CHAPITRE I.
L’obscénité du Théâtre Anglais dans le
langage.
Je ne crois pas qu’on exige de moi qu’en traitant cette matière, je cite les endroits de nos Comédies qui y ont rapport, et que je marque exactement en quel Acte on les trouvera, en quelle Scène, en quelle page. Ce serait me demander une chose bien opposée à mon dessein, qui est de combattre le vice et non point de le servir. En vérité la plupart de ces sortes d’endroits sont si étranges qu’il n’est pas permis de les mettre en jour pour les condamner même : ils sont si sales qu’on n’ose y toucher. Cependant, afin que nos Poètes ne crient pas contre moi à l’injustice, si je ne rapporte point ici leurs paroles, je nommerai pour le moins leurs Pièces et leurs Personnages.
On voit des gens qui sont grossiers, uniquement faute d’esprit : ils ne nous choquent que comme des malheureux dont l’indigence seule est la cause de la malpropreté qui paraît en leur personne ; mais l’Auteur de l’Homme sans façon f, n’est point dans ce cas-là : il peut quand il veut donner à sa Muse un air plus gracieux et plus noble. Et c’est un principe reçu dans le monde, qu’un défaut nous est d’autant moins pardonnable qu’il nous est plus facile de l’éviter.
Je ne me pique pas au reste d’avoir parcouru tout le Théâtre Anglais ; mais sans compter les autres Comédies dont j’aurais occasion de parler dans la suite, celles que je viens de citer suffisent déjà pour mettre le Lecteur au fait. Ce sont ici comme des recueils de saletés qui ne se trouvent nulle part ailleurs.
Tantôt le libertinage y est successivement représenté dans ses divers degrés. Il commence, il croît, il arrive à son comble : il est peint de toutes les couleurs propres à flatter l’imagination, à pénétrer aisément dans l’esprit, et à empêcher que le charme par où il peut séduire, ne languisse un moment. Tantôt c’est dans une allusion qu’on le glisse : ensuite c’est une description qu’on en donne ; quelquefois il est caché sous un léger voile : tantôt il se montre à découvert.
Et dans quel esprit offre-t-on au Spectateur ces peintures, si ce n’est pour le disposer au crime, pour lui en ôter la honte et lui en faire un amusement ? Cette conséquence est très naturelle ; et ainsi l’on n’aura pas de peine à croire que telle est aussi la fin que se proposent nos Poètes. Certainement, des discours licencieux au point que le sont les leurs ne sauraient guère avoir d’autres effets que de réveiller la cupidité et d’affaiblir les armes de la vertu. C’est à cause de ses funestes suites que Platon bannit les Poètes de sa République ; et qu’un Père de l’Eglise appelle la Poésie, une liqueur dont le poison se compose dans les pharmacopées du démon
Je sais bien que l’abus d’une chose n’est pas toujours une raison d’en supprimer l’usage. Après tout, les jeunes gens, encore plus que les autres, devraient s’interdire des divertissements où l’on expose à leurs yeux d’infâmes portraits, et tracés par des mains habiles : en se permettant ces amusements prétendus, ils risquent de sentir naître en eux des passions qu’on n’étouffe point sans peine, et qu’on ne contente en quoi que ce soit sans crime. Qu’il est dangereux de commettre de la sorte sa vertu ! On a tout lieu d’appréhender qu’en ces moments critiques elle ne nous abandonne.
Mais le danger de nos Spectacles est le moindre des reproches qu’ils méritent : on n’y voit que scandales affreux : on y dégrade absolument la nature de l’homme : on y substitue la convoitise à la raison : on y franchit toutes les barrières qui nous séparent des bêtes. Non, si les plus lascifs animaux savaient parler, ils n’auraient pas un plus énorme langage que celui de notre Théâtre.
Suivons la chose de plus près et donnons-lui plus de jour. La saleté est une faute contre le savoir-vivre, aussi bien que contre la Religion : elle ne peut être que le plaisir grossier de gens sans esprit et sans caractère dans le monde. Par exemple, le petit peuple libertin et qui n’a aucun principe d’éducation, nulle idée de la bienséance, nul fonds pour fournir à un entretien agréable, ne connaît point d’autre ressource dans sa stérilité que de se jeter sur des ordures.
C’est ainsi qu’un homme à qui la corruption de son cœur tient lieu de génie, enfantera sans peine des Scènes lubriques ; et que la facilité du métier invite apparemment tant de personnes à s’en mêler. Car il semble en effet que les Poètes modernes recourent à la saleté, comme quelques-uns des anciens recouraient aux Machines, afin de relever par là leur imagination froide et languissante. Quoiqu’il en soit, si notre Pégase manque de vigueur et d’haleine, il fait de vains efforts pour se soutenir▶, il retombera toujours, pour m’exprimer de la sorte, dans la boue et dans la fange.
L’obscénité d’ailleurs passa toujours en général pour être le propre d’un Rustique ; et dans l’esprit du sexe en particulier, pour être l’attribut d’un insigne brutal. Il est certain que des paroles impures ne manqueraient pas de choquer dans le commerce ordinaire de la vie, et qu’une femme surtout, qui a un peu d’honneur ne les souffrirait point.
Mais comment donc arrive-t-il que les mêmes choses qui nous blesseraient dans l’entretien, ne nous déplaisent pas au Théâtre ? Est-ce que les femmes laissent chez elles toutes les règles de l’honnêteté, lorsqu’elles viennent à la Comédie ? Est-ce que le lieu change tout à coup la disposition de leur cœur, et convertit en objet de plaisir ce qui était un objet d’aversion pour elles ? Ou bien est-ce que la modestie et la sagesse qu’elles montrent ailleurs, ne seraient qu’hypocrisie et que grimace ?
