(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome I « Discours préliminaire. » pp. -
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(1769) De l’Art du Théâtre en général. Tome I « Discours préliminaire. » pp. -

Discours préliminaire.

CEt Ouvrage va peut-être éssuyer bien des critiques. Mais quel est l’Ecrivain qui n’ait pas lieu de craindre un sévère Censeur ? On se fit de tout tems un plaisir malin de relever les fautes de celui qui veut éclairer son siècle. On aime tant à blâmer, à critiquer, que lorsqu’on ne peut faire autrement, on dénigre jusqu’au mérite. Il me semble que les Auteurs n’ont pas tout-à-fait lieu d’être mécontens d’un pareil usage. Cette foule de gens prêts à les déprimer, qu’ils voyent comme en perspective, leur en impose, les fait tenir sur leur garde, & leur fait peser avec soin les èxpressions & les pensées dont ils se servent. Lorsqu’on se dit à soi même ; que va-t-on penser de tel endroit de mon Livre ? ceci peut déplaire ; je donne trop matière à la censure ; quand, dis-je, on se parle de la sorte, on ne manque pas de rayer les fautes qui allaient échapper. Ainsi les observations malignes qu’on appréhende, nous rendent attentif dans l’instant même où la chaleur de la composition nous enlève, nous transporte. La critique peut-elle n’être pas utile, puisqu’elle éclaire d’avance ceux qui la redoutent ? C’est souvent à la crainte de mal-faire que tel Auteur doit ses succès.

En écrivant ce Livre, je ne me suis point dissimulé tout ce qu’on me reprocherait. J’ai peut-être apperçu les endroits, contre lesquels on s’élevera davantage. Si je ne les ai point retranché tout-à-fait, ou adouci avec art, c’est qu’il m’a paru que je pouvais entreprendre de les justifier. J’ai cru même qu’il était absolument nécessaire qu’ils fussent tels que je les avais composé ; le Lecteur va bientôt juger si je me trompais. Ai-je besoin d’avertir que je ne veux défendre que deux ou trois de ces endroits qui m’ont fait le plus de peine, & qui éxciteront le plus la mauvaise humeur ? Quel Ouvrage ne me préparerais-je pas, si je voulais éxcuser tout ce qui déplaira dans mon Livre, ou si je voulais même calmer les craintes que la raison, ou trop de délicatesse, fait éprouver à l’Auteur attentif ?

On trouvera que j’ai eu tort de mêler ce qui concerne la Comédie chantante, ou Opéra-Bouffon, avec les règles des différens Drames : on dira que j’aurais mieux fait de traiter à part ce nouveau genre de Poème. J’ai d’abord été tenté de prévenir toute chicane, & de parler séparément du Théâtre moderne. Mais après avoir réflèchi aux objections que je redoutais, & aux raisons que j’avais à alléguer, j’ai pensé que j’étais autorisé à suivre mon prémier plan. En éffet, ne rapproche-je pas davantage les règles dont il serait à souhaiter que les Poètes du Spectacle moderne se ressouvinssent toujours ? Ne leur mets-je pas plus vivement sous les yeux les principes qu’ils ne doivent jamais oublier ? En voyant alternativement ce que la Nature prescrivit à la Comédie & à la Tragédie, & ce qu’elle enseigne à ceux qui cultivent l’Opéra-Bouffon, ou la Comédie-mêlée-d’Ariettes, n’en sentiront-ils pas mieux la nécessité de suivre sans cesse la Nature, c’est-à-dire les règles dramatiques ?

Mais, me demandera-t-on sans doute, votre principal objet est-il le Théâtre créé de nos jours ? Vous proposez-vous de ne parler principalement que des Poèmes du nouveau genre ? Le dessein que je me propose est découvert au commencement de mon Ouvrage ; je dirai seulement ici, que je serais charmé d’avoir écrit en abrégé tout ce qui concerne les différens Spectacles ; & d’avoir prouvé que la Comédie-mêlée d’Ariettes est susceptible de toutes les règles, puisqu’on l’appelle un Drame.

Cette alliance, ce mêlange de ce qui regarde les Pièces du nouveau genre, & de ce qui concerne les divers Poèmes représentés au Théâtre, qu’on m’a déjà reproché, est directement ce qui donnera quelque mérite à mon Ouvrage. N’ai-je pas rencontré le secret de le distinguer de la foule ? Il est impossible qu’il n’ait un certain air de nouveauté. M’aurait-on pardonné d’écrire sur le Poème dramatique, dont on a tant parlé, & qui a fait naître en tout tems un nombre infini de Volumes ; si je n’avais eu quelque chose de particulier à observer, si je n’avais eu des règles toutes neuves à proposer, ou du moins de nouvelles applications ? Le Spectacle moderne me fournit tout ce que je pouvais désirer pour rendre mon Ouvrage singulier, & pour faire des remarques sur le Drame, sans répéter tout-à-fait ce que les autres ont dit. J’ai au moins trouvé un prétexte honnête de composer un Livre sur le Théâtre. Encore une fois, il était nécessaire que je parlasse alternativement, de la Comédie-mêlée-d’Ariettes, & des Poèmes perfectionnés chez les Français par Corneille & Molière. Un arrangement plus simétrique ne convenait nullement. La diversité qui résulte du plan que j’ai adopté, adoucira peut-être l’ennui, la monotonie qu’on éprouve toujours en lisant des Ouvrages didactiques.

