(1775) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-septieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — Chapitre II. L’Arétin, le Tasse, l’Arioste. » pp. 38-79
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(1775) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre dix-septieme « Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. — Chapitre II. L’Arétin, le Tasse, l’Arioste. » pp. 38-79

Chapitre II.

L’Arétin, le Tasse, l’Arioste.

P ierre Aretin, n’eût-il point fait de comédies n’appartient pas moins au théatre. Ses obscénités, sou libertinage, son effronterie, son irréligion, sa causticité, sa présomption avec les connoissances les plus superficielles, la bassesse de ses sentimens & de sa conduite, lui donneroient incontestablement le droit de filiation dans toutes les troupes de comédiens. Mais il a fait toutes sortes de métiers, il a été acteur, auteur, amateur. Il étoit naturellement poëte, talent facile dans la langue italienne qui se prête à toute sorte de poësie. Il fut impie dès l’enfance : sa premiere production fut un sonnet contre les Indulgences, qui le fit bannir de sa patrie. Son exil ne le rendit pas plus sage. Il savoit dessiner : son coup d’essai fut de peindre un luth dans un tableau de la Magdelaine aux pieds du Sauveur, qu’il vit dans une église. Quoiqu’il fut bâtard, & selon l’opinion commune adultérin, il eut l’audace de faire peindre sa mere sous la figure de la très-sainte Vierge recevant l’annonciation de l’Ange. Il fit le métier de relieur : les livres qu’on lui donnoit à relier lui donnerent occasion de lire ; il avoit de l’esprit & de la mémoire, il goûta la lecture, & acquit des connoissances superficielles, qui, dans ce siecle d’ignorance, lui acquirent quelque réputation. Les Médicis, qui, sous prétexte de Beaux-arts, prodiguoient leur bien, sans goût & sans choix, sans aucune attention à la religion & aux mœurs de leurs protégés, se l’attacherent par des bien-faits. Il fut successivement domestique de trois ou quatre Seigneurs de cette maison, dont il flattoit le libertinage, & tous grands amateurs des spectacles. Ces deux goûts sont inséparables, & l’on voit tous les jours que c’est le titre le plus assuré à la faveur des grands. Jules-Romain, peintre célebre, profana son pinceau en peignant seize attitudes de la plus infâme lubricité ; & Marc Raimondi les grava pour en répandre par-tout les estampes, comme les Carraches ont étalé toutes sortes d’obscénités dans la galerie des Médicis à Florence. On poursuivit les auteurs d’un si grand scandale : le peintre prit la suite, le graveur fut mis en prison, Arétin par la faveur des Médicis obtint sa liberté. Le protecteur & le protégé étoient dignes l’un de l’autre. Ces estampes & celles du Portier des Chartreux, qui les renouvellent & enchérissent sur elles, sont un meuble dont les acteurs, les actrices & bien des amateurs ne manquent gueres d’être fournis, ainsi que de bien d’autres, qui, quoique moins grossieres, ne sont gueres moins dangereuses pour les mœurs : peut être même le sont-elles davantage. La grossieré des unes saisit d’horreur, personne n’en fait l’apologie ; on voit les autres sans défiance, & la modestie qui s’en allarme est traitée de vain scrupule.

Bien loin d’éviter le crime dont il avoit obtenu l’impunité, l’Arétin s’en rendit complice : il composa seize sonnets qu’il fit graver avec chaque estampe, & où l’obscénité des expressions égale & même surpasse l’impudence du burin ; & il a si bien réussi qu’on ne connoît plus ces estampes sous le nom du peintre ou du graveur, mais uniquement sous le nom d’ Arétin. Il écrivit une lettre qu’on trouve dans ses recueils, pour faire l’apologie des figures & des vers. Cette insolence fit recommencer la procédure : Arétin & le graveur prirent la fuite pour se dérober aux supplices. Julien de Médicis les reçut favorablement, & le fit connoître à François I ; qui étoit alors en Italie. Ce Prince le goûta, lui fit des présens, voulut se l’attacher : mais Arétin ne voulut pas quitter l’Italie, & les malheurs de François I. lui firent oublier un libertin qui n’eut point fait l’éloge de ses mœurs ni la gloire de son regne.

Arétin se livra au théatre : il composa plusieurs comédies & quelques tragédies, qu’on trouve dans ses œuvres, & dont Riccoboni a fait le détail dans son Histoire du Théatre Italien. Il y joua quelques roles : mais il étoit mauvais acteur. Toutes ces comédies, selon son goût, sont pleines de malignité & de licence. On peut dire de lui, comme Boileau dit de Regnier :

Du ton hardi de ses rimes ciniques,
Il allarme souvent les oreilles pudiques,

Malgré ce double assaisonnement, qui est d’un grand mérite au théatre, ses drames ne réussirent pas. Ce ne sont gueres que des conversations satyriques & licencieuses qui ne forment point d’intrigue suivie. Cent autres pieces italiennes plus régulieres ont fait oublier les siennes, qu’on ne joue plus. La versification même est dure, entortillée, sans graces, sans naturel, quoique dans une langue douce, coulante.

Il a compose quelques tragédies pieuses, entre autres la Passion de Jesus-Christ. Les représentations des Mysteres étoient alors communes en Europe : il n’y avoit de comédiens en France que les Confreres de la Passion. Il n’en coûta rien à l’Arétin de faire ce mauvais drame ; c’étoit un hypocrite qui prenoit toutes sortes de formes ; sa plume étoit également vendue à la piété & à la licence ; il passoit avec la même facilité & la même hardiesse du saint au profâne, que de l’adulation à la satyre ; aussi outré dans le panégyryque que dans la calomnie. Il fit la Vie de Sainte Catherine de Sienne, quelques Commentaires sur un Livre de l’Ecriture Sainte, un Traité de l’Humanité de Jesus-Christ. Il est vrai que ces productions faites invitâ minervâ, pour de l’argent ou par hypocrisie, pour s’excuser de ses infâmes ragiona menti, étoient si mal écrits qu’ils déplurent à tout le monde, & sur-tout à l’Inquisition, qui les condamna comme hérétiques. Heureusement ils sont absolument oubliés. Ce mélange monstrueux n’est pas rare au théatre. Polieucte & le Cid, Phedre & Athalie, Mahomet & l’Enfant Prodigue, &c. ne sont-ils pas sortis de la même plume ? Et tous les jours un acteur débauché ne joue-t-il pas le Grand-Prêtre Joab, une actrice la pieuse Esther ? Le rouge, les habits indécens contrastent-ils moins que ses galanteries ?

Dans la satyre la plus mordante rien n’égale l’Arétin : c’étoit son vrai talent (si on peut appeller talent le poison de la malignité), il n’épargnoit ni Papes, ni Rois, & se faisoit appeller le fléau des Princes, flagellum Principum, comme porte une de ses médailles ; il n’épargna pas ses plus grands bienfaiteurs, les Médicis qui l’avoient tiré de a poussiere, Charles V. qui le pensionnoit. Ce Prince, après sa malheureuse expédition d’Afrique, lui envoya une chaîne d’or, pour l’engager à se taire : Elle est bien légere , dit-il, pour une si grande sottise. Ses comédies sont un tissu de sarcasmes : c’étoit un digne enfant de la scène qui n’épargne personne. La comédie est la satyre du genre humain ; & la comédie françoise, qui, par la crainte du bâton, n’ose point nommer les gens, se dédommage en les désignant. Prélats, prêtres, moines, parens, amis, tout fut blessé par les traits d’Arétin. Son irréligion fit faire cette épigramme, dont tout le monde connoît la pointe, s’il n’a pas attaqué Dieu même, c’est qu’il ne le connoissoit pas . Notre théatre connoît Dieu, mais pour l’insulter, non-seule dans un rôle impie qu’on ne devroit pas souffrir, comme le Gentilhomme du Festin de Pierre, le Mathan d’Athalie, &c. & cent autres pieces modernes que l’impiété seule a pu enfanter.

Il mourut en impie en 1557. Après avoir reçu l’Extrême-onction, il dit, Gardez-vous bien de me toucher, je sens l’huile , Elisabeth d’Angleterre proféra une pareille impiété à son sacre, un an après la mort d’Arétin. Je ne sai si elle l’avoit entendu dire, ou si elle l’imagina : elle en étoit très-capable. Gardez-vous bien de me toucher, je suis toute sallie de cette huile. Combien de nos comédiens passant du théatre au tombeau, comme Moliere, composant & chantant des chansons bouffonnes au lit de la mort, comme la Favart, ont aussi méconnu la sainteté de leur Juge, & mérité d’éprouver sa justice.

Son libertinage fut sans bornes, sans choix & sans goût : il eut une foule de maîtresses, & du plus bas étage : il y joignit la débauche de la table. Ni l’un, ni l’autre ne doit s’exclure dans une troupe de comédiens. Il ne se maria point : le célibat est plus commode que le mariage. Il eut plusieurs enfans naturels, & bien loin d’en rougir, il leur donnoit de grands noms : il appella une de ses filles Austria, comme si elle eût été de la maison d’Autriche ; une autre Adrienne, du nom de l’Empereur Adrien. Il fit frapper pour celle-ci, qu’il aimoit beaucoup, une médaille, où d’un côté étoit la tête de Catherine Landela sa mere, avec ces mots, Catherina mater, & de l’autre la tête d’Adrienne, avec ceux-ci, Adria Divi P. Aretini filia. Pour être plus libre, il passa la plus grande partie de sa vie à Venise, asyle assuré contre la bigoterie , disoit-il ; c’est-à-dire, pays où la corruption des mœurs & la malignité de la saryre jouissent de la plus grande liberté, & garantissent le prompt débit des écrits les plus licencieux. Ville pleine de courtisannes à tout prix, & où l’on voit des théatres & des actrices commodes à toutes les places publiques. Il y faisoit jouer, il y jouoit lui-même ses comédies, quoique acteur & auteur très-mediocre. Tout est bon dans le carnaval de Venise, pourvu qu’il soit licencieux. Les amateurs de Paris n’ont pas besoin d’aller à Venise, ils y trouvent des théatres, des actrices, des courtisannes sans nombre, & le marché est bientôt conclu à un prix raisonnable.

