(1752) Lettre à Racine « Lettre à Racine —  RACINE. A Mlle. Le Couvreur. » pp. 77-80
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(1752) Lettre à Racine « Lettre à Racine —  RACINE. A Mlle. Le Couvreur. » pp. 77-80

RACINE
A Mlle. Le Couvreur.

 Vous, sur qui Melpomène fonde
Les progrès de son art long-tems interrompus,
Le Couvreur, recevez l’hommage & les tributs
 D’un Citoyen de l’autre Monde.
Mes succès, par vos soins, surpassent mes desirs.
C’est par vous que Monime, Hermione, Athalie,
 Phedre, Roxane, Iphigénie,
 Heureux enfans de mes loisirs
Vivent chez les François, font encor leurs plaisirs.
Jouissez, Le Couvreur, d’une gloire si belle.
 Vous ignoriez jusqu’à ce jour
 Ma reconnoissance & mon zèle.
J’en rougis. Il est tems de montrer du retour,
Et je vais dans ces vers, faits au jardin des Ombres,
 Vous raconter le démêlé
 Qu’au fonds de nos bocages sombres,
Eut hier avec moi l’ingrate Chanmêlé.
 Mon amour forma sa jeunesse.
Pour elle vous savez jusqu’où fut ma tendresse,
 Combien dans ses nœuds j’ai souffert.
Je lui parlois encor des troubles de mon ame :
Je disois qu’Apollon & l’amour de concert
 Prenoient soin de venger ma flamme :
 Que ces Dieux pour punir son cœur
Avoient chez les mortels envoyé Melpomène,
 Et que pour habiter la Scène
La Déesse avoit pris le nom de Le Couvreur.
Cet éloge à coup sûr devoit m’être funeste.
L’ombre fière & jalouse en frémit à l’instant.
Femme, Rivale, Actrice, on devine aisément
 Si sa colère fut modeste.
 Mais un heureux évènement
En suspendit le cours, & m’épargna le reste.
Un Dieu, c’étoit l’amour : ne vous étonnez pas
Qu’aux antres de la mort il ait porté ses pas ;
Il perce à votre nom, les plus sombres retraites.
Grace à vos yeux vainqueurs, toujours sûr de ses coups,
 Il remplit les lieux où vous êtes
 Et ceux où l’on parle de vous.
Il arrive. Si-tôt qu’il frappe notre vûe,
La foule d’habitans dans nos bois répandue
 Se rassemble de toutes parts.
 Ce Dieu découvre à nos regards
Un portrait que lui-même avoit pris soin de faire.
D’un transport ravissant je me sentis atteint.
Ce portrait enchanteur pouvoit-il ne pas plaire !
 C’étoit le vôtre, & l’amour l’avoit peint.
Mais alors de ce Dieu l’étonnante magie
Sur ce brillant tableau répand des traits de vie.
 La toile obéit à ses loix :
On voit vos mouvemens, on entend votre voix.
Déjà nous éprouvons la douce violence
 Qui va bien-tôt nous entraîner ;
 Et tout l’Elisée en silence
N’attend plus qu’un coup d’œil pour se déterminer.
Il gémit avec vous, avec vous il s’irrite ;
 Il se trouble, il tremble, il s’agite ;
Un geste, un seul regard nous conduit tour à tour
Du calme à la terreur ; de la haîne à l’amour.
 Euripide versoit des larmes,
Sophocle par fierté vouloit cacher ses pleurs ;
Mais tous deux avouoient qu’embellis par vos charmes,
 Mes Vers ont dû vaincre les leurs.
Ce spectacle aussi-tôt termina la querelle.
Plus surprise que nous, & vainement rebelle,
Chanmêlé ressentit ce charme tout-puissant,
Vous admira, se tut, & fuit en rougissant.
Mais connoissez l’amour & quel est son empire.
 Mon cœur trop prompt à s’enflammer,
Apprit en vous voyant qu’une ombre peur aimer,
Et n’a sçu résister au plaisir de le dire.
Vous savez mon secret, & tout mort que je suis,
Je voudrois inspirer de la reconnoissance,
 (Qui dit amour, dit espérance)
 Ecrivez-moi si je le puis.
 J’ai mis dans notre confidence
 Un jeune élève des neuf sœurs,
 Qui par leurs premieres faveurs
 A mérité ma confiance.
 Hélas ! je me livre à sa foi.
 Je ne sais quel trouble m’annonce
Que puisqu’il vous connoît, il pense comme moi.
Mais, fût-il mon rival, donnez-lui la réponse.