(1715) La critique du théâtre anglais « CHAPITRE I. L’obscénité du Théâtre Anglais dans le langage. » pp. 1-92
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(1715) La critique du théâtre anglais « CHAPITRE I. L’obscénité du Théâtre Anglais dans le langage. » pp. 1-92

CHAPITRE I.
L’obscénité du Théâtre Anglais dans le langage.

Je ne crois pas qu’on exige de moi qu’en traitant cette matière, je cite les endroits de nos Comédies qui y ont rapport, et que je marque exactement en quel Acte on les trouvera, en quelle Scène, en quelle page. Ce serait me demander une chose bien opposée à mon dessein, qui est de combattre le vice et non point de le servir. En vérité la plupart de ces sortes d’endroits sont si étranges qu’il n’est pas permis de les mettre en jour pour les condamner même : ils sont si sales qu’on n’ose y toucher. Cependant, afin que nos Poètes ne crient pas contre moi à l’injustice, si je ne rapporte point ici leurs paroles, je nommerai pour le moins leurs Pièces et leurs Personnages.

Or entre les raretés de cette espèce, on peut d’abord mettre deux caractères de l’Homme sans façon c , et trois de la Femme de la campagne e , qui sont les plus dignes de remarque ; sans être pourtant les seuls dignes de répréhension. Je suis fâché que le Poète, homme de mérite et de bon goût descende à de si énormes bassesses.

On voit des gens qui sont grossiers, uniquement faute d’esprit : ils ne nous choquent que comme des malheureux dont l’indigence seule est la cause de la malpropreté qui paraît en leur personne ; mais l’Auteur de l’Homme sans façon f, n’est point dans ce cas-là : il peut quand il veut donner à sa Muse un air plus gracieux et plus noble. Et c’est un principe reçu dans le monde, qu’un défaut nous est d’autant moins pardonnable qu’il nous est plus facile de l’éviter.

Avançons. Iacynte , Elvire, d’Alinde et Madame Plyant g dans l’Astrologue joué dans le Moine Espagnol, dans l’Amour Triomphant h et dans le Fourbe i, s’oublient d’une étrange manière ! Presque tous les caractères dans le Vieux Bachelier j sont obscènes à l’excès : l’Amour Désintéressé k et le Relaps l ne le sont guère moins, non plus que Don Sébastien.

Je ne me pique pas au reste d’avoir parcouru tout le Théâtre Anglais ; mais sans compter les autres Comédies dont j’aurais occasion de parler dans la suite, celles que je viens de citer suffisent déjà pour mettre le Lecteur au fait. Ce sont ici comme des recueils de saletés qui ne se trouvent nulle part ailleurs.

Tantôt le libertinage y est successivement représenté dans ses divers degrés. Il commence, il croît, il arrive à son comble : il est peint de toutes les couleurs propres à flatter l’imagination, à pénétrer aisément dans l’esprit, et à empêcher que le charme par où il peut séduire, ne languisse un moment. Tantôt c’est dans une allusion qu’on le glisse : ensuite c’est une description qu’on en donne ; quelquefois il est caché sous un léger voile : tantôt il se montre à découvert.

Et dans quel esprit offre-t-on au Spectateur ces peintures, si ce n’est pour le disposer au crime, pour lui en ôter la honte et lui en faire un amusement ? Cette conséquence est très naturelle ; et ainsi l’on n’aura pas de peine à croire que telle est aussi la fin que se proposent nos Poètes. Certainement, des discours licencieux au point que le sont les leurs ne sauraient guère avoir d’autres effets que de réveiller la cupidité et d’affaiblir les armes de la vertu. C’est à cause de ses funestes suites que Platon bannit les Poètes de sa République ; et qu’un Père de l’Eglise appelle la Poésie, une liqueur dont le poison se compose dans les pharmacopées du démon

Je sais bien que l’abus d’une chose n’est pas toujours une raison d’en supprimer l’usage. Après tout, les jeunes gens, encore plus que les autres, devraient s’interdire des divertissements où l’on expose à leurs yeux d’infâmes portraits, et tracés par des mains habiles : en se permettant ces amusements prétendus, ils risquent de sentir naître en eux des passions qu’on n’étouffe point sans peine, et qu’on ne contente en quoi que ce soit sans crime. Qu’il est dangereux de commettre de la sorte sa vertu ! On a tout lieu d’appréhender qu’en ces moments critiques elle ne nous abandonne.

Mais le danger de nos Spectacles est le moindre des reproches qu’ils méritent : on n’y voit que scandales affreux : on y dégrade absolument la nature de l’homme : on y substitue la convoitise à la raison : on y franchit toutes les barrières qui nous séparent des bêtes. Non, si les plus lascifs animaux savaient parler, ils n’auraient pas un plus énorme langage que celui de notre Théâtre.

Suivons la chose de plus près et donnons-lui plus de jour. La saleté est une faute contre le savoir-vivre, aussi bien que contre la Religion : elle ne peut être que le plaisir grossier de gens sans esprit et sans caractère dans le monde. Par exemple, le petit peuple libertin et qui n’a aucun principe d’éducation, nulle idée de la bienséance, nul fonds pour fournir à un entretien agréable, ne connaît point d’autre ressource dans sa stérilité que de se jeter sur des ordures.

C’est ainsi qu’un homme à qui la corruption de son cœur tient lieu de génie, enfantera sans peine des Scènes lubriques ; et que la facilité du métier invite apparemment tant de personnes à s’en mêler. Car il semble en effet que les Poètes modernes recourent à la saleté, comme quelques-uns des anciens recouraient aux Machines, afin de relever par là leur imagination froide et languissante. Quoiqu’il en soit, si notre Pégase manque de vigueur et d’haleine, il fait de vains efforts pour se soutenir, il retombera toujours, pour m’exprimer de la sorte, dans la boue et dans la fange.

L’obscénité d’ailleurs passa toujours en général pour être le propre d’un Rustique ; et dans l’esprit du sexe en particulier, pour être l’attribut d’un insigne brutal. Il est certain que des paroles impures ne manqueraient pas de choquer dans le commerce ordinaire de la vie, et qu’une femme surtout, qui a un peu d’honneur ne les souffrirait point.

Mais comment donc arrive-t-il que les mêmes choses qui nous blesseraient dans l’entretien, ne nous déplaisent pas au Théâtre ? Est-ce que les femmes laissent chez elles toutes les règles de l’honnêteté, lorsqu’elles viennent à la Comédie ? Est-ce que le lieu change tout à coup la disposition de leur cœur, et convertit en objet de plaisir ce qui était un objet d’aversion pour elles ? Ou bien est-ce que la modestie et la sagesse qu’elles montrent ailleurs, ne seraient qu’hypocrisie et que grimace ?

Suppositions trop injurieuses au sexe pour les admettre ! Ce serait traiter les Dames à peu près de la même manière que ceux qui reçoivent leur argent, pour les insulter à la face d’une nombreuse Assemblée : ce serait s’imaginer qu’elles se repaissent d’idées criminelles, qu’elles sont accoutumées au langage des mauvais lieux, et qu’elles aiment à voir des représentations abominables.

Cependant les lois de la modestie sont si sévères à l’égard des femmes, que ce leur est presque un crime d’apercevoir trop qu’elles sont mal observées : elles ne peuvent quelquefois témoigner sur cela leur répugnance ni changer de visage, sans qu’il en naisse quelque sentiment désavantageux à leur vertu : pour peu qu’elles paraissent comprendre en ces occasions, c’est dans l’esprit des autres comme si elles avaient part au mauvais discours qui se tient, ou comme si elles dissimulaient mal qu’elles y entendent finesse.

En un mot quiconque dit des infamies devant le sexe, ou s’imagine par là plaire aux femmes, ou bien ne se l’imagine pas : s’il croit leur plaire, quelle injure ne fait-il point à leur vertu ! s’il ne le croit pas, quelle rusticité de leur parler un langage qu’elles abhorrent ! quel crime même ! Car sur ce point, les usages du monde et les principes de la conscience, les règles de la politesse et les maximes de l’Evangile sont d’accord. En quelques autres circonstances le vice n’est que trop applaudi : mais ici l’on n’est point coupable aux yeux de Dieu, sans l’être encore aux yeux des hommes. Et ce double crime notre Théâtre le porte si loin qu’il révolte et soulève les moins gens de bien.

Premièrement. Nos Dramatiques mettent des obscénités dans la bouche même du sexe : les personnages et les pièces que je me suis contenté de nommer en sont des preuves sensibles ; et s’il en était besoin, ces preuves pourraient être multipliées presque à l’infini ; car les Comédies chez nous sont rarement innocentes de ces désordres ; les Tragédies mêmes n’en sont pas toujours nettes. Monimie, par exemple, fait une description qui ne convient point ; et la Princesse Léonore raconte une histoire galante avec d’affreuses circonstances. Est-ce donc l’usage que des personnes de ce rang récitent de sales chroniques ?
Ce sont là sans doute les choses tendres que M. Dryden dit que les Dames lui demandent ! Mais je m’imagine qu’il entend les Dames trop modestes pour se découvrir le visage dans le Parterre : un divertissement de cette nature ne saurait être inventé pour d’autres qu’elles : il est assaisonné conformément à leur goût. C’est une fête où leur dépravation est célébrée, un nouveau lustre jeté sur leur caractère, un panégyrique complet de leur vie.