C’étoit pourtant l’ame la plus basse. Il ne lui eût rien coûté de se rétracter & de s’avouer calomniateur, quand il avoit quelque vengeance à craindre de ceux qu’il avoit infulté, & de leur faire lâchement sa cour. Il est vrai qu’on lui avoit donné de grandes leçons : on le laissa plusieurs fois pour mort, à force de coups. Il faisoit toutes sortes de bassesses pour avoir de l’argent ; il poussoit la flatterie à l’excès. Ses héros avoient toutes les vertus, étoient supérieurs à tous les hommes, égaux aux dieux, &c. C’est le jargon des prologues de l’Opera, & des dédicaces des comédies. Aussi portoit-il la satyre jusqu’au comble, quand on lui refusoit. Tout méchant qu’il étoit de son caractere, il l’étoit encore plus par intérêt : ce qui lui procura tant de présens de la part de ceux qui craignoient sa langue & sa plume. Il servit & déchira tout à tour Charles V & François I, rivaux de gloire & concurrens à l’Empire, & ennemis déclarés : adulateur pour & contre, au prorata des pensions qu’il en recevoit. Je ne vis pas de fumée , disoit-il ; François fut longtemps mon idole, mais le feu qui brúloit sur son autel s’est éteint faute d’alimens. Ainsi tous les jours les actrices accordent leurs faveurs au plus offrant ; leur fidélité ne tient pas contre les attraits tout-puissans de la bourse. Il s’applaudissoit de ses infâmes succès, comme une actrice de ses conquêtes. J’ai su , disoit-il, avec une bouteille d’encre (avec un pot de rouge) me créer deux mille écus de rente (la Clairon, la Dangeville en ont bien davantage), dont les fonds sont assignés sur les sottises d’autrui (sur la débauche).

Cet Auteur fut de quelques Académies. Sa religion, ses mœurs, ses aventures, ses comêdies & ses livres obscènes ne pesent rien dans la balance académique : on n’a égard qu’aux talens, & souvent même n’est-on pas fort difficile sur les talens. L’Académie Françoise n’a-t-elle pas admis plus de trente comédiens dans le nombre de quarante ? Et après avoir donné pour sujet du prix l’Eloge de Moliere à Paris, de Baile à Toulouse, de Lafontaine à Marseille, on auroit tout de faire un procès à l’Académie de Florence d’avoir adopté l’Arétin. Il eut l’impudence de demander plusieurs fois le Chapeau de Cardinal. Il vouloit cacher sous la pourpre les cicatrices qui ne s’effacerent jamais sur son visage & sur tout son corps, des coups de bâton & de poignard qu’il avoit reçus. Deux Papes se moquerent de lui, & eurent la bonté de ne lui en point faire donner d’autres que méritoient ses folies. Le dernier lui fit donner des lettres de Chevalier : titre à peu-près comme celui de Citoyen de Calais donné ou Sieur Belloy, ou d’Académicien accordé à tant d’autres. Ou lui dédia quelques ouvrages, sur-tout des satyres, des comédies, des vers burlesques, des brochures obscènes. C’étoit ce qu’il falloit à ce Mécene : on pouvoit compter sur un bon accueil, la dédicace des pieces de théatre faite à des actrices, à des femmes galantes, à des libertins, ainsi que les vers qui les accompagnent, sont de fort minces titres, & des attestations de vice plutôt que des hommages à la vertu.

Arétin avoit de l’esprit, de la vivacité, de l’imagination, de la facilité à parler, à écrire, à se contrefaire ; sur-tout une hardiesse incroyable, une malignité & une licence effrénées. C’est un grand mérite dans le monde dramatique, mais dans le fond fort-au-dessous de sa réputation. Il écrivoit mal en vers & en prose. Ses livres eurent cours dans la nouveauté ; personne aujourd’hui ne les lit : c’est un style boursoufflé, entortillé, affecté, hyperbolique, toujours monté sur des échasses par des exagérations ridicules ; précieux, il court après l’esprit ; stérile, il ne fait que rajeunir de vieilles pensées, & répérer les mêmes en tournant la phrase : on ne peut en soutenir la lecture fastidieuse. Les écrivains dramatiques peuvent dire de lui comme le médecin de Moliere : Dignus est intrare in nostro docto, corpore. Je m’en rapporte aux critiques, la plupart très-justes, qui paroissent tous les jours contre les pieces de théatre : d’où il résulte qu’il n’y en a presque point de bien écrite. Dans la vérité, les meilleurs poëtes écrivent mal ; Moliere n’a qu’une conversation bourgeoise, souvent de harangere ; Quinault ne donne que des fadeurs de galanterie : ou le loue de ce qu’il sait choisir des mots mélodieux propres a la musique qu’il répete à tout moment ; Crébillon est dur, enflé, sombre, hideux, à quelques vers près, saillans & sublimes, Corneille n’a que du verbiage ; demandez-le aux commentateurs ; Racine & Voltaire sont les deux qui soutiennent mieux l’élégance, la décence, la correction du style : je ne parle pas de la religion ni de la vertu.

Arétin enfanta des milliers de vers sur les amours, comme Tibulle, Ovide, Properce, & un volume pour l’une de ses maîtresses, comme Pétrarque pour Laure : mais ces vers, abandonnés à la poussiere, n’ont procuré l’immortalité, ni à l’amant, ni à la maîtresse. Cette multitude innombrable dont on couronne les actrices, & dont le Mercure a la bonté de faire gémir la presse, ne conduisent pas mieux au temple de la gloire : ce n’est qu’une insipide répétition d’un jargon amoureux qu’on trouve par-tout, auquel le moindre écolier est en état de coudre des rimes. Arétin y ajouta l’impiété des sentimens sur le mariage & la bâtardise. Le ciel à ma naissance , dit-il, me donna la vertu pour compagne : c’est de ce mariage que sont venus mes enfans que tout le monde admire. Et ailleurs : Je n’ai besoin, ni de l’Empereur, ni du Pape pour légitimer mes enfans ; les sentimens de mon cœur leur épargnent toutes ces vaines cérémonies. Il faut que notre théatre ait été à son école, & qu’il y ait appris ses railleries, son indifférence sur le mariage, l’adultere, les galanteries, les enfans naturels, le divorce, le célibat, le libertinage, &c. C’est-là le grand danger de la scène françoise, comme nous l’avons remarqué ailleurs.

Il n’y eut qu’une voix sur son ignorance : lui-même en convenoit, & il est certain qu’il n’avoit jamais appris qu’à lire & à écrire. On lui disputoit ses livres, comme n’étant pas à lui ; & quand l’Inquisition les condamna, on épargna sa personne, en disant, qu’ il avoit péché par ignorance . Nos acteurs, nos actrices, la plupart des amateurs, malgré leur élégante frisure, n’en savent gueres davantage. On y voit pourtant des traits d’érudition semés çà & là. En voici la raison : il s’étoit associé avec un littérateur habile qui lui en fournissoit. Cet homme impudent & caustique sympathisoit avec lui, l’un donnoit l’étoffe, l’autre tailloit l’habit. Ainsi à l’Opéra l’un compose les vers, l’autre la musique ; au Théatre italien, Favart, Panard, Fuselier, Collet, Vadé, &c. travailloient en société. Arétin donnoit à son docteur le tiers du profit ; ce docteur, voyant sa supériorité, en voulut davantage. Ils se brouillerent, & on en vint aux coups de bâton. Tel fut le démêlé de Lafontaine avec Lulli, pour un opéra mal payé. Lafontaine irrité à l’excès se vengea par la comédie du Florentin, peu digne de l’esprit & du cœur d’un homme qu’on éleve au troisieme ciel. Il fallut que l’Arétin travaillât seul, & on s’apperçut bientôt du vuide que laissoit l’absence de son docteur dans ses derniers ouvrages.

Le véridique Michel Montagne ne fut pas la dupe des éloges dont on combloit l’Arétin, & dont il se combloit lui-même. Platon , dit-il, a emporté le surnom de Divin, par un consentement universel qu’aucun n’a essayé de lui envier ; & les italiens, qui se vantent & avec raison d’avoir l’esprit éveillé & le discours plus sain que les autres nations, viennent d’en étrenner l’Arétin, auquel, sauf, une façon de parler bouffie & bouillonnée, des pointes ingénieuses à la vérité, mais recherchées de loin, & fantastiques, & outre l’éloquence, telle quelle puisse être, je ne vois pas qu’il y ait rien au-dessus des communs auteurs de son siecle : car tant s’en faut qu’il approche de cette ancienne divinité. Essais, l. 1. ch. 51. Il applique cette réflexion au nom de grand qu’on attache à des gens qui n’ont qu’une grandeur populaire. Il les compare fort plaisamment à l’architecture & à la réthorique. Je ne puis me garder de rire, quand j’oi nos architectes s’enfler de ces gros mots pilastre, architrave, corniche & semblable jargon, que mon imagination ne se saisisse du palais d’Apollidon, construit dans Amadis par l’art de négromantie, & je trouve que ce ne sont que les chétives pieces de la porte de ma cuisine. Oyez dire métonimie, métaphore & tels autres noms, ne semble-t-il pas qu’on signifie quelqu’autre langage rare & pérégrin ? Ce sont titres qui touchent le babil de notre chambriere. Ibid.