Suppositions trop injurieuses au sexe pour les admettre ! Ce serait traiter les Dames à peu près de la même manière que ceux qui reçoivent leur argent, pour les insulter à la face d’une nombreuse Assemblée : ce serait s’imaginer qu’elles se repaissent d’idées criminelles, qu’elles sont accoutumées au langage des mauvais lieux, et qu’elles aiment à voir des représentations abominables.
Cependant les lois de la modestie sont si sévères à l’égard des femmes, que ce leur est presque un crime d’apercevoir trop qu’elles sont mal observées : elles ne peuvent quelquefois témoigner sur cela leur répugnance ni changer de visage, sans qu’il en naisse quelque sentiment désavantageux à leur vertu : pour peu qu’elles paraissent comprendre en ces occasions, c’est dans l’esprit des autres comme si elles avaient part au mauvais discours qui se tient, ou comme si elles dissimulaient mal qu’elles y entendent finesse.
En un mot quiconque dit des infamies devant le sexe, ou s’imagine par là plaire aux femmes, ou bien ne se l’imagine pas : s’il croit leur plaire, quelle injure ne fait-il point à leur vertu ! s’il ne le croit pas, quelle rusticité de leur parler un langage qu’elles abhorrent ! quel crime même ! Car sur ce point, les usages du monde et les principes de la conscience, les règles de la politesse et les maximes de l’Evangile sont d’accord. En quelques autres circonstances le vice n’est que trop applaudi : mais ici l’on n’est point coupable aux yeux de Dieu, sans l’être encore aux yeux des hommes. Et ce double crime notre Théâtre le porte si loin qu’il révolte et soulève les moins gens de bien.
Mais après tout, c’est représenter mal le sexe et faire violence à sa modestie naturelle que d’attribuer à des femmes de pareils rôles. La modestie est leur caractère propre, comme l’observe le P. Rapin dans ses Réflexions sur la Poétique d’Aristote. On ne peut donc leur ôter ainsi ce qui les caractérise sans les tirer de l’ordre où elles sont dans la nature, et sans en faire des monstres.
On dira peut-être que ces saillies ne doivent être comptées pour rien dans une absence d’esprit, qu’une fièvre ardente ignore le crime, qu’un homme qui extravague, tue sans être homicide. Soit ; mais des gens en cet état doivent être enfermés et ne voir personne : il n’est pas raisonnable de les produire, et encore moins de les abandonner à leur extravagance.
Au reste, il paraît que notre Théâtre fait grand fond sur les expédients de la fureur et de la folie : les femmes y sont tantôt furieuses et tantôt folles ; afin de leur ouvrir un vaste champ à la licence et de mettre leur effronterie à couvert. Ce beau stratagème est employé pour Marcelle dans Don Quichotte o, pour Hoyden dans le Relaps, et pour Mademoiselle Prude dans l’Amour Désintéressé.
Avec tout cela, le procédé de nos Poètes revient malgré eux à cet aveu, que les femmes doivent parler autrement qu’ils ne les font parler, tandis qu’elles sont dans leur bon sens. Encore une fois, la modestie est le caractère propre du sexe ; c’en est l’ornement ; c’en est le rempart : elle a été établie par la Providence comme garde de la vertu ; et afin qu’elle ne manque jamais au besoin, elle est entée, pour ainsi dire, sur la disposition naturelle du corps ; elle est même proportionnée aux différents âges, et plus agissante dans les jeunes gens lesquels ont les passions plus vives.
La modestie est aussi essentielle pour l’intégrité de l’innocence, que les sens de l’homme lui sont nécessaires pour jouir d’une santé parfaite : ce qui nuit à l’un de ces sens devient un préjudice au bonheur de la santé ; et ce qui blesse la modestie fait une plaie à l’innocence. Aussi dès que l’ennemi de la pudeur approche, le sang s’élève contre lui, s’oppose au premier choc, et supplée au raisonnement et à la réflexion.
Par conséquent, quel guide plus sûr pour de jeunes personnes qui n’ont encore nulle expérience ? La modestie les instruit par une soudaine répugnance au mal : c’est une sorte de leçon toujours prête et toujours efficace : l’agitation du sang, le mouvement des esprits et l’alarme causée par là dans tous les sens sont de merveilleux secours contre le crime ; tout cela sert à avertir la raison, et à aller au-devant de la surprise. Ainsi la différence du bien et du mal se retrace-t-elle dans l’âme en un moment, ainsi le péril est-il mis en une distance propre pour être aisément surmonté.
Secondement. Nos Poètes représentent indifféremment, et les femmes du commun et les femmes de qualité, tout le sexe en un mot sous les mêmes traits de libertinage. Voilà ce qui répugne encore davantage à la nature et à la vraisemblance ; et ce qui rend l’irrégularité de notre Théâtre plus monstrueuse. Mais on aime mieux encourir le reproche de gâter les caractères, que de cesser d’être vicieux. J’ai déjà fait entrevoir cette prévarication, même Poétique : Iacynte dans l’Astrologue Joué et Belinde dans le Vieux Bachelier en sont deux autres exemples. Mais l’Auteur du Fourbe met ici une enchère sur tous ses rivaux. Il y a quatre femmes dans cette Comédie ; et les trois plus distinguées par leur rang sont des femmes perdues. Le compliment est nouveau de dire aux femmes de condition que les trois quarts parmi elles n’ont point d’honneur. La politesse de Rome était toute autre que n’est celle de Londres : les prostituées dans Plaute et dans Térence ne sont que de la lie du peuple.
