(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome I « De l’Art du Théatre. Livre troisiéme. — Chapitre V. Il n’est point de Drame sans Mœurs. » pp. 139-141
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(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome I « De l’Art du Théatre. Livre troisiéme. — Chapitre V. Il n’est point de Drame sans Mœurs. » pp. 139-141

Chapitre V.

Il n’est point de Drame sans Mœurs.

D ire que les personnages d’un Drame ont des Mœurs, c’est en faire l’éloge. On entend par Mœurs, les passions, les caractères, la façon d’agir. Ce mot se prend quelquefois dans plusieurs sens, surtout dans la Poétique d’Aristote. Quand ce Philosophe recommande aux Poètes, que les Héros de leurs Pièces ayent des mœurs, il ne veut point recommander qu’on ait soin de les rendre sages, vertueux ; mais qu’on les fasse parler selon l’Histoire, ou de la manière qu’ils se présentent d’abord dans un Poème. Nous l’employons communement pour éxprimer les vices ou les vertus de quelqu’un. C’est un homme de mauvaises mœurs, disons-nous, celle-ci a de bonnes mœurs. Mais je ne me sers ici de ce terme que pour marquer le caractère distinctif des personnages de nos Drames modernes.

Les Mœurs sont très bien saisies dans l’Opéra-Bouffon.

Nous les voyons ces personnages tels que sont ordinairement ceux que l’on copie. Rien ne les altère ; les discours qu’ils tiennent leur sont propres ; aussi faut-il remarquer qu’ils ne sçauraient les ennoblir, ni les rendre plus bas, sans disparaitre entiérement. Leurs mœurs se découvrent jusques dans leurs moindres actions ainsi que dans leurs gestes. Ils sont dépeints d’après Nature. Si un fameux Peintre de l’antiquité5 se méprit en voyant sur un tableau un voile imité de main de maître6, les Artisans qui servent de modèles à l’Opéra-Bouffon pourraient bien prendre leurs copies pour autant d’originaux. Ils auraient plus de raison que n’en avait ce Paysan, qui, étant à la représentation d’un Opéra-Sérieux, ôtait bonnement son chapeau, & tremblait de crainte, à chaque éclair qu’il apperçevait, & au bruit factice du tonnèrre. Admirons l’Art avec lequel on met sous nos yeux des objets si connus, & qui ont pourtant les charmes de la nouveauté, quoiqu’ils soient sur la Scène, à très peu de différence près, les mêmes que dans le monde.

Les mœurs qu’on voit au nouveau Théâtre sont différentes de celles des autres Spectacles.

Notre Théâtre n’a point à craindre le reproche que le Père Brumoy fait à la Comédie. « Les caractères des Drames comiques, s’écrie-t-il, sont fort communs, & toujours les mêmes. » Les siens sont variés avec goût, par une suite de cette éxactitude qu’on a de donner à chaque Artisan le genre qui lui convient. Il suit à la lettre le précepte d’Aristote qui dit ; « La seconde chose qu’il y a à observer dans les mœurs, c’est qu’elles soient convenables7. » Les passions des Héros de la Tragédie ont une certaine convenance ensemble ; elles se rapportent également au Prince & à son Confident. Tel Roi peut être jaloux, galant, ambitieux, aussi bien qu’un de ses Courtisans, au lieu que les mœurs dépeintes dans notre Opéra ne sont applicables qu’à une seule classe d’hommes. Par éxemple, le caractère du Savetier a une autre nuance que celui du maître Cordonnier ; le simple Laboureur a une autre manière d’agir que le riche Fermier &c. Ne portons pas ce détail plus loin. Le Poète qui veut travailler pour le Spectacle moderne doit être en état de sentir ces nuances, & de les faire délicatement distinguer.