Il n’y a que le théatre qui puisse porter si loin la fatuité des éloges, ils vont jusqu’au scandale & au blasphême, & ceux que lui ont prodigués ses admirateurs, & ceux qu’il se donne lui-même. Vous méritez les titres de Gallique, Germanique, Pannonique, Ibérique, Britannique, &c. de tous les royaumes dont vous avez vaincu les princes, non par l’épée, mais par la plume, avec plus de justice que les empereurs à qui la flatterie les a décernés. Vous êtes la colonne, la lampe, le flambeau de l’Eglise ; vous l’illustrez, l’honorez, l’exaltez. Vous êtes le guide des prédicateurs, le cinquieme évangéliste. Vous êtes plus utile que toutes les missions. Vous avez la morale de Grégoire, la subtilité d’Augustin, l’éloquence d’Ambroise ; vous êtes un Jean-Baptiste pour reprendre les vois, un Jean l’évangéliste pour prier & exhorter, un autre Pierre à qui la chair & le sang n’ont pas révélé, mais le Pere céleste. Je le dis, malgré la moinaille qui apostille le Credo, que vous êtes le Fils de Dieu. Il est la vérité dans le ciel, vous êtes la vérité sur la terre. Si l’on veut bien peser tout ce qui s’est dit du grand Corneille, de l’immortel Racine, de l’inimitable Moliere, du sublime Voltaire, du fameux Baron, de la charmante le Couvreur, soit dans des vers qu’on leur a fait, soit dans des dissertations sur les matieres théatrales, soit dans les discours présentés aux Académies, à l’honneur de Moliere & de Lafontaine, par les Sieurs Laharpe & Champfort, &c. on y trouvera les mêmes fatuités, non-seulement jettées au hasard dans quelques lettres obscures, mais très-sérieusement, avec réflexion établies & présentées au public, avec tout l’appareil de la démonstration géométrique. Moliere n’eut-il pas l’audace de dire que la comédie du Tartuffe valoit mieux que tous les sermons, que les prédicateurs ne parloient contre lui que par jalousie, parce qu’il prêchoit mieux qu’eux.

Arétin adopta & fit imprimer toutes ces folies : il y a même lieu de croire qu’il retoucha & composa en partie les lettres & les écrits qu’il se fait adresser sous divers noms où elles sont renfermées ; car on ne sait la plupart des traits de sa vie que par les lettres dont il a donné un recueil immense en six volumes, qui ne sont qu’un égoïsme perpétuel. Il s’en faut bien qu’il faille tout croire : jamais homme ne fut plus menteur & plus présomptueux ; la ressemblance du style, des expressions, des traits de satyre, des obscénités, des fautes d’histoire, &c. ne permettent pas d’en douter. Un auteur dramatique n’ignore pas cet art de se louer, quelquefois sous des noms supposés, souvent par des critiques qui font des panégyriques. N. N. a brûlé bien de l’encens sur son autel.

Un si grand nombre de gens viennent me visiter, que les marches de mon escalier en sont usées comme les pavés du Capitole l’étoient sous les roues des chars de triomphe. Les perses, les juifs, les indiens, les allemands, les françois, les espagnols, &c. assiegent continuellement ma porte. Je suis assailli de gens de guerre, de prêtres, de moines. Tous les passans viennent à moi, comme si j’étois un caissier royal ; le soldat nud, le voyageur dévalisé, le prisonnier, le malade, &c. tous s’adressent à moi, comme le réparateur de tout. C’est dommage que l’Amérique ne fut pas encore découverte, les mexiquains, les péruviens, les iroquois, les patagons auroient sans doute grossi sa cour. Ce qui me rappelle la Clairon assiégée par les envoyés de la Reine de Hongrie, du Roi de Pologne, de la Czarine, qui la demandent pour leur théatre, aussi-bien que toutes les provinces de France.

Je suis au-dessus de tous les poëtes ; il n’appartient qu’à moi de louer les héros. L’éloge que j’ai fait de Jules III présente quelque chose de divin. Les vers par lesquels j’ai sculpté Charles V, François I, l’Imperatrice Marie, s’élevent comme des colosses d’or & d’argent au-dessus des statues de marbre & de bronze. La durée de mes vers égalera celle du soleil. On reconnoît l’arrondissement des parties, le relief des paroles, les profils des passions, &c.

Le jargon théatral est-il plus raisonnable ? Le divin Moliere, cet immortel Racine, cet incomparable Voltaire, ce dieu du goût, du génie, cette déesse des graces, cette adorable actrice, sont-ils plus sensés ? Il sont encore plus commun. Quid rides mutato nomine dete fabula narratur.

Endormi sur le Parnasse, il y eut un rêve brillant. Apollon lui présenta une corbeille pleine de couronnes  : Je te donne celle de myrthe pour les discours que tu prêtes aux courtisannes, celle d’orties honorera tes satyres contre le Clergé, celle d’épines appartient à tes livres pieux, celle de fleurs est le prix de tes agréables comédies, le cyprès est pour les noms que tu dévoues à la mort, l’olive pour tes utiles exhortations, le laurier couronnera tes poësies héroïques, celle de chêne est due à ton courage. N’auroit-on pas pris dans ces rêves les innombrables couronnes dont tout est honoré sur la scène, en particulier la couronne qu’on offrit en cérémonie à la Dangeville, le jour de sa fête, à Vaugirard ? Elle est à la verité plus agréable : on n’y voit, ni cyprès, ni épines, ni orties ; mais mais toutes les fleurs viennent lui rendre hommage, il n’y manque que le lys de la virginité. Il faut excuser les poëtes : c’est un rêve fait sur le Parnasse, & cette vertu n’est pas du goût d’Apollon.

Arétin se fit peindre plusieurs fois. On mettoit son portrait dans les salles publiques & les appartemens des seigneurs. Ainsi Calais a mis celui du Sr. du Belloy dans la salle du conseil, comme la ville d’Arezzo, sa patrie, plaça celui d’Arétin. On le voyoit aux carrefours, on en vendoit des estampes, on le mettoit sur la porcelaine, aux frontispices des livres. Qui n’a vu les portraits des actrices, les figures d’Arlequin, de Scaramouche, de Moliere, de Corneille ; à tous les foyers, dans les maisons, les boudoirs, à tous les coins des rues ? On a plus fait, on y a placé les bustes, les statues entieres de ces grands hommes ; on en a fait la dédicace, & la belle main, aujourd’hui seche & ridée, de la Clairon y a placé une couronne.

On a frappé pour lui, ou plutôt il s’est fait frapper lui-même, cinq ou six médailles différentes, comme les empereurs romains, avec les mêmes légendes, & mêmes plus pompeuses. Il les envoyoit en présent aux princes, & y joignoit des vers à leur gloire & à la sienne : il s’y qualifioit de Divin, libre par la grace de Dieu, l’implacable ennemi des vices, le protecteur des vertus, le fléau des princes . On y voit son buste couronné de laurier, dans d’autres il est sur un trône, & des envoyés des princes à ses pieds qui lui offrent des présens ; dans une autre une femme nue représentant la vérité, son pied sur un satyre, la Renommée qui la couronne, Jupiter lançant la foudre, & ces paroles autour d’elle, veritas odium parit . En France ces médailles sont plus rares ; cependant les comédiens en ont fait frapper pour Corneille, & l’ont représenté sous les traits d’Auguste, avec les attributs d’un empereur romain. On en a fait aussi pour Voltaire, pour du Belloy, &c. Les comédiens ne sont-ils pas tous les jours rois, empereurs, pontifes sur le théatre ? On peut dire de leur majesté comme le grand-visir Ibrahim, qui, voyant une médaille d’Arétin, demanda plaisamment : Dans quelle région sont situés les états de ce nouveau monarque ? Ses ennemis, qui étoient en grand nombre, firent frapper une médaille bien différente. Son buste est d’un côté, & de l’autre une figure infâme, avec ces paroles : totus in toto, & totus in quâlibet parte . On l’attribue à Eranco, qui composa contre lui un volume de satyres, comme Gacon contre Rousseau.

Il ne manquoit à ses fanfaronnades que l’éloge de sa facilité incroyable à composer ces ouvrages divins : il ne s’oublie pas. J’ai fait 40 stances dans une matinée ; je n’ai mis que sept jours à la paraphrase des pseaumes ; les deux comédies des courtisannes & du maréchal ne m’ont coûté que dix matinées ; j’ai employé trente jours à la vie de Jesus-Christ ; j’ai fait en moins de six mois toute la Syrena. Cette rapidité de composition est moins surprenante dans la langue italienne naturellement poëtique, où on trouve, où on fabrique des rimes, & on fait sans rimes des vers sciolti ou impromptu. La langue françoise n’est pas si docile, ni la poësie françoise si libre. Combien doit-on admirer Moliere ! qui nous dit très-sérieusement : La comédie des Fâcheux, pour le divertissement du Roi, a été projettée, composée, apprise, exercée, représentée dans quinze jours. Les acteurs étoient comme lui des prodiges : aussi étoient-ils formé de sa main. Moliere est-il donc plus fanfaron que l’Arétin ? Toute la gente dramatique n’est-elle pas faite pour vendre de l’orvietan ?

