Chapitre III.
Recherches nécessaires pour s’éclaircir si les Anciens ont connus l’Opéra-Bouffon.
J E ne sçaurais croire que notre Opéra-ait été inconnu des Anciens. Tout nous dit qu’il n’est pas sûrement l’ouvrage d’un Siècle. Quoi ! l’on pourrait penser que les modernes ont seuls imaginés ce nouveau genre de Drame ! Ce serait nous couvrir d’un honneur qui ne nous est pas dû, & trop mépriser les Anciens. J’ai de fortes raisons pour me persuader qu’ils le cultivaient, ainsi que nous. Ce Spectacle n’a peut-être pas eu dans la Grèce, & chez les Romains la même forme qu’il a de nos jours ; il me suffit de montrer qu’on ait pu l’accueillir du tems d’Éschyle ; qu’importe de sçavoir l’air & les traits qu’il avait alors ? Il doit m’être permis pourtant de désigner l’Ancien par le nom que nous donnons au Moderne, parce que j’ignore de quels termes on se servait pour nommer celui des Grecs & des Romains. Nous appellons d’ailleurs Tragédies les Pièces de Thespis & d’Éschyle, qui sont très-différentes des nôtres ; ainsi je puis lui donner sans commettre une faute le nom d’Opéra-Bouffon, quoiqu’il n’ait eu peut-être guères de rapport avec le genre de Spectacle que nous désignons ainsi.
Je me dispenserai de répondre à celui qui me demanderait de quelle espèce il était donc ? Je n’en pourrais parler que par conjectures ; & mes doutes, & mes raisonnemens n’aboutiraient à rien. Je laisse à quelques Sçavans, plus versés que je ne le suis dans les Antiquités Grècques & Romaines, le soin de débrouiller un fait aussi curieux.
Pourquoi les écrits des Anciens ne font point un grand détail de l’Opèra-Bouffon.
Si l’on m’objectait qu’il est absurde d’imaginer que l’Opéra-Bouffon ait éxisté chez les Anciens, puisqu’on n’en rencontre nulle part aucune trace, & que l’Histoire n’en dit point le moindre mot ; je ne serais pas long-tems à chercher ma réplique, la voici. Les Anciens avaient fait dans les Sçiences d’aussi grandes découvertes que nous, personne n’en doute. L’art de la Navigation leur était familier ; la Boussole les guidait dans leurs voyages plutôt que les étoiles. Ils étaient Phisiciens, Géomètres, Astronomes. Ils possédaient des secrets curieux qu’ils employaient dans les Arts utiles & agréables. Si la plus-part de leurs connaissances ne sont point parvenues jusqu’à nous, c’est qu’ils dédaignaient d’en éterniser la mémoire en les écrivant ; il leur paraissait impossible que la postérité les ignorât. Si quelques uns d’entr’eux avaient composés un Livre pareil à l’Encyclopédie, rien ne nous serait échappé. Cet ouvrage dévoilerait à nos yeux l’industrie de leurs Artisans, la Mécanique de leurs Arts, il nous apprendrait même jusqu’à la manière dont ils se papillotaient 14. L’Histoire ne nous dit pas, il est vrai, que notre Opéra fut en vogue chez les Anciens ; mais mettons-le au rang des choses estimables qu’ils sçavaient beaucoup mieux que nous, & sur lesquelles ils ont malheureusement gardés le silence. On va voir pourtant qu’ils peuvent en avoir fait quelque mention.
Extrême Antiquité de ce Spectacle.
On ignore dans quel tems cet aimable Spectacle commença de récréer les hommes. Son inventeur est aussi incertain que les années de sa naissance. Nous devons cependant regarder Sannyrion comme le père de ce genre amusant, c’est-à-dire, comme celui qui lui prescrivit une certaine forme ; ce fut lui qui ajouta dans la Comédie ancienne les masques & les bouffonneries. Ce Sannyrion vivait, je crois, cent ans auparavant Aristote, qui florissait 384. ans avant que la Réligion chrétienne fut connue, & lorsque la Tragédie venait de prendre une forme convenable. Mon déssein n’est point d’entrer dans un détail fatiguant, & d’entasser ici des dates inutiles. Je veux m’attacher plutôt a prouver que les Grecs & les Romains ont pu avoir une idée de notre Opéra-Bouffon. Je laisse là sa prémière origine trop épineuse à démêler, je le prends lorsqu’il nous est aisé de présumer qu’il marchait déja d’un pas fier à côté de la Comédie & de la Tragédie des Grecs.
Aristote en a dit quelque chose.