Troisièmement. On retranche souvent au Spectateur jusqu’au faible asile de la double entente : il est réduit à la nécessité de comprendre une sottise, ou bien de ne rien concevoir. Lors même qu’une pensée a deux faces, on met la pire sous ses yeux. Tout est alors tellement disposé que le mauvais côté de la pensée se montre toujours : semblable à une peinture hideuse qui nous présente toujours le regard.
Le but des Prologues, c’est d’attacher par une prévention avantageuse pour le dessein ; et le but des Epilogues, c’est de solliciter l’applaudissement de la compagnie. On croirait donc qu’en ces rencontres plus qu’en toute autre les Dames devraient être ménagées et les bienséances respectées. Mais il n’en est rien : le Poète au contraire se surpasse alors lui-même dans le genre obscène, et pousse les choses jusqu’à rebuter des débauchés ordinaires. Et pour rendre encore plus sensible le débit de ces insolences, c’est à des femmes qu’on en donne la commission.
Tels sont les préparatifs du Poète pour prévenir les Dames en sa faveur ; tels sont ensuite les éloges qu’il leur destine pour mériter leur approbation ; persuadé apparemment de la délicatesse de leur goût ; mais des Auteurs de cette espèce ont-ils la moindre notion de l’honnêteté ? Ils en foulent aux pieds toutes les règles les plus communes. Ont-ils de la religion ? L’on ne s’y prendrait pas autrement, quand on s’étudierait exprès à diffamer la vertu : car ces pratiques de notre Théâtre deviennent des monstres par rapport au Christianisme dont nous faisons profession.
Mais l’esprit du Christianisme est bien différent de la créance de ces Poètes. Les exemples de l’Auteur de notre Foi sont autant d’arrêts prononcés contre le crime. On nous interdit les plus légères attaches au mal ; on nous défend tout entretien trop enjoué ; on nous demande de la pureté jusques dans les pensées. Ce qui passait peut-être parmi les Païens pour une plaisanterie et pour un amusement, est un sujet d’horreur pour des Chrétiens. La Majesté du Souverain Etre que nous reconnaissons, la sainteté de ses Ordonnances et l’attente d’un avenir éternel établissent une différence infinie entre eux et nous.
Cependant avec toute la tolérance des Divinités Païennes, le Théâtre de Rome et le Théâtre d’Athènes sont de beaucoup moins impurs que le nôtre. Je commence par Plaute ; ce Comique si répréhensible est modeste néanmoins en comparaison de nos Poètes.
Voilà ce me semble tous les endroits le plus à blâmer dans Plaute eu égard aux femmes : on y apercevra de la retenue, si on les rapproche de nos Comédies. J’en dis trop peu : une seule de nos Pièces de Théâtre est souvent plus licencieuse que toutes celles de Plaute ensemble. Et pour le trancher net : les prostituées de Rome seraient des Vestales à Londres.
Plaute en reléguant ainsi la licence du langage au menu peuple, pèche bien moins que nos Poètes. 1°. La représentation des mœurs est alors plus naturelle. 2°. Il est moins à craindre, et ceci est essentiel, que le vice ne soit imité d’après la canaille. Des valets, des esclaves, de petites gens sont trop méprisables et trop méprisés pour devenir des exemples à suivre. Il peut être même que le Poète fasse ses bas personnages vicieux, pour dégoûter l’honnête homme d’un pareil vice : les Ilotes à Sparte étaient représentés ivres, afin de mettre l’intempérance dans le décriq. Je ne rapporte point cela comme un expédient que j’approuve, mais comme une circonstance qui ne laisse pas d’adoucir les choses et de fournir une sorte de prétexte à quelque indulgence pour le Poète.
Nos Dramatiques n’y font point tant de façon : ils sèment leurs Comédies de sottises toutes crues sans égard ni à l’assemblée, ni à la qualité, ni au sexe. Chez eux les hommes de distinction en disent aux femmes de distinction, et celles-ci répondent sur le même ton avec une impudence qui n’est semblable qu’à elle seule. C’est à certainement avoir bien à cœur que la saleté passe en usage parmi nous. Que peut-on faire de plus que de l’anoblir ainsi en la rendant familière aux personnes du premier rang ? Il faut qu’après cela elle monte à son plus haut point : à moins qu’elle ne tombe dans le mépris par la voie même dont on se sert pour l’élever en honneur.
Quatrièmement. Les Prologues, ni les Epilogues dans Plaute n’offensent jamais la pudeur. Je sais que Lambin prétend découvrir une mauvaise équivoque
dans le Prologue du Pœnulus : mais j’estime pour moi que c’est forcer la construction de cet endroit. Le Prologue des Captifs est à observer : Appliquez vous à cette Pièce, dit le Poète ; les paroles qui suivent apportent la raison pourquoi elle mérite de l’attention : « Non enim pertractate facta est… neque spurcidici insunt versus immemorabiles.
» Où nous voyons que de l’aveu de Plaute une Comédie impure est un indigne amusement, et que les paroles indécentes doivent être proscrites des pièces de Théâtre.