Bien des choses ont contribué à la vogue qu’eut l’Arétin, qui font encore tous les jours la fortune du théatre. 1°. La corruption du cœur humain qui se plaît à l’obscénité & à la satyre. Une mince production qui en est émaillée l’emporte sur un ouvrage excellent qui enseigne une morale chrétienne. Les Contes de Lafontaine ont eu vingt éditions plus que les Sermons de Bourdaloue. 2°. L’insolence de l’auteur qui lance ses traits sur ce qu’il y a de plus respectable. C’est Jupiter, disoit-on, qui lance la foudre sur les montagnes : voilà la divinité. Cette témérité charme l’esprit naturellement indépendant & républicain de la plupart des hommes. Les tragédies de Mahomet, de César, de Catilina, &c. lui doivent leur succès. 3°. L’impudence à se louer soi-même sans ménagement, la cabale qui paie des admirateurs, tout cela en impose par un ton hardi & ferme, par l’excès même, dont il reste toujours quelque chose, lors même qu’on en rabat. Les titres, le faste, le cortége des grands, font souvent tout leur mérite ; les louanges, les cafés, les acclamations du parterre sont celui de la scène. 4°. La lacheté, la foiblesse, l’enthousiasme. On loue, on caresse, on récompense les hommes qu’on craint & les femmes dont on abuse. La plupart des hommes ne pensent point ; ils sont entraînés par la mode, le bruit, l’intérêt, la passion, la crainte. Les amateurs du théatre pensent-ils ? Ils décident, ils sont entraînés comme l’étoient alors les princes qui pensionnerent ce cynique, qu’ils auroient dû mettre en prison. 5°. L’adulation : jamais parasite ne l’a portée plus loin à la table de son patron : aussi étoit-il une sorte de parasite qui demandoit de l’argent & qui l’achetoit par les plus lâches bassesses. Ce sont-là , disoit-il, les grands ressorts qui mettent tout en mouvement, les tenailles qui ouvrent les bourses. Je m’embarrasse fort peu de mentir, & de manquer aux bienséances, pour faire ma cour, & soulager la pauvreté qui m’égorge.

Il composoit dans la même vue des livres de dévotion, qu’il dédioit à des personnes pieuses, pour attraper quelque récompense ; & dans le même temps il en composoit d’infâmes, qu’il dédioit à des courtisannes. Il faut même convenir que le siecle où il vivoit favorisoit la malignité & la bassesse. Tout étoit plein de factions & de guerres en Italie : chaque parti vouloit décrier ses adversaires, & le faisoit écrire ; sa plume vénale se prêtoit à tout, & chacun la faisoit valoir. Avocat pour & contre, il étoit récompensé de tous côtés ; assuré du succès de ses satyres, il profitoit de la malice de tous ceux qui le mettoit en jeu, &c. Aujourd’hui ce commerce n’est pas oublié. D’abord après sa mort, cet homme divin, cet homme si redouté, si employé, est tombé dans l’obscurité : on ne se souvient plus de lui que comme d’un monstre de méchanceté.

On peut consulter la Vie de l’Arétin, par M. de Boispréaux, très-bien écrire, pleine de recherches, que cet homme ne méritoit pas qu’on fit pour lui. On y trouvera un très-grand détail de sa vie, de ses ouvrages, & une analyse de ses comédies, qui ne sont que des rapsodies qu’aucun théatre n’adopteroit. Il y a deux autres Arétins différens, Charles & François, qui tiennent au théatre. Le premier a fait des comédies ; mais s’est converti, a vécu & est mort en honnête homme, utile au public dans les emplois qu’il a remplis avec honneur. L’autre, habile professeur, voyant un jour presque déserte sa classe, toujours sort nombreuse, parce que ses écoliers étoient allés à la comédie, jetta ses livres de dépit, renonça à la chaire, & ne voulut plus enseigner une jeunesse assez corrompue pour préférer le théatre à ses leçons de jurisprudence. Les étudians de Toulouse donnent souvent ce chagrin à leurs professeurs : mais, en sages maîtres, ils sont plus patiens qu’Arétin, & ne renoncent pas aux profits de leur chaire.

La personne & la vie du fameux Torquato Tasso offrent un contraste des choses les plus opposées. Appellé par les princes, & confiné dans une prison ; honoré dans toutes les cours d’Italie, vivant & mourant dans la misere ; d’une famille illustre, & fugitif de ville en ville, de province en province, sans savoir où se réfugier la moitié de sa vie ; couronné comme un grand poëte, & enfermé dans les petites-maisons, pour y être traité comme un insensé ; vivant en grand seigneur, & s’habillant en berger, pour mener la vie pastorale ; comblé d’éloge, & accablé de satyres ; regardé comme le premier poëte d’Italie, & solemnellement condamné par le jugement & les écrits de la plus célebre Académie, (de la Crusca) qui, dans le fonds, n’avoit pas tort, quoique sa conduite fut indécente dans la forme ; célébré, chanté de toute part, errant, inconnu, couvert de haillons, changeant de nom, d’habit & de gîte, par des chemins détournés, exposé à tout, souffrant tout ; ne se sauvant que par des mensonges ; philosophe modéré, se possédant en citoyen, & donnant un soufflet, se battant en duël dans sa colere ; pratiquant des exercices de piété, & traitée d’athée, de philosophe platonicien, & y donnant lieu par ses ouvrages ; faisant des vœux à la Ste. Vierge, & s’imaginant d’avoir comme Socrate un démon familier ; désintéressé jusqu’à refuser des présens, & vendant ses vers pour avoir du pain.

L’amour & le théatre, deux folies presque inséparables, qui s’alimentent mutuellement, furent l’origine de celles du Tasse, & de tous ses malheurs. Pêté à la cour de Ferrare, & favori du Duc, il devint amoureux de sa sœur Eléonore ; il osa le lui dire, & en fut écouté. Il composa pour elle une foule de poësies tendres, comme Petrarque pour Laure, quoiqu’en ce genre il lui soit fort inférieur. Il y avoit à cette cour plusieurs Dames qui portoient le même nom d’Eléonor ; &, pour cacher son jeu, le poëte adressoit des vers aux unes & aux autres : mais la princesse, qui avoit le mot de l’énigme, ne prenoit pas le change. Elle le protégeoit si bien qu’après qu’il eut été chassé, elle l’engagea à revenir, par l’espérance de sa grace qu’elle promettoit de lui ménaner. On croit même que ces différentes Eléonores étoient quelque chose de plus qu’un masque, & qu’il en étoit en effet amoureux : ce qui n’est pas sans vraisemblance ; un poëte dramatique ne se pique gueres de constance. Diversité c’est ma devise, disoit Lafontaine, autre homme de théatre, qui, composant pour des princesses, & leur jurant un amour éternel, ne se faisoit aucun scrupule de ses infidélités.

On voulut faire passer le libertinage du Tasse pour un amour spirituel & platonique, qui n’avoit en vue que la beauté en général, comme tous les jours le théatre prétend excuser sa licence par les idées risibles de son innocence, disant que ses galanteries ne sont aucune impression, qu’en en revient aussi chaste qu’on y est entré. Idées démenties par les désirs, les conversations, les actions, les passions de ses amateurs, & qui ne peuvent en imposer à personne. Le Duc de Ferrare n’en fut pas la dupe : il pénétra bientôt les deux amans. Le poëte fut emprisonné sous quelque prétexte, pour sauver l’honneur de la princesse ; on le laissa échapper pour s’en débarrasser. Quand, à force de sollicitations, on lui permit de revenir, ce fut à condition qu’il ne la verroit point, & n’auroit aucun commerce avec elle : condition qui devoiloit tout le mystere. Quand ensuite on le fit enfermer dans l’hôpital des foux, ses amours insensés furent la véritable folie qu’on prétendit traiter : ce qui pourtant en causa une très-réelle, par le désespoir de ce heros de roman. Car tous les héros & les amateurs de théatre sont véritablement foux, quoique leurs folies se diversifient, se developpent, s’exaltent d’un infinité de manieres, selon leur caractere, les événemens & les circonstances, la même erreur les fait errer diversement.

Plusieurs choses contribuerent à découvrir son secret : il le confia à un ami. Quel amoureux fait se taire sur des faveurs si glorieuses ? Cet ami le trahit. Le Tasse eut la nouvelle indiscrétion de se battre avec lui : ce qui ne fit que lui donner de la publicité, & offença le Duc à l’excès. Le Duc entretenoit un bouffon qui l’amusoit par ses bouffonneries, comme le Tasse par ses vers : deux sortes d’amusemens que tous les princes croyoient alors de la grandeur d’avoir dans leur cour. Ces deux plaisans étoient souvent aux prises, & se disoient leurs vérités chacun selon son caractere. Le Tasse traita fort mal le bouffon, celui-ci irrité l’examina de plus près & en dit encore davantage. Aujourd’hui les grands, au lieu de bouffons, ont des actrices & des poëtes dramatiques : c’est le vrai, le grand, l’unique mérite du siecle ; le théatre est tout. Le poëte offença encore par ses satyres un ministre accrédité, qui, sous divers prétextes, fit saisir sa cassette & tous ses papiers. Ce qui ne servit pas à sa justification, mais contribua à sa démence. Il en fut inconsolable.

La scène mit le comble à l’infortune. Il s’avisa de faire un drame où, sous des noms empruntés, il chantoit ses amours, louoit la princesse, & satyrisoit le ministre. Il le fit représenter à la cour, & peut-être y joua quelque rôle. Il avoit eu soin d’y mêler les louanges du Duc, son bienfaiteur, selon les intentions & la marche ordinaire des écrivains dramatiques. On fait sa cour à un protecteur, on satyrise ses ennemis, on loue sa maîtresse, on exhale sa passion. Ce fut une pastorale intitulée, Aminthe, le premier drame, dit-on, qui ait paru dans ce goût. On n’avoit auparavant que des églogues séparées, depuis Théocrite & Virgile. Le Tasse fut le premier qui en fit des scènes, les lia en actes, pour en composer une piece. Ouvrage facile, qui a été depuis si bien imité, qu’on n’a presque fait que le copier, dans les innombrables colloques qu’on a mis sur le théatre, sous le titre de pastorale. Celle du Tasse, qu’on a si fort vantée, & beaucoup trop, n’est qu’un recueil ingénieusement tissu, où pétille l’esprit italien, de toutes les fadeurs des romans, & de toutes les images bannales de la vie pastorale. On en feroit un très bon opera, en le faisant mettre en musique par le Chevalier Gluk.