Mais après tout, c’est représenter mal le sexe et faire violence à sa modestie naturelle que d’attribuer à des femmes de pareils rôles. La modestie est leur caractère propre, comme l’observe le P. Rapin dans ses Réflexions sur la Poétique d’Aristote. On ne peut donc leur ôter ainsi ce qui les caractérise sans les tirer de l’ordre où elles sont dans la nature, et sans en faire des monstres.

Euripide, cet exact observateur de la nature, garde toujours avec soin ce décorum du sexe. Lorsque Phèdre est possédée d’une honteuse passion elle n’oublie rien pour la cacher : elle est aussi retenue et aussi chaste dans son langage que la plus vertueuse Matrone de la Grèce. Il est vrai que l’effort de sa honte et de sa passion tout ensemble, que la crainte de satisfaire son penchant, et l’embarras en même temps de s’en défaire la réduisent à l’extravagance. Mais ses égarements d’esprit n’ont rien d’obscène : Phèdre est modeste toute insensée qu’elle est. Si Shakespeare n avait pris les mêmes précautions pour la jeune Ophélie, tout en eût été beaucoup mieux. Puisqu’il avait arrêté qu’Ophélie périrait, que ne terminait-il sa destinée un peu plus tôt ? C’est une cruauté dans lui de ne ménager un reste de vie à cette infortunée que pour la livrer à d’indignes transports.

On dira peut-être que ces saillies ne doivent être comptées pour rien dans une absence d’esprit, qu’une fièvre ardente ignore le crime, qu’un homme qui extravague, tue sans être homicide. Soit ; mais des gens en cet état doivent être enfermés et ne voir personne : il n’est pas raisonnable de les produire, et encore moins de les abandonner à leur extravagance.

Au reste, il paraît que notre Théâtre fait grand fond sur les expédients de la fureur et de la folie : les femmes y sont tantôt furieuses et tantôt folles ; afin de leur ouvrir un vaste champ à la licence et de mettre leur effronterie à couvert. Ce beau stratagème est employé pour Marcelle dans Don Quichotte o, pour Hoyden dans le Relaps, et pour Mademoiselle Prude dans l’Amour Désintéressé.

Avec tout cela, le procédé de nos Poètes revient malgré eux à cet aveu, que les femmes doivent parler autrement qu’ils ne les font parler, tandis qu’elles sont dans leur bon sens. Encore une fois, la modestie est le caractère propre du sexe ; c’en est l’ornement ; c’en est le rempart : elle a été établie par la Providence comme garde de la vertu ; et afin qu’elle ne manque jamais au besoin, elle est entée, pour ainsi dire, sur la disposition naturelle du corps ; elle est même proportionnée aux différents âges, et plus agissante dans les jeunes gens lesquels ont les passions plus vives.

La modestie est aussi essentielle pour l’intégrité de l’innocence, que les sens de l’homme lui sont nécessaires pour jouir d’une santé parfaite : ce qui nuit à l’un de ces sens devient un préjudice au bonheur de la santé ; et ce qui blesse la modestie fait une plaie à l’innocence. Aussi dès que l’ennemi de la pudeur approche, le sang s’élève contre lui, s’oppose au premier choc, et supplée au raisonnement et à la réflexion.

Par conséquent, quel guide plus sûr pour de jeunes personnes qui n’ont encore nulle expérience ? La modestie les instruit par une soudaine répugnance au mal : c’est une sorte de leçon toujours prête et toujours efficace : l’agitation du sang, le mouvement des esprits et l’alarme causée par là dans tous les sens sont de merveilleux secours contre le crime ; tout cela sert à avertir la raison, et à aller au-devant de la surprise. Ainsi la différence du bien et du mal se retrace-t-elle dans l’âme en un moment, ainsi le péril est-il mis en une distance propre pour être aisément surmonté.

Secondement. Nos Poètes représentent indifféremment, et les femmes du commun et les femmes de qualité, tout le sexe en un mot sous les mêmes traits de libertinage. Voilà ce qui répugne encore davantage à la nature et à la vraisemblance ; et ce qui rend l’irrégularité de notre Théâtre plus monstrueuse. Mais on aime mieux encourir le reproche de gâter les caractères, que de cesser d’être vicieux. J’ai déjà fait entrevoir cette prévarication, même Poétique : Iacynte dans l’Astrologue Joué et Belinde dans le Vieux Bachelier en sont deux autres exemples. Mais l’Auteur du Fourbe met ici une enchère sur tous ses rivaux. Il y a quatre femmes dans cette Comédie ; et les trois plus distinguées par leur rang sont des femmes perdues. Le compliment est nouveau de dire aux femmes de condition que les trois quarts parmi elles n’ont point d’honneur. La politesse de Rome était toute autre que n’est celle de Londres : les prostituées dans Plaute et dans Térence ne sont que de la lie du peuple.

Troisièmement. On retranche souvent au Spectateur jusqu’au faible asile de la double entente : il est réduit à la nécessité de comprendre une sottise, ou bien de ne rien concevoir. Lors même qu’une pensée a deux faces, on met la pire sous ses yeux. Tout est alors tellement disposé que le mauvais côté de la pensée se montre toujours : semblable à une peinture hideuse qui nous présente toujours le regard.

Quatrièmement. Les Prologues mêmes et les Epilogues sont scandaleux au souverain degré. Je les laisse à la marge comme des écueils qui font frémirp. Je dirai seulement que les Acteurs cessent alors d’être Acteurs, et que ce n’est plus en eux le personnage, mais l’homme qui paraît, qui parle, et qui adresse directement la parole à l’assemblée.

Le but des Prologues, c’est d’attacher par une prévention avantageuse pour le dessein ; et le but des Epilogues, c’est de solliciter l’applaudissement de la compagnie. On croirait donc qu’en ces rencontres plus qu’en toute autre les Dames devraient être ménagées et les bienséances respectées. Mais il n’en est rien : le Poète au contraire se surpasse alors lui-même dans le genre obscène, et pousse les choses jusqu’à rebuter des débauchés ordinaires. Et pour rendre encore plus sensible le débit de ces insolences, c’est à des femmes qu’on en donne la commission.

Tels sont les préparatifs du Poète pour prévenir les Dames en sa faveur ; tels sont ensuite les éloges qu’il leur destine pour mériter leur approbation ; persuadé apparemment de la délicatesse de leur goût ; mais des Auteurs de cette espèce ont-ils la moindre notion de l’honnêteté ? Ils en foulent aux pieds toutes les règles les plus communes. Ont-ils de la religion ? L’on ne s’y prendrait pas autrement, quand on s’étudierait exprès à diffamer la vertu : car ces pratiques de notre Théâtre deviennent des monstres par rapport au Christianisme dont nous faisons profession.

Le Paganisme n’était guère autre chose qu’un mystère d’iniquité : on adorait alors le libertinage dans les temples, comme on s’y abandonnait ailleurs : les divinités Païennes étaient de grands exemples du vice ; et on leur rendait des hommages conformes à leur propre penchant. Il n’est donc pas si étonnant que la Poésie de ces Idolâtres ne fût pas toujours régulière, et qu’ils se permissent pour le Théâtre quelques libertés : ils trouvaient dans leur Théologie du fondement à cette conduite. C’est pour cela que l’on pardonne plus à Plaute l’adultère de Jupiter et l’emploi de Mercure qui le favorise ; que la prière adressée aux Dieux par Gimnasium est moins horrible ; que Chérée autorise sa faute sur l’aventure de Jupiter et de Danaé.

Mais l’esprit du Christianisme est bien différent de la créance de ces Poètes. Les exemples de l’Auteur de notre Foi sont autant d’arrêts prononcés contre le crime. On nous interdit les plus légères attaches au mal ; on nous défend tout entretien trop enjoué ; on nous demande de la pureté jusques dans les pensées. Ce qui passait peut-être parmi les Païens pour une plaisanterie et pour un amusement, est un sujet d’horreur pour des Chrétiens. La Majesté du Souverain Etre que nous reconnaissons, la sainteté de ses Ordonnances et l’attente d’un avenir éternel établissent une différence infinie entre eux et nous.

Cependant avec toute la tolérance des Divinités Païennes, le Théâtre de Rome et le Théâtre d’Athènes sont de beaucoup moins impurs que le nôtre. Je commence par Plaute ; ce Comique si répréhensible est modeste néanmoins en comparaison de nos Poètes.

Premièrement. Plaute déshonore rarement le sexe par des discours semblables à ceux dont nous venons de parler ; et lorsqu’il le fait, ce ne sont que des prostituées de la plus vile extraction : encore, ces femmes ne tombent-elles jamais dans les grossièretés de nos Modernes. Par exemple, Cleærete donne presque dans l’ordure : Lene et Bacchis ne s’en écartent point assez : mais aucune d’elles n’est obscène à l’Anglaise. Chalinus déguisé en femme est plus condamnable que tout le reste. Pasicompa tient des discours trop libres avec Lysimachus aussi bien que l’Esclave Sophroclidisca avec Lemnoselene. Enfin Phronesium s’entretient à double entente avec Stratophane.

