Chapitre premier.
Année séculaire de Moliere.
LES Romains avoient des jeux séculaires, c’est à-dire, qui revenoient chaque siécle, où les hérauts crioient, en y invitant ; venez voir ce que vous n’avez jamais vu, & ce que vous ne verrez jamais. L’Eglise a imité cet usage dans le Jubilé de l’année Sainte, espece de fête séculaire qui revenoit tous les cent ans, qu’on a depuis reduit à cinquante, & enfin à vingt-cinq ans, pour multiplier un si grand bien. Plusieurs Corps Ecclésiastiques, réligieux & séculiers, ont de même célébré tous les cent ans des événemens intéressans pour eux. Le corps des comédiens s’est mis sur les rangs, & pour la premiere fois s’est avisé de suivre cet exemple, en faveur du grand Moliere, dont on a célébré la mort cent ans après, le 17 Février 1773. par une grande fête & une céleste apothéose, que la Déesse à cent bouches a annoncée à toute l’Europe, dans les papiers publics.
On auroit du faire le même honneur à Corneille, à Quinault, à Lulli, on le fera à Racine, à Crébillon, & dans la suite immense des
siécles au grand Voltaire jusqu’à la fin du monde ; mais il me
semble qu’on ne devroit pas prendre leur mort pour époque, il faudroit choisir
quelque événement brillant de leur vie : car leur mort n’est pas brillante.
S’ils meurent en bons chrétiens, ils se sont convertis, & se répentent
d’avoir travaillé pour le théatre. Tels Corneille, Quinault,
Racine, la Fontaine ; est-il de l’honneur du théatre de solemniser ces
repentis ? S’ils meurent en comédiens endurcis dans leurs crimes, leur mort
n’est rien moin que digne d’être célébrée. La mort de Moliere
n’est pas certainement son plus bel endroit, mourir subitement sur le théatre,
sans aucun signe de réligion, être enterré furtivement dans un coin abandonné
d’un cimetiere, après le refus de l’Eglise de l’inhumer en terre sainte ; il est
vrai que sa Veuve, actrice aussi fameuse par ses galanteries
que par ses talens, crioit en l’accompagnant au tombeau :
se
peut-il qu’on réfuse un peu de terre à un homme à qui on doit des
autels ?
Sur la garantie de cet oracle, si cher aux
amateurs, par ses deux belles qualités, les autels enfin, après cent ans,
viennent d’être érigés, ou plutôt projettés & proposés aux libéralités de la
nation, par le conseil d’état de Thalie, & ses graves
ministres, acteurs & actrices.
Il est vrai encore que
le sieur la Harpe, à qui nous devons la rélation de ce grand
événement, dans le Mercure de Mars 1773, autre oracle du
théatre, dans je ne sai quels vers à lui adressés, compare les grands poëtes
dramatiques à Turenne, comparaison brillante, que personne
n’auroit devinée. Quel autre auroit associé Moliere &
Turenne ! En effet tous deux sont morts dans le lit d’honneur. Turenne
d’un coup de canon sur le champ de bataille, c’étoit son
théatre, Moliere d’une attaque d’apoplexie sur le théatre, c’étoit son champ de bataille, chacun jouoit son rôle. L’un commandoit
les troupes, l’autre représentoit le malade imaginaire ; mais l’un a été enterré
à Saint Denis avec nos Rois, l’autre au coin d’un cimetiere, avec les
excommuniés, voilà Turenne & Moliere.
Cette magnifique fête, qui a duré plusieurs jours, consiste en trois choses : 1°. en deux petites farces, composées en l’honneur de Moliere ; 2°. en son apothéose ; 3°. dans une statue à ériger à sa gloire dans le peristille de la nouvelle salle qu’on projette de bâtir. Tout ceci est d’après M. de la Harpe, Panégyriste entousiaste de Moliere & de Voltaire ; il étoit de la générosité des comédiens de donner gratis, ce spectacle singulier à l’honneur de leur maître ; cette noble troupe l’a fait quelquefois, à la paix, au mariage du Dauphin, & le grand Thomas, généreux, à sa maniere, arrachoit les dents gratis dans les grands événemens. Ainsi les Magistrats Romains, & ensuite les Empéreurs donnoient des jeux au peuple. Le mot essentiel, gratis, manque ici ; on a fait payer très-exactement, à l’entrée, & on a même quêté par une annonce par tout répandue, pour fournir aux frais de la statue à ériger : rendons justice à tout le monde ; je ne doute pas qu’on ne soit redevable à l’Académie Françoise de cette effervécence de zèle. Personne depuis les Grecs, dans aucun coin du monde, n’avoit pense de rendre des honneurs publics à des gens que les loix déclaroient infâmes, & bien loin de leur ériger des statues, les Empéreurs avoient défendu de souffrir leur portrait dans les lieux publics, (voyez livre à en entier.) Leur gloire étoit bornée à l’éloge de quelque amateur, & aux intrigues de quelque libertin. Lorsqu’après deux mille ans d’infamie, & cent cinquante de sommeil, depuis sa création, l’Académie s’éveille en sursaut, & propose à toute la France, son prix littéraire pour couronner l’apothéose de Moliere ; delà les panégyriques, les statues, les farces, les couronnes, les dédicaces, les déifications, & toutes les folies théatrales.
La premiere farce qu’on a jouée, intitulée l’Assemblée, en un
acte & en vers, est du sieur Schrone, nom inconnu &
barbare, qui pour la premiere fois s’est fait prononcer, & à très-peu de
frais, sous les auspices de Moliere. Le sieur le Kain, acteur
célebre, dont le ton tragique, & la déclamation énergumene en imposeroient à
ceux qui oseroient penser différemment, a fait l’annonce de la piéce, &
témoigné au nom des comédiens :
leurs sentimens
d’admiration, de reconnoissance, de pieté filiale envers leur pere, leur
bienfaiteur, l’homme de génie, qui a illustrè la scène
Françoise
; il a déclaré en même-tems, que le produit de la
représentation de cette piéce étoit destiné, par les comédiens, à ériger la statue de Moliere, & qu’ils esperent le secours de la
nation pour consommer ce grand ouvrage ; démarche & quête mesquine ! Des
admirateurs si zélés, des citoyens si riches, des enfans si respectueux & si
tendres, des éleves si généreux devoient-ils vanter d’avance leur reconnoissance
reconnoissance, & quêter si bassement de quoi
élever un monument si bien mérité ? Ils sont inexcusables d’avoir tant différé à
payer un si juste tribut à un auteur du premier ordre, qui illustre le théatre
& la nation ? Comment justifieront-ils la politesse qu’ils veulent faire
payer aux autres ?
Deux choses sont peu réfléchies dans l’éloquence allocution du
sieur le Kain. L’étendue de l’éloge, & la qualité de pere. Moliere n’a fait
ni tragédie ni opéra, il ne dansoit, ni ne chantoit ; il étoit mauvais
versificateur, & acteur médiocre. Les acteurs qu’il a formé étoient tous
médiocres comme lui, il n’a composé aucun traité sur aucune partie de son art ;
il s’en faut donc de beaucoup qu’il ait été un modèle achevé de l’art du
théatre ; eût-il été bon acteur, la déclamation ne subsiste pas comme la piéce
imprimée ; elle ne peut donc servir de modèle qu’au moment qu’on agit. Que de
restrictions à l’entousiasme de son panégyriste ! La qualité d’enfans de Moliere n’est pas honorable, on ne lui connoît d’enfans que
la fille qu’il épousa ; qui voudroit avoir pour sœur la fille & femme de
Moliere, qui par ses galanteries, remplit ses jours d’amertume ? A-t il enfanté
les talens des comédiens ? Les a-t-il exercé dans leur art ? Les auteurs ne
sont-ils que les plagiaires de Moliere ? Sur quoi porte donc cette visible
paternité ? Apollon lui même, & les Muses inspirent les poëtes. Jamais
a-t-on dit qu’Apollon fut leur pere, & les Muses leurs meres ? Les comédiens
sont comme la tête que trouva le renard :
O lepidum caput !
cerebrum non habet.