Tous nos bucholiques puisent dans l’Aminthe, & en traduisent des morceaux. Cette nouveauté passa dans son temps pour un chef-d’œuvre ; & il est vrai qu’il n’avoit encore rien paru de semblable, & qu’il n’a été fait depuis rien de mieux en ce genre. Mais par malheur les passions y étoient mal déguisées : peut-être même ne voulut-il pas les déguiser. Tout le monde le reconnut sous le nom de Tircis, la princesse sous celui de Silvie, & le ministre sous celui du berger Mopsus. On ne douta plus de son intrigue, & sa disgrace fut résolue. Sa vie ne fut depuis qu’un tissu de calamités & de foiblesses, qui altererent la raison de l’amant berger, jusqu’à le faire réelement Berger à l’honneur de sa Silvie, & le firent traiter avec raison comme un insensé. Le théatre perdit un homme illustre, un beau génie, qui avoit de très-belles qualités. & de grands talens. Ses malheurs ne le rendirent pas sage, même à l’égard du théatre : car il composa douze pieces fort inférieures à l’Aminthe, qui ne réussirent pas. C’est une manie dont il est bien difficile de se corriger. Il avoue, dans un grand discours sur l’amour, prononcé à l’Académie de Padoue, que l’amour est un poison : mais, dit-il, c’est un poison sucré. Pensée vieille & bannale. On avoit dit avant lui emmiellé : on ne connoissoit point le sucre encore. Aujourd’hui on emploie plutôt le miel que le sucre. Le changement de ce mot est d’un fort petit mérite : mais il n’est que trop vrai que la douceur de l’amour est un poison.

Les italiens ont beaucoup exagéré le mérite de leur compatriote. A les en croire, dès l’âge de six mois le Tasse parloit distinctement, s’énonçoit clairement, raisonnoit très-sensément. Ce prodige est unique dans le monde. A quatre ans dans les classes, il étonnoit ses maîtres, effaçoit tous ses condisciples ; à sept ans il composa le poëme de Renaud, prélude de la Jérusalem délivrée ; a dix-sept ans il avoit fait les trois cours de Philosophie, de Théologie & de Droit civil & canon, & en soutint avec applaudissement les theses générales ; savoit le grec & le latin aussi-bien que sa langue naturelle. Aussi, encore enfant, se levoit-il à minuit pour étudier, & se faisoit conduire au collége au flambeau : il y trouvoit tout endormi ; on en éveilloit les régens pour le contenter ; ils admiroient son amour pour l’étude. Tout cela sent bien le théatre : mais il est vrai que le Tasse avoit un esprit supérieur, un génie fécond, un talent surprenant pour la poësie. Il n’en fut pas moins la victime de l’infortune, qui le dérange a si fort que, malgré des talens & des lumieres fort au-dessus du commun, ses traits d’esprit & de raison ne sont que des éclairs rapides qui percent dans les sombres ténebres d’une mélancolie qui tient à la folie.

Les Belles-lettres brilloient alors en Italie : il y régnoit une épidémie académique ; on y comptoit plus d’Académies que de villes & de bourgs. C’est comme de nos jours l’épidémie dramatique : il y a plus de théatres que de villes & de bourgs. C’est , dit l’historien du Tasse, un excès, mais un excès louable qui, multipliant les Savans, multiplie les Académies. Cet auteur croit bonnement que tous les académiciens sont des savans, qu’on apporte ou qu’on acquiert aux Académies toutes les connoissances & tous les talens, & que tous les titres entassés d’une foule d’Académies, dont on charge les frontispices des livres, sont autant de titres incontestables d’une noblesse littéraire. Celles d’Italie n’étoient composées que des gens frivoles, souvent vicieux qui s’assembloient pour s’amuser. Le Tasse ne voulut point de ces garans équivoques du mérite même littéraire, quoique plusieurs de ses compagnies le recherchassent. Il ne se rendit qu’à celle de Padoue, d’où il prit le nom de Berger extravagant : car c’est la mode que toutes les Académies italiennes prennent un nom bisarre, Humoristes, Enfarinés, Insensés, &c. & que chaque particulier s’en donne de même. Le Tasse voulut faire entendre qu’il se repentoit, non de ses amours, de ses piéces de théatre, mais d’avoir donné du temps à l’étude du droit & de la théologie, au lieu de le donner à la poësie.

Son discours de réception est comme l’acte de contrition du Berger pénitent, ce fut un discours sur l’amour : ouvrage médiocre, imprimé avec mille autres futilités qui forment l’immense compilation de ses œuvres, en six volumes in-folio, où l’on a fort peu consulté les intérets de sa gloire ; car il n’y a gueres que son Aminthe & sa Jérusalem délivrée qui méritent l’impression ; tout le reste, en dévoilant les mysteres de son cœur & les foiblesses de son esprit, ne fait que dégrader cet homme célebre. Ce discours fut, dit-on, fort applaudi. Qui en doute ? Quelle est l’Académie qui ne paie par des complimens ceux qu’un nouveau venu vient de lui faire ? Le cœur eut beaucoup de part à cette comedie littéraire : le récipiendaire flattoit une passion qui prête des charmes à tout ce qui la nourrit. Elle regne dans la plupart des Académies de Belles-lettres, elle en ouvre les portes, en gagne les couronnes, en assure les éloges, en remplit les séances, & embellit les livres des académiciens qui lui doivent ordinairement toute leur fortune académique. Goût frivole & dangereux qui perd l’académicien, égare le public, & d’une Société littéraire n’en fait qu’une coterie de plaisir & d’amusement.

L’Académie de la Crusca fut moins indulgente : elle donna dans un autre excès. Il parut quelques Dialogues attribués au Tasse, où l’on crut que les Florentins & la Maison de Médicis étoient fort maltraités. Les œuvres des poëtes méritent peu la colere des dieux, comme leurs flatteries méritent peu leurs faveurs : l’un n’est pas d’un plus grand poids que l’autre. Mais le Parnasse Florentin prit tout au tragique ; il se livra à son ressentiment, comme quelques années après le Cardinal de Richelieu se livra à la jalousie contre Corneille, en faisant censurer le Cid. On attaqua le Tasse par l’endroit le plus sensible : l’Académie en corps fit la censure la plus amere de la Jérusalem délivrée. Ce poëme divin, qu’on mettoit sans façon au-dessus de l’Illiade & de l’Enéïde, fut trouvé rempli de fautes grossieres en tout genre. On n’avoit pas tort dans le fonds, quoique la maniere injurieuse dont on le traita fût une faute encore plus grossiere contre la décence. On répondit, on répliqua, les passions firent des livres. Après avoir amusé le public par des scènes ridicules, cette dispute académique est tombée dans l’oubli qu’elle méritoit ; & quelques années après, le Tasse étant venu à Florence avec la protection du Grand-Duc, l’Académie aussi courtisanne que vindicative, fit les plus grands honneurs à celui qu’elle avoit si fort insulté, La Jérusalem délivrée, si solemnellement décriée, fut réintégrée dans ses priviléges. Solventur risu tabula tu missus abibis. Le Dictionnaire de la Crusca, qui donne une liste de cent auteurs italiens dont on s’est servi pour le composer, affecte de ne pas citer le Tasse, qui cependant vaut mieux que ceux qu’on nomme : c’est une vengeance puerile.

Le Duc de Ferrare traita plus sèverement l’amant de sa sœur : il le fit enfermer dans l’Hôpital des Foux, par charité, disoit-il, pour le faire guérir ; dans la vérité, pour sauver l’honneur de sa sœur, en faisant passer son amant pour un fou, & son intrigue pour une folie. C’en étoit une en effet ; & le Tasse, par une autre imbécillité, s’imagina que, pour faire excuser sa passion & obtenir sa liberté, il falloit entrer dans les idées du Duc, s’avouer insensé, & attribuer tout à sa folie, qui par une nécessité invincible, lui avoit arraché ses sentimens. Ce qui ne fit que prêter des armes à son ennemi, par l’aveu de son malheur & de son crime. Excuse frivole, mais ordinaire sur le théatre. Mon excuse est dans vos yeux. L’amour est un penchant inévitable, qui entraîne tout le monde. Qui peut résister à ses attrait ? Tu peux quand tu veux nous brûler dans l’onde. Le flambeau du monde brûle de tes feux ; le dieu de la guerre, le dieu du tonnere se laissent enflammer ; dans les enfers, au ciel, sur la terre, tout porte tes fers. Il tomba dans un autre excès, il insulta le Duc par ses lettres : il écrivit de toutes parts aux princes qui le connoissoient, au Duc de Savoye, au Duc de Mantoue, aux Médicis, au Pape. Enfin, après trois ans de remedes inutiles, on lui accorda la liberté, à condition qu’il ne paroîtroit plus sur les terres de Ferrare.

Deux autres imaginations furent, ou la cause, ou l’effet de sa folie : il s’imagina que la cause de son mal & la source de ses talens sublimes, n’étoient pas naturelles ; il se crut ensorcelé, & le jouet d’un esprit-follet qui le tourmentoit. Il lui attribuoit le dérangement qu’il trouvoit dans ses papiers & dans ses meubles ; revenu à lui, il voyoit avec surprise tout jetté par terre, brisé, dispersé, & en accusoit son esprit-follet. Il auroit dû penser que c’étoit lui-même qui, dans sa fureur, avoit fait tout ce désordre. Persuadé que ses talens & ses connoissances étoient au-dessus de l’humanité, il s’imagina avoir, comme Socrate, un esprit-familier qui lui découvroit les choses les plus merveilleuses : il en étoit persuadé, & vouloit le persuader aux autres. Il croyoit le voir & l’entendre ; il lui parloit, & fixoit sur lui ses regards. C’étoit par la fenêtre qu’il entroit dans sa chambre ; il brilloit dans les rayons du soleil, il en étoit hors de lui-même. Tout enthousiasmé des conversations de cet esprit sublime, il prétendoit que ceux qui étoient avec lui dans ces momens l’avoient vu & entendu comme lui, & se fâchoit quand on n’en convenoit pas. On tenta inutilement de le guérir. Tribus anticiris caput insanabile.