Voilà ce me semble tous les endroits le plus à blâmer dans Plaute eu égard aux femmes : on y apercevra de la retenue, si on les rapproche de nos Comédies. J’en dis trop peu : une seule de nos Pièces de Théâtre est souvent plus licencieuse que toutes celles de Plaute ensemble. Et pour le trancher net : les prostituées de Rome seraient des Vestales à Londres.

Secondement. Pour ce qui est des hommes dissolus dans leurs paroles, ce ne sont ordinairement que des Esclaves : excepté peut-être le scélérat Dordalus et Lusitele. Ce dernier même, jeune homme de naissance, ne s’émancipe qu’en une seule occasion où il s’exprime trop librement ; et pour cette faute comme échappée à Lusitèle, le Poète lui fait faire une sorte de satisfaction dans la suite de son personnage. Le jeune homme s’apporte à lui-même de fortes raisons contre une inclination illégitime : son entretien avec Philton renferme une instruction morale : après cela, il donne à Lesbonicus de sages conseils, et déclame avec chaleur contre le libertinage.

Plaute en reléguant ainsi la licence du langage au menu peuple, pèche bien moins que nos Poètes. 1°. La représentation des mœurs est alors plus naturelle. 2°. Il est moins à craindre, et ceci est essentiel, que le vice ne soit imité d’après la canaille. Des valets, des esclaves, de petites gens sont trop méprisables et trop méprisés pour devenir des exemples à suivre. Il peut être même que le Poète fasse ses bas personnages vicieux, pour dégoûter l’honnête homme d’un pareil vice : les Ilotes à Sparte étaient représentés ivres, afin de mettre l’intempérance dans le décriq. Je ne rapporte point cela comme un expédient que j’approuve, mais comme une circonstance qui ne laisse pas d’adoucir les choses et de fournir une sorte de prétexte à quelque indulgence pour le Poète.

Troisièmement. Ces esclaves et ces libertins reconnus se permettent rarement des extravagances devant le sexe. Il n’y a guère dans Plaute que quatre exemples de cette espèce ; c’est à savoir Olimpion, Palestrion, Dordalus, Stratilax : les femmes à qui ils s’adressent sont deux esclaves et une prostituée.

Nos Dramatiques n’y font point tant de façon : ils sèment leurs Comédies de sottises toutes crues sans égard ni à l’assemblée, ni à la qualité, ni au sexe. Chez eux les hommes de distinction en disent aux femmes de distinction, et celles-ci répondent sur le même ton avec une impudence qui n’est semblable qu’à elle seule. C’est à certainement avoir bien à cœur que la saleté passe en usage parmi nous. Que peut-on faire de plus que de l’anoblir ainsi en la rendant familière aux personnes du premier rang ? Il faut qu’après cela elle monte à son plus haut point : à moins qu’elle ne tombe dans le mépris par la voie même dont on se sert pour l’élever en honneur.

Quatrièmement. Les Prologues, ni les Epilogues dans Plaute n’offensent jamais la pudeur. Je sais que Lambin prétend découvrir une mauvaise équivoque dans le Prologue du Pœnulus : mais j’estime pour moi que c’est forcer la construction de cet endroit. Le Prologue des Captifs est à observer : Appliquez vous à cette Pièce, dit le Poète ; les paroles qui suivent apportent la raison pourquoi elle mérite de l’attention : « Non enim pertractate facta est… neque spurcidici insunt versus immemorabiles. » Où nous voyons que de l’aveu de Plaute une Comédie impure est un indigne amusement, et que les paroles indécentes doivent être proscrites des pièces de Théâtre.

Au reste, que ce fût là le vrai sentiment de Plaute, c’est de quoi ses propres Ouvrages font foi : car ses meilleures Comédies sont presque toujours dans l’ordre à cet égard ; l’Amphitryon y est à une fausse addition près : l’Epidicus son chef-d’œuvre, les Ménechmes, le Rudens, et le Trinummus, qu’on peut compter entre ses plus belles pièces de la seconde classe, ne blessent point l’oreille chaste : son Truculentus, autre ouvrage de mérite, quoique non achevé, est encore de mise, supposé le système du Paganisme. En un mot, par tout où Plaute est plus Poète il est communément moins bouffon, et par tout où il est bouffon il est rarement bon Poète : l’ordonnance est alors pitoyable, la diction pleine de pointes et la pensée vide d’esprit. De sorte que son génie heureux semble l’abandonner dès qu’il veut en faire un indigne usage.

Cependant, il ne s’étend jamais à la moderne sur les succès ni sur les disgrâces de l’amour : ces deux articles lui paraissent des écueils, il n’y touche que légèrement et avec beaucoup de circonspection. Enfin il laisse quelque ressource à la modestie, il respecte la dignité de l’homme raisonnable, et fait assez sentir que la corruption des mœurs n’est point son objet.

Examinons-le dans une conjoncture délicate. Silenium est éprise d’un violent amour ; et elle a de la retenue malgré l’effort de sa passion : elle marque bien sa douleur sur l’éloignement forcé de celui qu’elle aime, et sur le danger où elle est de le perdre ; mais sa plainte a des bornes, et n’est mêlée d’aucune indécence. Alcesimarchus de son côté ne saurait soutenir l’absence de Silenium ; il se trouble, il s’emporte, il menace : mais sa passion n’éclate qu’en discours vagues : il n’en trace nulle image, il n’en désigne aucune particularité messéante.

Plaute néanmoins vivait dans un siècle qui n’était pas encore bien raffiné, et semble ajuster souvent ses Comédies à la portée du vulgaire. C’est pour cela, je crois, que ses caractères passent le naturel, et que chaque trait ridicule en est trop allongé ; que ses vieillards sont trop crédules, ses avares trop défiants, et tous ses originaux singuliers au-delà du vraisemblable : c’est peut-être encore pour la même raison que ses personnages du dernier ordre sont trop libres dans leurs paroles.

Térence parut lorsque Rome était devenue plus polie ; et il se conforme à cette politesse de son temps. Je ne vois en lui qu’une expression qui sente l’obscénité ; c’est ce que Chrémès dit à Clitiphon. Otez de ses Comédies ce vilain apophtegme, et elles seront comme d’honnêtes conversations, à ce qu’il me semble. Je ne parle pourtant ici que des termes qui font le sujet de mon indignation contre nos Auteurs : car pour ce qui est des choses, je n’ai garde de les garantir sans restriction dans Térence. Ce Poète donc sur ce pied-là est fort circonspect pour ses personnages de femmes : ni Glicerium dans l’Andrienne, ni Pamphile dans les Adelphes, ni Phanium dans le Phormion, ni Philumène dans l’Hécyre n’ont part à l’entretien sur le Théâtre : c’eût été en ce temps-là trop de liberté pour de jeunes personnes dont on attendait beaucoup de réserve.

A la vérité, dans l’Heautontimoreumenos l’intrigue du Poète oblige Antiphile de paraître déguisée sous Bacchis : elles ont ensemble à cette occasion un court dialogue, où Bacchis toute Courtisane qu’elle est se comporte en honnête femme : ses paroles n’ont rien de ses mœurs ; au contraire, elle loue la vertu qu’elle n’a pas et l’admire dans Antiphile. Antiphile dit, il est vrai, combien elle a toujours été constante pour Clinie ; elle a un air étonné à son arrivée, elle le salue gracieusement et ne parle plus du tout.

Mr. Dryden dans sa Poésie Dramatique semble en vouloir à cette conduite de Térence. Il critique les Romains de faire des personnages Muets de femmes qui ne sont pas mariées : il appelle cela, « l’éducation de la vieille Elizabeth, dont la maxime était que les filles se présentassent et ne parlassent point ». N’en déplaise à M. Dryden, cette ancienne pratique serait aujourd’hui bien nécessaire pour le Théâtre. Du train que les choses vont, les rôles muets seront toujours trop rares : car il vaut beaucoup mieux ne rien dire que de sortir de son caractère, quand on parle.

Revenons. Une jeune personne flétrie par Chérée ne donne d’autres indices de son malheur que les larmes amères qu’elle verse ; elle n’ose le raconter à des femmes mêmes. Que la Comédie a fait de chemin depuis ce temps-là ! Dalinde nous paie d’audace après avoir perdu sa vertu, bien qu’elle n’en doive la perte qu’à son seul penchant.

Térence a cette délicatesse qu’il n’entamerait pas aux yeux du sexe un discours peu honnête : Chrémès rougit de redire devant sa femme quelque chose du libertinage de son fils. « Pudet dicere hac præsente verbum turpe. »

Les esclaves chez lui sont en règle et sur leurs gardes : ils fuient l’occasion, ou bien ils la parent ; ils glissent plutôt qu’ils n’appuyent sur un endroit dangereux. Ce Poète n’estimait point que la bassesse de la naissance fût comme un passeport pour la saleté : il savait que le poison le moins nuisible peut s’attacher à certains tempéraments, et qu’outre cela nous avons des Spectateurs à qui nous devons du respect. Lorsqu’on a à paraître devant des personnes au-dessus de soi, on prend soin de le faire avec bienséance ; quelque négligé qu’on puisse toujours être en son particulier.

Maintenant, si Plaute est plus riche que Térence pour l’invention, celui-ci l’emporte sur l’autre pour le jugement et pour le bon goût : non seulement ses railleries sont plus fines et son style est plus élégant, mais ses caractères aussi sont plus exacts, et montrent qu’il a mieux connu la nature que Plaute.