Au reste, que ce fût là le vrai sentiment de Plaute, c’est de quoi ses propres Ouvrages font foi : car ses meilleures Comédies sont presque toujours dans l’ordre à cet égard ; l’Amphitryon y est à une fausse addition près : l’Epidicus son chef-d’œuvre, les Ménechmes, le Rudens, et le Trinummus, qu’on peut compter entre ses plus belles pièces de la seconde classe, ne blessent point l’oreille chaste : son Truculentus, autre ouvrage de mérite, quoique non achevé, est encore de mise, supposé le système du Paganisme. En un mot, par tout où Plaute est plus Poète il est communément moins bouffon, et par tout où il est bouffon il est rarement bon Poète : l’ordonnance est alors pitoyable, la diction pleine de pointes et la pensée vide d’esprit. De sorte que son génie heureux semble l’abandonner dès qu’il veut en faire un indigne usage.
Cependant, il ne s’étend jamais à la moderne sur les succès ni sur les disgrâces de l’amour : ces deux articles lui paraissent des écueils, il n’y touche que légèrement et avec beaucoup de circonspection. Enfin il laisse quelque ressource à la modestie, il respecte la dignité de l’homme raisonnable, et fait assez sentir que la corruption des mœurs n’est point son objet.
Plaute néanmoins vivait dans un siècle qui n’était pas encore bien raffiné, et semble ajuster souvent ses Comédies à la portée du vulgaire. C’est pour cela, je crois, que ses caractères passent le naturel, et que chaque trait ridicule en est trop allongé ; que ses vieillards sont trop crédules, ses avares trop défiants, et tous ses originaux singuliers au-delà du vraisemblable : c’est peut-être encore pour la même raison que ses personnages du dernier ordre sont trop libres dans leurs paroles.
Térence parut lorsque Rome était devenue plus polie ; et il se conforme à cette politesse de son temps. Je ne vois en lui qu’une expression qui sente l’obscénité ; c’est ce que Chrémès dit à Clitiphon. Otez de ses Comédies ce vilain apophtegme, et elles seront comme d’honnêtes conversations, à ce qu’il me semble. Je ne parle pourtant ici que des termes qui font le sujet de mon indignation contre nos Auteurs : car pour ce qui est des choses, je n’ai garde de les garantir sans restriction dans Térence. Ce Poète donc sur ce pied-là est fort circonspect pour ses personnages de femmes : ni Glicerium dans l’Andrienne, ni Pamphile dans les Adelphes, ni Phanium dans le Phormion, ni Philumène dans l’Hécyre n’ont part à l’entretien sur le Théâtre : c’eût été en ce temps-là trop de liberté pour de jeunes personnes dont on attendait beaucoup de réserve.
A la vérité, dans l’Heautontimoreumenos l’intrigue du Poète oblige Antiphile de paraître déguisée sous Bacchis : elles ont ensemble à cette occasion un court dialogue, où Bacchis toute Courtisane qu’elle est se comporte en honnête femme : ses paroles n’ont rien de ses mœurs ; au contraire, elle loue la vertu qu’elle n’a pas et l’admire dans Antiphile. Antiphile dit, il est vrai, combien elle a toujours été constante pour Clinie ; elle a un air étonné à son arrivée, elle le salue gracieusement et ne parle plus du tout.
Mr. Dryden dans sa Poésie Dramatique semble en vouloir à cette conduite de Térence. Il critique les Romains de faire des personnages Muets de femmes qui ne sont pas mariées : il appelle cela, « l’éducation de la vieille Elizabeth, dont la maxime était que les filles se présentassent et ne parlassent point
». N’en déplaise à M. Dryden, cette ancienne pratique serait aujourd’hui bien nécessaire pour le Théâtre. Du train que les choses vont, les rôles muets seront toujours trop rares : car il vaut beaucoup mieux ne rien dire que de sortir de son caractère, quand on parle.
Térence a cette délicatesse qu’il n’entamerait pas aux yeux du sexe un discours peu honnête : Chrémès rougit de redire devant sa femme quelque chose du libertinage de son fils. « Pudet dicere hac præsente verbum turpe.
»
Maintenant, si Plaute est plus riche que Térence pour l’invention, celui-ci l’emporte sur l’autre pour le jugement et pour le bon goût : non seulement ses railleries sont plus fines et son style est plus élégant, mais ses caractères aussi sont plus exacts, et montrent qu’il a mieux connu la nature que Plaute.
Peut-être que cette conduite de Térence avait sa source dans une modestie qui lui était naturelle, et qui influait après cela par choix sur ses Ouvrages. Mais quel que fût son fonds personnel, et son goût particulier, il n’ignorait pas qu’à Rome on ne violait point impunément les lois de l’honnêteté dans le langage. En effet, le Théâtre avait alors un frein, il redoutait les Censeurs publics ; et l’office de celui qui présidait au Chorus était établi pour arrêter la licence des Dramatiques. Ajoutons que bien loin que les paroles sales pussent plaire à la Noblesse Romaine, elles étaient un moyen sûr de l’offenser. De là cette règle d’Horace.
