Chapitre prémier.
De la Comédie-Bourgeoise, ou Comique-Larmoyant.
O n rencontre au Théâtre plusieurs genres de Drames dont on doit parler séparément, parce qu’ils diffèrent en quelque chose des Poèmes sur lesquels on peut jetter un coup d’œil général. Ce n’est pas les principales règles qui changent, c’est la manière de les appliquer.
Quand on fait des observations sur deux sortes de Pièces tout-à-la-fois, il faut au moins qu’elles ayent un rapport très-marqué entr’elles, afin que l’on confonde sans risque ce qui les concerne chacune en particulier.
Ces diverses réfléxions m’ont engagé à traiter séparément de quelques genres de Poèmes, qu’il était à craindre qu’on ne remarquât pas assez, si je les avais confondus avec les principaux Drames joués au Théâtre. J’aurais encore couru les risques de tomber trop souvent dans des longueurs fatiguantes.
Des différentes sortes de Pièces comiques.
La Comédie-Bourgeoise dont il s’agit particulièrement serait tout-à-fait semblable à la Comédie ordinaire, si l’on ne se permettait d’y mêler le sérieux avec le plaisant. Il parait au prémier coup d’œil qu’elle est la même chose que la Tragi-Comédie, la Comédie-Héroique, & le Haut-Comique-Larmoyant, puisque toutes ces Pièces renferment du comique & du sérieux. Cependant il est peut être possible de marquer en quoi ces Pièces différent les unes des autres. La Tragi-Comédie & la Comédie-Héroïque furent fort en usage du tems de Louis XIII, & sous une partie du règne de son Successeur. On y voit des Princes & des Bouffons ; des Reines & des Soubrettes ; & chacun s’exprime selon le caractère qui lui est propre. La plus part des sujets étaient inventés, & avaient un air fort Romanesque. On a donné le nom de Comique Larmoyant aux Drames de M. de la Chaussée, où l’on ne voit agir ni des Hèros, ni des Rois, mais seulement des Seigneurs de la Cour. Cet Auteur a prêté à la Comédie une noblesse dont on ne la croyait point capable. Ses Vers sont toujours d’une force & d’une élégance qui ravit. Il me semble que c’est avec un art infini qu’il mêle des Personnages un peu plaisans à côté de ceux qui ne doivent être que sérieux : ils ne choquent point tout-à-fait par trop d’opposition ; les nuances sont si bien adoucies, les couleurs tellement ménagées, qu’on est souvent sur le point de n’appercevoir qu’un tout parfait. Une Pièce est du haut-comique quand son principal Personnage a des passions qui ont quelques choses de relevés, comme celles du Misantrope, du Glorieux.
La Comédie-Bourgeoise se distingue des Drames que je viens de parcourir, par ce qu’elle prend son sujet parmi ce qu’on appelle les honnêtes gens ; elle ne met en jeu que des Bourgeois, mais des Bourgeois un peu distingués, tels que de riches Négocians. Son but est plutôt de faire pleurer que de faire rire ; elle est en général plutôt triste que gaye. Si M. Diderot n’est pas directement le prémier qui composa de ces sortes de Poèmes, il est au moins le prémier qui voulut s’en occuper à l’exclusion de tous les autres. Il nous a montré dans le Père de Famille & dans le Fils naturel l’idée que nous devions nous former de ce genre. Les tentatives de quelques Auteurs, nous font augurer qu’on cherche à suivre son éxemple.
Ancienneté du mêlange du triste avec l’enjoué.
Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on offre sur la Scène▶ le sérieux & le plaisant joints ensemble. Les Grecs & les Latins ont eu des Pièces tristes & enjouées tout à la fois. Le Poliphème d’Euripide contient plusieurs ◀Scènes qui seraient dignes de la Tragédie. Térence est bien différent de Plaute ; son génie était à peu près le même que celui de quelques Auteurs de nos jours ; plusieurs de ses Comédies inspirent autant la tristesse que la joye ; je me contenterai de citer l’Andrienne. Quand la Comédie naquit en France, elle atteignait aux deux genres opposés. Les Mistères présentaient les choses les plus saintes à côtés de mille bouffonneries. Sans remonter trop loin, les deux Corneilles composèrent des Comédies qu’on peut appeller Mixtes. Molière même nous attriste & nous réjouit tour-à-tour dans quelques-unes de ses Pièces, telles que le Tartuffe, &c. Enfin, la pluspart de nos Auteurs comiques ont cherchés en tout tems à réunir les deux genres. Néricault Destouches les réunit dans le Glorieux, dans le Dissipateur. M. de Voltaire n’a composé que peu de Comédies, & l’on y trouve le triste & le sérieux : ai-je besoin de citer l’Enfant prodigue, l’Ecossaise ?