La petite farce l’Assemblée, n’est rien moins qu’une nouveauté, ce n’est qu’une foible imitation de la critique de l’Ecole des Femmes, & de quelqu’autres divertissemens, où les comédiens se jouent eux-mêmes ; bien des poëtes en ont fait, c’est un dessein trivial ; le théatre représente la salle d’assemblée où les comédiens tiennent leurs assises, pour juger les piéces qu’on leur présente. L’acteur en semaine président du sénat, paroît le premier sur la scéne à l’heure marquée, & s’impatiente d’attendre ses confreres, il appelle le garçon de la comédie, qui lui dit que la cause du retard des comédiens, vient de ce qu’ils sont allés voir la statue de Voltaire, comme si depuis six mois qu’on l’a placée avec tant d’éclat, en leur présence, en faisant sa dédicace, ils ne l’avoient pas encore assez vue ; mais à tort & à travers on veut trouver Voltaire. Ce valet de la comédie recommande au président l’auteur qui va lire sa piéce, parce qu’il l’a servi autre fois, & qu’il en a reçu des instructions pour ses gages : se faire recommander par un valet, payer ses gages en leçons sur l’art dramatique, c’est sans doute une peinture vraie de la maniere dont les poëtes payent leurs dettes, & dont les comédiens rendent la justice distributive sur leur tribunaux ; mais ces traits sous lesquels le sieur Abbé Schrone se peint lui même, lui sont-ils bien honorables ? Mais sans doute il est humble, cette belle vertu est rare dans un poëte comique. Le Concierge de la comédie vient ensuite, & se plaint amérement de la supression des bancs sur le théatre, de la reforme des paniers, des chapeaux à plumet qui diminuent la recette. Les acteurs & les actrices rassemblés, écoutent tout sans être apperçus, & rient de leur Concierge. On annonce une piéce à lire, l’auteur arrive, on se leve, on le complimente, on se moque de lui, on le balote, on se l’envoie l’un à l’autre, la caustique Dumesnil veut le faire asseoir dans le fameux fauteuil, où tant d’hommes illustres ont passé avant que de se faire un nom immortel. Le modeste Abbé Schrone répond que ce n’est pas à la foible colombe à entrer dans le nid de l’aigle, dont il ne peut prendre l’essor.
Ce débat, épisode fort étrangere à Moliere, seroit trop long dans une piéce de
cinq actes, que sera-ce dans un petit drame, dont il tient le quart ? Enfin le
sujet de la piéce arrive, le sieur Schrone forcé de s’asseoir dans le brillant fauteuil, d’où, comme sur
le trepied d’Apollon, il va prononcer des oracles, expose le plan de son poëme,
il n’ose compter sur les beautés du style ; mais il espere que le choix du sujet
fera agréable à l’illustre compagnie ; il s’agit de célébrer le jour séculaire de la mort de Moliere. Tout le monde
applaudit, la piéce est reçue d’une voix unanime, sans en avoir entendu la
lecture ; mais, dit l’acteur méchamment, ou si l’on veut modestement, ce n’est
qu’un canevas dont les rôles doivent être remplis à l’improviste. Les Italiens
en auroient été charmés, mais les François peu faits à l’impromptu, froncent les sourcils, & n’osent l’entreprendre, ils
sont si modestes ! le sujet est si sublime ! Ils s’écrient comme Boileau,
touchant à tes lauriers craindroit de les
fletrir
: Comme ce n’est que par modestie que l’auteur
traite de canevas une piéce si bien travaillée, il continue son exposition,
& rassure les acteurs, il veut faire revivre Moliere, & veut que sa
présence idéale, sans doute ; car il ne prétend pas faire le miracle d’une
résurrection réelle, elle n’arrivera qu’au jour du jugement, où les hommes
auront alors bien d’autres affaires que l’apothéose de Moliere ; il veut donc
que cette présence inspire de nouveau les poëtes, & leur apprenne l’art
qu’il avoit d’observer & de peindre les caractères comiques : il doit
recourir à une magicienne pour évoquer l’ombre de ce grand homme. Sorcelerie,
évocation, tour usé,
de femelette, d’un génie sterile,
aussi bien sur le théatre qu’à la place Maubert.
Il fut fait, après la mort de Moliere, une piéce qui se trouve à la fin de son
théatre, intitulée l’Ombre de Moliere, qui vaut mieux que
l’Assemblée de l’Abbé Schrone. Tout se passe dans les
enfers, Pluton, Caron, Minos, Rhadamante, les ombres,
&c. tout est à sa place, on n’a aucun besoin d’évocation ni de
magicienne ; mais qui en fera le rôle, dit l’actrice ? Fanier,
vous-même, dit Galant le poëte, c’est un vilain rôle que celui de vieille
sorciere ; mais il l’embellit tendrement, la jeunesse & la
beauté donneront des charmes à la vieillesse, il oublie que ce sera
contre le costume que la jeunesse & la beauté défigureront
le rôle de vieille sorciere ; mais au théatre le plus important costume, c’est de conter fleurette aux actrices. Il décrit l’opération
magique qui doit faire renaître Moliere, (il faloit dire revivre ;) c’est lui-même, on le voit,
aussi-tôt on tire un rideau, & on voit son buste élevé au
milieu du Pautheon, cette idée est puérile & risible ; une vraie
résurrection donne les personnes, & non pas leur buste : c’est
lui même, on le voit, sans bras ni jambes, voilà Moliere bien estropié,
il l’est en effet ; dans l’assemblée a-t-on besoin d’évocation pour avoir un
buste. Jamais magicienne n’a déployé son art magique pour avoir un buste, il ne faut qu’un scuplteur ; aussi Moliere ne dit-il mot,
quoique revenu à la vie. Dans toutes les évocations, les démons, les ombres
parlent, témoin l’ombre du Commandeur dans le festin de
Pierre. L’ombre de Moliere dit de fort jolies choses ; mais
comment faire parler un buste ? Que fait là le Pautheon ? Jamais on n’a mis les Dieux en buste dans
le Temples. Le Pautheon renfermoit tous les Dieux reconnus, jamais il n’a servi
pour les apothéoses. A-t-on besoin de déification quand
on est Dieu ? A-t-on de place au Pautheon quand on ne l’est pas ? Apollon,
Thalie, Melpomene font donc la cérémonie de cette apothéose, & débitent des
vers à la louange de ce nouveau Dieu ; il faut supposer qu’ils sont fort bons.
Apollon & les Muses les débitent ; ils sont suivis d’un ballet héroïque. Terpsicore auroit du y paroître : M. de la Harpe avoue qu’il y
a bien des scénes épisodiques, forts étrangeres, qu’il eût mieux valu rapeller
les chefs-d’œuvres du héros, & les traits
brillans de ses piéces
; c’est en effet le seul mérite d’un
poëte, dont les mœurs & la réligion ne feront jamais l’apothéose.
Le second drame appellé la Centenaire, quoi qu’assez mal conçu, est mieux entré dans cet esprit, il est plus ingénieux dans le détail, c’est le revers de l’ombre de Moliere que l’auteur a voulu imiter ; celle ci, quoique peu de tems après la mort du poëte, suppose tous ses personnages morts comme lui, pour les avoir tous dans ses enfers, & les fait venir l’un après l’autre au tribunal de Pluton, accuser les critiques de Moliere, & par les réponses & le jugement du tribunal, fait indirectement la justification & l’éloge de l’accusé, ce qu’il fait souvent avec esprit. La Centenaire les fait au contraire tous vivans, cent ans après la mort, pour vénir à ses obseques séculaires, jetter des fleurs sur son tombeau. Le véritable éloge d’un auteur est dans les ouvrages, (nous laissons ici la Réligion & les mœurs) & pour les bien aprétier, il faut, s’il est possible, les mettre sous les yeux, par des extraits abrégés ; on a tâché de le faire en personifiant les principales piéces, sous le nom des acteurs. Un Etourdi, un Misantrope, un Avare, un Tartuffe, un faux Savant, un Médecin, un George Dandin, un Bourgeois Gentilhomme passent en revue, tiennent des discours, & font des actions qui les caractérisent, & donnent une idée de la piéce, dont ils sont le sujet ; ils ajoutent même des traits de la façon de l’auteur, souvent assez heureux, ce qui forme un spectacle assez varié ; comme le Facheux, la Femme d’intrigue, & tant d’autres drames à tiroir. Les personnages sont ordinairement épisodiques ; ici ils sont le fond de la piéce, & en forment l’intrigue.
