Chapitre III.
But que le Spectacle moderne doit se proposer.
« LE Théâtre, dit l’Abbé d’Aubignac, étant peu-à-peu & par dégré monté a sa dernière perfection, devint enfin l’image sensible & mouvante de toute la vie humaine. Or comme il y a trois sortes de vie ; celle des Grands dans la Cour des Rois, celle des Bourgeois dans les Villes, & celle des gens de la Campagne, le Théâtre aussi a reçu trois genres de Poèmes dramatiques, savoir, la Tragédie, la Comédie, la Pastorale ou la Satire. »
Cette explication des divers genres de Spectacles pouvait être juste du tems des Grecs, mais elle ne l’est plus actuellement. Les Romains même divisaient en trois classes différentes les seuls genres propres à la Comédie. D’Aubignac aurait dû voir que le Théâtre qui semble n’être consacré qu’à une espèce de Poème, en reçoit pourtant dans lesquels on remarque quelque diversité. Le Haut Comique ressemble-t-il au Comique tout-à-fait enjoué ? L’Opéra-Sérieux ne mérite-t-il pas d’être compté à part ? Nous avons donc plus de trois Poèmes Dramatiques ? Ou d’Aubignac s’est mal exprimé, ou son raisonnement est faux. S’il affirme à la lettre ce que ces paroles éxpriment, il est facile de montrer son erreur en nommant après la Comédie & la Tragédie, la Pastorale & l’Opéra-Sérieux, Drames qu’il devait connaître. S’il prétend qu’il n’y a que trois sortes de personnages au Théâtre, il s’est encore trompé. La Scène ne passe point tout d’un coup des Princes aux simples Bourgeois, & ceux-ci ne doivent pas tous être rangés dans la même classe. On voit donc sur la Scène plus de trois sortes de personnages ? Remarquons seulement que le Théâtre qui reçoit des personnages qui lui sont étrangers, doit les faire agir de manière qu’ils ayent toujours un certain rapport avec son genre primitif.
Ce qui fait le genre principal du nouveau Spectacle.
Le dernier de nos Spectacles, & peut-être le plus naturel de tous, est l’Opéra-Bouffon. Il ne ressemble en rien à la Pastorale, quoique son intrigue soit ordinairement champêtre ; elle ne nous peint que les amours des Bergers, au lieu qu’il nous représente tout à la fois les mœurs naïves des gens de la campagne & les actions du menu Peuple de nos Villes. Il l’emporte donc de beaucoup sur elle.
Son principe, sa loi primitive, est de s’attâcher à faire passer devant nos yeux les Villageois & les mœurs des Artisans, dont nous n’avions qu’une faible idée. Lorsqu’il s’en écarte, en prenant des personnages d’un rang supérieur, on sent qu’il se dénature, & n’est plus dans son élément.
Ce qu’il faut entendre par Opéra-Bouffon.
Je pense qu’on ne sera pas faché de trouver ici une définition précise & plus étendue du mot Opéra-Bouffon ; elle le rendra familier à des gens qui se flattent mal-à-propos de l’entendre ; elle servira sur-tout à démontrer pour quel motif le nouveau Théâtre est établi.
Le mot Opéra fut d’abord en usage chez les Italiens, parmi les nations modernes ; ils le prirent du Latin qui l’employe pour signifier œuvres. Il se prend encore pour chef-d’œuvre, opus eximiùm ; il veut dire encore chose difficile ; opus perdifficile. Opéra chez les Italiens est ordinairement une pièce en Musique ; c’est aussi une Comédie composée avec soin, & apprise entierement par cœur. On trouve Opéra jusques au milieu des Joueurs ; c’est un terme de piquet, qui s’employe lors qu’on est répic & capot dans un même coup. Avouons que voila un mot qui se prend dans bien des acceptions différentes, & qui a furieusement dégénéré. Il est un de ceux que les Langues vivantes ont traité le plus mal. Nous pouvons lui appliquer la petite épigramme du Chevalier de Cailly au sujet d’Alphana que quelques Sçavans prétendaient venir d’Equus ; il termina leur dispute par ce badinage :
Alphana vient d’equus, sans doute,Mais il faut avouer aussiQue pour venir jusques ici,Il a bien changé sur la route.
Ce quatrain ne se rapporte que trop au mot Opéra. Sa vraie signification est tellement changée qu’il en est méconnaissable. L’adjectif Bouffon, qu’on commença de lui joindre en Italie, n’a pas besoin d’explication ; c’est un mot bas qui a l’audace de marcher à côté d’un terme jadis respectable.
Mais laissons là les recherches grammaticales ; il nous suffit de savoir que Bouffon & Opéra n’ont jamais été faits pour aller ensemble ; & que ce sont les Italiens qui s’avisèrent de faire une association aussi bisare. Voyons quelle idée on attache au terme Opéra-Bouffon. Dans les supplémens qu’on fait de nos jours, de ces fameux Dictionnaires qui éternisent nos Arts, nos Siences & la Langue, on aurait bien dû insérér le mot Opéra-Bouffon. Cet article ne méritait pas d’être omis. En attendant, le Public se contentera, de ce que je vais en dire.
Principale raison des succés du nouveau Théâtre.