Nos Voisins ont aussi leurs Drames à la fois plaisans & sérieux. Les Comédies Italiennes sont assez dans le genre du Comique-Larmoyant ; plusieurs des Pièces que les Italiens nous représentent chaque jour à Paris peuvent faire juger si je me trompe. Le caractère des Espagnols répand jusques dans leurs farces un certain air de gravité, & un sérieux qui permet rarement à la plaisanterie de faire tout son éffet. Il n’est pas jusqu’aux Comédies Anglaises qui n’inspirent quelquefois un sentiment de tristesse ; en même-tems qu’elles nous éxcitent à rire ; j’en donnerai pour preuve l’Aveugle de Bethnal-Green (1).
Réfléxions sur le mélange qu’on se permet du Sérieux & du Comique.
Quoiqu’il paraisse que le Comique se trouva de tout tems joint au Tragique, je n’approuve point une pareille association ; je la crois révoltante & tout-à-fait ridicule. Chaque genre de Drame doit avoir son caractère propre ; confondre dans un seul ce qui doit appartenir à plusieurs, c’est risquer de faire un ouvrage monstrueux, dont les parties n’auront aucun rapport les unes avec les autres. D’ailleurs, il convient beaucoup mieux de n’inspirer qu’un même sentiment aux Spectateurs ; faites leur éprouver ou la douleur ou le plaisir. La Nature semble nous en faire une loi. Lorsque nous sommes témoins de quelque événement, nous ressentons ou de la joye ou de la tristesse : il est rare que ce qui nous affecte nous inspire tout à la fois des passions contraires, comme le sont celles que la Comédie-Bourgeoise veut éxciter dans notre ame. Pourquoi me peindre vivement la situation douloureuse de tel Personnage ? pourquoi m’obliger d’entrer dans ses peines, si un instant après vous cherchez à me faire rire ? ne détruisez-vous pas ce que vous vous éfforcez de m’inspirer ? quel intérêt puis je prendre à une action qui donne à mon ame tant de mouvemens divers ? Lorsque je me livre délicieusement à la douceur de plaindre un malheureux, faut-il par un bon mot m’arracher à mon ivresse ? Il est vrai qu’une fois que l’ame est affectée, elle fait peu d’attention à ce qui pourrait la détourner du principal objet qui l’occupe. Mais les distractions où l’on veut la livrer la troublent, la fatiguent. Les Personnages plaisans qu’on met à côté de celui dont l’état nous touche sensiblement, loin de nous divertir, nous déplaisent, nous importunent. Un Drame où l’on cherche à faire rire & pleurer tout à la fois est donc bien loin de la perfection.
J’ai remarqué pourtant que la plus-part des Spectateurs d’une Comédie-Bourgeoise, se livraient à la gaieté dans l’instant qu’ils venaient de s’affliger. Je n’ai fait une telle découverte qu’avec indignation. Je me crois autorisé maintenant à mal penser du cœur humain. Quelle estime peut-on avoir des hommes, s’ils sont capables de rire, ou même de sourire, lorsqu’on les croit vivement touché du malheur de quelque infortuné. Ne serait-il attendri que superficiellement, ou ne saurait-il plaindre davantage celui qui souffre ? Le Satyre de la Fontaine a bien raison de s’écrier ;
Arrière ceux dont la boucheSouffle le chaud & le froid !(2)
Cependant, disons en faveur des humains, qu’ils ne sont peut-être point si méchans que les Auteurs du Comique-Larmoyant, ou de la Comédie-Bourgeoise, les ont fait paraître aux yeux du Philosophe. Si l’on fait rire les Spectateurs d’une action sérieuse & comique, ne serait-ce pas que ce qui doit les affliger n’est pas assez fortement traité ? car encore une fois, il n’est guères dans la nature de rire lorsqu’on est affecté de quelque sentiment de douleur ; & il n’est guères possible de s’attrister vivement quand on a sujet d’être joyeux. Concluons, qu’on a tort de mettre du sérieux dans un Drame où il y a du plaisant : ces peintures opposées ne sauraient faire aucune impression, parce que l’une détruit nécessairement l’autre. Veut-on que le cœur de l’homme soit semblable au Caméléon, qui prend toutes les couleurs des objets dont on l’approche ?