Thalie en habit de deuil, comme veuve de Moliere, & Momus en médecin, viennent, par ordre de Jupiter, découvrir
s’il y a sur la terre un nouveau caractère comique, après un siècle, à présenter
à Moliere ; voilà un si long veuvage. L’habit de deuil est il bien convenable le
jour de son apothéose, où on lui décerne l’immortalité ; cette idée est tout à
fait hétéroclite, il y a cent caractères comiques, que Moliere n’a pas traités,
& tous les jours il en naît de nouveaux, le ridicule est inépuisable ; n’y
eût-il que les entousiastes, ils sont vraiment comiques. Thalie & Momus, sans aller bien loin, se
trouveront dans cette fête ; même le plus grand Dieu, Jupiter
connoît bien peu les hommes, pour avoir besoin d’envoyer à la découverte de
leurs caractères. Moliere compose t-il des comédies dans l’autre monde ? Est-il
assez peu sécond pour lui chercher de la matiere ? Est-ce un régal à lui
présenter à sa fête ? Qu’un caractère nouvellement découvert, à traiter ? Momus dit s’être déguisé pour tromper les
hommes : est-ce le moyen d’accréditer les éloges ? Il dit vrai, il les
trompe en effet, en les louant.
Le déguisement abusa le
public dans tous les tems
, & voilà le crime de Moliere,
il a masqué la vertu, la montrant ridicule, & haissable ;
il a masqué le vice, le montrant excusable, & agréable ;
la dévotion, la traitant d’ypocrisie ; les peres, les meres,
les tuteurs, les traitant de tyrans, l’adultere, n’en
faisant qu’un jeu, la galanterie, la donnant pour le bon air du monde ; il a
tant déguisé, & par ses déguisemens, a trompé les hommes, & corrompu les
mœurs de la nation.
Paroît un Médecin qui a répandu des avis de tous côtés, & pour mieux attirer
tous les états,
il a mis le mot essentiel, il donnera ses
avis gratis
, (satyre triviale ;) arrive Sosie de l’Amphitrion, Thalie se couvre de son
voile, Sofie la prend pour la nuit ; comme si on voyoit la nuit en plein jour,
pour amener un prétendu bon mot, qui se trouve par-tout ; il se souvient des
coups de bâton que la nuit lui a valu. Thalie se moque de sa frayeur, Sofie lui
demande
si elle croit que les coups de la main d’un Dieu
font horreur, & que l’adultere est glorieux au mari, quand un Dieu
est son rival
: (morale de l’Amphitrion.) La nuit désabuse
Sofie, en lui apprenant qu’elle est veuve de Moliere, comme si les Muses
épousoient les poëtes, si à leur mort elles étoient veuves, & portoient le
deuil cent ans ? Bon, dit-elle, Melpomene est à son quatrieme mari ; mais
comment avez-vous pu soutenir un si long veuvage ?
J’ai eu
quelques amans pour me consoler
, dit la chaste Muse,
(Morale édifiante.) Le Joueur, le Philosophe, &c. elle
explique son projet pour la gloire de Moliere à son apothéose ; chaque piéce
personnifiée vient à son tour. Le Misantrope fait une sortie
contre les mœurs du siécle ; Trissotin veut s’unir à lui,
& offre de faire des satyres. Le Misantrope rejette le vil metier de
satyrique, & s’éleve contre la lâcheté d’un écrivain qui vaut flettrir les
talens qui le font vivre. Le public, & sur-tout M. de la Harpe, a beaucoup
applaudi, pour lui & pour son ami Voltaire, au sentiment
très-chrétien contre les libelles diffamatoires, dont ils ont été accablés ; ils
n’ont garde de parler de ceux qu’ils ont fait. Les galeries des
scénes legeres, dont chacun est un portrait ; ces cadres, ou
sous le nom de comédie, on enchasse tout ce qu’on veut, ne sont pas difficiles,
ce sont des coups d’essai d’un aprentif poëte, elles peuvent être ingénieuses,
& la Centenaire a son mérite en ce genre.
3°. L’apothéose déjà faite au dénouement de l’Assemblée, renouvellée à celui de la Centenaire, revient pour la troisieme fois, comme cérémonie solemnelle, pour laquelle se fait la fête. Momus & Thalie ont eu beau chercher, par ordre du pere des Dieux, quoiqu’ils aient fait passer en revue tous les caractères que feu Moliere a traités, ils n’en ont pas trouvé de nouveau à présenter à la plume. Veut-on dire qu’il a tout épuisé ? Il a donc bien fait de mourir, il n’auroit plus eu de comédie à faire. Veut-on excuser les poëtes, les successeurs de leur stérilité, en disant qu’on ne leur a laissé rien à faire dans le vaste champ du ridicule ? Veut-on se moquer des Dieux du théatre, en les faisant composer des drames, leur indiquant des sujets, en faisant voir leur indigence ? Voilà une belle apothéose ! Quoiqu’il en soit, l’auteur aussi embarrassé que son héros, ne sachant comment se tirer d’affaire, dit, d’un ton attendrissant, n’ayant rien trouvé pour bâtir une comédie, nous ne pouvons honorer un bon pere, qu’en lui présentant ses-enfans tous bien pauvres, n’ayant que la robe que ce bon pere leur donna il y a cent ans, elle est bien usée.
A ces mots, tous les comédiens qui remplissent le théatre & les coulisses, s’empressent au tour de Moliere, c’est à-dire, de son buste, l’embrassent, c’est-à-dire, le pied d’estal, se jettent à genoux, le baisent, l’encensent, le parfument, le couronnent de lauriers ; les actrices ne font pas moins les empressées & les caressantes, quoique bien fachées de n’embrasser qu’un buste. Les suites de Melpomene & de Thalie se joignent à elles, dansent, sautent, forment des marches, des danses, des divertissemens imités des comédies de Moliere, du Bourgeois Gentilhomme, du Malade Imaginaire, de la Princesse d’Elide ; tout ce bruit est terminé par des couplets qu’on recite & qu’on chante à l’honneur du demi-Dieu, placé dans le Ciel, c’est à-dire, du buste sur son pied d’estal. Je ne m’attendois point de voir dans la troupe bruiante, Melpomene, Muse de la tragédie. Moliere ne fit jamais de tragédie ; on auroit du aussi amener Calliope pour le poéme épique du Val de grace, Uranie pour la philosophie Péripatéticienne & Cartesiene du Mariage forcé, les faunes, les satyres de Melicerte ; il faloit y faire venir à la file, tous les comiques antérieurs & postérieurs, pour lui rendre hommage, comme à leur maître. Hardi, Boisrobert, Trivelin, Regnard, Dancour, Vadé. Des troupes de comédiens de campagne, d’acteurs, d’actrices, de moucheurs de chandelles, tout cela marche sous les enseignes de Moliere ; ils auroient embelli l’apothéose de la noble Divinité.
4°. Un buste, un pied d’estal pour un si grand Dieu, ont quelque chose de bien mesquin ; il faudroit une statue entiere, & même un colosse comme celui de Rhodes : aussi les comédiens qui se sont fait tant d’honneur, il y a quelques années, en rendant hommage à Corneille, non par une fête séculaire, mais en donnant à sa niéce le profit d’une représentation, & après avoir payé un tribut si noble & si légitime (à très peu de frais) au pere de la tragédie, viennent de faire éclater leur reconnoissance, (à aussi bon marché) envers leur pere, le créateur & le modèle de la bonne comédie, par un grand effort, ils ont réservé le profit de la premiere & de la derniere représentation des deux farces faites pour lui, l’Assemblée, & la Centenaire, les destinent à lui faire élever une statue ; mais il s’en faut de beaucoup que cette foible somme, (je la croyois grande, puisqu’on fait tant valoir la générosité des comédiens,) que cette foible somme soit suffisante, pour les frais du monument ; il y a lieu de croire qu’ils seront sécondés par une nation sensible & généreuse, qui ne permettra pas qu’un projet, qui l’honore, soit comme tant d’autres, vainement annoncé. Si les comédiens cherissent dans le grand Moliere, leur fondateur, leur bienfaiteur, leur maître. La France doit cherir en lui l’homme de génie, qui le premier a combattu sur la scéne, les vices, les ridicules & le faux bel esprit, & qui a été le premier Législateur de la société & du goût ; si les personnes les plus considérables, si les amateurs des lettres & des arts se réunissoient pour faire achever ce monument, à la gloire de Moliere, cet exemple seroit peut-être suivi en faveur des grands hommes qui ont illustré la scéne. Les statues de Corneille, Racine, Voltaire orneroient le péristille de la nouvelle salle, que l’on projette de bâtir, & la France depuis long-tems, la plus heureuse rivale d’Athenes, dans les beaux arts, le seroit aussi dans les honnuers rendus à ceux qui les cultivent.