*« L’Opéra-Bouffon est une peinture des mœurs de la vile populace. On n’y voit que des paysans grossiers, ou de pauvres Artisans. Sa Musique est vive brillante, enjouée. Le stile en est bas, les plaisanteries populaires, & l’action serrée & peu importante ; c’est un Drame singulier qui nous plait d’avantage dès qu’il se rend plus ridicule.
« La source de l’amour qu’on ressent pour lui se trouve peut être dans le goût qu’ont tous les hommes à contempler l’image des moindres actions de la vie. Les Anglais se contentent avec la lecture de leurs Romans, qui retracent d’après nature ce qui se passe chaque jour sous leurs yeux parmi le menu peuple, dans les Cabarets, dans les rues, &c. Les Romans Anglais sont directement en récit ce que nos Poèmes modernes sont en action. Nos Histoires romanesques nous amuseraient délicieusement, nous empêcheraient de chercher ailleurs des peintures agréables par leur simplicité, mais comme elles ne sont toutes remplies que de fadeurs & de déclarations d’amour, nous les quittons avec justice en faveur d’un Théâtre qui satisfait en partie un panchant né avec nous.
Il résulte de tout ceci qu’Opéra-Bouffon veut dire un Spectacle de choses communes, de pures frivolités ; une éspèce de Drame où l’esprit ne se montre guères, où l’oreille seule est enchantée par les sons de la Musique ; & enfin un lieu dans lequel s’assemblent en foule des Spectateurs plus avides de nouveautès passagères que du sublime & du vrai beau ; & plus curieux d’images basses & populaires que d’un Tableau noble & d’une vaste étendue. »**
Quoique St Evremont n’en ait point voulu parler, il semble pourtant le
définir assez, tel qu’il parait au prémier coup-d’œil, dans ce qu’il
écrit au sujet de l’Opéra Sérieux. « L’Opéra,
dit-il, est un assemblage bisare de Musique, où le Poète
& le Musicien se gênent l’un & l’autre… L’Opéra occupe plus
les yeux que l’esprit… les Opéras sont des sotises magnifiques,
chargées de Musique, de machines, de décorations, mais toujours une
sotise. »
Le Lecteur est maintenant en état d’entendre ce que signifie Opéra-Bouffon. Je ne dis rien de la Comédie-mêlée-d’Ariettes, parce qu’elle lui ressemble souvent, & que lorsqu’elle adopte un genre plus noble, elle s’écarte trop de ce qui devrait être le caractère distinctif du nouveau Théâtre. Il ne me reste plus qu’à dire un mot sur le but moral que se propose, ou que devrait au moins se proposer notre Spectacle moderne, à l’imitation des autres Théâtres.
But moral du nouveau Théâtre.
Il est aisé de comprendre ce que c’est que le but moral de l’Opéra-Bouffon. C’est que le but moral de l’Opéra-Bouffon. C’est la fin à laquelle il doit tendre. La Tragédie est l’Histoire du malheur des Rois, des amours & de la faiblesse des Heros ; elle apprend à craindre l’effet des grandes passions, & à redouter la foudre, même à l’ombre du dais. La Comédie, plus douce dans son stile, plus simple dans sa marche, fait agir l’humble habitant des Villes ; elle donne des leçons à tous les hommes en général, & sur-tout aux particuliers. Il faut que l’Opéra-Bouffon ait aussi un motif, un dessein déterminé, sans quoi il ne mériterait pas le nom de Spectacle, & serait indigne de la moindre attention. J’avoue qu’on a d’abord quelques peines à appercevoir ce motif ; en s’éfforcant un peu, on le decouvre enfin. De même qu’Esope fit servir à notre instruction l’Apologue, ou l’éxemple des derniers animaux, ainsi l’Opéra Bouffon met en jeu des Ouvriers, des Artisans, afin que la vue de leurs passions nous corrige des notres.
Comment ses personages peuvent nous corriger
On a souvent demandé, ainsi que je l’ai dit plus haut1, quelle impression pouvaient faire sur nous des Gardes-Chasses, des Savetiers &c. Ma nouvelle réponse, à cette question embarrassante, ne ressemblera nullement à celle que j’ai déjà faite. Étant des hommes, ils sont sujets aux mêmes travers, aux mêmes vices que le reste du genre humain. On fait donc bien de nous rendre chaque jour les témoins de leurs actions : il est vrai qu’ils feraient un éffet plus prompt, plus sensible, sur des Spectateurs de leur état. Un Sérrurier trouvera plutôt à profiter en voyant agir ses pareils, qu’un Duc en écoutant les discours d’un Maçon, ou d’un Maréchal-Ferrant.
Que ce Spectacle conviendrait au menu Peuple.
L’Opéra-Bouffon devrait appartenir de droit au menu Peuple, de même que la Comédie est destinée au gens riches & distingués. Chaque état aurait alors un Spectacle à sa portée, & propre à ses mœurs. Admirons en d’avantage l’adresse d’un Théâtre qui vise à gauche pour frapper au but, c’est à dire qui nous instruit en feignant de songer à tout autre dèssein ; & qui sait nous plaire & nous faire accourir en foule à ses Représentations, en ne se montrant occupé que du soin de charmer & d’attirer chez lui la plus vile populace.