(1758) Réponse pour M. le Chevalier de ***, à la lettre de M. des P. de B. sur les spectacles [Essais sur divers sujets par M. de C***] « Réponse pour M. le Chevalier de***, A la lettre de M. des P. de B. sur les spectacles. » pp. 128-142
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(1758) Réponse pour M. le Chevalier de ***, à la lettre de M. des P. de B. sur les spectacles [Essais sur divers sujets par M. de C***] « Réponse pour M. le Chevalier de***, A la lettre de M. des P. de B. sur les spectacles. » pp. 128-142

Réponse pour M. le Chevalier de***, A la lettre de M. des P. de B. sur les spectacles *.

E n combattant, Monsieur, votre injuste prévention ; zélé partisan du théâtre, je n’en dissimulerai pas les défauts. Il en est sans doute d’intolérables, que je n’entreprendrai point d’excuser : je les connois, non pas comme vous, sur la foi des autres, mais par l’expérience. Vous avez négligé cette voie, qui pouvoit seule vous apprendre la vérité ; un homme, dites-vous, ne doit pas s’exposer sur une rivière, & dans un endroit où il court risque de se noyer, avant d’avoir fait une juste information ; mais que croyez-vous qu’il doive faire après s’être exactement informé ? S’il franchit le pas, la comparaison ne tourne plus à votre avantage ; s’il en reste là, au contraire, il n’aura qu’une notion confuse du terrein & de la nature du danger. C’est justement le cas où vous vous trouvez, Monsieur : il falloit examiner par vous-même ; on ne voit jamais bien par les yeux des autres ; on ne peut rapporter les choses que selon l’idée qu’on s’en forme, & nos sensations sont toutes différentes : d’ailleurs, il est difficile de trouver un homme désintéressé : enfin vous deviez vous exposer au danger, si vous vouliez remporter une gloire solide & méritée. Ne dites point avec saint Augustin, qui amat periculum, in illo peribit  : car ce danger ne peut rien sur un homme sensé, qui, débarrassé du joug des passions, porte au spectacle un esprit vertueux ; souvenez-vous enfin,

Qu’à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.
Corneille.

Aviez-vous donc oublié l’utilité de l’expérience ? & pouviez-vous penser que votre décision, sur une matière que vous ne connoissez pas, pourroit faire quelqu’impression sur les esprits sensés ? Non, Monsieur, ceux d’entr’eux qui liront votre brochure vous plaindront de négliger la partie la plus brillante de notre littérature, & porteront au spectacle l’arrêt de votre condamnation : pour moi je fais plus, j’entreprends aujourd’hui de le justifier à vos yeux.

Je commence par examiner la nature des pièces qu’on représente au théâtre, & je finirai par le jeu des acteurs : la première partie décidera de la seconde ; car la déclamation n’est que l’art de rendre au naturel les transports de l’ame. Or, si ces transports n’ont rien de criminel, la déclamation n’aura rien que d’innocent. Vous exceptez vous-même du nombre des mauvaises pièces Athalie & Esther. Mais pourquoi oubliez-vous les Machabées, par M. de la Mothe ; le Poliante, de Pierre Corneille ; Cassius & Victorinus, de M. de la Grange Chancel ; enfin l’Alzire de M. de Voltaire, pièce qui a réuni tous les suffrages, où les doutes mêmes d’Alzire font éclater la ferme croyance de Monthèse ? Où trouver plus de douceur & d’humanité que dans Alvarès ? plus de grandeur d’ame qu’en montre Gusman ? Quel modèle de fidélité que la tendre Alzire ! Déchirée par ces sentimens, si puissans sur les cœurs généreux, la religion, le devoir & l’amour ; elle n’ose avouer

Ces foiblesses des sens que sa raison surmonte.
Corneille.

Zamor auroit son cœur, si Gusman n’avoit sa main. Dans ces instans cruels, elle adresse sa prière à l’Eternel :

Les vainqueurs, les vaincus, tous les foibles humains,
Sont tous également l’ouvrage de tes mains.