Là-dessus, le sieur la Harpe, raporte des vers de sa façon, faits depuis quelque tems, qu’il veut arracher à l’oubli où ils étoient tombés, & où ils vont retomber : en voici quelques-uns sur Corneile & sur Voltaire, & par conséquent sur Moliere, le héros de la fête, & qui les vaut bien ; il compare les dramatiques à Turenne. Le délire du théatre n’étoit pas encore allé si loin, nous en avons parlé, voici quelques rimes pour Voltaire, qui ne sont pas moins des enfans du délire.
Est-il vrai qu’un grand homme, idòle de notre âge,A déjà fait un pas vers la postérité ?Et voit avant sa mort, son immortalité ?
Qu’est ce qu’un idôle ? Une image d’une divinité prise quelquefois pour le Dieu même ? Où est l’image de Voltaire, que l’on adore ? C’est apparamment sa statue, quel Dieu ! Est-ce Mercure, Bacchus, Momus, Vulcain ? Car il ne se donne pas pour Jupiter, Mars, Apollon, qu’il invoque, & dont il se dit inspiré. Hélas, peut-être n’a t-on que trop bien rencontré ! Voltaire n’est qu’un faux Dieu, une vaine idole, son culte est-il raisonnable ? Mais il est au dessus des Dieux, puisqu’il les détruit. Ce ne sont pas les Dieux de la sable, il les célebre à chaque page ; c’est donc le Dieu véritable qu’il outrage. Les Dieux dont on lui donne le nom, & qu’il mérite de porter, sont régardés bien différemment : quelque imbecile les adore ; tout le monde les méprise. Est-ce là le portrait du Dieu de l’idôle Voltaire ? Qu’est ce au reste, que faire un pas vers la postérité ? Nous allons tous à la mort, chaque moment est un pas vers la postérité. Qu’est-ce encore que voir son immortalité avant sa mort ? C’est-à-dire, voir dans le même tems, qu’on meurt, & qu’on vivra toujours. Si l’Apollon Voltaire inspire de tels galimathias, ce n’est assurément qu’un idôle, & un idôle bien ridicule.
Cette fanfaronnade d’un empirique sur des trétaux, qui assure que son orviatan guérit de toutes sortes de maladies, est le vrai ton du théatre ; tout y est illusion & mensonge ; elle est mesquine & ridicule. 1°. Quoi, pour un insigne bienfaiteur, un créateur, un modele, un pere, la pieté filiale doit-elle se borner à si peu de chose ? Au profit d’une représentation ? N’eût-il pas été plus filial de prendre tous les frais sur le fond de la troupe, qui sont l’héritage d’un si bon pere ? puisque c’est lui qui les a procurés ? Si ou n’eût pas voulu les prendre tout d’un coup, on pouvoit partager la levée en plusieurs années, on le pouvoit aisément. Un si beau monument coutera cinq ou six ans aux ciseaux des Pigalles & des le Moine : 2°. est-il bien noble de publier, sur les toits, cette petite économie, & ces arrangemens domestiques, comme une ménagere qui compte ce que lui coute la nourriture & les habits de ses enfans, qu’elle prend sur ses épargnes, & qu’elle trouve insuffisantes pour y fournir ? 3°. Est-il bien généreux de quêter le public avec un air de gueuserie, pour faire les frais des sunerailles de son pere ? D’inviter les grands & les petits, & la nation entiere à y fournir. Les mendians qui courent les rues en feroient-ils d’avantage ? 4°. Cependant tous les acteurs & actrices sont bien payés, ils sont à leur aile, & plusieurs ont vingt à trente mille livres de rente, sans compter le tour du bâton de la galanterie, qui vaut le double. Ces mesquines minuties jurent avec les appartemens superbes, les habits magnifiques, les domestiques nombreux, les équipages élégans des enfans de Moliere. Si jamais on fait une nouvelle édition de l’Avare, il faut y faire entrer parmi les traits d’Arpagon, l’annonce du projet de la statue, faite par le Kain, au nom de la troupe. L’avarice du théatre seroit une jolie piéce.
Pour bien aprétier cette libéralité si vantée, il faut se souvenir que le profit d’une représentation n’est autre chose que ce qui reste de ner, tous frais faits, & tous les acteurs payés ; leurs gages sont toujours les mêmes, ils ne donnent rien du leur, ils abandonnent seulement un profit de hasard, plus ou moins considérable, selon qu’il y a du monde, & qui peut être nul si la piéce ne réussit pas ; voilà ce qu’ils disent leur avoir fait tant d’honneur, à l’égard de la niéce de Corneille, & ce qu’ils donnent à l’Hôtel-Dieu, quand on les oblige de donner ce profit. Le Bureau de l’administration y trouva si peu d’avantage qu’il, s’abonna avec la troupe, a une somme fixé ; tous ces grands mots ne sont qu’une charlatanerie. Ce profit même ils ne le livreront pas en effet, la quête qu’ils font, le leur rendra au double ; elle durera tant qu’on voudra, les frais de la statue ne seront de long-tems rentrés, quoique le produit les excede, le nom & la statue de ce grand homme produira à son illustre famille un abondante moisson, cette noble générosité n’est qu’un tour d’adresse pour gagner de l’argent.
Qui peut entendre sans indignation que la statue d’un comédien honore la nation ?
Les loix civiles & ecclésiastiques, le déclarent infame ? Elle la deshonore
bien plutôt, en rendant des honneurs publics à un histrion sans réligion &
sans mœurs. Qui peut entendre qu’il a combattu les vices, lui
qui les a tous autorisés, & tâché de rendre la vertu ridicule ? Qui peut
entendre appeller
legislateur de la société & du
goût
, celui qui a été le corrupteur de l’un & de
l’autre, en tendant la société libertine, & le goût frivole ? Après tout, il
n’a fait que des comédies, il ne peut avoir épuré que le goût du théatre. L’art
dramatique renferme-t il donc toute la carriere des lettres & des arts ? Il
n’a pas même épuré le goût de la scéne ; la négligence de son style, sa poésie
très-défectueuse, ses dénouemens triviaux, & toujours les mêmes, ses
innombrables bouffonneries seront toujours de forts mauvais modeles.
Quoique Moliere ait toujours été reconnu pour le meilleur comique François, on ne parloit de lui qu’avec indifférence, son art ne parut jamais fort important ; on lui trouvoit bien des défauts, & son mérite de comparaison étoit bien éloigné de la perfection. Ce n’est que depuis peu de tems que le théatre se donne un air d’importance, & que ses antousiastes divinisent tout ce qui y joue un grand rôle, c’est surtout à l’Académie Françoise que Moliere est redevable de sa tardive fortune, après un siécle de mépris & d’oubli. Ce suprême sénat a fait son apothéose littéraire en donnant son panégyrique pour sujet du prix ; dès lors les barrieres de la décence levées, le délire théatral s’est répandu comme un torrent débordé, & a tout inondé d’éloges, & enfin a inventé & solemnisé cette fête bisarre, qui dans son genre, vaut bien les fêtes des foux, qu’on a si amerement condamnées.
