(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome I « De l’Art du Théatre. Livre second. — CHAPITRE IV.  » pp. 109-114
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(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome I « De l’Art du Théatre. Livre second. — CHAPITRE IV.  » pp. 109-114

CHAPITRE IV.

Des avantages qui doivent résulter du nouveau Spectacle.

O n dirait que les hommes font tous leurs éfforts afin d’imiter la sagesse du Créateur. Ils voyent que rien n’est inutile dans la Nature ; qu’une simple fleur a des propriétés qui relèvent encore l’éclat de ses vives couleurs. Cette sage remarque les remplit d’une noble émulation. Ils s’appliquent à joindre toujours ensemble l’agréable & l’utile ; ils les unissent même jusques dans leurs plaisirs. En éffet, considérez un peu leurs divers amusemens, vous vous appercevrez qu’ils remplissent des vues bien opposées ; ils servent à faire naître la joie, & procurent de solides avantages. Ce qui nous paraît d’abord le plus frivole, offre une certaine utilité, lorsqu’on l’éxamine avec attention. La Danse, par éxemple, nous enseigne l’art de nous présenter avec grace, & donne au corps de la souplesse & de nouvelles forces. Les caprices de la Mode ne sont pas même produits sans raison. Ils répandent un nouvel agrément sur la Parure, & font vivre une foule d’ouvriers. Enfin les moindres actions des hommes ont leur utilité, ainsi que les plus petits ouvrages de la Nature.

Les Spectacles doivent réunir l’agréable à l’utile.

Les Spectacles sur-tout renferment le solide & l’agréable. On y trouve autre chose que des plaisirs passagers. Ils nous divertissent & nous instruisent, encouragent les Lettres & les font souvent refleurir. S’il en paraissait un dénué de bonnes qualités, & dont le principal mérite fut d’être frivole, divertissant ou nouveau, il faudrait le rejetter avec mépris, comme un Phénomène inconnu jusqu’à présent.

L’Opéra-Bouffon ne sçaurait s’en dispenser.

Ce que je dis ici est pour montrer que le nouveau Théâtre doit posséder des avantages réels, sinon qu’il serait indigne de l’accueil flatteur qu’on daigne lui faire. Ses ornemens, ses graces particulières, ne l’éxemptent point de la règle générale, qui est, qu’une chose possède en même tems des charmes factices, ou de convenances, & des qualités estimables. La plus jolie femme ferait peu d’impression sur les cœurs, si quelques vertus & de l’esprit n’achevaient d’embellir ses attraits. Il faut donc que notre Spectacle ne se contente pas d’être futile, mais qu’il se pare de quelques qualités précieuses. Satisfait-il à cette obligation indispensable ?

Il fait connaître plusieurs Gens à Talens.

Les Drames des Théâtres ordinaires n’ont besoin que des talens d’un seul Auteur ; la plus-part n’enrichissent la République des Lettres que d’un seul homme de génie. L’Opéra-Bouffon, au contraire, ne saurait paraître sans le secours de plusieurs mains habiles. Il faut qu’un Musicien vienne lustrer & embellir les paroles du Poète : on lui doit donc presqu’à chaque Pièce la connaissance d’un homme de génie & d’un Compositeur célèbre ; Eh, combien ne nous en fait-il pas passer en revue !

Il accoutume les gens riches à jetter les yeux sur les pauvres.

On avait toujours méprisé les habitans de la campagne ; à peine daignait-on jetter sur eux un regard de pitié. Les Artisans partageaient aussi le peu de cas que l’on fesait des gens utiles. On osait dédaigner ceux qui font éclore les trésors de la terre, & l’Ouvrier qui nous procure les commodités de la vie. Une erreur aussi ridicule est enfin détruite, sans le secours des Philosophes. Il est clair qu’on s’accoutumera enfin à regarder d’un œil favorable les paysans, les savetiers, & d’autres gens de cette espèce, qu’on voit paraître tous les jours sur la Sçene. Les Bergers se sont fait dans le monde une brillante réputation ; l’on en est venu jusqu’à envier leur sort. Pourquoi cela ? Parce qu’on a tant célébré leurs tendres amours, les douceurs de la vie champêtre, & leurs prétendus plaisirs, qu’on en a fait des êtres chimériques & des hommes à la mode. L’Opéra-Bouffon élevera de même ses personnages. On ne lui réprochera pas qu’il couvre de fleurs & de rubans de gros rustres, à peine possesseur d’une méchante souquenille. S’il parvient à nous faire goûter ses Héros, ce n’est sûrement point en les déguisant. Il s’applique à faire parler & agir ses Acteurs comme s’ils étaient des bucherons, des bouviers, des manans véritables ; ce qui ne laisse pas de faire un très-bel éffet. Les Colins, les Lucas de notre Opéra sont loin de ressembler aux Tircis, aux Céladons des églogues de nos Poètes.

Le nouveau Théâtre enrichit ses Acteurs.

Je veux pour un moment que notre Spectacle bien-aimé n’ait aucune utilité profitable au Public ; au moins lui cédera-t-on le pouvoir d’enrichir ses Acteurs. Ce qui se passe sous nos yeux nous oblige à n’en point douter. Il a le secret d’attirer une foule de curieux. Chacun accourt remplir la bourse de ses favoris, (c’est ainsi qu’on peut nommer ceux qui le font tant valoir sur la Scène) la fortune qu’ils font est si rapide que nous pourrions bien tôt les voir se métamorphoser en autant de Seigneurs de Paroisse. Cet aimable Théâtre sçait donc recompenser les talens ? Il doit être regardé comme très-nécessaire, puisqu’il rend heureux tous les ans un grand nombre de Citoyens estimables.

Avantages qu’en tirera la Postérité.

Comme on ne sçaurait mettre en doute que le nouveau Spectacle ne parvienne à la Postérité, soyons certains qu’elle en retirera de très grands avantages. Elle y verra d’abord quel était le goût du dix-huitième Siècle ; nos mœurs, notre façon de penser lui seront connues. Elle apprendra avec quel soin nous cultivions les Lettres. Nos Neveux, se fesant une gloire de suivre notre éxemple, soutiendront que les Spectacles ont été imaginés, non pour faire bailler, mais pour éxciter au plaisir. Ils mettront leur principale étude à chanter proprement, à rire, à s’égayer sans cesse, à faire naître chaque jour des modes bizares. Depuis trois mille ans on lit avec transport les petites Odes, ou plutôt les Chansons d’Anacréon. Les Drames de notre Opéra jouiront d’un pareil destin. Dans dix mille ans on chantera avec volupté nos Ariettes divines, nos tendre Romances. Avouons que le genre que nous est si cher, rendra la Postérité joliment spirituelle, & tout-à-fait charmante.