A ces folies près, le Tasse étoit un homme aimable, plein d’esprit, plus habile que ne sont ordinairement les poëtes, une ame noble, un bon cœur, un fond de religion qu’il avoit sucé avec le lait. Heureux si l’amour & le theatre n’avoit tout perdu en lui. Cette source corrompue infecte toutes les plantes qu’elle arrose, & toute les terres où elle serpente. Heureusement cette religion, pour laquelle il avoit toujours conservé du respect, remporta la victoire : le Tasse mourut en chrétien, après avoir demandé avec instance, & reçu de la maniere la plus édifiante, & avec les plus grands sentimens de piété, tous les derniers sacremens. Il avoit communié de très-bonne heure & très-fréquemment dans ses premieres années : sa serveur se renouvella aux approches des derniers momens. Il ne fut jamais un incrédule, un prétendu philosophe qui se joue de la religion pour accréditer les passions : ce fut un chrétien qui s’oublia, & que le Dieu de miséricorde eut la bonté de ramener au bercail. Il s’en faut bien que les amateurs du théatre, sans avoir ses talens, ses lumieres, sa réputation, conservent l’esprit du christianisme, & meurent dans le pénitence & dans la vraie Religion comme lui.

Le Sr. Bernard, homme célebre dans le grand monde, & fort goûté des femmes, par la galanterie & la politesse de ses ouvrages, a eu le même malheur que le Tasse. Il est réellement tombé dans l’enfance : ce n’est qu’une nuance un peu plus foncée. Les passions, le libertinage, la frivolité ont beau se parer des agrémens de l’esprit & des graces de la politesse ; ce ne sont dans le fonds que des folies. Il n’y a de sagesse que la religion & la vertu. Vani sunt omnes homines inquibus non subest scientia Dei. Heureux si, comme le Tasse, cet homme de théatre peut retrouver sa raison, détester ses erreurs, & terminer par une sainte mort la vie la plus dissipée & la plus frivole.

Ses parens & ses amis, qui ont grand soin de sa santé, n’en ont pas eu de sa gloire & de sa consciente : ils ont abusé de son infirmité pour fouiller dans son porte-feuille, en tirer & donner au public des ouvrages qu’ils auroient dû brûler ; entre autres son Art d’aimer, dont la religion & les mœurs ont tant à se plaindre. Il l’avoit lu dans les sociétés ; c’étoit déja trop, c’étoit même trop de l’avoir composé. Il avoit eu du moins la sagesse de ne pas le mettre au jour. Ses amis ou plutôt les amis du vice ont rendu au public & à lui-même le mauvais service de répandre ce funeste poison, qui le rend aussi-bien que les éditeurs comptable au jugement de Dieu des péchés innombrables qu’il fera commettre. Si malheureusement sa maladie le conduit à la mort sans avoir fait pénitence, que penser de son sort éternel ? Lafontaine & le Tasse eurent le bonheur de se reconnoître : je souhaite que Dieu fasse la même grace à celui-ci. Voici quatre vers que Voltaire lui écrivit, pour l’inviter à venir réciter son poëme chez une Dame qui ne rougissoit pas de l’entendre. Cette invitation ingénieuse les caractérise tous les trois : Au nom du Pinde & de Cythere, Gentil Bernard est averti, que l’Art d’aimer doit samedi venir souper chez l’Art de plaire. Quel dommage qu’on fasse de l’esprit, des talens, des graces, de la fortune un si mauvais usage !

Le Sieur Bernard avant son malheur avoit de l’esprit, de la douceur, de l’urbanité, des graces, un vernis de décence, sous lesquels il voiloit une conversation, une imagination, des poësies qui n’étoient rien moins que dévotes. Un emploi qu’il avoit à la Cour, & des liaisons avec des personnes très-distinguées, exigeoient des ménagemens : trop de licence auroit nui à sa fortune. Il donna à l’Opera & au Théatre françois plusieurs pieces qui réussirent, & l’initierent dans ce monde voluptueux & frivole, de qui le Prophete dit : Ducunt in bonis dies suos & in puncto ad inferna descendunt. Son penchant dominant étoit plus la volupté que l’ambition, comme il le dit au commencement de son poëme de l’Art d’aimer. J’ai un Coigni, Bellone & la Victoire, Ma foible voix n’a pu chanter la Gloire ; J’ai vu la Cour, j’ai passé mon printemps muët aux pieds des idoles du temps ; J’ai vu Bacchus sans chanter son délire ; Du Dieu d’Issé j’ai dédaigné l’empire ; J’ai vu Plutus, j’ai méprisé sa cour ; J’ai vu Dapné, je vais chanter l’Amour Aussi est-il dédié à sa maîtresse.

Cet Art d’aimer, qu’il lisoit avec beaucoup de grace dans des compagnies qui l’écoutoient avec tout l’enthousiasme du vice, lui fit donner le nom de Gentil Bernard : ce qui n’annonce rien de bien sublime. Ce poëme est une imitation de ce qu’Ovide a fait de plus mauvais. Quel modele pour un disciple de l’Evangile ! Cet ancien poëte a réduit le vice en systême, & en donne des regles dans son livre De Arte amandi. Il l’a réduit en pratique, & en a donné des exemples dans ses amours, amorum. Plusieurs auteurs ont eu assez peu de religion pour en faire des traductions en vers & en prose. Celui-ci a plus fait, il a composé sur le même sujet un long poëme où il a fondu ceux d’Ovide, & y a ajouté son propre libertinage, avec moins de grossiereté que le poëte latin : car la langue françoise plus chaste ne s’accommoderoit pas de la naïveté & de l’énergie de la langue latine. Ses amis ont ajouté des estampes où toutes la manœuvre de Cythere est fidelement rendue : c’est une galerie comme celle des Carraches à Florence. On en peut juger par le plan. Cet Art d’aimer est divisé en trois chants : l’art de choisir son objet (une maîtresse), l’art de lui plaire, de l’enflammer (de la séduire), l’art d’en jouir. Ce coup-d’œil suffit pour donner une idé de cet production scandaleuse. Il en sentoit parfaitement les excès, il se contentoit de la lire, & n’en donnoit point de copie, ni ne voulut la faire imprimer, Tous les gens de bien lui auroient fait le procès ; sa fortune auroit couru quelque risque. Après sa mort civile, ses amis ou plutôt ses vrais ennemis, plus hardis que lui, n’ont plus gardé de mesure.

On s’efforce d’excuser la galanterie des théatres, en disant qu’elle est toujours terminée par un mariage, & qu’elle y conduit. Nous avons fait voir que cela est souvent faux, comme dans Phedre, Bajazet, Armide, Roland, &c. Mais, fût-il vrai, la route est si semée d’écueils, que la vertu y fait toujours naufrage. Du moins dans l’Art d’aimer, on n’a plus ce prétexte ; ni Ovide, ni Bernard n’ont pensé au mariage, le vice y regne seul, sans détour : ce n’est que l’art d’être vicieux, & de rendre vicieux l’objet de ses poursuites. Toi seule, ô toi ! jeune objet que j’adore, de tous les Dieux sois le seul que j’implore ; que l’Art d’aimer se lise en traits vainqueurs, en traits de feu, tel qu’il est dans dans mon cœur. L’Amour m’inspire, il m’apprend comme on aime. J’appelle amour cette attente profonde, ce sentiment soumis, tendre, ingénu, ce trait de feu qui des yeux passe dans l’ame, de l’ame aux sens, qui fécond en desirs, &c. Voilà mon dieu. L’amour, selon lui, est de tous les âges, & pour tout le monde : tout âge a ses desirs. Il donne les plus mauvais conseils : tout feindre, tout employer pour séduire, jusqu’à la dévotion. L’Amour te permet l’art de feindre. Sois un Prothée, couvres ton front d’un masquer. Est-on dévot sois dévot & médis. Achetes les faveurs par des dons de toute espece. Fai-lui lire les plus mauvais livres, Quinault, Petrarque, Lafontaine, Petrone, Ovide, Tibulle. N’en voila que trop pour donner une idée d’un livre détestable, & de l’esprit du théatre qui l’a enfanté.

Le mot détestable, & l’idée qu’il présente, déplaira sans doute aux gens du monde, aux amateurs du théatre, pour qui la licence n’est rien moins qu’un crime, pour qui même elle est un mérite, pourvu qu’on ait soin de la couvrir d’expressions décentes : mais ce n’est pas moi ; c’est l’Abbé de Chaulieu, homme non suspect en matiere de licence, qui pense ainsi de l’Art d’Ovide. C’est dans ce livre détestable que paroit la corruption, qui d’une douce passion a fait un art abominable. C’est d’où nous vient en sa faveur ce monstre de coquetterie, & ce métier faux & trompeur qu’on appelle galanterie. Le nouvel Ovide a pris l’ancien pour modele : même doctrine, même licence d’idées & d’images, peintures aussi lascives ; il le copie, le traduit souvent, l’imite par-tout, c’est même son caractere. Il est moins brillant, moins ingénieux ; mais plus décent, selon le génie de la langue & la politesse du siecle. C’est toujours le vice le plus caractérisé, le poison le plus mortel dans des coupes d’or, d’argent, de porcelaine. C’est une courtisanne, une actrice vêtue à la romaine ou à la françoise, qui s’offre aux yeux du lecteur.