Il n’y a point de ville au monde plus théatrale que Paris, plus féconde en événemens, en établissemens, nouvelles dramatiques ; ou plutôt il n’y a qu’elle qui le soit, & qui les répande dans le public. On joue des comédies dans tout les Royaumes de l’Europe, de Lisbonne à Varsovie, de Londres à Petersbourgs, il n’y a que l’Empire du Turc qui ait sçu se préserver de ce fleau. Aucun nouveliste de ces pays n’en fait mention : la haute Asie, d’Hispahan à Pekin, & à Meaco fourmille de troupes de comédiens, & jamais, depuis deux mille ans, la Gazette de l’Inde, de la Chine & du Japon ne s’est avisée d’en parler ; ce n’est pas que leurs piéces ne vaillent la plupart des nôtres, & ne soient aussi bien représentées ; mais c’est qu’on ne croit pas que cet objet mérite d’occuper le public. On ne croix lui dire rien d’intéressant, de lui apprendre le titre, l’intrigue, le succès, l’auteur, l’acteur, & c. de toutes ces miseres. Le François est le seul qui de la frivolité fasse un affaire sérieuse, jusqu’à avoir des correspondans dans les Villes étrangeres, se faire instruire de ce qui se passe à leur théatre, & se charger au défaut des Journaux de la nation, d’en instruire toute l’Europe, comme s’il importoit beaucoup à cette partie du monde, de savoir le début de la Hus ; de la Rancourt, de la Facchinetti, & c. & d’être informé d’un pas de trois, dansé à Vienne, d’une ariette chantée à Berlin, d’une décoration de Madrid, & c. il en est ainsi des établissemens dramatiques, il s’en fait de tous côtés ; en France, théatres publics, théatres de société, salles de spectacles, coliesées, vauxhal, académie de danse, académie de musique, salles de Bal, manufactures de fard, troupes d’acteurs, lottereis d’amateurs, sociétés d’actionnaires, imprimeurs, colporteurs, libraire de comédie, peinture, décoration, & c. enfin, il vient de se former, ce qu’on n’avoit jamais vu encore, une académie de Pactes-comiques, dont l’unique étude, l’unique emploi est d’examiner & de composer des comédies ; ils s’assemblent chaque semaine pour cet unique objet ; ils ont avoir des lettres-patentes, tous les Parlemens les attendent avec impatience, pour les enrégistrer avec honneur, la souscription est ouverte pour établir des couronnes en faveur de la meilleure piéce, & tous les papiers publics sont gagés pour l’annoncer.
Il est comme des bals de théatre de deux especes ; bal & théatre choisi, où l’on ne vient que pour prier ; bal & théatre public ouvert à tous les masques, où tout le monde, sans choix, entre au hasard ; c’est un vrai cahos, rien de régulier, tout est en désordre, le désordre est pour bien de gens un plaisir piquant, comme le bon ordre est un plaisir pour les autres ; c’est-là qu’on s’égare, on se cherche, on s’abandonne, on se trouve, on se pousse, on se lutine ; la foule roule, & s’arrête, elle entraine, elle répousse, on se fatigue, on s’estropie, & on s’est amusé. Quelquefois des personnes qui ont fait une partie, viennent masquées uniformément, selon quel un dessein marqué, le plus souvent malin ou galant ; quelquefois le bal est arrangé selon certain systême de déguisement ; cette assemblée alors réguliere, s’appelle mascarade ou ballet ; quand le ballet est fini, on laisse au public la liberté de danser comme il lui plair. & voilà le cahos & le désordre. Il y eut plusieurs ballers dans ce goût, au commencement du dernier siécle, on y ajoutoit les habits, les décorations, la simphonie ; c’étoit une dépense énorme, quoique sans goût. Les Princes y dansoient, on composoit pour eux de mauvais vers, selon le goût courant ; c’étoit une espece de drame représenté, en masque ; Benserade & plusieurs autres s’y sont exercés, & ont été bien payés ; c’étoit toujours quelque galanterie, souvent très-licencieuse. La mode en est passée, il en reste quelque vestige dans ce qu’on appelle divertissement, qu’on entremêle en entr’acte dans les piéces ; mais il a été défendu par les capitulaires de Charlemagne, sous de très grandes peines, & par les Ordonnances des Rois, d’employer aucun habit ecclésiastique ni réligieux ; ce seroit prophaner les choses saintes, & le jouer de la Réligion. Ce sage réglement est fort mal observé dans les provinces par la foiblesse ou l’inattention des Magistrats, on n’ose pas les soupçonner d’irréligion.
Richard III. Roi d’Angleterre, le dernier des Plantagenetes, n’est point un sujet favorable pour le théatre, il ne présente que des horreurs, qu’aucune vertu ne rachete, un usurpateur qui envahit le trône, au préjudice de deux de ses neveux, enfans de son prédécesseur, qu’il fait étrangler dans la tour de Londres. Un fils dénaturé, qui fait déclarer sa propre mere adultere, pour faire régarder ses freres comme illégitimes, & exclure ses neveux ; un Parlement assez lâche, pour prononcer un arrêt injuste & bisarte, puisqu’en la condamnant comme coupable, pour les autres, il assure qu’elle n’a été fidele que pour Richard, afin d’établir son droit au trône : une guerre sanglante contre la maison de Lancastre, dans laquelle y périt, son propre Général, qui le méprise, jusqu’à le trahir, & passe dans l’armée ennemie, pendant la bataille, ce qui la lui fait perdre ; il avoit de l’esprit, de la valeur, de la fermeté ; mais ses bonnes qualités sont effacées par ses crimes, les plus grands que l’Angleterre eût encore vu, toute accoutumée qu’elle y étoit. La piéce fut-elle bien écrite, l’auteur pouvoit il se flatter de plaire par des excès qui n’ont rien que d’affreux ? du Rosay échoua en effet à Toulouse, malgré sa cabale, & sans respect pour la couronne qu’il se fit mettre sur la tête, par son premier acteur, ni pour l’actrice qu’il couronne ensuite de sa main ; il avoit eu la précaution de faire rendre un arrêt du Parlement, qui défendoit les sifflets, & toute sorte de bruit, sous de grieves peines. On siffla l’arrêt & la piéce, plusieurs Magistrats présens, qui siffloient aussi, quoique du nouveau Parlement, prononcerent sur le tribunal de Thalie, la cassation de l’arrêt, & la condamnation de la partie. La seconde représentation qu’on osa risquer, ne fut pas plus heureuse, quoiqu’il eût fait bien de corrections, ces malheurs lui sont communs avec plusieurs autres, même d’un plus grand nom que lui.
Mais voici quelques particularités amusantes : la veille de la seconde représentation, il courut dans le public, & on afficha aux carrefours, un billet d’enterrement avec les vignettes ordinaires ; ossemens, larmes, têtes de morts, on y voyoit en gros caractère, vous êtes priez d’assister demain au service qui doit se faire pour feu Richard III, Roi d’Angleterre. L’auteur n’a pas osé faire imprimer sa piéce ; le public craint fort d’en être privé à jamais, il en est inconsolable, & le poëte aussi ; elle ne vaut pas mieux, mais elle est moins licencieuse que le poëme des sens dont l’obscénité a fait sa fortune.
Pendant la représentation, le poëte demeura modestement sur le théatre, pour
recevoir l’encens des applaudissemens. Le premier acteur, sans récueillir les
suffrages, prend la parole, à la fin de la piéce, c’étoit dans son rôle,
s’érigeant en juge souverain, il prononce sur son mérite, & la déclare digne
de la plus brillante couronne, une couronne de laurer descend du Ciel, le
premier acteur la reçoit, & la pose sur la tête du poëte, qui s’y étoit
préparé, & l’attendoit avec humilité ; il la reçut avec joie.
C’est aux graces
, dit-il,
qu’elle est due
, il l’ôte de dessus sa tête, &
va la porter, non aux pieds respectueusement, mais familiérement sur la tête de
la premiere actrice, qui se trouva tout-à coup auprès de lui pour la recevoir,
& fit une profonde révérence pour l’en remercier ; c’étoit dans son
rôle.