« Non immunda crepent ignominiosaque dicta.Offenduntur enim quibus est Equus et Pater et res. »
N’oublions pas de faire observer que ni Plaute ni Térence, ni Aristophane même ne fournissent aucun exemple de femme mariée que l’on corrompe. Sur notre Théâtre rien de plus commun que des infidèles à leur époux : les modèles d’infidélité y sont tracés avec une variété infinie, et tous marqués au sceau de la belle gloire ; c’est ici une sorte de science où nos Poètes ont voulu exceller pour la mettre en vogue. Que de moyens jusqu’à nos jours, inconnus ! que de ressorts nouveaux ! que de pièges par eux inventés pour surprendre la vertu ! Avec quels applaudissements n’enchantent-ils pas la défaite ! Car voilà leur objet principal : la finesse de l’intrigue, et la naïveté de la représentation se terminent là pour l’ordinaire. Rome avait d’autres sentiments sur ce point, dont elle prévoyait les conséquences : le Gouvernement qui éclairait de près les Poètes n’eût pas vu d’un œil indifférent le déshonneur d’une famille travesti en Comédie.
Passons de l’Italie à la Grèce ; et jetons un coup d’œil sur le Théâtre d’Athènes. Eschyle y parut le premier avec réputation : il a du grand, il est hardi ; et semble vouloir transmettre aux Spectateurs la noble audace qui l’anime. Son style a je ne sais quoi de pompeux, de guerrier, et si je l’ose dire, d’entreprenant : c’est en quelque manière la trompette qui sonne dans ses vers, propres à échauffer le courage, à inspirer l’ardeur Martiale et à en faire venir à une action. Mais il ne ménage pas toujours son feu ; il se perd quelquefois dans les nues, emporté par son attrait pour le sublime ; il est surabondant en épithètes : ses métaphores sont dures, tirées de loin ; et quelquefois son élévation est plutôt dans l’enflure des mots que dans la hauteur des pensées.
sacrifient tout pour conserver leur honneur et qu’elles périssent plutôt que de le perdre».
Je ne doute point que nos Poètes ne nomment ce discours de Landaus, une harangue insipide, et que du haut de leur esprit ils n’en regardent l’Auteur en pitié. Cependant rien ne m’empêchera de leur dire que d’honnêtes Païens ne sont pas toujours les derniers des hommes, et que dans une fausse Religion l’on a quelquefois plus de probité que n’en ont des Chrétiens.
Sophocle mêle au récit de la mort d’Hémon celui de la passion de ce jeune Prince, qu’il orne de tout le merveilleux et de tout le pathétique de la Poésie. Sa narration néanmoins est dans la bienséance ordinaire : les sentiments y sont élevés et tendres à la fois ; ils ravissent et touchent ; ils font naître l’admiration et la piété ; et rien davantage.
Parcourons maintenant Euripide : sa manière est de fuir l’affectation du Théâtre et de suivre le naturel de la conversation : il sait exprimer en des termes ordinaires des choses qui ne le sont point : c’est l’honnête homme dans lui plutôt que l’Auteur qui pense et qui parle. Ce qu’il a de particulier et de personnel c’est la netteté du style ; ce sont certains principes, certains retours heureux de morale ; c’est l’art de remuer à coup sûr les passions, et surtout celle qu’on nomme la Pitié : c’est une étendue d’esprit qui le fait approfondir et épuiser un objet de quelque côté qu’il le saisisse.
O que la sagesse sied bien partout où elle se rencontre ! Quel lustre n’en reçoit pas le mérite» etc.
Le Scoliaste fait ces réflexions sur quelques vers d’Hippolyte, « Que l’imagination d’un Poète doit être pure, et que les Muses étant Vierges, il faut que les Poèmes soient assortis à cet état.
»
Au reste, la passion d’Osmin en fait un homme fort régulier : il a déjà perdu toute patience, de son propre aveu ; je crois qu’il a encore perdu l’esprit, sans qu’il le dise lui-même : on en jugera. « Que sont, dit-il, les fouets, les roues, les tortures comparées à notre séparation cruelle ? Ne sont-ce pas les douceurs les plus doucereuses du monde ? n’est-ce pas le plus léthargique repos où l’on puisse être plongé ? n’est-ce pas l’air le plus rafraîchissant qui puisse dévorer ?
»
Des douceurs doucereuses, un repos léthargique et un air dévorant seraient d’étranges consolations dans la souffrance ! Cette comparaison
n’est-elle pas bien imaginée ? c’est apparemment que ceux qui aiment, semblables à ceux qui sont en délire, disent tout ce qui leur vient dans l’esprit. Almérie prend ce jargon pour modèle, et y conforme sa réponse. « O je suis frappée ! Tes paroles sont des foudres de glace qui lancés dans mon cœur, le fondent en même temps et le gèlent.
»
Je claque des dents, ajoute-t-elle, je frissonne, je m’évanouis, les forces me manquent par degrés et s’en vont par des roulades de frayeur.» Merveilleux langage ! Ensuite, elle s’écrie : «
Plus bas encore, bas, bas» ; on croirait que c’est un épagneul qu’elle dresse à se camper sur le derrière. Autres expressions naturelles ! «
Nous ne lèverons plus les yeux ; mais courbés et muets nous mouillerons la face immobile de la terre jusqu’à la pourrir par les torrents continuels d’une pluie ardente.» Quelles figures ! quelle élocution ! Le marbre est-il plus dur que cela ? Je me souviens à ce propos d’un certain endroit de Du Bartas.
« Quelquefois il advient que la force du froidGèle toute la nue : et c’est alors qu’on voidTomber à grands flocons une céleste laine :Le bois devient sans feuille, et sans herbe la plaine.L’univers n’a qu’un teint, et sur l’amas chenuA grand’ peine paraît du Cerf le chef cornu. »
C’est qu’on doit passer sous silence les mauvaises choses, et qu’elle hait une Muse qui cherche à briller dans une narration obscène.» Car il est des choses dont le récit est aussi dangereux qu’elles sont criminelles de leur nature ; la description qu’on en fait laisse souvent le trait empoisonné après elle. Euripide attentif à cet écueil mesure tellement sa Diction et ses Mœurs qu’il n’y tombe jamais.