Qui ne seroit sensible au sort de cette infortunée, qui, loin d’éprouver la tranquillité qu’on lui avoit promise dans une nouvelle religion, est en proie aux plus grands des malheurs ? Son sort arrache des pleurs au cœur le plus indifférent, & les pleurs honorent l’humanité. Tout, dans cette excellente pièce, contribue au triomphe de la vertu ; mais elle n’est pas la seule dans ce genre, & celles que je vous ai citées plus haut en font la preuve. J’aurois tort cependant d’en conclure que toutes sont bonnes ; car la partie ne doit point ici décider du tout. Je dois vous donner une notion générale ; &, pour y mieux parvenir, voyons ce qui constitue l’essence de la tragédie. L’amour, l’ambition, la jalousie, la colère & la haine, sont les passions les plus propres à émouvoir, & les plus en usage au théâtre. L’amour, cet ennemi redoutable, à qui vous avez déclaré la guerre, y joue presque toujours le rôle principal ; mais ou il est innocent, comme dans Mithridate, Iphigénie, Inès, Didon, Pénélope, Héraclius, & tant d’autres, & pour lors il n’est point à craindre ; ou il est criminel, comme l’amour de Varus, pour Marianne ; de Phèdre, pour Hyppolite ; d’Œdipe, pour Jocaste ; alors, loin d’être peint avec ce coloris qui fait chérir la vertu, il paroît dans toute sa noirceur : Varus le déteste & en triomphe : Phèdre succombe après avoir longtemps combattu ; mais, loin de se glorifier de sa défaite, elle trouve le poison trop lent pour se délivrer d’une vie qu’elle a souillée par les plus noirs forfaits : enfin, Œdipe se prive pour jamais du jour, dès qu’il trouve une mère dans une épouse tendrement aimée. En vérité, Monsieur, un amour malheureux, puni par un supplice aussi cruel, loin d’applanir aux hommes le sentier du crime, est bien plutôt capable de les en détourner. En effet, supposons un amant qui, dans le feu des passions, a promis à sa maîtresse de la défaire d’un homme qu’elle aime, mais qu’elle croit devoir haïr depuis qu’il lui est infidèle : supposons, dis-je, qu’aveuglé par son amour il ait tout promis, & que le hasard le conduise à la comédie le même jour qu’on y doit représenter Andromaque ; il écoute avec attention ; il voit dans Pyrrhus ce rival qui lui est odieux ; il est enflammé comme Oreste du plus ardent courroux ; Hermione est à ses yeux cette maîtresse chérie dont il attend sa félicité ; le sacrifice est ordonné ; Oreste tremble, recule, hésite, mais obéit ; il sort dans le dessein d’accomplir sa promesse, & vient bientôt annoncer à sa maîtresse qu’il a rempli ses engagemens : mais quel retour affreux ! Il est accablé des plus cruels reproches, & son Hermione en fureur fuit pour jamais son aspect odieux. Si cet homme est capable de réflexions, s’il fait un juste parallele de sa situation & de celle d’Oreste, ne craindra-t-il pas le même sort que lui ? & cette seule crainte n’est-elle pas capable de lui faire ouvrir les yeux, & de l’arrêter au bord du précipice où la passion l’alloit précipiter ? Voilà donc l’amour justifié ; car vous voyez que, s’il est innocent, il n’en doit résulter aucun mal, si ce n’est par un abus fatal. Hé ! dequoi n’abuse-t-on pas ? Et, s’il est coupable il est toujours puni. On peut en dire autant des autres passions que j’ai citées déjà. Le spectacle nous représente le tableau de la vie civile sous des noms empruntés.

Quid rides? mutato nomine, de te Fabula narratur.
Horat. Sat. I.