Cet in-promptu projetté, & préparé à loisir, cette galanterie provinciale est une idée fausse : donner des couronnes, suppose une supériorité que l’acteur n’a pas sur le poëte, dont il n’est que l’organe, dont il ne doit que rendre les sentimens, les expressions & les idées. C’est le poëte qui se couronne lui-même ; est ce à l’acteur à récompenser ou à punir son maître ? Le poëte a t-il d’autorité sur les graces, dont il n’est que l’adorateur, dont il porte les chaînes ? Il doit au contraire, selon les loix & l’esprit du théatre, être aux genoux de la reine des cœurs, & recevoir d’elle la couronne, comme une faveur. Les Princes-mêmes, qui sont des Reines, en épousant leurs maîtresses, leur disent galammant, je tiens de votre main. On ne met la couronne sur la tête qu’à titre de maître qui la donne, ou de valet de chambre qui l’attache. Les femmes ne sont pas guerrieres, il leur faut des couronnes de fleurs ou de Mirthe, le laurier ne leur convient guere, il doit grossiérement déranger leurs cheveux & leur coëffure. Peut-être l’actrice est-elle une amazone, elle a soutenu plus d’une espece de combat, comme la fille d’Auguste, qui se donnoit autant de couronnes qu’elle avoit épuisé de guerriers.
Après le Mauvais succès de la piéce, ce double couronnement étoit comique, il fut célébré par les sifflets, & tint lieu de la petite piéce qu’on donne à la fin, pour consoler des horreurs de la grande. Le Maréchal de Villars & le Maréchal de Saxe ont été aussi couronnés à la comédie ; mais après de véritables victoires : la couronne après des defaites, eût été une insulte ; ils l’ont été non par un acteur, mais de la main des graces, la premiere actrice, la reine des cœurs, qui monta à leur loge pour la leur offrir, ils étoient trop galans pour réfuser une couronne de la main des graces ; mais ils rendirent la couronne le lendemain, par un présent considérable, qu’ils envoyerent à l’actrice. Les amans qui savent les loix du théatre, couronnent avec des louis d’or, ce sont les vrais lauriers dont les actrices veulent être parées. Les poëtes leur sont des vers, couronne legere ; ici il n’y eut que des feuilles d’arbres, pas même un petit in-promptu, qui auroit bien du accompagner l’arbre d’Apollon. Je ne sai si les graces furent satisfaites d’une si mince couronne, & recompenserent, la nuit suivante, le maigre poëte. Ces couronnes théatrales, qui n’avoient été jusqu’ici accordées qu’aux fameux guerriers, sont un reste de l’ancienne Chevalerie, & des Tournois ; où le Chevalier vainqueur recevoit la couronne par le jugement des arbitres, & de la main de sa maîtresse. Ces loix antiques ont été renversées, le Chevalier étoit vaincu, le parterre, juge du combat, l’avoit sifflé, & sa maîtresse reçut, au lieu de donner, la couronne ; elle avoit remporté la victoire.
Les factions de la Rose rouge & de la Rose
blanche, qui avoient si long-tems divisé l’Angleterre, entre les
maisons d’Yorck & de Lancastre, &
qui finirent à la mort de Richard III, parce que son
vainqueur, Comte de Richemont, de la maison de Lancastre,
ayant épousé l’héritiere de la maison d’Yorck, réunit sur sa tête les droits des
deux familles, & regna paisiblement sous le nom d’Henri VII. Les deux Roses dont il a été souvent fait mention dans la
tragédie, firent naître à l’auteur l’idée de la petite farce des trois Roses, qu’il fit jouer peu de tems après. Son comique ne fut pas
mieux accueilli que l’avoit été son tragique. Les siffleurs ne voulurent ni rire
ni pleurer ; ce qui donna lieu à ce refrain d’un vau-de-ville
entre Richard & les trois Roses, décide si tu peus, &
choisis si tu l’oses
; ni l’une ni l’autre n’ont encore
fait gémir la presse, & si l’auteur est sage, elles demeureront dans son
porte-feuille.
Il avoit craint cet événement, & en homme avisé, il avoit pris des mesures
pour s’assurer des suffrages ; il en vouloit de bruyans qui pussent couvrir le
bruit des sifflets, par un plus grand bruit. Il s’adressa aux étudians de
l’Université, & parla, non aux Professeurs, gens rébarbarasifs, qui
n’auroient trouvé les trois Roses ni dans
les Institutes de Justinien, ni dans les
Aphorismes d’Hypocrate, ni dans les distinctions du maître des Sentences ; mais aux principaux écoliers des
facultés, qui lui promirent d’assembler le corps, & de lui donner une
audience favorable. Il salut trouver un local pour tenir cette grave assemblée,
digne de l’objet important qu’on devoit y traiter. Les écoles de l’Université
embarrassées de bancs & de chaises, ne permettent pas de déployer la majesté
du sénat scholastique ; on eut recours aux Cordeliers, autrefois Observantins, aujourd’hui Conventuels ; on se rendit
dans leur grande Eglise pour tenir ce religieux Chapitre, auquel Saint François
n’avoit pas pensé. Chacun prit son rang, selon l’ordre des facultés ; le poëte
fut introduit par le bedeau, & après avoir fait ses très humbles révérences,
il harangua sur les trois Roses, avec tout l’esprit, la
politesse, la dignité d’un Dramatique couronné par le premier acteur ; il pria
l’assemblée de vouloir bien venir à sa piéce, de l’honorer de son respectable
suffrage, qui ne manqueroit pas d’en imposer à ces incommodes siffleurs, &
de décider du jugement de la république des lettres. Cinq cens coups de têtes
donnerent le signe de l’approbation générale ; on gardoit un profond silence,
l’auguste gravité de ces sages magistrats saisisoit d’étonnement & de
respect. Comme il n’y avoit point de président dans ce corps acephale, l’un des plus petits, mais des plus éveillés, se leve &
prend la parole :
permettez-moi, Messieurs
, dit-il à l’assemblée,
d’être votre interprete
, & se tournant vers
l’auteur, incertain de son fort, comme un prévénu sur la sellette ;
nous avons
, lui dit-il,
été par goût, à Richard III, nous irons par reconnoissance,
cueillir les trois Roses
Ils y vinrent en effet, en grand
nombre ; mais ils eurent beau argumenter, le parterre, les
sifflets n’eurent ni goût, ni reconnoissance, ils répondirent
à tous les argumens, & les trois Roses ne furent pas moins
sifflées entre les mains de la fille ainée des Rois, malgré
l’amplitude de l’amplissime recteur.
Les inquiétudes, les allarmes, la dédicace, l’invitation solemnelle aux écoliers, du sieur du Rosoy, en faveur de Richard III & des trois Roses, représentées & sifflées à Toulouse, avoient sans doute leur principe dans la scéne bisarre qu’a donné depuis peu, à la comédie Françoise, un jeune auteur, homme d’esprit, mais metromane & scenomane singulier. Ces deux manies sont quelquefois tourner la tête. Piqué de voir que les comédiens rejettoient opiniâtrement une piéce de sa composition, intitulée le Suborneur, parce qu’il y dévoile un peu trop les artifices des acteurs & des actrices, piéce qu’il avoit plusieurs fois retouchée ; il imagina d’appeller du tribunal des comédiens à celui du parterre, il porta sa cause, & la plaïda lui-même ; il monte sur un banc comme sur la tribune aux harangues, & demande audience à l’assemblée ; surpris de cette nouveauté, tout le monde se tourne vers lui, & l’écoute ; il enfile une nouvelle philipique, se plaint amérement de l’injustice des comédiens, & en particulier du sieur Preville, à qui il s’étoit adressé, qui avoit accepté la qualité de protecteur, & ne l’avoit pas plus ménagé que les autres ; ses larmes, son ton pathétique, la singularité de la scéne, le préjugé fort répandu, & trop juste contre la chambre ardente, dont les décisions dictées, par les présens, l’intrigue, les graces des actrices ont souvent excité des justes plaintes, intéresserent le grave Aréopage. Les Dames & les petits maîtres des loges, ont voulu juger ce grand procès, dans les formes juridiques, & en connoissance de cause ; on demanda que Preville comparút pour se défendre ; il fut ajourné à trois brieves minutes, & réfusa de comparoître ; le sénat montra de l’humeur, & le condamna par contumace : cependant la petite piéce fut jouée, & ne fut pas applaudie, Preville en étoit acteur, c’étoit l’exécutoire de l’arrêt, ce n’étoit pas la peine de donner de petite piéce. La plaidoirie en étoit une très-comique, aussi bien que celle des Plaideurs de Racine ; il est de l’intérêt & de l’honneur des comédiens de ne pas laisser introduire ces degrés de jurisdiction, où un tribunal supérieur casse leur sentence ; & il est bien de l’intérêt des auteurs de forcer les comédiens à jouer ? Il n’est pas difficile de faire tomber les meilleures piéces ; ils se proposent de jouer celle-ci pour se justifier & se vanger.