Il reste encore à dire pour la gloire de Térence et à notre confusion, que les Courtisanes sont chez lui plus retenues que les femmes d’honneur et de condition à la manière de nos Poètes : Bacchis dans l’Heautontimoreumenos et Bacchis dans l’Hécyre en sont des preuves ; leurs paroles sont mesurées à la modestie inséparable du sexe, et non à leur profession. Thaïs la première en ce genre est très spirituelle, très artificieuse et très engageante ; mais elle ne hasarde pas un seul mot obscène. Que l’on admire ici la discrétion de ce Comique comparé à ceux de notre siècle !

Peut-être que cette conduite de Térence avait sa source dans une modestie qui lui était naturelle, et qui influait après cela par choix sur ses Ouvrages. Mais quel que fût son fonds personnel, et son goût particulier, il n’ignorait pas qu’à Rome on ne violait point impunément les lois de l’honnêteté dans le langage. En effet, le Théâtre avait alors un frein, il redoutait les Censeurs publics ; et l’office de celui qui présidait au Chorus était établi pour arrêter la licence des Dramatiques. Ajoutons que bien loin que les paroles sales pussent plaire à la Noblesse Romaine, elles étaient un moyen sûr de l’offenser. De là cette règle d’Horace.

« Non immunda crepent ignominiosaque dicta.
Offenduntur enim quibus est Equus et Pater et res. »
Les anciens Romains exigeaient des égards infinis dans la conversation d’un étranger avec leurs femmes ; de crainte qu’il n’en scandalisât la pudeur. Ils défendaient par le même principe le commerce du grand monde à celles qui n’étaient pas mariées. Dans la Grèce, nulle femme au-dessus de la condition d’esclave ne mangeait hors de chez elle ; à moins que ce ne fût quelqu’un de ses proches qui l’invitât. C’est apparemment par un pareil motif qu’on fit taire la vieille Comédie à Athènes, aussi bien que pour ses diffamantes Satires. Car suivant la remarque d’Aristote les Comédiens qui vinrent après, furent plus modérés et plus sages que les autres. Sous cette fameuse République, si un Poète s’avisait d’insinuer quelque chose dans ses Poèmes, qui fût contre la religion ou contre les mœurs, on informait aussitôt de son mauvais procédé, et on le condamnait à de grosses amendes.

N’oublions pas de faire observer que ni Plaute ni Térence, ni Aristophane même ne fournissent aucun exemple de femme mariée que l’on corrompe. Sur notre Théâtre rien de plus commun que des infidèles à leur époux : les modèles d’infidélité y sont tracés avec une variété infinie, et tous marqués au sceau de la belle gloire ; c’est ici une sorte de science où nos Poètes ont voulu exceller pour la mettre en vogue. Que de moyens jusqu’à nos jours, inconnus ! que de ressorts nouveaux ! que de pièges par eux inventés pour surprendre la vertu ! Avec quels applaudissements n’enchantent-ils pas la défaite ! Car voilà leur objet principal : la finesse de l’intrigue, et la naïveté de la représentation se terminent là pour l’ordinaire. Rome avait d’autres sentiments sur ce point, dont elle prévoyait les conséquences : le Gouvernement qui éclairait de près les Poètes n’eût pas vu d’un œil indifférent le déshonneur d’une famille travesti en Comédie.

Remarquons encore, que les Comiques anciens n’avaient point de sales chansons ; au lieu qu’en ceci les Anglais sont extrêmes. Or répandre le charme du vers et du chant sur le mal, n’est-ce pas pour en redoubler la force, pour le rendre plus présent à l’esprit et plus agissant sur le cœur ?
Afin de réunir ensemble tous les Dramatiques Latins ; Sénèque est chaste dans son langage, et laisse ordinairement l’amour à quartier. Il n’y a point chez lui de cajoleries ; si ce n’est dans son Hercules furens : et là même, Lycus dit peu de choses et en termes honnêtes à Mégare. Il s’étend assez dans sa Thébaïde sur l’inceste d’Œdipe, mais sans aucune description fâcheuse. Phèdre à la vérité déclare ouvertement sa passion, elle en avoue la violence, et est bien moins sage dans Sénèque que dans Euripide. Cependant, si les sentiments de Phèdre éclatent trop, les expressions au moins en sont régulières.

Passons de l’Italie à la Grèce ; et jetons un coup d’œil sur le Théâtre d’Athènes. Eschyle y parut le premier avec réputation : il a du grand, il est hardi ; et semble vouloir transmettre aux Spectateurs la noble audace qui l’anime. Son style a je ne sais quoi de pompeux, de guerrier, et si je l’ose dire, d’entreprenant : c’est en quelque manière la trompette qui sonne dans ses vers, propres à échauffer le courage, à inspirer l’ardeur Martiale et à en faire venir à une action. Mais il ne ménage pas toujours son feu ; il se perd quelquefois dans les nues, emporté par son attrait pour le sublime ; il est surabondant en épithètes : ses métaphores sont dures, tirées de loin ; et quelquefois son élévation est plutôt dans l’enflure des mots que dans la hauteur des pensées.

Après tout, on peut dire d’Eschyle en général qu’il associe d’ordinaire le solide au brillant, que sa diction est toujours belle, et que ses pensées sont magnifiques. Au regard des bonnes mœurs, Eschyle est sur cela d’une attention qui tient du scrupule : il comprenait qu’on ne saurait rendre un plus mauvais service à l’Etat que de corrompre les hommes ; et que la ruine publique a le plus souvent sa racine dans la dissolution des peuples. Aussi, décline-t-il, pour user de ses termes, la juridiction de l’amour dont il blâme hautement les intrigues. Qu’on ne s’attende donc pas à de longues citations de lui sur ce sujet, l’aversion qu’il en a l’en fait parler très succinctement. Mais la rareté même de ces sortes d’exemples dans ce Poète est une preuve efficace pour l’affaire présente ; et son témoignage est d’autant plus fort qu’il est plus précis.
Oreste est forcé par l’Oracle de venger la mort de son père au prix de celle de sa mère : lorsqu’il est sur le point d’ôter la vie à celle dont il l’a reçue, il en rappelle la cruauté ; mais il en dissimule l’adultère. Euripide charmé de cette discrétion la donne à son Electre en pareille circonstance. Eschyle dans la Pièce suivante fait des vœux pour ses compatriotes par la bouche des Euménides : le tour qu’il prête à celles-ci est noble et tout poétique. Les Euménides souhaitent entre autres choses que toutes les jeunes personnes s’engagent par les liens légitimes d’un heureux hyménée, et qu’Athènes ne compte dans les enceintes de ses murs que de véritables Citoyens. En cet endroit, Eschyle n’offre qu’un léger crayon de l’amour, tout permis qu’il est alors ; et il le fait avec un tel choix de couleurs que les vœux des Euménides ont tous les traits de la vertu et qu’ils y conduisent les Spectateurs.
L’Auteur du Fourbe sort de toute mesure dans une semblable occasion : il donne un galimatias d’obscénités et de pédanteries à l’un de ses premiers personnages. Mais nos Poètes font aujourd’hui comme ils l’entendent ; ils mettent impunément et le mérite et la naissance à aussi bas prix qu’il leur plaît.
Reprenons. Landaus prescrit à ses filles de sages règles de conduite : elles avaient à demeurer dans une terre étrangère, et à y lutter contre l’indigence et l’esclavage, circonstances qui ajoutent de nouveaux dangers à la vertu. Landaus leur laisse sur cela les ordres les plus précis de veiller à leur sûreté ; il veut qu’elles « sacrifient tout pour conserver leur honneur et qu’elles périssent plutôt que de le perdre ».

Je ne doute point que nos Poètes ne nomment ce discours de Landaus, une harangue insipide, et que du haut de leur esprit ils n’en regardent l’Auteur en pitié. Cependant rien ne m’empêchera de leur dire que d’honnêtes Païens ne sont pas toujours les derniers des hommes, et que dans une fausse Religion l’on a quelquefois plus de probité que n’en ont des Chrétiens.

Sophocle succéda à Eschyle pour le Théâtre, et fut certainement un homme extraordinaire. Il surpasse son Prédécesseur par beaucoup plus d’art dans l’ordonnance et beaucoup plus d’exactitude dans le style : ses caractères sont bien pris et ne se démentent point : ses incidents causent la surprise, et ses catastrophes sont amenées : il ne reçoit que le beau, le grand, le merveilleux : il donne à tous ses raisonnements un tour qui frappe : ses figures sont hardies sans être outrées. On n’y voit point un entassement de mots ampoulés : on n’y voit rien de guindé, rien de contraire à la nature et à la vraisemblance, rien de pareil à Don Sébastien le Roi des Atomes r.
Sophocle non plus qu’Eschyle n’insiste point sur l’amour : s’il en parle, c’est avec tout le laconisme et toute la sagesse imaginables. Par exemple, quand il rapporte l’inceste d’Œdipe il enveloppe ce que cette idée a de choquant, il l’éloigne et la dépayse par des expressions métaphoriques.
Dans un autre de ses Poèmes, Créon veut la mort d’Antigone pour avoir osé ensevelir Polynice. Antigone et Hémon fils de Créon avaient l’un pour l’autre quelque chose de plus que de l’amitié : Hémon tâche donc d’ôter à son père le dessein qu’il a formé contre les jours d’Antigone : il lui représente que donner la sépulture à un frère, quoique contre son ordre, c’est après tout une action d’humanité ; et que le peuple pourrait bien ne pas voir d’un œil tranquille le châtiment de celle qui l’a faite. Mais Hémon ne dit rien de l’intérêt personnel qui l’attache à la Princesse ; si ce n’est dans un vers tellement obscur que Créon ne le comprit pas. Antigone de sa part, au milieu de ses autres malheurs déplore celui de se voir mourir si jeune ; sans qu’il lui échappe une parole sur le chapitre d’Hémon. Le Poète d’ailleurs se garde bien de mettre au même temps sur le Théâtre ces deux personnages si intéressés l’un à l’autre : il appréhende qu’ils ne lui deviennent des caractères trop délicats à manier et trop dangereux à exposer. Nos Tragiques n’y eussent pas cherché tant de mystère : ils auraient accordé à Hémon et à Antigone plus d’un tête-à-tête pour se souiller l’imagination, pour ternir l’éclat de leur naissance et faire de leur penchant réciproque, un scandale.

