lui fit éprouver ? L’Auteur pouvait le reculer autant qu’il lui aurait plû. Il était facile de donner à la Pièce encore trois Actes.

Tous les Dénouemens du nouveau Théâtre sont fondés mal-à-propos sur un changement de volonté

Il faut prendre garde, recommande Corneille, que le dénouement ne vienne pas par un simple changement de volonté, mais par quelque incident qui oblige d’agir ainsi. Ces paroles condamnent tous ceux du Spectacle moderne, & forcent de convenir qu’ils sont la plus-part défectueux : le fort de l’intrigue roule toujours sur des amours épisodiques. Le Père, la Mère, ou le tuteur, ne veulent pas consentir à l’hymen des jeunes Amans ; ils s’intéressent en faveur d’un autre : Lorsque le Drame est parvenu à sa juste longueur, ils permettent enfin leur union, sans qu’on voie d’autre cause d’un changement si subit de volonté, que l’obligation où se trouve le Poète de terminer la Pièce. Le Maréchal, que je viens de citer, est la preuve de ce que je dis. On ne s’avise jamais de tout, le Bucheron, Annette & Lubin, & une foule de Poèmes du nouveau Théâtre, témoignent que je n’avance rien que de vrai. Le changement de volonté passa toujours pour le plus mauvais dénouement possible. Aristote le condamne sans réserve ; & les Auteurs de Poétique, ou plutôt ses Commentateurs, n’ont pas manqué de soutenir la même chose ; mais avec beaucoup de raison. Que dirons-nous donc de notre Spectacle, qui tombe presqu’à chaque instant dans une faute si impardonnable ? Le fait était trop avéré, pour qu’il m’ait été possible de le passer sous silence. J’aime mieux en convenir, plutôt que de courir les risques qu’on me reproche trop de partialité. La sincérité que je fais paraître ici persuadera qu’elle m’accompagne toujours lorsque je vante le mérite de notre Opéra. Celui qui ne dissimule point les fautes d’un genre qu’il chérit, doit être cru quand il élève à leur tour ses diverses beautés.

Qu’ils sont bons du moins par leur précision.

Si les Opéras-Bouffons & les Comédies-mêlées d’Ariettes péchent dans plusieurs de leurs dénouemens, il faut avouer aussi que leurs Auteurs se rendent presqu’éxcusables d’un si grand défaut, en fesant arriver le dénouement avec une promptitude admirable. Au moins ne leur reprochera-t-on pas de le traîner en longueur. Toutes les Scènes des Poèmes du nouveau genre, & sur-tout les dernières, sont & doivent être filées éxtremement vite. Je citerai pour éxemple les dernières Scènes de Tom Jones, où les éclaircissemens se font par un seul mot ; & où chaque Acteur ne dit que ce qu’il doit dire absolument.

Il est certain qu’on ne verra pas de dénouémens terminés plus promptement dans aucune Pièce de nos Théâtres, & après lesquels on dise moins de chose.

Observons encore au sujet du dénouement en général, que pour qu’un Drame soit bien fait, il est essentiel que tous les Acteurs qui ont parus dans le cours de son action, servent à la terminer, & se trouvent sur le Théâtre lorsqu’elle est arrivée à sa fin.