Les directeurs de l’opéra pour relever leur spectacle qui est assez méprisé, & très-méprisable, sur-tout par l’énorme libertinage des acteurs & des actrices, danseuses, chanteuses, figurantes, ont fait insérer dans le Mercure d’Octobre 1772, une lettre de six mortelles pages, d’un caractère très-menu, à eux prétendue écrite de Vienne en Autriche, de la part d’un certain Goutéch, musicien Allemand, dont les talens, le génie, le succès sont des prodiges du premier ordre. C’est un homme unique dans l’Univers, il n’a pas eu son pareil depuis le déluge, il a composé quarante opéras, il coule de sa plume de la musique sans fin, comme les eaux du Danube, il est récherché de tous les Potentats ; le Sophi, le Mogol, l’Empereur de la Chine & du Japon vont l’enlever à l’Europe ; cet homme cependant est si humble, & si désintéressé, il a une si haute idée de l’opéra de Paris, qu’il prie à genoux les directeurs de vouloir bien recevoir & jouer un opéra François, qu’il a essayé de faire ; car il fait le François mieux que l’Allemand ; cet Orphée Autrichien, a un goût, une vénération que rien n’égale pour cette langue, qu’il met sans façon au-dessus des langues mortes & vivantes, pour la belle musique de toute espece ; car il s’est essayé dans toutes les langues, & ses opéras Chinois sont admirables ; il veut bien se contenter de la part qu’on donne aux musiciens, offrant de prendre sur son compte le voyage, & le séjour de Paris, & d’envoyer même auparavant sa piéce à examiner à tout l’orchestre parisien, &c. Parmi cent charlataneries qu’on lui fait dire à l’honneur & au profit de l’opéra de Paris, comme un vendeur d’orviatan, on avance qu’à Boulogne, en Italie, une seule de ses piéces fit gagner neuf cens mille livres à la troupe, à l’opéra, tous frais faits ; en vérité, voilà trop de maladresse, on ne devroit pas croire le public si dupe, quoiqu’il le soit beaucoup en matiere de théatre, & les Journalistes ne devroient pas être assez complaisants pour faire acheter au public de pareilles rapsodies, mais ils sont bien payés pour chaque article qu’ils inserent dans leurs feuilles. Que leur importe. Une chanson du pont neuf, bien argentée, est aussi bonne que la plus belle piéce.
Nous avons souvent parlé des spectacles de la Chine, voici ce que nous apprend de ceux du Tonquin, le dernier & vingt-neuvieme tome des Lettres édifiantes & curieuses, des missions étrangeres des Jésuites, dont le travail utile & agréable est interrompu depuis plusieurs années. Ces spectacles sont fort semblables, le Tonquin est non-seulement voisin de la Chine, mais en étoit autrefois une province ; les mœurs, les loix, la créance, les divertissemens doivent être à peu près les mêmes. Ce n’est que dans les rues, ou dans les maisons particulieres, que des troupes de comédiens vont jouer ; il n’y a aucun théatre public, aucun théatre à demeure, autorisé, soudoyé par le gouvernement.
Il arrive souvent, dit le Pere Hosta missionnaire Italien du Tonquin, qu’on joue les comédies pendant le repas, ce divertissement est mêlé de la plus affreuse musique, les instrumens sont des bassins d’airain, dont le son est aigu, un tambour fait de peau de bufle, qu’on bat, avec les pieds, ou avec des bâtons, comme les Trivelins d’Italie ; les voix des musiciens font à peu près la même harmonie, les acteurs sont des jeunes garçons depuis douze jusqu’à quinze ans (point de femme,) des conducteurs les menent de province en province ; leurs piéces sont ordinairement tragiques, à en juger par les pleurs des acteurs, & les meurtres feints qui s’y commettent. La mémoire des acteurs est surprenante, ils savent par cœur, jusqu’à quarante comédies, dont la plus courte dure plus de cinq heures ; ils trainent par-tout leur théatre, quand ils sont appellés ; ils présentent le volume de leurs comédies, on choisit la piéce, & ils la jouent sur le champ. Vers le milieu du répas, un des acteurs fait le tour des tables, & demande à chacun quelque petite récompense.
Un voyage nouveau auCap de bonne Esperance, écrit d’une maniere
intéressante, en parlant des Hollandois qui sont établis à ce fameux Cap, dit,
le peuple content du bonheur domestique que donne la
vertu, ne l’a pas encore mis dans les romans, & le théatre. Il n’y a
pas de spectacle au Cap, & on ne l’y désire pas, chacun in voit dans
sa maison de fort touchants ; des domestiques heureux, des enfans bien
élevés, des femmes fidelles ; voilà des plaisirs que la fiction ne donne
pas
. Ce n’est pas que les Hollandois n’aient des
spectacles, il y a des théatres à Amsterdam, à la Haye, mais c’est plus pour les
étrangers que pour eux ; leur caractère
sérieux &
modeste, simple & laborieux, les éloigne de ces folies ; les affaires du
commerce les occupent trop pour leur en laisser le loisir ; mais ils
esprésentent à la frivolité, à la pétulance des François qui sont chez eux en
grand nombre, & à l’habitude qu’ils ont prise de la comédie ; ils ont porté
leurs antiques mœurs dans leurs colonies, & n’ont pas voulu y introduire
cette cause de libertinage, comme à Geneve, où malgré l’éloquence de M. d’Alembert, les mœurs un peu Suisses, n’ont jamais souffert le
théatre, non plus que dans les Cantons.
Les usages Chinois, perpétués dans le Tonquin, donnent la juste idée de la comédie. Le théatre n’est & ne doit être qu’un amusement populaire, que le gouvernement laisse courir les rues sans y faire attention, il n’a garde d’y donner de l’importance, par les faveurs & les largesses, ni de la consistance, par des établissemens fixes ; il le laisse dans l’indigence, vivre de quelques érrênes que lui donnent ceux qui s’en amusent. On n’y voit jamais de femmes, les mœurs sont trop décentes, pour offrir au public, & étaler avec toutes leurs graces, des objets de débauche, qui la facilitent, y invitent, la répandent, & n’emploient que des jeunes garçons de douze à quinze ans, pour qui c’est un exercice de mémoire & de déclamation ; à cet âge on ne peut encore servir la patrie. Des hommes faits doivent s’occuper des choses utiles, ce théatre quoique fort élagué, est encore dangereux ; mais combien doit être souverainement pernicieux un corps de spectacle, toujours subsistant ; des corps d’acteurs & d’actrices établis, soudoyés, protégés, favorisés ouvertement, qui passent leur vie à donner tous les jours des leçons, des objets, des modeles, des occasions, des exemples de tous les vices.
La fameuse actrice Arnoud, chanteuse de l’opéra, a donné au public une de ces fêtes de comédie, dont l’amour a fait les honneurs, & dont elle a payé les violons. Sa vertu avoit fait la fortune la plus brillante, aux dépens d’un grand Seigneur qu’elle a ruiné, & à qui elle étoit infidelle. Jeu de théatre, ordinaire aux déesses de Paphos ; elle pouvoit acheter les plus grandes alliances, elle s’est modestement bornée à épouser un petit Dessinateur des menus, qui a eu le bonheur de lui plaire, & dont tout le mérite consiste à avoir eu l’adresse de saisir, à la volée, un moment de saveur amoureuse, pour lui faire au plus vite, recevoir le Sacrement. Un moment d’ivresse lui a enlevé ce que l’ivresse lui avoit procuré ; il est vrai que c’est là tout ce que par sa naissance & son mérite, elle pouvoit prétendre, & même fort au dessus ; mais avec vingt mille livres de rente, elle eût trouvé un parti qui n’auroit pas dédaigné les restes du public. Les graces, la beauté, les richesses, quel amateur peut resister à leurs attaques ? On a ri de cette chûte ; mais mal à propos. Le théatre est une foire où chacun, pour son argent, achete ce qui lui plaît : la marchandise y est étalée au plus offrant, & le marchand qui a fait une bonne foire, achete ensuite, de ses profits, après avoir été tant de fois vendu à divers acquereurs, sans être accusé de Stellionat. Il est juste que la vertueuse Arnoud achete à son tour un amant qui lui plaise ; c’est la loi du commerce, après avoir satisfait tant d’honnêtes gens, à un juste prix ; il y auroit de la mauvaise humeur de lui réfuser la liberté de se satisfaire ; mais le théatre y va beaucoup perdre. Pourquoi ? Un mari ne cassera pas plus la voix que ne l’ont fait vingt amans, & le mari qui n’en a voulu qu’à la fortune, ne sera pas assez bizarre pour fermer son bureau ; ce n’est pas son intérêt, il y perdroit autant qu’elle. Le mari, la femme, le public n’y perdront rien, tout sera content, & le théatre ira son train.
