A Monsieur le Comte de P***.
Votre rang ni vos richesses ne m’ont point engagé à vous présenter ce fruit de mes veilles ; c’est au mérite seul à qui je l’adresse. Il était juste de vous dédier un Livre tel que celui-ci, à vous, Monsieur, qui avez enrichi le Théâtre Français de plusieurs Comédies, aussi délicatement écrites qu’elles sont conduites avec art. Voulant instruire les jeunes Poètes dramatiques, pouvais-je mieux remplir mes vues qu’en vous proposant pour éxemple ? Qu’ils lisent vos Ouvrages, ils y verront la manière dont on suit les règles si recommandées par les Partisans de la Nature & du vrai Beau. Vous leur apprendrez la pratique d’un Art dont je n’ai pu leur indiquer que la théorie.
Quand est-ce que les Poètes Français seront las de chausser le cothurne ? Ne verrons-nous paraître que des Tragédies & des Opéras-Bouffons ? Vous l’avez dit, Monsieur, Thalie est dans sa décrépitude ! Mais ne pourrait-on la rajeunir ? Après avoir larmoyé si long-tems, ne s’avisera-t-elle pas de rire encore, comme du vivant de Molière, de nos folies & de nos erreurs ?
Vous sçavez, Monsieur, que chaque homme a ses idées particulières, pour lesquelles on ne doit point lui faire son procès, quand elles ne troublent en rien la Société. Laissons rêver celui qui s’occuppe de ses songes ; s’il s’arrête trop à des chimères, faut-il s’en étonner ? Tous les humains lui ressemblent. Vous laissez donc, Monsieur, penser chacun à sa fantaisie, & vous n’en estimez pas moins celui dont les sentimens ne sont pas les vôtres : c’est par le choc des opinions diverses que naissent les vérités, ou que l’on évite le triste ennui, la monotonie qu’on éprouverait si tout le monde était du même avis. Puissent mes Lecteurs vous imiter, Monsieur, & ne point en vouloir à l’Ecrivain dont les idées seraient opposées aux leurs !
Votre modestie me défend de vous nommer. Quoique je lui obéisse, j’en ai dit assez pour vous faire connaître, & pour qu’on avoue par conséquent, que cette Epitre Dédicatoire est loin de ressembler à la pluspart de celles qu’on voit tous les jours, souvent plus remplies de mensonges que de vérités.