Sophocle mêle au récit de la mort d’Hémon celui de la passion de ce jeune Prince, qu’il orne de tout le merveilleux et de tout le pathétique de la Poésie. Sa narration néanmoins est dans la bienséance ordinaire : les sentiments y sont élevés et tendres à la fois ; ils ravissent et touchent ; ils font naître l’admiration et la piété ; et rien davantage.

Le Chœur dans les Trachiniennes s convient qu’on ne résiste point sans peine à l’effort du penchant : il indique finement les intrigues des Dieux, et passe aussitôt à une belle description du combat d’Achéloüs et d’Hercule. C’est ainsi que Sophocle coule vite sur un sujet délicat sans y arrêter ; comme une hirondelle qui ne fait que raser d’un vol rapide la surface de l’eau.

Parcourons maintenant Euripide : sa manière est de fuir l’affectation du Théâtre et de suivre le naturel de la conversation : il sait exprimer en des termes ordinaires des choses qui ne le sont point : c’est l’honnête homme dans lui plutôt que l’Auteur qui pense et qui parle. Ce qu’il a de particulier et de personnel c’est la netteté du style ; ce sont certains principes, certains retours heureux de morale ; c’est l’art de remuer à coup sûr les passions, et surtout celle qu’on nomme la Pitié : c’est une étendue d’esprit qui le fait approfondir et épuiser un objet de quelque côté qu’il le saisisse.

Tel est en passant, le caractère d’Euripide, et je l’ai encore pour moi contre la pratique de nos Poètes. J’en ai déjà insinué deux exemples, dont l’un est d’Electre et l’autre de Phèdre. Continuons. Dans son Hippolyte il définit la débauche, une folie, une stupidité : être vertueux selon lui, aussi bien que selon Eschyle, c’est être raisonnable. C’est-à-dire, qu’au sentiment de ces deux Tragiques, la régularité dans les mœurs suit de la droite raison, comme la conséquence, de son principe. Lors donc que Phèdre se trouve l’esprit tout occupé d’Hippolyte, elle s’efforce de substituer des raisons solides à ces idées frivoles, elle donne à celles-ci le change par des invectives contre les femmes déréglées ; elle conclut à plutôt mourir que d’être infidèle à son époux et que de devenir une tache à sa famille : la honte des pères, ajoute-t-elle, passe et reste aux enfants, qui ne la portent guère écrite sur le front sans qu’elle leur soit une flétrissure personnelle aux yeux des hommes. Alors, le Chœur enchanté du courage et de la résolution de Phèdre s’écrie : « O que la sagesse sied bien partout où elle se rencontre ! Quel lustre n’en reçoit pas le mérite » etc.

Le Scoliaste fait ces réflexions sur quelques vers d’Hippolyte, « Que l’imagination d’un Poète doit être pure, et que les Muses étant Vierges, il faut que les Poèmes soient assortis à cet état. »

Hermione reproche à Andromaque que son mari ne la regarde pas avec de yeux indifférents ; Andromaque lui remontre qu’elle parle trop et qu’elle voit trop loin pour une jeune femme. Achille au premier aspect de Clytemnestre, lui fait assez entendre qu’il est aussi touché de son air modeste que des autres agréments de sa personne : Clytemnestre reçoit de bonne grâce le compliment d’Achille et le loue de louer la modestie. Ménélas et Hélène savent se modérer sur l’agréable surprise de se revoir après une longue absence : leurs plus tendres expressions ne portent aucune mauvaise idée avec elles.
Osmin et Almérie ne se séparent pas avec la même bienséance que Ménélas et Hélène se revoient. t.

Au reste, la passion d’Osmin en fait un homme fort régulier : il a déjà perdu toute patience, de son propre aveu ; je crois qu’il a encore perdu l’esprit, sans qu’il le dise lui-même : on en jugera. « Que sont, dit-il, les fouets, les roues, les tortures comparées à notre séparation cruelle ? Ne sont-ce pas les douceurs les plus doucereuses du monde ? n’est-ce pas le plus léthargique repos où l’on puisse être plongé ? n’est-ce pas l’air le plus rafraîchissant qui puisse dévorer ? »

Des douceurs doucereuses, un repos léthargique et un air dévorant seraient d’étranges consolations dans la souffrance ! Cette comparaison n’est-elle pas bien imaginée ? c’est apparemment que ceux qui aiment, semblables à ceux qui sont en délire, disent tout ce qui leur vient dans l’esprit. Almérie prend ce jargon pour modèle, et y conforme sa réponse. « O je suis frappée ! Tes paroles sont des foudres de glace qui lancés dans mon cœur, le fondent en même temps et le gèlent. »

Des foudres de glace ! Oui ; il paraît même que le froid s’est communiqué jusqu’à la tête. « Je claque des dents, ajoute-t-elle, je frissonne, je m’évanouis, les forces me manquent par degrés et s’en vont par des roulades de frayeur. » Merveilleux langage ! Ensuite, elle s’écrie :  «Plus bas encore, bas, bas» ; on croirait que c’est un épagneul qu’elle dresse à se camper sur le derrière. Autres expressions naturelles ! « Nous ne lèverons plus les yeux ; mais courbés et muets nous mouillerons la face immobile de la terre jusqu’à la pourrir par les torrents continuels d’une pluie ardente. » Quelles figures ! quelle élocution ! Le marbre est-il plus dur que cela ? Je me souviens à ce propos d’un certain endroit de Du Bartas.
 « Quelquefois il advient que la force du froid
Gèle toute la nue : et c’est alors qu’on void
Tomber à grands flocons une céleste laine :
Le bois devient sans feuille, et sans herbe la plaine.
L’univers n’a qu’un teint, et sur l’amas chenu
A grand’ peine paraît du Cerf le chef cornu. »
Je conçois cette description encore mieux que l’autre, que je renvoie aux réflexions de M. Dryden. Mais des douceurs doucereuses, un repos qui aille à la léthargie, un air le plus rafraîchissant qui puisse dévorer, des roulades de frayeur, des torrents continuels d’une pluie brûlante ; c’est ce que je n’entends point. Car pour parler un peu à la mode de notre Théâtre, cette multitude d’épithètes ôte tout le sens d’un Poème, comme un trop grand nombre de petits suce toute la substance de la mère. Mais tout est bon pour des Poètes dont les tours d’éloquence sont de même espèce que les diamants faux des Acteurs.
Je reviens à Euripide. Cassandre rapportant les malheurs des Grecs s’arrête tout court à l’adultère de Clytemnestre et à celui d’Egiale. La raison pourquoi elle en demeure là, est admirable : « C’est qu’on doit passer sous silence les mauvaises choses, et qu’elle hait une Muse qui cherche à briller dans une narration obscène. » Car il est des choses dont le récit est aussi dangereux qu’elles sont criminelles de leur nature ; la description qu’on en fait laisse souvent le trait empoisonné après elle. Euripide attentif à cet écueil mesure tellement sa Diction et ses Mœurs qu’il n’y tombe jamais.
Que nous nous sommes misérablement soustraits à ces règles des Maîtres de l’Art ! à ces règles qui ont pour fondement, la raison ! Sur notre Théâtre, rien de plus ridicule que la modestie : défaut d’éducation ! ignorance des usages du monde ! sujet de honte ou peu s’en faut ! Ne semblerait-il pas que le genre humain n’est plus genre humain ? que l’essence de l’homme a changé ? que l’extravagance a pris la place de la raison, le renversement celle de l’ordre, et le vice celle de la vertu ?
Mais, quoi ? diront nos Poètes : tout sera donc impunément dans la confusion ? l’homme laissé à sa mauvaise conduite ? la vie enfin que l’on mène à Londres, inconnue ? Quel mal y a-t-il que tout cela soit dévoilé ? Je demande à mon tour : s’il n’est rien au monde qu’il ne soit convenable de dire ou de représenter ? Serait-on sage de nous donner le spectacle d’un pestiféré, et de le promener autour de nous ; tandis qu’il souffle partout la contagion ? Il ne faut donc instruire de quoi que ce soit ? répliquera-t-on. Ce n’est pas là ce que je prétends ; mais je soutiens qu’on ne doit pas instruire de tout : car les hommes doivent-ils tout savoir ? Ne vaut-il pas mieux, par exemple, ignorer un mal que d’en acheter la connaissance aux dépens de sa santé ? Qui est-ce qui se ferait une large plaie pour connaître la nature de cette douleur ? Est-il quelqu’un qui voulût suivre à la piste une mauvaise odeur pour faire la découverte d’un cloaque ? Je ne m’arrête pas davantage à cette objection ; parce que je la retrouverai ailleurs.