Si vous craignez de voir un homme furieux, si vous fuyez l’aspect du jaloux, si vous redoutez les tristes effets de la haine, retirez-vous de la scène du monde où vous êtes sans cesse exposé à voir de pareils objets ; c’est au théâtre, à la vérité, qu’on vous en présente le spectacle le plus accompli ; mais c’est aussi là que vous voyez vos foiblesses au grand jour ; l’esprit apperçoit les défauts du cœur ; & la connoissance des vices est le germe des vertus. Vous voyez donc, Monsieur, que Melpomène n’est pas si à craindre que vous vous l’imaginez. Examinons maintenant si son aimable sœur a plus de pouvoir qu’elle sur une personne susceptible. Premièrement, le jugement de ce philosophe, si cher à ces esprits dissous dans la volupté, me paroît ici un peu suspect. Bayle pouvoit juger d’un ouvrage d’esprit, ou d’une dissertation physique ; mais c’étoit à nos directeurs à nous apprendre le changement des mœurs. Cependant, je veux bien en croire le sceptique dont vous adoptez le témoignage : quand même Molière n’auroit corrigé que des petits-maîtres, des misantropes & de faux dévots, n’estimez-vous pas assez la société, pour lui en avoir la plus grande obligation ? S’il étoit prouvé qu’il n’eût pas fait de mal d’ailleurs, oseriez-vous dire qu’il n’a pas fait un grand bien ? Non, sans doute, & je vous rends trop de justice pour vous en soupçonner. Je fais plus : je vous avoue même que plusieurs des pièces de ce grand Comique ne répondent point à la pureté du théâtre ; d’autres auteurs l’ont profané à son exemple. Les comédiens doivent contenter tous les spectateurs ; s’ils ne jouoient que des comédies telles que souhaiteroient les honnêtes gens, leur sale seroit souvent déserte ; avec d’excellentes pièces les meilleurs comédiens mourroient de faim. Mais le goût dépravé du libertin doit-il vous empêcher d’assister à ces chefs d’œuvres de l’art, où le ridicule du vice est seul capable de faire aimer la sagesse ? Le Misantrope, le Méchant, Esope à la cour, la Métromanie, la surprise de l’Amour, l’Enfant prodigue, le Préjugé vaincu, Mélanide, le Glorieux, Cénie, & tant d’autres, dont les noms me sont échappés, sont toutes pièces où l’on ne rencontre point la moindre équivoque ; enfin, Monsieur, au spectacle, comme partout ailleurs,

Pour être vertueux on n’a qu’à le vouloir.
Crébillon.

Je crois avoir suffisamment prouvé la bonté des poëmes, soit tragiques ou comiques ; mais je veux plus faire encore. Supposons qu’ils soient vicieux les uns & les autres ; en ce cas je soutiens que la lecture doit en être plus funeste que la représentation. Vous avez du sentiment, les beaux morceaux doivent vous toucher ; le livre est sous vos yeux ; vous méditez, vous avalez à longs traits le venin que l’auteur a répandu dans les vers que vous admirez ; enfin, vous faites vous-même le rôle du comédien que vous condamnez si sévérement. Le danger que vous courez est donc bien plus grand à la lecture qu’au spectacle même ; car, quand même je vous accorderois qu’il pourroit faire plus d’impression sur vos sens, ce ne seroit tout au plus qu’une impression momentanée qui finit avec l’objet qui l’a fait naître ; mais la lecture produit un effet bien différent, elle vous présente sans cesse cette image séductrice : vous vous y arrêtez : vous la revoyez à toute heure avec un nouveau plaisir. Enfin, si Corneille est coupable, il est plus à redouter dans la solitude d’un cabinet, que dans la cohue du théâtre. Vous le lisez cependant. Que de momens avez-vous à vous reprocher ! Quelle source intarissable de scrupules & de remords ! Mais, non ; soyez tranquille ; le livre d’un honnête homme, où ses sentimens sont gravés, ne peut blesser la plus rigide vertu.