Le Théâtre d’Athènes s’est vu jusqu’ici dans la règle ; mais je tombe d’accord qu’il n’y a pas été sans prescription. Aristophane se donne de grandes libertés, et ses personnages de femmes s’en ressentent aussi bien que les autres. Cependant, son exemple ne conclut rien pour l’affaire présente : j’ai de mon côté la nature de la chose, l’usage, le sentiment de gens plus habiles et plus sensés qu’Aristophane. Les plus célèbres Philosophes, les meilleurs Poètes, les plus judicieux Critiques, les Orateurs tant Grecs que Latins, tant anciens que modernes me donnent gain de cause sur lui. Je ne veux néanmoins que les Ouvrages mêmes de ce Comique pour le perdre de crédit et anéantir son autorité.
Premièrement. Aristophane était un parfait Athée, et ne s’en cachait pas trop : pour rendre ce fait sensible, il ne s’agit que de confronter ses Nuées avec ses autres Comédies. Son dessein dans cette pièce est de jouer Socrate et d’en faire la risée de la Ville. Or ce Philosophe n’avait pas seulement beaucoup de raison et de probité ; il passait même pour raffiner sur la Théologie païenne, pour en retrancher tout le fabuleux, et pour vouloir la ramener au point de la Religion naturelle. Aussi Saint Justin le Martyr et quelques autres Pères ont-ils regardé Socrate comme un homme d’une créance non païenne, et ont cru qu’il avait souffert pour l’unité d’un Dieu.
« Nil præter nubes et cœli Numen adorant. »
Socrate continue sa leçon de Théologie, et décide nettement qu’un Jupiter est une chimère. Il avance et tâche d’obtenir de Strepsiade par composition qu’il n’admettra point d’autres Dieux que le Chaos, les Nuées et la Langue. Par conclusion : le Poète condamne le Philosophe à une peine publique à cause de ses singularités. Il met le feu à l’Ecole de Socrate pour avoir appris aux jeunes gens à disputer contre les lois de la justice, à ce qu’il prétend, pour avoir débité des principes d’Athéisme, et s’être moqué de la Religion du pays.
Il faut voir à cette heure quel cas ce Comique fait des Dieux reçus et honorés : il donne un gage de sa piété envers eux dans une conjoncture où l’on s’y attendrait le moins ; c’est vers le commencement de ses Nuées. Phidippe, espèce de Petit-Maître jure par Neptune le Maquignon qu’il a une tendresse respectueuse pour son père Strepsiade. « Point de Maquignon, si vous m’aimez, repart le bon homme ; cette Divinité m’a ruiné ou peu s’en faut.
» Le trait est hardi contre Neptune, frère de Jupiter, et Maître d’une partie considérable de l’univers. Certainement, Aristophane ne se serait pas exposé à la mer, ou bien il n’ajoutait guère foi au Trident. Bagatelle néanmoins, au prix de ce qui suit.
Plutus prétend avoir eu en vue de ne servir que la vertu : mais Jupiter l’a fait aveugle précisément afin de ne pouvoir discerner l’honnête homme du fripon. Car pour le dire avec franchise ; Jupiter a une pique contre tous les gens de bien. Vers la fin de cette Pièce, Mercure est insulté par Carion, et fait lui-même un personnage ridicule et bas. Après cela il se plaint de tout son cœur que depuis la guérison de Plutus les sacrifices sont tombés et les Dieux près de périr de faim ; Mercure enfin essuie les mêmes affronts que les coquins, les délateurs et les femmes de mauvaise vie.
Les sentiments d’Aristophane sont-ils ambigus ? c’est à savoir que la Religion de son pays n’était qu’une imposture ◀soutenue▶ de l’artifice et de l’ignorance, et que quand les hommes revenus de leur assoupissement ouvriraient les yeux, ils ne seraient plus si fous que de faire des dépenses en sacrifices pour les Dieux.
Cependant, pour prévenir les calamités de la guerre, Hercule propose un accommodement ; et serait assez d’avis que Jupiter abdiquât. Neptune à cette proposition traite Hercule de grosse bête : vu qu’il est l’héritier présomptif de l’empire du monde, et qu’il y doit naturellement succéder après le décès de Jupiter. Aristophane croit-il aux Dieux immortels ? Dans son Eiréné, Trigée menace Jupiter s’il n’en reçoit pas satisfaction, d’informer contre lui comme étant mal affectionné à la Grèce, et un traître qui en abandonne les intérêts.
Je pourrais rapporter bien d’autres endroits de ce Poète encore plus étranges ; mais c’en est assez de ceux-ci pour nous convaincre qu’il n’admettait aucune sorte de Divinité. Et quelle merveille qu’un Athée violât les lois de la pudeur ? Nous-mêmes attendrions-nous moins de quiconque se moquerait de l’existence d’un souverain Etre ? des règles à nous prescrites par sa sage providence ? des distinctions du bien et du mal ?
Un Sceptique ne connaît ni principes de conscience ni motifs de vertu ; il n’a ni crainte ni espérance d’un avenir qui lui servent de frein : il ne consulte que ses penchants, son plaisir, son ambition, son avarice : il lui importe peu par quelles voies il arrive à ses fins, pourvu qu’il y arrive, il est content, il est en repos.