Le Théâtre d’Athènes s’est vu jusqu’ici dans la règle ; mais je tombe d’accord qu’il n’y a pas été sans prescription. Aristophane se donne de grandes libertés, et ses personnages de femmes s’en ressentent aussi bien que les autres. Cependant, son exemple ne conclut rien pour l’affaire présente : j’ai de mon côté la nature de la chose, l’usage, le sentiment de gens plus habiles et plus sensés qu’Aristophane. Les plus célèbres Philosophes, les meilleurs Poètes, les plus judicieux Critiques, les Orateurs tant Grecs que Latins, tant anciens que modernes me donnent gain de cause sur lui. Je ne veux néanmoins que les Ouvrages mêmes de ce Comique pour le perdre de crédit et anéantir son autorité.

Premièrement. Aristophane était un parfait Athée, et ne s’en cachait pas trop : pour rendre ce fait sensible, il ne s’agit que de confronter ses Nuées avec ses autres Comédies. Son dessein dans cette pièce est de jouer Socrate et d’en faire la risée de la Ville. Or ce Philosophe n’avait pas seulement beaucoup de raison et de probité ; il passait même pour raffiner sur la Théologie païenne, pour en retrancher tout le fabuleux, et pour vouloir la ramener au point de la Religion naturelle. Aussi Saint Justin le Martyr et quelques autres Pères ont-ils regardé Socrate comme un homme d’une créance non païenne, et ont cru qu’il avait souffert pour l’unité d’un Dieu.

Voilà l’homme qu’Aristophane joue finement, à ce qu’il s’imagine : il lui prête un habillement de fou, et puis il le montre au doigt. Socrate alors instruit son disciple Strepsiade d’une nouvelle Religion et lui déclare qu’il ne reconnaît point les Dieux suivant la notion commune. Le Poète lui dit en un autre endroit que les Nuées sont les seules Divinités : ce qui est le même trait de Satire que celui de Juvenal contre les Juifs, lesquels n’adoraient qu’un souverain Être :
« Nil præter nubes et cœli Numen adorant. »

Socrate continue sa leçon de Théologie, et décide nettement qu’un Jupiter est une chimère. Il avance et tâche d’obtenir de Strepsiade par composition qu’il n’admettra point d’autres Dieux que le Chaos, les Nuées et la Langue. Par conclusion : le Poète condamne le Philosophe à une peine publique à cause de ses singularités. Il met le feu à l’Ecole de Socrate pour avoir appris aux jeunes gens à disputer contre les lois de la justice, à ce qu’il prétend, pour avoir débité des principes d’Athéisme, et s’être moqué de la Religion du pays.

Que Socrate ne fut point Athée, c’est ce qui paraît assez certain par les preuves que j’en viens d’apporter : j’y joins encore celle-ci, décisive toute seule ; c’est la confiance qu’il avait en cet Esprit, en ce Génie dont il suivait les lumières pour se gouverner. Quoiqu’il en soit, il est visible qu’Aristophane n’était point de la Religion de Socrate : le Poète déclamait contre la suppression des Divinités fabuleuses que le Philosophe s’efforçait d’abolir, au mépris de la commune créance. Il reste donc qu’Aristophane était bon Païen, ou n’était rien du tout.

Il faut voir à cette heure quel cas ce Comique fait des Dieux reçus et honorés : il donne un gage de sa piété envers eux dans une conjoncture où l’on s’y attendrait le moins ; c’est vers le commencement de ses Nuées. Phidippe, espèce de Petit-Maître jure par Neptune le Maquignon qu’il a une tendresse respectueuse pour son père Strepsiade. « Point de Maquignon, si vous m’aimez, repart le bon homme ; cette Divinité m’a ruiné ou peu s’en faut. » Le trait est hardi contre Neptune, frère de Jupiter, et Maître d’une partie considérable de l’univers. Certainement, Aristophane ne se serait pas exposé à la mer, ou bien il n’ajoutait guère foi au Trident. Bagatelle néanmoins, au prix de ce qui suit.

Plutus prétend avoir eu en vue de ne servir que la vertu : mais Jupiter l’a fait aveugle précisément afin de ne pouvoir discerner l’honnête homme du fripon. Car pour le dire avec franchise ; Jupiter a une pique contre tous les gens de bien. Vers la fin de cette Pièce, Mercure est insulté par Carion, et fait lui-même un personnage ridicule et bas. Après cela il se plaint de tout son cœur que depuis la guérison de Plutus les sacrifices sont tombés et les Dieux près de périr de faim ; Mercure enfin essuie les mêmes affronts que les coquins, les délateurs et les femmes de mauvaise vie.

Les sentiments d’Aristophane sont-ils ambigus ? c’est à savoir que la Religion de son pays n’était qu’une imposture soutenue de l’artifice et de l’ignorance, et que quand les hommes revenus de leur assoupissement ouvriraient les yeux, ils ne seraient plus si fous que de faire des dépenses en sacrifices pour les Dieux.

Ce n’est encore là que comme un essai de la morale de ce Poète. Dans ses Grenouilles, il se divertit du système des Païens, touchant le Ciel et l’Enfer : Caron et les Grenouilles Stygiennes y sont comiquement représentées. Et afin qu’on ne doute point de son opinion sur la commune créance, il avertit que quiconque ne paie pas le salaire d’un crime trop monstrueux pour le nommer il sera jeté sur le rivage du Tartare. Mais avec quelles gens s’y trouvera-t-il ? Avec ceux qui se parjurent, dit ce Poète, avec ceux qui maltraitent leur père ou leur mère. Ainsi trahir ses serments, outrager ceux à qui l’on doit la lumière, et ne point récompenser une abomination commise, tout cela va de pair au sentiment d’Aristophane. N’est-il pas évident qu’en plaçant de cette manière burlesque les malfaiteurs, il avait pour but de critiquer la créance d’un châtiment à venir ? Xanthias en cette même Comédie somme Æacus de lui répondre par Jupiter leur compagnon de coups d’étrivières. Un esclave, un misérable est mis de niveau avec Jupiter !
Dans les Oiseaux, Pisthetœrus dit à Epops que si les oiseaux voulaient bâtir une Ville au milieu de l’air ils pourraient intercepter la fumée des sacrifices et affamer par là les Dieux : ou bien que les Dieux se réfugieraient dans la même Ville et y deviendraient leurs tributaires. Car les oiseaux étaient bien fondés à exécuter cette entreprise : ils avaient leur droit d’antiquité sur Saturne et sur Jupiter, ils gouvernaient avant les Dieux ; et ils étaient, à dire le vrai, plus capables qu’eux du Gouvernement. Le Conseiller d’Etat des oiseaux continue et avertit qu’après avoir achevé la cité suspendue, et fortifié l’air d’alentour, leur premier soin doit être de réclamer leur ancienne souveraineté : que si Jupiter est sourd à leur juste prétention, il faut lui déclarer et aux autres Dieux confédérés une sainte guerre ; et couper incessamment toute communication entre le Ciel et la terre. Pisthetœrus s’échauffe sur le nouvel intérêt qu’il prend à la cause des oiseaux, et jure par Jupiter que c’est à eux et non à lui qu’on doit désormais sacrifier. Si Jupiter s’avise de brouiller et force d’en venir à une rupture ouverte, Pisthetœrus se charge d’envoyer un détachement d’Aigles contre lui avec ordre de réduire en cendre son palais, sans qu’il ait presque le temps de se sauver lui-même.

Cependant, pour prévenir les calamités de la guerre, Hercule propose un accommodement ; et serait assez d’avis que Jupiter abdiquât. Neptune à cette proposition traite Hercule de grosse bête : vu qu’il est l’héritier présomptif de l’empire du monde, et qu’il y doit naturellement succéder après le décès de Jupiter. Aristophane croit-il aux Dieux immortels ? Dans son Eiréné, Trigée menace Jupiter s’il n’en reçoit pas satisfaction, d’informer contre lui comme étant mal affectionné à la Grèce, et un traître qui en abandonne les intérêts.

Je pourrais rapporter bien d’autres endroits de ce Poète encore plus étranges ; mais c’en est assez de ceux-ci pour nous convaincre qu’il n’admettait aucune sorte de Divinité. Et quelle merveille qu’un Athée violât les lois de la pudeur ? Nous-mêmes attendrions-nous moins de quiconque se moquerait de l’existence d’un souverain Etre ? des règles à nous prescrites par sa sage providence ? des distinctions du bien et du mal ?

Un Sceptique ne connaît ni principes de conscience ni motifs de vertu ; il n’a ni crainte ni espérance d’un avenir qui lui servent de frein : il ne consulte que ses penchants, son plaisir, son ambition, son avarice : il lui importe peu par quelles voies il arrive à ses fins, pourvu qu’il y arrive, il est content, il est en repos.