Qu’on ne fasse pas à Chaulieu un mérite des épithetes d’abominable, détestable, dont il honore le poëme d’Ovide, & qu’on ne peut sans injustice refuser à son copiste. Chaulieu pense que réduire l’amour en art, c’est en émousser le plaisir. Le goût de ce fameux libertin est une paresse voluptueuse : il craint le travail, la peine, l’étude ; il ne veut pas chercher, mais goûter ; acquérir, mais jouir. Ce Sibarite est couché sur des roses, mais ne peut souffrir une feuille pliée ; il ne peut souffrir les tableaux grossierement lascifs, parce qu’ils excitent rapidement & fortement plutôt l’emportement de la débauche que la douceur de la molesse ; il dédaigne un vin fameux, un ragoût épicé, qui brûle le palais, & jette dans l’yvresse, il lui faut quelque chose de moëlleux, qu’il savoure & avale sans effort. L’esprit, selon lui, est déplacé dans la galanterie, le cœur & les sens y ont moins de part, ils sont moins flattés, il partage l’attention, & fait diversion au cours doux & tranquille de la sensation délicieuse. Le plaisir n’a pas besoin d’art, la nature le fait goûter, & en fait mieux que le poëte tracer les tableaux, & faire sentir l’agrément. Ce n’est pas-là, comme on voit, un amour platonique, purement dans l’esprit ; il est très-physique & dans les sens, mais assaisonné au goût de Chaulieu.

Le Sieur Bernard est plus vif, craint moins l’étude & le travail ; il paroît même aimer ce travail & cette étude. Il se donne de grands mouvemens pour faire un bon choix, & ménager la conquête de l’objet choisi (ce que lui-même sans détour appelle Séduire), & enfin pour se procurer l’yvresse de la jouissance. Il parcourt tous les âges, toutes les saisons, tous e genres de graces & de beautés, pour enseigner, recueillir sur toutes les fleurs, comme l’abeille, le miel de la volupté, ou plutôt le poison du vice. Il détaille tous les préceptes de la toilette, tous les moyens de plaire, les vers, le chant, la danse, la parure, la fourberie, les sermens, les présens, les honneurs ; il n’oublie pas les obstacles prudemment ménagés, la jalousie, les refus, les froideurs affectées, les caresses, les prévenances, & c. qui attisent le feu, & le rallument s’il s’éteint. Tout parsemé de questions licencieuses, de contes lascifs, de peintures séduisantes : c’est un traité complet d’éducation galante, tout propre à former d’excellentes actrices & des libertins consommé. Dans le grand nombre d’ouvrages pour élever la jeunesse, que ce siecle a vu éclorre, on n’oubliera pas un des plus instructifs, & on en fera un livre classique. J’ai entendu souvent déclamer avec aigreur contre les Casuïstes, & entre autres Sanchez, de Matrimonio, pour être entrés dans un trop grand détail des matieres qu’on ne peut trop voiler. Et qu’out jamais fait tous les casuistes d’aussi pernicieux que l’Art d’aimer d’Ovide & de Bernard, qu’on trouve dans tous les cabinets des petits-maîtres, & sur toutes les toilettes des Dames ? Cet art funeste, ce systême d’impureté n’est qu’un extrait des operas & des comédies, dont on a recueilli & arrangé les divers traits : il seroit aisé d’en faire le recueil & le parallele. Le théatre n’est que l’art d’aimer décousu, l’art d’aimer n’est que le théatre mis en ordre. L’un répand les étincelles, l’autre forme le brasier. Partout, hélas ! un Dieu insensé, les ames perdues, & l’enfer peuplé ! Quis dabit capiti meo aquam ?

Le libertinage de l’Arioste, & sa faveur à la Cour de Ferrare, étoit une succession héréditaire : Lippa Ariosta, à qui il se faisoit gloire d’appartenir, & qu’il a célébré dans ses vers, avoir été la concubine d’Obizon V. Marquis d’Est, & lui avoit donné onze enfans ; d’où est venue toute la Maison d’Est, Duc de Ferrare. Celle-ci subsiste encore dans les Ducs de Modene & de Regio. Obizon V. la derniere année de sa vie, presqu’au lit de la mort, épousa sa concubine & légitima les enfans qu’il en avoit eu, dont il la laissa tutrice. La maison d’Est doit sa légitimation a ce mariage tardif, qui courut de grands risques. Cette femme, comme c’est l’ordinaire, fit la fortune de la maison d’Arioste, jusqu’alors pauvre & obscure. La faveur du prince, l’attachement du poëte étoient dans la nature : il étoit juste que de part & d’autre on donnât des marques de reconnoissance à la beauté à qui on devoit toute la gloire de tous les Seigneurs & de toutes les femmes de cette illustre maison, dont il a enchassé les éloges pompeux dans son Roland, avec la plus grande emphase. Cette gloire rejaillit fut lui, c’est la balance où on peut apprécier ses exagérations. Il n’est pas même sans vraisemblance que Bradamente, qui joue un si grand rôle dans son poëme, à qui il donne libéralement toutes les plus belles qualité du corps & de l’esprit, qui épouse à la fin Roger, dont elle avoit été long-temps la maîtresse, & dont est sortie toute la maison d’Est, ne soit cette Lippa Ariosta, femme d’Obizon.

Le poëte avoit d’ailleurs de quoi se faire aimer. Plein d’esprit, d’une imagination féconde, riante, pittoresque, faisant facilement des vers, sur-tout de ces vers dont la licence & la malignité assurent la succès, par le suffrage de la passion, satyres, comédies, galanteries mêmes assez peu voilées. Tous ses ouvrages en grand nombre ne respirent que la débauche. Il étoit gai, amusant, complaisant, flatteur, d’une morale peu sévere, & d’une modestie peu scrupuleuse. Il fut admis dans tous les plaisirs du Duc : il en faisoit l’agrément. Plus heureux que le Tasse, qui, avec autant d’esprit & beaucoup plus de science & de génie, moins de corruption dans les mœurs & d’irréligion dans la créance, fut après lui fort bien dans cette cour, mais lui déplut enfin, & y reçut les plus mauvais traitemens.

L’Arioste composa des satyres qui firent grand bruit, des comedies qui surent bien reçues, le tout fort licencieux : car personne n’étoit plus livré aux femmes. Il en est occupé, il en parle sans cesse, l’amour souille toutes ses pages, & ne peut que corrompre ses lecteurs. Il ne voulut s’engager, ni dans le mariage, quoiqu’il trouvât des partis fort avantageux, ni dans l’état ecclésiastique, quoique le Cardinal Hypolite d’Est lui eût procuré bien des bénéfices. La liberté du célibat étoit plus de son goût. La cour, qui ne vouloit que tirer parti de son libertinage, le laissa fort libre. Baile d’après Blondel a osé dire que le Pape Léon X accorda une bulle qui approuvoit les poësies d’Arioste, & menaçoit d’excommunication ceux qui les blâmeroient. M.Mirabeau, dans sa préface sur Roland, se moque d’une calomnie si mal imaginée, sans preuve, sans vraisemblance. Il avoue cependant que dans ce même temps il fut joué une comédie des plus licencieuses, au couronnement de l’Empereur Charles V, devant ce prince & toute la cour, & que bien des Cardinaux s’y trouverent : ce qui n’est pas fort digne de la sainteté du Sacré Collége, si le fait est vrai.

L’Arioste ayant présenté son poëme au Cardinal d’Est son Mécene, celui-ci, après l’avoir lu, lui dit : Où diable avez-vous pris tant de balivernes ? Ove diabolo avete pigliate tanti coglioneri ? Ce mot qui se trouve par-tout & qui est connu de tout le monde, M. de Mirabeau le révoque en doute, pour l’honneur de la pourpre & celui du Parnasse. Il est vrai que ces termes poissards ne conviennent gueres au Cardinal, & sont peu honorables au poëte : mais les princes de la maison de Ferrare ni les italiens de ce siecle, ne faisoient profession de la plus scrupuleuse décence. Le Cardinal, dit-il, devoit avoir lu les ouvrages de Bajardo & de Pellei, aussi pleins d’extravagances que celui de l’Arioste, s’il est possible : ce n’étoit donc pas une nouveauté qui dût le surprendre, comme nous ne sommes pas surpris des Contes des Fées, du Pantagruel, des Mille & une Nuits. Mais, sans les regarder comme des nouveautés, on pouvoit bien dire : Où a-t-on pu trouver tant de folies ? Cette parole, dit encore l’apologiste, est un éloge de sa fécondité, & des agrémens de l’imagination du romancier. L’éloge est singulier. Mais en louant la fécondité de l’imagination des uns & des autres, dans l’innombrable multitude de leurs contes, on ne sent pas moins que toutes ces fictions sont un vrai délire. On ne peut refuser à Ovide l’imagination la plus inépuisable & la plus variée dans ses Métamorphoses, à Homere dans son Odissée, Apulée dans l’Asne d’or, supérieure à celle d’Arioste, qui a pris chez eux la plupart de ses chimeres, comme le Cheval de Bellerophon, le Bouclier & la Tête de Méduse, l’abandon d’Andromede aux monstres, les Barbaries de Poliphême, les Fureurs de Médée, la Valeur des Amazones, la Force d’Hercule, &c. auxquels il a mêlé les faits d’armes des Palladins, les enchantemens des Sorciers, les merveilles de la Féerie, les obscénités du libertinage. Sont ce moins de sotises, la plupart grossières, scandaleuses, ridicules ? Mais on l’appelloit le Divin Arioste, Le Cardinal avoit-il assez mauvais goût pour le mépriser ? Et lui, & sa maison y étoient loués à l’excès. Pouvoit-il n’en être pas flatté ? Mais le nom de Divin a été donné à tant d’autres, à Platon, à Homere, à l’Arétin même. Les titres dont on honore les poëtes sont aussi légers que les feuilles dont on les couronne. L’idolatrie pour les femmes ne leur prodigue-t-elle pas les noms d’adorables, de Déesses, de sacrifices, &c. Ce seroit des blasphême, si la frivolité du jargon ne le faisoit mépriser. Les Métamorphoses d’Ovide sont aussi bien & mieux écrites que Roland : en valent-elles mieux ? L’excès de la flatterie la décrédite auprès des princes qu’elle encense : ils sont les premiers à se moquer de ces miseres ; & le Cardinal étoit mécontent d’Arioste, lorsqu’il lui offrit son poëme pour rentrer dans ses bonnes graces.