C’est maintenant le lieu de justifier le jeu de nos acteurs. L’immodestie des femmes est, sans doute, une des plus grandes objections que vous puissiez me faire ; je peux vous répondre, à la vérité, que vous êtes tous les jours exposé au même danger. Le beau sexe, aujourd’hui, ne se fait plus scrupule d’abandonner à nos regards ce qu’autrefois la pudeur l’obligeoit de cacher. Du reste tout y est dans la plus exacte décence, & rien n’y choque les yeux. On n’est pas si réservé au foyer : mais vous êtes maître de n’y point aller ; cependant il ne s’y passe rien de grossier.

Amor non talia curat.
Virg.

Je crois en avoir assez dit pour vous faire revenir de votre prévention ; je pourrois encore ajouter quelques raisons pour achever de vous convaincre ; mais je les supprime : c’est à la réflexion à vous les présenter.

Verum animo satis hæc vestigia parva sagaci
Sunt, per quæ possis cognoscere cætera tutè.
Lucret. de rer. nat.

Si, cependant, vous me demandiez si la comédie est propre à faire mourir en nous l’esprit du péché, & à nous faire rentrer dans la voie du salut, je vous avouerai franchement que je la crois peu capable d’opérer ces miracles ; je la regarde comme un objet indifférent en soi qui peut servir de délassement aux personnes occupées, & d’occupation aux personnes qui n’ont rien à faire ; mais vous auriez tort, je le répete encore, de vous imaginer que je regarde le théâtre comme une école de religion ;

Non, pour changer leurs mœurs & régler leur raison,
Les chrétiens ont l’Eglise & non pas le théâtre.
Godeau.

Il falloit vous jetter, Monsieur, dans de profondes recherches sur la morale, pour prouver, par des citations, l’anathème prononcé contre les sectateurs du théâtre. J’aurois respecté votre soumission, & je me serois fait gloire de n’y rien opposer*. Cependant j’ai peine à croire que les Pères de l’Eglise, qui condamnèrent les Troubadours, les Jongleurs, & les pièces indécentes que représentoient ces grossiers personnages, proscrivissent si sévérement, s’ils vivoient de nos jours, ces chefs-d’œuvre du dernier siècle, où triomphent la décence, l’esprit & le sentiment.

Il ne me reste plus qu’à vous faire sentir l’injustice de votre procédé envers M. de Voltaire ; car on n’ignore pas qu’il est l’auteur de l’épître que vous condamnez. Vous deviez réfléchir longtemps sur le choix d’une épithète ; &, si vous l’aviez fait, vous n’auriez peut-être pas donné celle d’impie à l’épître en question. Elle est bien pardonnable au transport d’un poëte & d’un amant, & d’ailleurs les sentimens de l’auteur sont généralement connus. A l’égard de M. Bayle, que vous n’accusez pas avec moins d’injustice, je vous renvoie à l’examen critique des remarques de M. l’abbé d’Olivet sur la théologie des philosophes Grecs. Vous y trouverez les preuves les plus convaincantes qu’on puisse alléguer en sa faveur ; c’est-à-dire le nombre & la qualité de ceux qui s’honorèrent de son amitié.

Vous serez peut-être surpris de ce que je n’ai pas pris la défense de l’opéra dans le cours de cette lettre ; ce n’est pas parce que je crois ce spectacle plus dangereux que les autres, mais c’est que les mêmes raisons que j’ai alléguées ci-dessus, doivent servir à l’excuser. Si vous ne vous en contentez pas, prêtez l’oreille attentivement, quand vous entendez une agréable symphonie. L’oreille suffit pour justifier la musique. Je finis par un passage que me fournit M. Racine. Je sçais bien, dit-il, que S. Augustin s’accuse de s’être laissé attendrir à la comédie, & d’avoir pleuré en lisant Virgile ; mais qu’est-ce que vous concluez de là ? Direz-vous qu’il ne faut plus lire Virgile, & ne plus aller à la comédie ? Mais S. Augustin s’accuse aussi d’avoir trop pris de plaisir aux chants de l’église ; est-ce à dire qu’il ne faut plus aller à l’Eglise ?

Je suis, &c.