Les longueurs où je suis quelquefois tombé au sujet du Spectacle moderne, peuvent aussi être excusées. Est-il étonnant que je me sois beaucoup arrêté à ce qui distinguera davantage mon travail ? J’ai cru ne devoir pas craindre les longueurs, quand il s’est agi d’écrire sur un Spectacle tout-à-fait nouveau pour nous.

Si j’ai osé plaisanter dans quelques endroits de cet Ouvrage, je l’ai fait afin de distraire le Lecteur. Une autre raison m’engageait encore à permettre à ma plume de s’égayer : convenait-il de traiter toujours sérieusement de l’Opéra-Bouffon, & de la Comédie-mêlée-d’Ariettes ? Fallait-il n’être que grave & ennuyeux, en parlant de ce qui nous amuse & nous réjouit ?

Afin de varier les termes, je désigne sous plusieurs noms le genre de Spectacle si en vogue de nos jours ; je l’appelle quelquefois Spectacle moderne, le nouveau Théâtre, & tantôt notre Opéra, la Comédie-mêlée-d’Ariettes ; Mais il me semble que le nom qui lui convienne le mieux ; est celui d’Opéra-Bouffon, vu qu’il présente tout d’un coup une idée de son vrai genre ; aussi est-ce celui dont je me sers le plus volontiers.

Ai-je besoin d’avertir le Lecteur, que quelques endroits de cet Ouvrage ne sont qu’ironiques ? il les connaîtra aisément ; du moins je me fie assez à la pénétration de son esprit, pour ne les lui pas indiquer ici. M’étant proposé d’aprofondir particulièrement tout ce qui concerne le nouveau Spectacle, j’ai cru que je devais insérer les louanges qu’on lui prodigue à côté des critiques qu’en font les gens éclairés ; afin qu’on ne pût rien m’objecter que je n’eusse déjà prévu ; & il m’a semblé que l’ironie me mettait plus à mon aise. Au reste, malgré les détours que j’ai pris quelquefois pour dire ma façon de penser, il est facile de l’entrevoir ; la vérité, que j’essaye de cacher en partie, m’échappe souvent, & perce le faible nuage dont je l’enveloppe. Le Lecteur se ressouviendra donc que la plus-part des louanges que je donne à l’Opéra-Bouffon ne doivent point être prises à la lettre. Elles renferment au contraire une critique très-forte & très-vraie de ce genre de Spectacle. Lorsque je me récrie sur ses beautés & sur son mérite, il suffira de penser le contraire de ce que je dis, afin de pénétrer mes véritables sentimens. Voilà dans quel esprit on doit lire une grande partie de ce qui concerne la Comédie-mêlée-d’Ariettes ou l’Opéra-Bouffon.

Bien des gens n’approuveront pas les critiques ouvertes ou cachées sous le voile de l’allégorie que j’ai faites du Théâtre qui plaît à la plus grande partie de la Nation. « Que nous importe, s’écrieront-ils, que les Opéras-Bouffons, & les Comédies-mêlées-d’Ariettes, péchent souvent contre les règles, pourvu qu’ils nous amusent ? Est-il nécessaire que les Pièces de Théâtre, qui nous font vraiment plaisir, renferment toutes les règles de l’art ? La prémière loi est de plaire ; quand elle est éxactement observée, toutes les autres sont inutiles. » Voilà ce que diront les Partisans d’un Spectacle que l’on chérit en France. Il n’est pas difficile de montrer qu’ils sont dans l’erreur. Je demande d’abord, si l’on peut donner le nom de Poème dramatique à l’Ouvrage informe qui ne contient que des Scènes mal-cousues, & dans lequel on ne voit ni intrigue, ni caractère principal ? Soyons encore assurés que ce n’est point le caprice qui établit les règles Théâtrales, mais l’étude réfléchie de ce qui est véritablement digne de nous plaire, & des événemens qu’amènent la Nature. On a donc tort de composer des Drames qui s’écartent des principes reçus, puisque ces principes sont fondés sur ce qu’éprouvent les hommes. On pourrait avancer, sans soutenir une opinion bisare, qu’il n’y a que l’observation des règles en tout genre qui promette de véritables succès. Tout ce qui s’écartera des règles, comme, par éxemple, le Spectacle moderne, ne peut causer qu’un plaisir passager, & ne plaît même que parce qu’on est séduit par des beautés de mode ou de fantaisie. La réfléxion vient bientôt déssiller les yeux ; elle fait sentir combien l’on a tort de chercher à briser les chaînes que la Raison & la Nature donnèrent au génie, afin qu’il puisse toujours les suivre. Il doit donc m’être permis de dire aux Poètes du nouveau Théâtre, & à ceux des diverses Spectacles, que les règles sont d’une importance extrême, & que ce n’est pas sans sujet qu’on veut les voir observées.

Au reste, comme chacun a son sentiment particulier, duquel on ne s’écarte presque jamais parce qu’on le croit le meilleur, je dois m’attendre que les raisons que j’allégue dans ce Discours préliminaire, afin de me justifier, persuaderont peu de personnes : je dois peut-être penser aussi que je me trompe moi-même.