Quoiqu’il en soit de la vérité de ce mot, on ne peut du moins disconvenir de sa justesse : il peint au naturel ce cahos. Il n’y a pas un mot françois d’un style honnête qui réponde au terme italien, & en rende toute l’énergie : folie, sottise, bouffonnerie, impertinence, obscénité, il dit tout cela, & il dit vrai : c’est un tissu de tout ce que l’esprit humain peut imaginer de plus extravagant. L’auteur ne s’en cache pas. Il dédie ses chants à sa maîtresse : c’est la seule divinité qu’il invoque ; c’est l’amour ou plutôt la débauche qui l’inspire. Le traducteur est forcé d’en convenir ; &, malgré l’apologie qu’il en fait, & le soin qu’il dit avoir pris, d’adoucir les endroits trop libres , il avoue qu’il nous auroit déplu, puisqu’on ne peut le traduire littéralement sans blesser la pudeur . Il en rejette la faute sur le goût du siecle où les grossieretés passoient pour un badinage sans conséquence : comme s’il étoit jamais permis de sacrifier la vertu au goût du monde. Il accuse notre siecle d’un excès de politesse trop gênante, qui dégénere en puérilités  : il prétend avec raison que nos mœurs n’en sont pas pour cela plus pures ; que les traductions de Chapuis & de Rosset, qui ont précédées la sienne, sont encore plus licencieuses : c’est une foible excuse. Qu’un Cordélier ait pris soin de l’édition italienne, où rien n’est voilé, il n’en a pas mieux fait. Je respecte , dit-il, les mœurs ; je serois fâché d’y donner atteinte. Beau sentiment, mais bientôt démenti. Ce respect doit avoir des bornes, il ne faut pas le porter trop loin. Mais peut-on porter trop loin le respect pour les bonnes mœurs ? L’auteur ne se reproche pas ces excès. Ceux, dit-il, à qui une conscience délicate fait craindre l’ombre du danger, ceux qu’un sentiment trop vif rend plus suseptibles des plus légères impressions, feront encore mieux de ne pas le lire ; je leur conseille d’éviter avec soin tous ce qui pourroit non-seulement blesser, mais même allarmer la vertu . C’est le conseil de l’Evangile. Mais est-il bien conforme à l’Evangile de composer, de traduire, d’imprimer des livres qu’on conseille de ne pas lire ?

L’Arioste a beaucoup travaillé pour le théatre. Dès son enfance, ce digne fils de Thalie s’amusoit dans la maison paternelle à composer de petites comédies, qu’il représentoit avec ses freres & ses sœurs. Les autres enfans font des chapelles, il dressoit des théatres ; un masque étoit son joujou. Ces jeux déplaisoient infinement à son pere, homme sage, qui vouloit que son fils s’appliquât à des choses utiles. Il combattit long-temps ce goût frivole : mais tous ses éfforts furent inutiles, la nature l’emporta. Il fallut abandonner le poëte à son panchant, & le laisser enfanter des chimeres. Ses premieres productions à la cour d’Alphonse, furent des traductions de comédies de Plaute & de Terence. Bientôt il vola de ses propres aîles. Son théatre, ses satyres, ses poësies remplirent des volumes ; ses pieces furent souvent représentées sur le théatre de Ferrare ; la plus brillante jeunesse de la cour d’Alphonse en étoient les acteurs, & les plus proches parens du Duc ne dédaignoient pas d’y jouer des rôles. Cette occupation étoit fort de son goût, & il disoit que c’étoient les plus heureuses années de sa vie.

Enfin parut son chef-d’œuvre. Son Roland est un vrai répertoire de théatre : on en a tiré une foule de drames, Alcine, Renaud, Bradamente, Roland, Camille, on en tireroit mile. L’Armide même du Tasse, que Quinault a francisée, est prise originairement de l’Arioste. Son poëme, dont le style est élégant, varié, souvent noble, sa narration intéressante, semée de jolis portraits, des descriptions vives, des sentimens honnêtes, n’est dans le fond qu’un fumier couvert de fleurs : c’est l’ouvrage le plus absurde qui ait paru. Il n’a aucun but, aucune suite, ni commencement, ni fin, ni milieu ; il entame cent histoires, les interrompt, les abandonne, ne termine rien : c’est une intempérance incroyable de l’imagination la plus romanesque, qui n’observe aucune vraisemblance. Ce n’est pas un héros comme dans l’Enéïde, l’Odissée, la Jérusalem délivrée ; c’est une seule de paladins & de paladines qui passent le merveilleux de tous les romans, qui voyagent, qui combattent en insensés, vont dans un moment des Indes en France, de la Tartarie en Ecosse. L’Arioste parle bien, mais on ne peut penser plus mal : c’est un délire perpétuel. Ses admirateurs mêmes l’appellent un monstre admirable : Lafontaine y a puisé une partie de ses contes. Ce n’est faire l’éloge, ni de l’un, ni de l’autre.

A une licence qui révolte la pudeur la moins délicate, l’Arioste ajoute un fonds d’irréligion qui scandalise le lecteur le moins dévot. Il affecte fort injustement de mettre les galanteries sur le compte des religieux & des ecclésiastiques : ce qu’ont imité Rabelais, la Reine de Navarre, Lafontaine ; comme si la sainteté de l’état étoit un sel plus piquant. Je dis injustement : car, quoiqu’il y ait dans le clergé séculier & régulier bien des gens qui s’oublient, il n’y en a pas plus, il y en a moins que dans les autres états ; la noblesse, la magistrature, le militaire, le commerce sont encore plus corrompus. Ce poëme est le mêlange le plus indécent du sacré & du profâne ; les anges & les saints s’y trouvent avec les femmes de mauvaise vie, le poëte invoque Saint Michel & sa maîtresse, il passe de l’église au temple de Venus, d’une cérémonie religieuse à une fête galante, d’une maxime de l’évangile à une morale lubrique, du Pape à Mahomet. Cet homme de théatre mourut comme il avoit vêcu : ses plus grands panégyristes ne rapportent de lui aucun trait, aucune marque de religion. Il fut enterré sans cérémonie. On mit sur son tombeau une épitaphe aussi profâne, qui ne parle que de ses satyres, ses comédies, son Roland : titres fort déplacés dans une église, panégyrique bien différent de ceux des saints qu’on y prononce, très-peu propres à procurer les prieres des fideles qui les liront.

Telles sont les fleurs qu’on a jettées sur les cendres de son Traducteur, à l’Académie Françoise, dont il étoit pourtant le Secrétaire perpétuel. Il a traduit le Tasse & l’Arioste ; il n’avoit nul empressement pour se donner ou recevoir des éloges. Je ne le crois pas auteur du détestable livre du Systême de la Nature, qu’on lui attribue sans doute calomnieusement : mais il est triste, & pour lui, & pour l’Académie, qu’on ait pu l’en soupçonner, & que l’éloquent M. de Buffon n’ait trouvé rien de plus pour écarter les soupçons, & justifier le choix que ce corps littéraire fait de ses membres & de ses officiers. La Religion y seroit-elle indifférente ? Une observation singuliere. Le traducteur dans sa préface, dit que, quand Moliere donna ses comédies, la licence du théatre étoit si grande, que ce comique peu scrupuleux passa pour un homme fort réservé : mais qu’aujourd’hui, qu’il regne plus de politesse, Moliere auroit passé pour licencieux, & qu’on n’oseroit parler comme lui, quoique les mœurs ne soient pas moins corrompues. La prétendue décence du théatre n’est donc qu’un vernis de politesse où la vertu ne gagne rien.

Voici quelques traits propres à caractériser cet homme de théatre. L’Histoire du Théatre italien rapporte, qu’un jour son pere fort en colere contre lui, à cause de sa débauche & de ses comédies, le gronda long-temps & fort vivement. Le fils le regarda & l’écouta avec beaucoup d’attention, sans rien répondre. Ils se séparerent, sans qu’Arioste dit un seul mot pour s’excuser. Quand son pere se fut retiré, un tiers qui avoit été présent, lui demanda, pourquoi il n’avoit rien répondu pour sa justification ? Il répondit : Je travaille actuellement à une comédie : il y a une scène où un vieillard réprimande son fils. Quand mon pere a commencé à me gronder, il m’est venu dans l’esprit de l’observer avec soin, pour peindre d’après nature. Pour cette raison, je n’ai été attentif qu’à remarquer son ton de voix, ses gestes, ses expressions pour les imiter.

Un jour passant devant la boutique d’un potier, il entendit cet homme récitant & chantant des stances du Roland, livre 1, stance 32, où Renaud crie à son cheval de rentrer, & les récitoit fort mal, l’Arioste fatigué entre dans sa boutique, & à coups de canne casse plusieurs de ses pots. Le potier fort fâché lui fit de vifs reproches de ce qu’il en usoit ainsi envers un homme qui ne lui avoit fait aucun mal. Je ne suis pas même assez vengé , lui dit-il, de l’injure que vous venez de me faire. Je n’ai cassé qu’une douzaine de vos pots qui ne vaut pas un sou, & vous me gâtez une de mes plus belles stances qui vaut de grandes sommes.