Le croirait-on ? Il en est question dans la Poétique d’Aristote ; il est,
je crois, le prémier qui en ait parlé. Ce Philosophe semble le regarder
comme beaucoup plus ancien que les autres Spectacles, Ainsi les Drames
de Thalie & de Melpomêne
n’auraient que le second rang dans l’esprit de ceux qui mettent le
principal mérite des choses dans leur antiquité. Rapportons les propres
mots de l’Oracle des Sçavans : « La Comédie doit son origine à
ces chansons obscènes, autorisées par la coutume & par les loix,
qui se chantent encore de notre tems par les Villes. »
On
voit donc que notre Opéra subsistait, au moins en partie, long-tems
avant que les autres Théâtres fussent en usage. Ces Chansons, dont parle Aristote, étaient peut-être des morceaux
détachés de quelques Pièces chantantes ; & puisqu’elles étaient obscènes, & qu’elles ont fait naître la Comédie,
elles ne pouvaient être tirées que des Drames burlesques, voilà
l’Opéra-Bouffon.
Plusieurs Spectacles des Anciens assez ressemblans à l’Opéra-Bouffon.
Le Spectacle-Satyrique, rempli d’une Musique vive, enjouée, achéve de nous assurer que notre Opéra ne fut point ignoré des Anciens. Les Mimes ont aussi beaucoup de rapport avec lui ; c’étaient de petits Poémes éxtrêmement gais, dont l’action peu importante marchait très rapidement ; ils étaient mêlés de Musique, comme les Drames ordinaires. Platon le Philosophe, car il en éxista un autre, si je ne me trompe, point Philosophe, compositeur de Mimes ou de Comédies dans le goût d’Aristophane ; on les confond souvent l’un avec l’autre. Le prémier Platon surnommé le Divin, aimait à la fureur les Mimes, comme à peu-près l’on chérit en France l’Opéra-Bouffon. Il fesait aux Mimes d’un certain Sophron le même honneur que rendait Aléxandre à l’Iliade d’Homère ; il les portait toujours avec lui, serrée précieusement dans une boëte, & les mettait la nuit sous son chevet.
Nous avons lieu de soupçonner que la Musique & l’Opéra-Bouffon eurent en Grece un brillant succès. On se trouva contraint de les insérer dans les Drames comiques & sérieux ; le Peuple revint alors à des Théâtres qu’il allait abandonner sans retour. Ce qui me fait naître cètte idée singulière, est tout simple ; on voit du Chant tantôt grave & tantôt plaisant généralement dans toutes les Pièces Grecques. Le goût éprouva, sans doute, chez les Romains une pareille révolution & l’on eut recours à la même politique.
Les Chœurs des Pièces anciennes pouvaient être de ce genre.
Les Chœurs des Tragédies de la Grèce & de Rome ; & surtout ceux
d’Aristophanes, prouvent que l’Opéra-Bouffon était répandu chez les
Anciens. Quand même nous ne serions pas certains, par la lecture des
Poèmes d’Éschyle, d’Euripide, de Sophocles & d’Aristophane, qu’ils
sont mêlés de Chansons ou d’Ariettes, nous en serions tout-à-fait
convaincus parce que dit Aristote. En parlant des Chœurs mal liés avec
les Pièces, il s’éxprime de la sorte : « c’est pourquoi ils ne
chantent plus que des Chansons insérées15 »
. Je
demande s’il en faut d’avantage pour persuader mon Lecteur.
Les ronflemens des Euménides dans la Tragédie de ce nom, devaient être imités par le bruit des instrumens, ou par des tons plus ou moins hauts tirés lentement du gosier, & qui pouvait fort bien avoir été notés par un célébre Musicien. Or, cette Musique avait quelque chose de burlesque, donc elle est une preuve que l’Opéra-Bouffon avait déja pris naissance. Le Chœur des Grenouilles, Comédie d’Aristophane & celui des Euménides ronflantes dont je viens de parler, ressemblent, on ne peut d’avantage, au fameux trio de hi ho hin ha du Maréchal-ferrant, dans lequel on imite le braiment de l’âne. Enfin, mille choses qui me sont échappées, & d’autres que je tais, crainte d’être trop long, sont des preuves convaincantes que les Anciens ont cultivés le Spectacle qui fait actuellement nos delices.
L’ancienneté d’un Théâtre que nous chérissons tant lui donne, sans doute, un nouveau prix. Elle doit engager les Sçavans à l’applaudir, ainsi que la foule du Peuple. Les infatigables Commentateurs se seraient-ils jamais doutés que leur docte Aristote en eut fait mention ? Je suis ravi de leur apprendre qu’ils n’ont point encore tout vu dans des Ouvrages où ils s’éfforcent de trouver tant de choses.