A la vérité lorsque le libertinage s’établit par principes, il en plaît davantage pour l’ordinaire : le système convient à la disposition du libertin ; il couvre la malice de son cœur : il autorise ses procédés : car rien ne lui blesse plus les yeux que les lumières de la conscience et de la vertu. He ! quel honneur y a-t-il donc à être Maîtres dans l’art de mal faire sans scrupule, sans retours, sans honte ? Quel plaisir peut-on prendre à voir le vice croître sans cesse par son industrie et par ses veilles ?

Secondement. Outre l’Athéisme d’Aristophane, son peu de jugement est encore un titre pour annuler son autorité. En effet, si l’on examine bien ses Poèmes, on trouvera que les caractères n’y sont point propres, ou n’y sont point uniformes ; que d’abord il y entre mal, ou qu’il ne les soutient pas. Dans ses Nuées il donne de sales expressions à un homme de bien : il le fait invectiver contre le vice en homme vicieux et corriger la scurrilité par l’impudence. Est-il rien de plus mauvais sens ? Surtout ce juste, comme il plaît au Poète de l’appeler, ayant dit au commencement de son discours que l’on condamnait les gens au fouet pour de pareilles sottises, lorsque le Gouvernement et la discipline étaient en vigueur.

Le Chœur des Grenouilles ne s’accorde pas mieux avec soi-même, et tombe dans une semblable contrariété de maximes. Bien plus ; dans la suite de la Pièce, Eschyle fait le personnage d’un plaisant et d’un agréable contre son humeur naturelle : il tourne ses propres raisonnements en railleries le plus mal à propos du monde ; dans le moment qu’il dispute pour la couronne de laurier. Après avoir badiné quelque temps sur l’histoire de Bellérophon, Eschyle du même ton badin accuse Euripide d’avoir ruiné les Ecoles et les Académies ; et d’avoir rempli Athènes de sornettes et d’impertinences : de sorte qu’on donnait souvent le fouet aux petits garçons, et la plantadev aux Bateliers pour leurs historiettes et leurs caquets.

Ces légèretés burlesques ont fort mauvaise grâce dans la bouche d’Eschyle : son caractère est tout différent, et dans le fond et dans les œuvres qu’il a laissées à la postérité. Il nous est représenté, ce tragique, comme un homme sérieux, fier, haut, sensible à l’honneur, piqué au vif de se voir un rival, et d’être forcé d’entrer en lice avec Euripide. Des puérilités conviennent-elles à un homme de cette trempe et à l’affaire dont il était question ?

Autre exemple du peu de jugement d’Aristophane. Blepyre et quelques autres de la compagnie des Jurisconsultes ont un langage également obscène et insipide : les plus viles canailles ne plaisanteraient pas avec moins d’esprit et plus d’insolence. Mais la conjoncture où ces membres considérables de l’Etat s’entretiennent de la sorte, ajoute un nouveau degré à l’extravagance du Poète ; c’est lorsqu’ils vont se rendre au Conseil, la tête remplie du bien de la nation. De petits bouffons sont-ils propres à régler les affaires importantes de l’Etat, et à donner de l’autorité aux lois ? La saleté et l’ineptie sympathisent-elles avec la sagesse et la gravité de la Magistrature ? Pour convertir des Magistrats en tabarins, il faut avoir percé bien avant dans le vraisemblable et dans les secrets de la Politique ! Le tableau qu’Aristophane en fait est aussi naturel que si un Peintre les avait tirés en habit de Polichinelles et d’Arlequins.
Ce Comique est fécond en absurdités encore plus grossières : il n’a pas la discrétion de sauver du moins aux Dieux les infamies et les bassesses : Bacchus et Hercule en disent dans ses Grenouilles, folâtrent comme des laquais, et font presque tous les tours de Gibecière de la Foire Saint Barthélemy. Voici quelques traits de ces deux Acteurs qu’on peut citer sans crainte. Bacchus demande à Hercule le plus court chemin des Enfers : celui-ci répond à l’autre ; qu’il se pende ou qu’il s’empoisonne, et qu’il sera bientôt rendu au terme. Cette riposte caractérise bien Hercule ; elle le peint aussi au naturel qu’un singe représenterait le Grand Seigneur dans une audience publique. Quelques obscénités jointes à ces bouffonneries sont le partage du Fils de Jupiter : encore en est-il quitte à bon compte au prix de Bacchus, à qui le Poète prodigue toutes les mauvaises qualités ; c’est un débauché, un brutal, un lâche qu’un fantôme effraye : lorsqu’il comparaît devant Æacus, ce Juge sévère le traite avec hauteur et examine par une bastonnade ses prétentions à la Divinité ; Bacchus hurle sous les coups et gâte par là son affaire.

Ces pitoyables fictions peuvent-elles s’allier avec la Théologie des Païens ? ces caractères sont-ils d’après l’opinion commune touchant Hercule et Bacchus ? Est-il dans la bienséance que le fils de Jupiter, à qui tant d’Autels sont dressés, paroisse coiffé d’un bonnet bleu et armé d’une cuillère à pot ? Les Dieux du dernier ordre étaient au moins estimés les conquérants de l’univers, et plus considérés que tous les mortels par leur origine et par leurs exploits. Aussi, Sophocle et Euripide manient d’une autre façon qu’Aristophane les caractères de Bacchus et d’Hercule.

Et il ne sert à rien de nous dire qu’Aristophane était un Poète Comique, et qu’il fallait bien par conséquent qu’il inventât des Scènes réjouissantes. Misérable raisonnement ! Le Comique est-il moins redevable de sa conduite au naturel et au vraisemblable, que ne l’est le Tragique ? N’est-ce pas composer des farces et non des Poèmes que de métamorphoser les caractères ou les défigurer par des couleurs étrangères à l’idée générale qu’en ont tous les hommes ? Que ces imitateurs de Thespis se contentent d’un Théâtre ambulant, et s’en aillent de villages en villages avec des chameaux et des porc-épics. Mais le grand et le sérieux ne compatissent point avec l’enjouement et le naïf de la Comédie ? Il faut donc choisir des personnages du ressort de la Poésie comique ; il faut que ces personnages n’aient rien d’opposé à leur caractère connu, et ne soient point d’une condition trop relevée pour badiner. C’est je crois le sentiment d’Horace,

«  Aut famam sequere, aut sibi convenientia finge
Scriptor, etc. »
Souvenons-nous ici de mettre toujours du rapport entre les opérations et le fonds de la nature : que les Héros, les grands hommes, et à plus forte raison les Dieux ne fassent rien paraître qui ne réponde à leur supériorité sur les Etres vulgaires ; il est absurde et ridicule de donner aux premiers le langage ou les manières des autres : Aristophane lui-même n’ignorait point une règle si essentielle, quoiqu’il pratiquât le contraire.
Dans sa défense d’Eschyle, Euripide reproche à ce Tragique d’avoir trop d’emphase dans ses vers, trop d’enflure, trop de fracas et trop de ce qu’Horace a depuis appelé : « Ampullas et sesquipedalia verba. » Eschyle repart, que les pensées et les sentiments des Héros veulent être rendus par des expressions proportionnées à la majesté de ces personnages : il est dans le vraisemblable que les demi-Dieux le prennent sur un ton mesuré à l’élévation de leur rang : comme ils sont distingués du commun par la magnificence de leur parure, ils doivent l’être encore davantage par la noblesse de leurs expressions. Euripide n’objecte rien à cette réponse : d’où nous pouvons conclure que le Poète Comique ne désavouait pas l’apologie d’Eschyle.
Aristophane après tout n’était point un homme abandonné du bon sens : mais il n’en suivait pas constamment l’inspiration et la lumière. Il est inégal et extrême dans ses inégalités : tantôt ce sont de basses facéties dont il rassasie les Spectateurs ; et tantôt ce sont mille traits ingénieux dont il l’accable, sans qu’on voie trop à quel propos. En un mot, le bon sens succombe souvent en lui à la passion pour le burlesque, et lorsque l’esprit brille davantage dans ses Comédies, il y est communément hors de sa place ; par conséquent à pure perte. Ainsi ôte-t-on le plaisir, lorsqu’on fait lever le lièvre mal à propos.
Troisièmement. Aristophane se fait lui-même un crime de ses libertés dans ses intervalles lucides. Bacchus est choisi pour arbitre du différend entre Eschyle et Euripide. Eschyle demande à son adversaire par quels endroits un Poète s’acquiert de la réputation ? C’est, répond Euripide, par son habileté à bien conduire un Poème jusqu’à sa fin, par les tours éloquents dont il sait relever ses moralités, par le choix judicieux de son sujet qui aille toujours à former et à perfectionner la vertu dans les cœurs.
Mais supposé, reprend Eschyle, que vous eussiez corrompu votre siècle ; et que d’une nation vertueuse et pleine de courage vous en eussiez fait une république de lâches et de voluptueux : que mériteriez-vous en ce cas ? Ici l’Arbitre interrompt les parties, et dit : Ce qu’il mériterait ? la corde : il n’y a pas deux avis sur cela… Les Poètes sont indignes de l’être s’ils ne retouchent et ne repolissent cent fois leurs Ouvrages ; s’ils ne travaillent sur des sujets utiles aux mœurs et à la religion ; et s’ils ne peignent les grands modèles de vertu dans tout l’éclat capable d’en inspirer l’imitation.
Eschyle au fort de la dispute taxe Euripide d’imprudence : il lui dit qu’un Poète doit rejeter ce que l’histoire ou la fable contiennent de scandaleux, et n’adopter que ce qu’il y trouve d’honnête : il lui reproche d’avoir mis en œuvre des sujets de galanteries, et rapporté des incestes dans ses Poèmes : et quant à lui, autant qu’il s’en peut souvenir, il s’est toujours interdit les intrigues d’amour.