Voici la fête théatrale la plus ordinaire, quoiqu’elle se fasse sans bruit. Pour séduire une femme très-respectable de la Cour d’Hongrie, un Prince son amant, ordonna sous main, aux acteurs de ne représenter que des piéces où la foiblesse des femmes fût toujours excusée ; ainsi tout disoit à cette Dame qu’une femme peut se livrer sans crime, au penchant de son cœur ; mille exemples, moyens plus persausifs que tous les discours, l’assuroient que le deshonneur ne suit pas toujours une tendre foiblesse, que la plus austere vertu n’est pas à l’abri des soupçons, que la loi de la fidélité n’est qu’un joug imposé par la tyrannie des maris, qu’une femme sage peut reprimer les desirs ; mais qu’il lui est impossible de n’avoir pas de penchant. L’amour a des attraits invincibles, le cœur ne peut s’en défendre, surtout lorsque tant d’exemples l’invitent à se satisfaire, & qu’au lieu des noms odieux qu’on donne à l’amour, on ne le présente que comme une galanterie nécessaire dans le monde ; c’est la morale que Moliere a prêchée toute sa vie, qu’on prêche encore tous les jours au théatre, elle produisit alors l’effet que le Prince s’en étoit promis, la defaite de cette femme suivit de près. Amusement hist. tome I.
C’est un recueil d’événemens romanesques, peu vraissemblables, dont le fond est bon, mais le détail licencieux, que le théatre semble lui avoir inspiré ; il veut faire sentir l’influence du théatre sur les mœurs, qui est réellement très-grande ; ou sous des conversations entre trois femmes, où chacun raconte son histoire, comme dans le Décameron de Bocace, ou Septameron de la Reine de Navarre. L’auteur dont l’intention est bonne, n’a pas pensé qu’au tems des croisades, où il place cette aventure, il n’y avoit point de spectacle réglé où l’on pût ordonner des piéces à son gré ; que la Hongrie, dont le Roi allant à la Terre-Sainte, laissa régner le mari de cette femme ; que la Moravie, dont le Souverain fut le séducteur artificieux, étoient des pays barbares, où le théatre étoit inconnu, où il n’est guere connu encore ; ainsi le représente l’auteur de l’histoire de Jeanne de Naples, qui avoit épousé dans ce même tems, le frere du Roi d’Hongrie. Quoiqu’il en soit des ces faits, la morale est très bonne, ce qu’il dit du théatre est arrivé cent fois, on ne peut trop en craindre le danger.
La tragédie des Druides, du sieur Blanc,
semble dictée par l’irréligion ; elle fut réfusée par le Censeur des
Belles-lettres, renvoyée aux Théologiens pour en juger. L’Abbé Ribalier après l’avoir examinée, répondit par écrit :
Que les propos des incredules étoient semés de toute part dans
cette piéce, qu’on y attaquoit les vœux monastiques, qu’on y lançoit les
traits les plus piquans contre un engagement aussi respectable, &
que le dessein général de cette tragédie étoit de décrier plusieurs
principes & maximes du Christianisme.
L’auteur &
son parti, ne perdit pas toute espérance, on agit, on sollicita, enfin on
choisit pour juge l’Abbé Bergier, célebre par de bons
ouvrages, en faveur de la Réligion. L’auteur lui porta sa tragédie, & lui
fit les plus grands complimens, sur sa science, ses talens, son zèle pour la
Réligion, ses victoires sur l’incrédulité, il lui protesta qu’il étoit plein de
respect pour la Réligion chrétienne, la seule vraie, & digne de l’homme,
qu’il ne s’étoit proposé que d’en attaquer les abus.
M. Bergier flatté par ces éloges, & endormi par cette espece de profession de foi, lut la tragédie, il n’y trouva pas la moindre trace d’opposition au Christianisme ; il écrivit au bas son approbation pure & simple, sans exiger aucun changement ; en conséquence la piéce fut jouée, d’abord à Versailles, ensuite à Paris avec applaudissement, ce n’est qu’après la douzieme représentation, qu’elle a été arrêtée, ce n’est pas la seule, qui, sous l’emblême fausse d’une Réligion, ait attaqué la véritable. Les Vestales Eugenie, Euphemie, Melanie, Comminge, l’Honête-criminel, les Guebres, sont dans le même goût antichrétien, où, faisant semblant de n’en vouloir qu’aux abus, on peint des plus noires couleurs, des Dogmes & des pratiques les plus saintes de l’Eglise ; mais c’est la seule piéce qui ait été révétue d’une approbation autentique & singuliérement d’un homme célébre par son zèle sur ces matieres.
Le poison n’avoit pas échapé à celui d’une auguste Princesse, qui dès la premiere représentation, en temoigna un grand mécontentement ; elle releva avec force, l’indécence ou plutôt le scandale, qu’il y avoit à travestir si indignement la Réligion, & à rendre en quelque sorte le Roi, la Famille Royale & toute la Cour, complices de cet attentat, en osant exposer sous leurs yeux une pareille piéce. C’est en effet le moyen de l’autoriser dans tout le Royaume, & en même tems le moyen de répandre l’impiété à la Cour. Un courtisan lit-il les livres théologiques ? Uniquement occupé d’ambition & de plaisir, a-t-il un moment à donner au sérieux de la contreverse ? Mais il passe sa vie au spectacle ; il écoute attentivement, il retient aisément ; peut-il ne pas goûter les oracles que prononce sur la scéne une belle bouche, qu’embellit un pas de trois, que réchauffe un coup d’archet, & qu’il est d’ailleurs si porté à croire ? Quel fut l’étonnement de cette Princesse, lorsqu’on lui répondit que sa grande piété la trompoit, & qu’elle pouvoir calmer ses allarmes, puisque l’Abbé Bergier son confesseur, lui permettoit d’assister à cette piéce, & même l’avoit approuvée : une Duchesse de la Cour, instruite de cette circonstance, fit prier l’Abbé de venir chez-elle, & lui dit que s’intéressant à sa réputation, elle désiroit d’apprendre de lui-même, les moyens de le disculper, d’avoir donné son approbation à une pièce si scandaleuse, qu’il les lui donnat par écrit pour les faire valoir en tems & lieu ; il s’en tira très-mal, on n’a pas soupçonné sa foi ; mais on ne doute pas de sa négligence ; il a prétendu qu’on avoit corrompu la piéce depuis son approbation, en insérant plusieurs morceaux ; cela n’est pas impossible. Il n’avoit signé que la derniere page, & il est très possible, en décousant les cayers, d’insérer d’autres feuilles écrites de la même main. Quelque académicien qu’il avoit fait soupçonner, lui a écrit pour lui donner le démenti.
Quelques mois auparavant M. Bergier avoit découvert plus de quatre vingt propositions erronnées, dans une histoire du Royaume de Stam, par M. Turpin, approuvée par M. Ribalier ; il est singulier que ces deux censeurs se fassent ainsi mutuellement le procès, que M. Ribalier approuve une histoire pleine d’erreurs, & que M. Bergier condamne ; & que M. Bergier approuve une tragédie où M. Ribalier en a tant trouvée, il entre dans cette querelle que la Gazette Ecclésiastique fait bien valoir, soit comme amie de M. Ribalier, soit comme ennemie de M. Bergier ; il y entre sans doute de l’exagération & de l’intérêt personnel, c’est une sorte de réprésaille ; mais dans le fond il y a du tort dans les deux approbations, les deux ouvrages sont répréhensibles, & dans les deux censures au contraire.
Apollon toujours équitable,Juge qu’ils ont raison tous deux.