Secondement. Outre l’Athéisme d’Aristophane, son peu de jugement est encore un titre pour annuler son autorité. En effet, si l’on examine bien ses Poèmes, on trouvera que les caractères n’y sont point propres, ou n’y sont point uniformes ; que d’abord il y entre mal, ou qu’il ne les ◀soutient pas. Dans ses Nuées il donne de sales expressions à un homme de bien : il le fait invectiver contre le vice en homme vicieux et corriger la scurrilité par l’impudence. Est-il rien de plus mauvais sens ? Surtout ce juste, comme il plaît au Poète de l’appeler, ayant dit au commencement de son discours que l’on condamnait les gens au fouet pour de pareilles sottises, lorsque le Gouvernement et la discipline étaient en vigueur.
Ces légèretés burlesques ont fort mauvaise grâce dans la bouche d’Eschyle : son caractère est tout différent, et dans le fond et dans les œuvres qu’il a laissées à la postérité. Il nous est représenté, ce tragique, comme un homme sérieux, fier, haut, sensible à l’honneur, piqué au vif de se voir un rival, et d’être forcé d’entrer en lice avec Euripide. Des puérilités conviennent-elles à un homme de cette trempe et à l’affaire dont il était question ?
Ces pitoyables fictions peuvent-elles s’allier avec la Théologie des Païens ? ces caractères sont-ils d’après l’opinion commune touchant Hercule et Bacchus ? Est-il dans la bienséance que le fils de Jupiter, à qui tant d’Autels sont dressés, paroisse coiffé d’un bonnet bleu et armé d’une cuillère à pot ? Les Dieux du dernier ordre étaient au moins estimés les conquérants de l’univers, et plus considérés que tous les mortels par leur origine et par leurs exploits. Aussi, Sophocle et Euripide manient d’une autre façon qu’Aristophane les caractères de Bacchus et d’Hercule.
Et il ne sert à rien de nous dire qu’Aristophane était un Poète Comique, et qu’il fallait bien par conséquent qu’il inventât des Scènes réjouissantes. Misérable raisonnement ! Le Comique est-il moins redevable de sa conduite au naturel et au vraisemblable, que ne l’est le Tragique ? N’est-ce pas composer des farces et non des Poèmes que de métamorphoser les caractères ou les défigurer par des couleurs étrangères à l’idée générale qu’en ont tous les hommes ? Que ces imitateurs de Thespis se contentent d’un Théâtre ambulant, et s’en aillent de villages en villages avec des chameaux et des porc-épics. Mais le grand et le sérieux ne compatissent point avec l’enjouement et le naïf de la Comédie ? Il faut donc choisir des personnages du ressort de la Poésie comique ; il faut que ces personnages n’aient rien d’opposé à leur caractère connu, et ne soient point d’une condition trop relevée pour badiner. C’est je crois le sentiment d’Horace,
« Aut famam sequere, aut sibi convenientia fingeScriptor, etc. »
Ampullas et sesquipedalia verba.» Eschyle repart, que les pensées et les sentiments des Héros veulent être rendus par des expressions proportionnées à la majesté de ces personnages : il est dans le vraisemblable que les demi-Dieux le prennent sur un ton mesuré à l’élévation de leur rang : comme ils sont distingués du commun par la magnificence de leur parure, ils doivent l’être encore davantage par la noblesse de leurs expressions. Euripide n’objecte rien à cette réponse : d’où nous pouvons conclure que le Poète Comique ne désavouait pas l’apologie d’Eschyle.
Ces remontrances d’Eschyle sont de bons mémoires pour faire le procès à bien des Muses : et si le Théâtre Anglais était ici appelé en jugement, Aristophane le condamnerait à être brûlé avec plus de raison qu’il ne mit le feu à l’Ecole de Socrate. Au reste, il est certain qu’Eschyle dans son démêlé avec Euripide était l’interprète des véritables sentiments d’Aristophane. Car en premier lieu ; c’est un fait que les Poèmes d’Aristophane ne roulent jamais sur l’amour ; bien qu’il n’ait composé que des Comédies. En second lieu, le Chœur, truchement ordinaire du Poète, parle d’Eschyle avec éloge ; et lui attribue même l’avantage sur son concurrent : enfin Bacchus arbitre du différend prononce aussi en faveur d’Eschyle.
Nous voyons donc qu’Aristophane se réfute lui-même et passe condamnation sur ses libertés. Cette remarque et les deux précédentes montrent assez qu’on réclame en vain l’exemple de ce Comique, dont il est visible que l’autorité se réduit à rien.
Un Auteur judicieux, que Ben Jonson appelle un habile Artiste, évitera toujours les expressions libres et efféminées. Où les mœurs sont corrompues, là le langage est dissolu…. Les excès en fêtes et en équipages sont les symptômes d’un Etat malade ; et la mollesse du langage est la marque d’un esprit énervé…. La poésie et la peinture ont également pour objet le mélange de l’utile avec l’agréable : mais le Poète et le Peintre doivent irrémissiblement se retrancher toute idée qui peut induire à un indigne plaisir : sans cela, ils renoncent à leur fin ; et tandis qu’ils plaisent à l’esprit, ils empoisonnent le cœur…. Les paroles sales et les railleries qui tombent sur des personnes du premier rang paraissent très propres à faire rire : mais c’est là ravaler la Comédie à sa basse origine, et sauter du Théâtre dans le tombereau de Thespis.»