Ces remontrances d’Eschyle sont de bons mémoires pour faire le procès à bien des Muses : et si le Théâtre Anglais était ici appelé en jugement, Aristophane le condamnerait à être brûlé avec plus de raison qu’il ne mit le feu à l’Ecole de Socrate. Au reste, il est certain qu’Eschyle dans son démêlé avec Euripide était l’interprète des véritables sentiments d’Aristophane. Car en premier lieu ; c’est un fait que les Poèmes d’Aristophane ne roulent jamais sur l’amour ; bien qu’il n’ait composé que des Comédies. En second lieu, le Chœur, truchement ordinaire du Poète, parle d’Eschyle avec éloge ; et lui attribue même l’avantage sur son concurrent : enfin Bacchus arbitre du différend prononce aussi en faveur d’Eschyle.

Nous voyons donc qu’Aristophane se réfute lui-même et passe condamnation sur ses libertés. Cette remarque et les deux précédentes montrent assez qu’on réclame en vain l’exemple de ce Comique, dont il est visible que l’autorité se réduit à rien.

Je pourrais joindre à ce que j’ai recueilli du Théâtre d’Athènes et du Théâtre de Rome, les témoignages d’Aristote et de Quintilien, ces deux personnages célèbres : mais je les réserve à des besoins plus éloignés pour venir à ce qui est plus proche de nos temps, et qui s’est pratiqué chez nous. Depuis la Reine Elisabeth jusqu’à Charles II. le Théâtre Anglais me fournit des choses importantes à mon sujet. Shakespearew d’abord est trop coupable pour être ici reçu en témoignage : son exemple ne saurait nous être un modèle : ce qu’il mérite du côté de l’esprit, il le perd du côté de la conduite ; et suivant la fortune de Plaute, partout où il est plus obscène, il est ordinairement moins sensé. Ben Jonson x beaucoup plus sage que Shakespeare prend le parti de la modestie dans ses Découvertes.« Un Auteur judicieux, que Ben Jonson appelle un habile Artiste, évitera toujours les expressions libres et efféminées. Où les mœurs sont corrompues, là le langage est dissolu…. Les excès en fêtes et en équipages sont les symptômes d’un Etat malade ; et la mollesse du langage est la marque d’un esprit énervé…. La poésie et la peinture ont également pour objet le mélange de l’utile avec l’agréable : mais le Poète et le Peintre doivent irrémissiblement se retrancher toute idée qui peut induire à un indigne plaisir : sans cela, ils renoncent à leur fin ; et tandis qu’ils plaisent à l’esprit, ils empoisonnent le cœur…. Les paroles sales et les railleries qui tombent sur des personnes du premier rang paraissent très propres à faire rire : mais c’est là ravaler la Comédie à sa basse origine, et sauter du Théâtre dans le tombereau de Thespis. »
La Bergère fidèle, ouvrage de Fletcher, renferme une excellente morale ; c’est une sorte d’exhortation à la chasteté. Cette Pièce eut le malheur d’avoir de très mauvais Juges : on la siffla avant qu’elle eût été à demi représentée. Mais il paraît que la trop grande austérité de ses mœurs fut l’unique sujet de la persécution qu’elle souffrit. Peu de temps après, Ben Jonson et Beaumont vengèrent dans leurs Vers l’Auteur de la Bergère fidèle. Et comme Beaumont célèbre la modestie de Fletcher sur toutes choses, aussi est-il loué pour la même vertu par M. Earl : « Ces pensées, ces sentiments, ces expressions chastes me plaisent infiniment. »

Gaspar-Main, si je ne me trompe, dit quelque chose de semblable ; mais Fletcher nous en dira davantage ; c’est dans son Prologue de l’Ennemi du sexe où le Poète parle en personne, et déclare franchement à l’assemblée ce qu’elle doit attendre de lui. « S’il est quelqu’un parmi vous qui vienne ici pour entendre des sottises, il peut se retirer : car je vous annonce au grand regret de la canaille, que vous n’entendrez rien de ce genre. » On voit que dans ce temps-là l’obscénité n’était que du goût des petites gens.

« A Athènes on a banni du Théâtre, et à Rome on a hué ceux qui introduisaient sur la Scène des parasites, faiseurs de singeries, des fous indécemment vêtus, des Courtisanes libres dans leurs paroles. »
« Loin d’ici toute Satire qui attaque les particuliers, toute expression trop enjouée, tout ce qui peut avoir l’ombre du crime. Une coupable joie ne cause point un vrai contentement ; et les honnêtes gens ne sont touchés que des choses honnêtes. »

Je n’ai cité de Fletcher que des Comédies. Le Couronnement est un autre Poème de lui, dont le Prologue est conçu en ces termes : « Il n’y a point ici de ces équivoques dont on sème quelquefois la Scène pour donner un divertissement grossier : le langage y est semblable à l’onde pure d’une claire fontaine. Notre Poète m’envoie à vous avec confiance pour vous avertir qu’il ne vous refuse aucun plaisir, hors celui de la folie : les gens matériels et qui n’aperçoivent encore la sagesse que dans l’éloignement, mépriseront sans doute son travail ; mais les sages lui en sauront gré : ils le supporteront au moins en faveur de la bonne intention de sa Muse. »

J’ai donc encore ces Poètes de mon côté contre nos modernes. J’avoue néanmoins que l’intérêt de la vertu n’a pas toujours été l’objet de leur plume : mais au regard de Fletcher en particulier, il me suffit que ses derniers Ouvrages soient les plus honnêtes ; c’est une preuve ou que ce Poète s’est corrigé, ou que les endroits répréhensibles dans ses Comédies étaient de la façon de Beaumont, lequel mourut avant Fletcher.

J’appuie toutes ces autorités par un suffrage d’un grand poids, qui est celui de M. Corneille. Cet illustre Auteur eut le déplaisir de voir échouer sa Théodore malgré la chasteté des expressions qui y règne depuis le commencement jusqu’à la fin. Voici comme il s’exprime sur le sort de ce Poème.

« Ce n’est pas toutefois sans quelque satisfaction que je vois la meilleure et la plus saine partie de mes Juges imputer ce mauvais succès à l’idée de prostitution que l’on n’a pu souffrir ; bien qu’on sût assez qu’elle n’aurait point d’effet, et que pour en exténuer l’horreur j’aie employé tout ce que l’art et l’expérience m’ont pu fournir de lumières.

« Dans cette disgrâce j’ai de congratuler à la pureté de notre Scène, de voir qu’une histoire qui fait le plus bel ornement du second Livre des Vierges de saint Ambroise, se trouve trop licencieuse pour y être supportée. Qu’eût-on dit si comme ce grand Docteur de l’Eglise, j’eusse fait voir cette Vierge dans le lieu infâme ? si j’eusse décrit les diverses agitations de son âme pendant qu’elle y fut ? C’est là-dessus que ce grand Saint fait triompher cette éloquence qui convertit saint Augustin.

« J’ai dérobé tout cela à la vue, et autant que je l’ai pu, à l’imagination de mes Auditeurs ; et après y avoir consumé toute mon industrie, la modestie de notre Théâtre a désavoué ce peu que la nécessité de mon sujet m’a forcé d’en faire connaître, etc. »

Ces paroles nous exposent à la fois, et le témoignage du Poète, et la pratique du Théâtre Français et le sentiment de la nation Française. Est-il rien de plus fort contre nous ?

Certainement, il saute aux yeux, après tout ce que j’ai mis en jour, que notre Théâtre moderne est d’un scandale au-dessus de toute comparaison : il excède la licence de toutes les nations et de tous les siècles : non, il n’a pas même le misérable prétexte de l’exemple dont les plus affreux crimes tâchent du moins à se couvrir. C’est ici un plan sans modèle, un système de génie, un nouveau champ d’iniquité que personne avant nos Poètes n’avait imaginé. Aristophane tout coupable qu’il est par tant d’endroits l’est bien moins qu’eux à cet égard : il n’emploie jamais les figures de la plus obscène Rhétorique ; il leur était réservé d’en être un jour les créatures.

Leurs Œuvres mêlées sont encore licencieuses à faire frémir. Ce sont communément des collections de tout ce que les Poètes les plus sales de l’antiquité nous ont transmis de plus infâme. Ce n’est point assez ; le Traducteur Chrétien enchérit alors sur l’Auteur païen. Je ne saurais me persuader qu’on ait jamais vu de semblables excès ou qu’on les ait tolérés. Enfin, si c’est un mérite que d’infecter l’esprit et de corrompre le cœur, que d’apporter dans les familles la honte, les maladies, l’indigence ; je conviens que les Poèmes de nos Auteurs sont au-dessus de tous les éloges : mais s’il n’en est pas ainsi, il me semble qu’on devrait traiter ces ouvrages tout autrement qu’on ne fait.