Ces pensées, ces sentiments, ces expressions chastes me plaisent infiniment.»
Gaspar-Main, si je ne me trompe, dit quelque chose de semblable ; mais Fletcher nous en dira davantage ; c’est dans son Prologue de l’Ennemi du sexe où le Poète parle en personne, et déclare franchement à l’assemblée ce qu’elle doit attendre de lui. « S’il est quelqu’un parmi
vous qui vienne ici pour entendre des sottises, il peut se retirer : car je vous annonce au grand regret de la canaille, que vous n’entendrez rien de ce genre.
» On voit que dans ce temps-là l’obscénité n’était que du goût des petites gens.
A Athènes on a banni du Théâtre, et à Rome on a hué ceux qui introduisaient sur la Scène des parasites, faiseurs de singeries, des fous indécemment vêtus, des Courtisanes libres dans leurs paroles.»
Loin d’ici toute Satire qui attaque les particuliers, toute expression trop enjouée, tout ce qui peut avoir l’ombre du crime. Une coupable joie ne cause point un vrai contentement ; et les honnêtes gens ne sont touchés que des choses honnêtes.»
Je n’ai cité de Fletcher que des Comédies. Le Couronnement est un autre Poème de lui, dont
le Prologue est conçu en ces termes : « Il n’y a point ici de ces équivoques dont on sème quelquefois la Scène pour donner un divertissement grossier : le langage y est semblable à l’onde pure d’une claire fontaine. Notre Poète m’envoie à vous avec confiance pour vous avertir qu’il ne vous refuse aucun plaisir, hors celui de la folie : les gens matériels et qui n’aperçoivent encore la sagesse que dans l’éloignement, mépriseront sans doute son travail ; mais les sages lui en sauront gré : ils le supporteront au moins en faveur de la bonne intention de sa Muse.
»
J’ai donc encore ces Poètes de mon côté contre nos modernes. J’avoue néanmoins que l’intérêt de la vertu n’a pas toujours été l’objet de leur plume : mais au regard de Fletcher en particulier, il me suffit que ses derniers Ouvrages soient les plus honnêtes ; c’est une preuve ou que ce Poète s’est corrigé, ou que les endroits répréhensibles dans ses Comédies étaient de la façon de Beaumont, lequel mourut avant Fletcher.
J’appuie toutes ces autorités par un suffrage d’un grand poids, qui est celui de M. Corneille. Cet illustre Auteur eut le déplaisir de voir échouer sa Théodore malgré la chasteté des expressions qui y règne depuis le commencement jusqu’à la fin. Voici comme il s’exprime sur le sort de ce Poème.
« Ce n’est pas toutefois sans quelque satisfaction que je vois la meilleure et la plus saine partie de mes Juges imputer ce mauvais succès à l’idée de prostitution que l’on n’a pu souffrir ; bien qu’on sût assez qu’elle n’aurait point d’effet, et que pour en exténuer l’horreur j’aie employé tout ce que l’art et l’expérience m’ont pu fournir de lumières.« Dans cette disgrâce j’ai de congratuler à la pureté de notre Scène, de voir qu’une histoire qui fait le plus bel ornement du second Livre des Vierges de saint Ambroise, se trouve trop licencieuse pour y être supportée. Qu’eût-on dit si comme ce grand Docteur de l’Eglise, j’eusse fait voir cette Vierge dans le lieu infâme ? si j’eusse décrit les diverses agitations de son âme pendant qu’elle y fut ? C’est là-dessus que ce grand Saint fait triompher cette éloquence qui convertit saint Augustin.
« J’ai dérobé tout cela à la vue, et autant que je l’ai pu, à l’imagination de mes Auditeurs ; et après y avoir consumé toute mon industrie, la modestie de notre Théâtre a désavoué ce peu que la nécessité de mon sujet m’a forcé d’en faire connaître, etc. »
Ces paroles nous exposent à la fois, et le témoignage du Poète, et la pratique du Théâtre Français et le sentiment de la nation Française. Est-il rien de plus fort contre nous ?
Certainement, il saute aux yeux, après tout ce que j’ai mis en jour, que notre Théâtre moderne est d’un scandale au-dessus de toute comparaison : il excède la licence de toutes les nations et de tous les siècles : non, il n’a pas même le misérable prétexte de l’exemple dont les plus affreux crimes tâchent du moins à se couvrir. C’est ici un plan sans modèle, un système de génie, un nouveau champ d’iniquité que personne avant nos Poètes n’avait imaginé. Aristophane tout coupable qu’il est par tant d’endroits l’est bien moins qu’eux à cet égard : il n’emploie jamais les figures de la plus obscène Rhétorique ; il leur était réservé d’en être un jour les créatures.
Leurs Œuvres mêlées sont encore licencieuses à faire frémir. Ce sont communément des collections de tout ce que les Poètes les plus sales de l’antiquité nous ont transmis de plus infâme. Ce n’est point assez ; le Traducteur Chrétien enchérit alors sur l’Auteur païen. Je ne saurais me persuader qu’on ait jamais vu de semblables excès ou qu’on les ait tolérés. Enfin, si c’est un mérite que d’infecter l’esprit et de corrompre le cœur, que d’apporter dans les familles la honte, les maladies, l’indigence ; je conviens que les Poèmes de nos Auteurs sont au-dessus de tous les éloges : mais s’il n’en est pas ainsi, il me semble qu’on devrait traiter ces ouvrages tout autrement qu’on ne fait.